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- N° 1 (décembre 2008)
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- Le « fétichisme de la norme » : Voegelin critique de Kelsen
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Le « fétichisme de la norme » : Voegelin critique de Kelsen
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Théorie pure du droit et politique
1On pourrait penser que le problème du conflit entre le droit et la politique se trouve purement et simplement évacué dans une théorie qui, comme celle de Hans Kelsen, affirme la stricte identité du droit et de l’État. Si en effet tout droit est un droit étatique, et, inversement, tout État est un État de droit, la question semble réglée d’emblée, aucun des deux termes ne pouvant imposer à l’autre quelque limitation ou le remettre en question. Il faut cependant bien voir que ce monisme repose sur un dualisme plus fondamental, d’inspiration néokantienne, qui oppose le Sein et le Sollen comme deux domaines radicalement séparés et étanches l’un à l’autre. Les sciences de la nature ont pour objet ce qui est de l’ordre du fait, les sciences normatives ce qui est de l’ordre du « devoir être », donc d’une idéalité. Les deux ordres présentent des structures bien différentes : l’ordre de la nature est un ordre de la causalité (si A est, B est), le droit un ordre de l’imputation (si A est, B doit être) 1.
2L’identification du droit et de l’État se fait donc en réalité sur la base d’une scission à l’intérieur même de la politique. Le seul objet de la science juridique, c’est l’État en tant que système juridique, c’est-à-dire en tant que système normatif contraignant, car la loi est par définition une norme contraignante. L’État compris comme une institution sociale historiquement déterminée, faisant l’objet d’un consensus ou de luttes de pouvoir, etc. – se trouve relégué dans les sciences « naturelles » que sont la psychologie ou la sociologie. Tenter de définir le normatif à partir de ce plan du factuel, en faisant passer des propositions « naturelles » pour « juridiques », et en faisant de l’État une réalité extra-juridique qui à la fois crée le droit et se trouve limitée par lui, tout cela relève pour Kelsen de l’idéologie :
Cette thèse [du dualisme de l’État et du droit] remplit une fonction idéologique d’une importance extraordinaire, telle même que l’on ne peut pas la surestimer. Il faut que l’on se représente l’État comme une personne distincte du droit afin que le droit puisse justifier cet État – qui crée le droit et qui se soumet à lui. Et le droit ne peut justifier l’État que si l’on suppose qu’il est un ordre essentiellement différent de l’État, opposé à la nature originaire de celui-ci – qui est : la force, la puissance – et, pour cette raison, un ordre en quelque sens juste ou satisfaisant. De la sorte, d’un simple fait de puissance ou de force, l’État devient État de droit, qui se justifie par le fait qu’il réalise le droit 2.
3La théorie pure du droit se donne comme « une connaissance de l’État exempte de toute idéologie et qui écarte par conséquent toute métaphysique et toute mystique » 3. La pureté de la science juridique implique à ce titre un combat permanent contre ce syncrétisme du fait et du droit :
Cette dissolution du dualisme État-droit […] signifie en même temps l’anéantissement radical et absolu d’une des plus efficaces idéologies de légitimité. Et c’est ce qui explique en même temps la résistance passionnée que la doctrine traditionnelle du droit oppose à la thèse de l’identité de l’État et du droit 4.
4Si nous nommons par le terme de « politique » ce lieu, justement, où le fait revêt une valeur normative – aussi mystérieuse que cette transformation puisse paraître –, il faudra dire que la « politique » ainsi comprise n’est rien d’autre qu’idéologie. Cela vaut en premier lieu pour le jusnaturalisme, qui prétend fonder le droit sur une nature préalable à la norme juridique, en faisant de l’État ce qui à la fois crée le droit et lui est soumis. Des notions dites « politiques » comme celles de « volonté de l’État », de « volonté générale » ou d’« intérêt général » ne désignent pour Kelsen que des fictions. Il n’y a en réalité de volonté que des individus : ce que l’on nomme « volonté de l’État » n’est rien d’autre que le système juridique pris dans son caractère normatif. En ce qui regarde les fictions de l’intérêt général, ou de l’unité organique du peuple, elles ne font que masquer les conflits d’intérêts réels : c’est bien, en réalité, l’unité du peuple qui se définit à partir de l’unité du système juridique (le peuple étant l’ensemble des personnes humaines assujetties au même système de lois), et non l’inverse 5. L’institutionalisme d’un Maurice Hauriou ou d’un Santi Romano n’est en ce sens qu’une tentative de retour à une certaine forme de jusnaturalisme – conduisant à faire de l’institution le lieu quasi-magique où le fait se transforme en droit, ou encore, pour reprendre une expression du jeune Hauriou, dans son ouvrage de 1896, La Science sociale traditionnelle, le lieu de « la rédemption des institutions sociales ».
5La décision de Carl Schmitt constitue l’un de ces autres lieux mystérieux où le fait (de la décision) produit de la norme : pas de norme en effet sans une décision préalable qui crée ex nihilo de l’ordre normatif – d’où la référence schmittéenne aux théologies tardo-scolastiques du miracle et de la potentia asboluta Dei. Pour Kelsen, Carl Schmitt commet une double faute. Tout d’abord, il confond ce qui relève de l’exercice du droit et ce qui relève de l’exercice du pouvoir. Citons un extrait de la réponse de Kelsen au Gardien de la constitution de Carl Schmitt :
Si, à partir du terme « politique », dont les sens sont multiples et les usages abusifs infinis, on parvient à établir un sens un tant soit peu précis à son propos et dans son opposition à la justice, alors on ne peut que supposer que l’on parle de quelque chose qui a trait à l’exercice du pouvoir (contrairement à l’exercice du droit) 6.
6L’État est un ordre de contrainte, mais il n’est pas un ordre de contrainte « effective ». Il y a une différence entre ordonner la sanction et exercer la sanction. Sans doute, la norme, par laquelle la loi ordonne la sanction, produit un certain l’effet dans l’ordre de la « réalité » (la sanction réalisée, la crainte dans l’esprit des sujets du droit, etc.) : mais nous sommes là sur un plan non plus juridique, mais psychologique, au sens où c’est la représentation de la norme, et non la norme elle-même, qui produit effectivement de l’ordre social. La norme n’est pas atteinte dans sa validité normative même du fait qu’elle soit ou non efficace – ce qui ne va pas d’ailleurs sans poser problème (un ordre juridique auquel personne n’obéit peut-il –être désigné sous le nom d’État ?) 7. Par ailleurs, du point de vue de Kelsen, Schmitt se représente la théorie pure du droit comme une hiérarchie de lois déduites, comme par syllogisme, les unes des autres, en allant des plus générales aux plus particulières – ce qui a pour effet de repousser la création de la loi toujours en amont, et, en réalité, en amont de la « norme fondamentale », c’est-à-dire de la constitution – d’où pour lui le caractère fondateur, et quasi-mystique, d’une décision qui instaure le droit ex nihilo. Kelsen lui répond que le système des normes n’est pas un système déductif de lois, mais un système hiérarchique de délégation, dans lequel chaque échelon, ou organe, est habilité par l’organe supérieur à prendre des décisions pour appliquer la loi. Il n’y a donc pas de dualisme entre l’application et la décision. L’application du droit n’est pas une simple déduction automatique, mais une création de droit autorisée par une norme plus haute. Le pouvoir judiciaire, par exemple, tout en étant pour Kelsen soumis au législatif, n’en reste pas moins « créateur » de droit :
Si l’on perçoit le « politique » dans la résolution des conflits d’intérêt, dans la « décision » – pour reprendre la terminologie de C. Schmitt –, alors dans chaque jugement juridique se trouve plus ou moins d’éléments décisionnels relevant de l’exercice du pouvoir 8.
7C’est bien là ce que Carl Schmitt, du point de vue de Kelsen, n’a pas compris :
Carl Schmitt doit croire que [le juge] n’est qu’un simple automate, qu’il ne produit pas le droit de manière créative, mais qu’il n’applique qu’un droit déjà constitué, en d’autres termes, qu’il se borne à « trouver » ou prendre une décision qui se trouve déjà toute prête dans la loi 9.
8On peut étendre cette réflexion à tous les organes de l’État. Le « politique » se trouve dès lors comme dilué à l’intérieur du système juridique. On pourrait sans doute en dire de même sur le fameux « état d’exception » et la mystique politique développée autour de cette notion par Carl Schmitt, dans la mesure où l’exception est « gérée » à tous les niveaux du droit, dès lors que les organes de l’État ont toujours affaire à des cas singuliers. Tout discours politique qui déborde de ce strict plan juridique relève au mieux de la sociologie (qui n’a pas accès aux normes), au pire (s’il prétend déterminer des normes) de l’idéologie. C’est d’ailleurs bien contre cette judiciarisation du politique et cette normalisation de l’exception que Carl Schmitt avait opposé à Hans Kelsen son décisionisme politique.
Voegelin et Kelsen
9Tout en étant inspirée d’Hauriou et de Carl Schmitt, la position d’Eric Voegelin 10 apparaît plus complexe. Après avoir été, dans les années vingt, l’élève de Kelsen à Vienne, Voegelin a entretenu pendant toute sa carrière intellectuelle (autrichienne, puis américaine et allemande) une relation à la théorie pure du droit. Ses positions ont évolué en fonction tant de l’évolution de sa propre philosophie que des fluctuations de la conjoncture politique. Sur ce dernier point, l’on peut distinguer assez sommairement trois grandes « périodes » : 1 / Les années 1920, où la critique de Voegelin est avant tout celle d’un disciple tentant de parfaire le système du maître ; 2 / les années qui précèdent l’Anschluss où Voegelin prend parti (comme Schmitt, mais pour des raisons assez différentes) pour la légitimité contre une légalité purement formelle de la théorie pure du droit ; 3 / Les années qui suivent l’arrivée au pouvoir du national socialisme, où Voegelin tend à voir dans la pensée de Kelsen un modèle caractéristique de compréhension du légalisme allemand, qui, à son sens, se prolonge encore dans les institutions d’après-guerre. On pourrait aussi distinguer les deux dernières périodes en disant que dans les années précédant l’Anschluss, Voegelin soutient la dictature présidentielle de Dollfuss dans la mesure où elle tient les partis « radicaux » hors du jeu politique institutionnel, alors qu’après son départ pour les États-Unis, il défendra le modèle démocratique américain contre le modèle allemand dont Kelsen offre le modèle théorique le plus élaboré.
10Contrairement à celle d’un Hauriou ou d’un Schmitt, la critique de Voegelin reste jusqu’à un certain point une critique interne à la théorie pure du droit. Dans son autobiographie, Voegelin insiste sur le fait qu’il est toujours resté fidèle au normativisme juridique :
Ce que Kelsen a accompli dans ce domaine constitue toujours le noyau de toute théorie analytique du droit. J’ai moi-même utilisé par la suite ce noyau en y apportant quelques améliorations de mon cru, dans les cours de jurisprudence que j’ai donnés à l’École de droit de LSU [Louisiana State University]. J’aimerais insister ici sur le fait qu’il n’y a jamais eu aucune divergence d’opinion entre Kelsen et moi-même en ce qui concerne la validité fondamentale de la « Théorie pure du droit » 11.
11Cette fidélité au normativisme juridique, nous en retrouverons quelque trace dans la science politique de Voegelin. Tout d’abord dans le refus catégorique d’une constitution de la science politique sur le modèle des sciences empiriques de la nature. On se réfèrera à l’introduction de la Nouvelle science du politique 12, où Kelsen voit dans l’idéal de « neutralité » positiviste (celle de Max Weber en particulier) la négation même de la science politique. Sans doute, Voegelin, contrairement à Kelsen, veut penser les normes en amont de leur signification strictement juridiques – en faisant référence à un plan éthico-politique plus lointain. De ce point de vue, Kelsen lui-même apparaît comme un positiviste, en ce qu’il « pose », ou « suppose » la norme au lieu de l’interroger dans son fondement de sens. Il reste que cette recherche s’accomplit toujours pour Voegelin, et malgré sa référence constante à une « expérience concrète » ou à des « phénomènes », dans le domaine de l’idéalité des significations. Par ailleurs, pour Voegelin comme pour Kelsen, la société politique se définit essentiellement comme un ordre systématique. Cette notion d’ordre est centrale dans la réflexion politique de Voegelin, dont l’ouvrage majeur, rédigé sur 30 années (1957-87) et resté en chantier à la mort de l’auteur, se nomme Order and history. Le système voegelinien n’est pas moins centralisé que le système kelsenien : il est, nous le verrons, centralisé de façon différente, non autour d’une norme fondamentale, mais autour d’un contenu de signification métajuridique, renvoyant à une expérience spirituelle fondamentale de l’homme. Il présente à la fois une structure horizontale absente du système kelsenien (la séparation des pouvoirs) et une dimension verticale appuyée (la référence à un horizon de transcendance). Quoiqu’il en soit cependant, et malgré ces différences, il faut bien noter la systématicité de l’ordre juridique pour Voegelin comme pour Kelsen.
12Voegelin par contre s’oppose à Kelsen en ce qu’il refuse l’hégémonie exercée par la science juridique sur la science politique. Citons encore l’autobiographie :
Il était manifestement impossible de traiter des problèmes de l’État et de la politique en général, en omettant tout sauf la logique des normes juridiques. Par conséquent, ma divergence par rapport à Kelsen se développa du fait de mon intérêt pour les matériaux d’une science politique qui avait été exclue de la théorie politique, entendue au sens de théorie du droit 13.
13Voegelin dit dans cette même autobiographie avoir fait sa thèse sous la direction conjointe de Hans Kelsen et d’Othmar Spann (dont l’approche se situe plus dans la continuité de celle de Max Weber), et ce afin de maintenir son travail dans un horizon politique et non seulement juridique. La distinction des deux plans – juridique et politique – fera l’objet d’une élaboration progressive et souvent laborieuse dans les années 1920 pour trouver des développements concrets dans la situation politique des années 30.
14Les premières critiques de Voegelin sont, plutôt que des réfutations de Kelsen, des tentatives pour résoudre certains problèmes inhérents au normativisme juridique. Limitons-nous ici à un aspect du premier article, qui date de 1924 (Voegelin a 23 ans), « Théorie pure du droit et théorie politique » 14, qui pointe un problème qui va, dans les écrits futurs, fonder l’exigence d’une théorie politique 15. Pour Kelsen, ce qui distingue une norme juridique d’une autre norme (une norme morale ou religieuse par exemple), c’est son caractère contraignant. Kelsen nous en donne une formulation ramassée :
Si un homme se comporte d’une manière déterminée, c’est-à-dire s’il fait quelque chose de déterminé ou s’il s’abstient de le faire, un autre homme, c’est là l’organe de l’État, doit produire contre le premier un acte de contrainte 16.
15La norme juridique se présente ainsi sous la forme d’un jugement hypothétique qui lie deux normes différentes. La première (que Kelsen appelle « norme secondaire »), hypothétique, qui ordonne ou interdit telle ou telle conduite humaine est la condition d’application de la seconde (la norme « primaire »), qui ordonne la contrainte de la part des organes étatiques. L’inférence est ainsi formalisée par Voegelin 17 :
16Où (t1) désigne l’état évènementiel à l’occasion duquel l’État (P) applique la sanction (t2) au moyen de ses organes (O). Remarquons d’une part que l’État n’est ici que le point final d’imputation de la norme juridique (ce qui commande la sanction), et, d’autre part, que seule la relation P-O détermine une norme juridique. Voici maintenant la critique de Voegelin :
L’analyse du concept d’un organe d’État se meut dans un cercle qui part de l’affirmation que la maxime juridique est un jugement hypothétique portant sur la volonté de l’État vis-à-vis de sa propre conduite, passe par la définition de la volonté de l’État comme terme commun d’imputabilité de toutes les actions des organes de l’État, pour finalement aboutir à cette maxime : « Il faut reconnaître comme activités spécifiques des organes les seules actions qui se présentent comme la réalisation de la volonté de l’État exprimée dans une maxime juridique ». Dès lors, la définition d’une forme de lien appropriée et, avec elle, la description du droit, se dissolvent 18.
17Le cercle logique consiste ici à définir un ordre normatif comme juridique en référence à la contrainte exercée par les organes de l’État, tout en définissant l’organe étatique (ce qui fait que tout acte commis par toute personne n’est pas un acte juridique : il ne l’est qu’à condition d’être exercé par un organe juridiquement habilité) par sa conformité aux prescriptions du droit. Une norme n’est juridique que si elle se rapporte à une contrainte de la part des organes de l’État, et un organe n’est un organe de l’État que s’il agit en conformité aux normes juridiques. En 1924, Voegelin tente encore de résoudre cette question en normativiste, ce qui le mène à des complications sérieuses, dans lesquelles il n’est pas ici possible d’entrer. Dans les textes qui vont suivre 19, il verra dans la lacune d’une théorie du droit purement formelle une invitation à chercher un complément dans une science de la signification (politique) des contenus des notions juridiques telles que loi, État, constitution, organe de gouvernement, etc., en relation à leur contexte historico-politique.
Le formalisme juridique et le « pacte suicidaire » de la démocratie
18Cette critique fondée sur les problèmes de cohérence interne au système kelsenien fait place dans les années 30 et 40 à une critique fondée sur les effets politiques du formalisme juridique. Dans son autobiographie, Voegelin explique que sa rupture avec Kelsen vient des développements consacrés à la théorie pure du droit dans l’ouvrage de 1936, L’État autoritaire. Essai sur le problème de l’État autrichien :
Dans la troisième partie, qui traite de la constitution, je fournissais une longue analyse de la « Théorie pure du droit » de Kelsen et de son lien avec une théorie politique spécifiquement autrichienne […]. C’est cette section qui m’occasionna des ennuis avec Kelsen, car je rejetais là clairement non pas la « Théorie pure du droit », mais sa prétention à servir de substitut à une théorie politique. Il me fallait souligner l’inadéquation d’une théorie du droit pour la compréhension des problèmes politiques et les conséquences destructrices de la prétention selon laquelle l’on ne devrait pas ou l’on ne pourrait pas traiter scientifiquement des problèmes politiques 20.
19Quels sont les problèmes juridiques auxquels la théorie pure du droit est restée fermée, et quelles sont les conséquences « destructrices » du normativisme kelsenien ? Il nous faut préciser pour commencer que la rédaction de L’État autoritaire s’inscrit dans le complexe d’évènements politiques qui précèdent, en Allemagne comme en Autriche (à cinq années d’écart) l’arrivée au pouvoir du parti national socialiste et qui mettent clairement en lumière la distinction, et même le conflit, entre droit et politique. L’ouvrage de Voegelin qui, suite à une conjoncture malheureuse (confiscation des exemplaires, incendie du dépôt), ne connaîtra qu’une très faible diffusion, est l’un des premiers qui tente d’analyser dans sa globalité le phénomène totalitaire et tente de le distinguer de l’autoritarisme politique. La situation allemande de 1932 a été très bien décrite par Olivier Beaud dans son ouvrage Les Derniers Jours de Weimar 21. La configuration politique interdit d’opposer purement et simplement démocratie et totalitarisme. Une autre distinction doit être prise en compte, entre la légalité démocratique et la légitimité démocratique. Lorsque le jeu des institutions démocratiques légales sert aux partis extrémistes, qui instrumentalisent la légalité démocratique pour la retourner contre la démocratie, sauver la démocratie peut vouloir dire en défendre un certain contenu contre sa légalité formelle, notamment par l’interdiction du port public d’uniformes ou d’insignes, de formations et déploiements paramilitaires, de discours et représentations visuelles destinées à susciter la haine 22, mais aussi sans doute par l’ajournement d’élections suicidaires et l’instauration d’une forme de dictature présidentielle.
20La position de Voegelin apparaît ici à la fois proche et opposée à celle adoptée par Carl Schmitt en 1932. Proche en ce qu’il joue lui aussi la légitimité contre la légalité, en soutenant le régime autoritaire d’Engelbert Dollfuss et de ses successeurs (dont l’ouvrage constitue une défense indirecte), qui a permis, pour un temps tout du moins, d’éliminer du jeu politique les communistes et les Nazis. Voegelin s’appuie d’ailleurs lui-même sur l’article de Schmitt, « Légalité et légitimité » (comme il s’appuie aussi sur Max Weber), pour montrer que la légalité juridique n’est qu’un instrument au service de la légitimité politique.
21La différence entre les deux auteurs apparaît cependant assez manifestement dans leur engagement personnel et dans leur rapport à l’autoritarisme et au totalitarisme. La dictature présidentielle réclamée par Schmitt va tout à fait dans le sens de l’autoritarisme pour lequel il a toujours plaidé. Ce n’est pas le cas pour Voegelin, pour qui il s’agit bien, par un ralliement stratégique à l’austro-fascisme de sauver la démocratie contre elle-même, c’est-à-dire son contenu contre sa formalisation. Par ailleurs, la défense par Schmitt d’un exécutif fort, appuyé sur un vote pébliscitaire, capable de réguler le jeu des partis dans un État de type pluraliste reste une défense à l’intérieur du cadre de l’État libéral, et donc un pis-aller. Si on lit l’article de 1932 sur « Légalité et légitimité », on voit qu’il s’agit, pour ainsi dire, de son « second choix », soit d’un correctif à la décadence de l’institution. L’idéal politique de Schmitt (son « premier choix ») est cependant ailleurs, dans un État au sein duquel la légalité et la légitimité s’accordent comme par une harmonie préétablie dans la synthèse réalisée du peuple, de l’État et du « mouvement » – ce qu’il nommera lors de son ralliement au nazisme l’État total qualitatif. Il est nécessaire de maintenir cette distinction si l’on veut sauvegarder une cohérence au niveau conceptuel (au-delà du simple opportunisme) entre l’engagement de Schmitt de 1932 et celui de 1934. Il en va bien autrement pour Voegelin, qui, lorsqu’il fait paraître L’État autoritaire en 1936, a déjà publié ses deux ouvrages qui vont à l’encontre – même si c’est encore timidement – de l’idéologie de la race (Rasse und Staat et Die Rassenidee in der Geistesgeschichte von Ray bis Carus, tous deux parus en 1933) 23 et va publier en 1938 ses Religions politiques, qui lui vaudront d’être sur la liste noire des Nazis et de devoir fuir l’Autriche dans les semaines qui suivront l’Anschluss. Il n’y a aucune ambiguïté dans la position de Voegelin : c’est contre l’idéologie « totalitaire » qu’il défend l’État autoritaire 24. On trouve un assez bon résumé de cette opposition entre légalité formelle et légitimité politique dans l’autobiographie de Voegelin :
[Der autoritäre Staat] était ma première tentative pour pénétrer le rôle des idéologies dans la situation contemporaine, qu’elles soient de gauche ou de droite, et pour comprendre qu’un État autoritaire qui garderait le contrôle des idéologues radicaux serait la meilleure défense possible de la démocratie. Mon attitude théorique dans ce domaine ne différait guère de celle que formula par la suite la Cour suprême de justice en la personne du juge Robert H. Jackson, lors de l’affaire Terminiello en 1949 (c’est-à-dire après qu’il se fut familiarisé avec les idéologies européennes radicales en tant que membre du tribunal de Nuremberg) : la démocratie n’est « pas un pacte suicidaire » 25.
22Ce thème du suicide politique apparaissait en effet dans L’État autoritaire :
Jouer avec les arguments en faveur de la liberté de penser, dans le milieu technologique actuel est une affaire d’importance pour l’opposition [totalitariste]. Pour le législateur, ce n’est rien d’autre qu’un suicide 26.
23Comprenons par « milieu technologique actuel » la puissance des médias modernes à manipuler les esprits. La démocratie est un « pacte suicidaire » lorsqu’elle s’autodétruit par sa propre formalisation. Entendons que la démocratie n’est pas un simple système de légalité, mais avant tout un contenu de sens donné à cette légalité – c’est-à-dire ici une forme de légitimité. Ce thème de l’autodestruction trouvera une thématisation dans les réflexions tardives de Voegelin sur le gnosticisme.
Le nominalisme juridique
24On peut distinguer dans les nombreuses critiques de détail de Voegelin deux grandes lignes, même si elles se recoupent en bien des points : la critique du nominalisme juridique et la critique du légalisme et de l’irresponsabilité qu’il entraîne.
25Pour Kelsen, le droit n’a affaire à des conduites. Actes des sujets de droit pour les normes secondaires, actes des organes étatiques pour les normes primaires. La position de substances telles la personne ou l’État constitue une personnification comparable à celle qui pose Dieu au fondement des lois de la nature. Dieu n’est pour Kelsen rien d’autre que le système unifié de ces lois de la nature : de même, l’État est le système des normes juridiques primaires et la personne humaine le complexe des actes juridiques définis par les normes secondaires 27. Ce sont là des fictions juridiques. Elles deviennent des idéologies dès lors qu’on les réifie pour en faire une source de légitimité pré-juridique. C’est le cas pour le soi-disant « droit subjectif », comme par exemple le droit de propriété :
Si on rassemble dans un ordre juridique partiel toutes les normes qui règlent le comportement d’un homme, la personnification de cet ordre partiel donne ce qu’on appelle la personne physique. Si c’est un ordre partiel qui règle le comportement mutuel d’une grande quantité d’hommes, quel que soit le point de vue d’où l’on se place, on obtient ce qu’on appelle la personne juridique. Un sujet juridique n’est donc pas un être faisant face à l’ordre juridique, différent de lui, mais il est l’ordre juridique, soit comme tout, soit comme partie, dans sa personnification 28.
26C’est aussi le cas lorsqu’on pose une volonté de l’État au fondement de l’ordre juridique, le plus souvent, du point de vue de Kelsen, dans le but de promouvoir un régime autocratique :
Le dualisme de l’État et du droit n’est qu’un de ces nombreux exemples de redoublement de l’objet de connaissance dont est remplie l’histoire humaine de l’esprit. Ce qui n’est qu’un moyen de la connaissance pour maîtriser son objet, qu’une représentation auxiliaire pour exprimer l’unité dans la pluralité et dans la diversité des rapports – bref, la personnification – est hypostasié en un objet indépendant, qui dédouble ainsi l’objet initial 29.
27C’est ce nominalisme qu’attaque Voegelin. Pour lui, la personne humaine ou l’État renvoient non certes à des réalités naturelles, mais à des contenus de signification élaborés dans un horizon de sens plus lointain que celui du système juridique. La théorie pure du droit conduit à la désintégration à la fois de la personne et de l’État. En premier lieu de la personne :
Pour Kelsen, une personne est une personnification anthropomorphique d’un ordre normatif. Dans la réalité, selon lui, il n’y a de personnes qu’au sens d’un complexe d’actions humaines qui sont des contenus de normes. Tous les concepts juridiques qui supposent la réalité de la personne individuelle, en fonction duquel est créé un complexe de normes juridiques, sont pour Kelsen, irrecevables et n’ont d’autre sens que de servir à une idéologie 30.
28En second lieu de l’État :
Pour Kelsen […], l’ordre social et l’ordre juridique sont identiques. Poser une différence entre les deux constitue une duplication indue, l’État étant identique à l’ordre juridique. Selon lui, les positions contraires sur la nature de l’État (comme celles qui affirment qu’il y a quelque chose comme des liens spirituels, qu’il existe des choses comme, par exemple, une règle, un peuple, des élites) ne sont soutenues que pour des fins politiques ou similaires. L’État, Kelsen insiste sur ce point, est une personne juridique comme une autre, différant des personnes individuelles seulement par la quantité, non par la qualité 31.
29La théorie pure du droit est conduite à rejeter hors du champ scientifique toutes les notions dont l’élucidation constitue la base de la science politique depuis Aristote, à savoir « toutes les présuppositions sur le contenu des normes, toute la partie de la théorie de l’État qui tente de comprendre le phénomène de l’État » 32. Il y a sans doute quelque chose d’aristotélicien dans l’approche de Voegelin : l’approche « historique » (au sens de l’historia) du phénomène politique. Depuis la fin de sa thèse, Voegelin, qui a passé deux ans en post-doctorat aux Etats-Unis, s’est familiarisé avec la pensée pragmatique américaine : en un sens, on peut dire que son travail consiste jusqu’à un certain point à faire une synthèse entre la théorie kelsenienne de l’ordre et la philosophie américaine de l’expérience. Précisons encore une fois que approche historique ne signifie nullement approche empirique, dès lors que les « phénomènes » politiques qu’il s’agit ici de « sauver », contrairement aux phénomènes naturels, sont des actes de signification : elle est plutôt une approche phénoménologique, au sens d’une herméneutique existentielle des phénomènes politiques – nous allons y revenir.
30Voegelin donne plusieurs illustrations de cette insuffisance de la théorie pure du droit. Retenons celui qui touche au plus près les problèmes de conflit entre légalité (juridique) et légitimité (politique) : si un membre du Parlement quitte son parti, doit-il perdre son siège ? Il s’agit là non d’une question innocente, mais d’une question centrale quant à l’essence de la démocratie. L’argument de Voegelin tient en ce que si l’on rejette toute connaissance des contenus concrets historico-politiques de signification de termes comme « voter », « être membre du Parlement », être un « représentant », etc., alors ces problèmes ne peuvent tout simplement pas être compris adéquatement ni résolus. « Voter » par exemple ne renvoie pas d’un côté à une norme juridique, et d’un autre à un simple fait physico-sociologique : voter renvoie à une action signifiante produite par une personne intellectuelle 33. Que veut dire « être membre d’un Parlement » ? Cela veut-il dire être le représentant du peuple (auquel cas la réponse à notre question est négative : quitter le parti n’entraînera pas la perte du siège à l’Assemblée), ou être lié par un mandat contraignant à un parti (auquel cas la réponse est positive) ? La théorie kelsenienne, tout en se donnant pour une science politique, se trouve incapable de répondre à une telle question. En réalité, la question est abordée dans l’ouvrage de Kelsen sur la démocratie, et on sait que Kelsen défend l’État des partis, ce qui peut signifier des parlementaires liés au parti par un mandat contraignant 34. Ce n’est cependant pas en scientifique du droit, mais en tant que partisan d’un type de régime politique (la démocratie) que Kelsen s’exprime – car, du point de vue strictement juridique, l’autocratie est elle aussi un régime « légal ». Pour Voegelin, cette question n’est pas extérieure à la science politique, mais en fait pleinement partie. C’est à l’historien (au sens aristotélicien) de répondre à la question en examinant les contextes de création et d’évolution des régimes normatifs. Or il est clair que le régime des partis (ce que Schmitt nomme l’État « pluraliste ») se coupe de l’acte de signification qui a instauré la démocratie parlementaire – la réponse implicite de Voegelin à la question est donc négative.
Légalisme et irresponsabilité
31Venons-en au second aspect des critiques de Voegelin. La théorie pure du droit conduit à un légalisme imperméable à tout jugement sur la signification normative des normes. La première conséquence est pour ainsi dire logique : la théorie pure du droit est incapable de penser la réalité politique d’un changement constitutionnel, puisque l’État et la constitution sont la même chose, et que la nation ou le peuple sont définis par l’État en tant que système juridique. Faute d’être renvoyée à l’acte de signification qui l’a produite, la constitution reste une sorte d’entité autofondée et divinisée – un objet fétichisé :
Pour la Théorie pure du droit, le problème de la continuité juridique se trouve réduit à l’exigence d’obéissance à la « norme » ; la « norme » devient un fétiche – et nous devons affronter la tâche de devoir partir de ce fétichisme en apparence incompréhensible pour lui arracher une signification 35.
32On sait que Kelsen tentait de résoudre cette question en faisant appel à l’inscription du nouvel État dans l’ordre international 36 – c’est-à-dire de façon finalement extrinsèque. Pour Voegelin, cette continuité doit être pensée intrinsèquement, par référence à une structure sous-jacente au système juridique formel – la continuité n’est donc pas juridique, mais politique. Au fond, Voegelin ne fait ici que se référer au schéma de la Physique d’Aristote : pas de changement possible sans un sujet invariant – la discontinuité au niveau juridique ne peut donc être pensée comme telle que sur le fond d’une continuité plus profonde, au niveau politique. Voegelin pense naturellement à la réforme constitutionnelle autrichienne (disons, pour être plus clair, au « coup d’État ») de 1934, ce qui nous renvoie encore une fois au couple légalité/légitimité. La légitimité, au contraire de la légalité, ne traduit pas une simple adéquation à un ordre formel. Elle désigne plutôt l’adéquation de la norme elle-même à un ordre de signification éthico-politique visé dans l’instauration des normes juridiques. Une norme peut donc être légale sans être forcément légitime, si elle a perdu sa relation avec ce contenu de signification. La transition de l’État législatif à la formalisation de son système de légitimation rend légitime la constitution pébliscitaire d’une règle autoritaire 37 – la démocratie, comme le dit Voegelin après Jackson, n’est pas un « pacte suicidaire », ce qu’elle est si on, la réduit à un système juridique formel. Le légalisme normativiste est ainsi le suicide du politique sur un plan très concret :
L’exigence de « légalité », au sens de conduite devant se conformer à la norme établie, établit une relation entre l’acte et la norme, fondée sur la compréhension tacite du fait que la légitimité de la norme elle-même est fondée sur l’ordre éthique de la vie en société. Lorsque cette compréhension implicite est perdue de vue, et que la légitimité des normes ne fait plus l’objet d’un examen, alors se développe une foi formelle dans la légalité, vide de toute substance – phénomène que nous nommions plus haut fétichisme 38.
33Ce légalisme est lié par Voegelin à l’absence d’une culture politique véritable. Voegelin trouve la source de la théorie pure du droit dans les origines de la pensée juridico-politique en Autriche, notamment chez un juriste comme Gumplowicz. Née au moment de la restauration et en réaction aux théorie jusnaturalistes de l’État, le droit autrichien s’est constitué au début du XIXe siècle non comme une théorie de l’État, mais comme une simple science descriptive et taxinomique du droit positif administratif, refusant toute discussion sur les principes, relégués dans une sociologie politique, et aboutissant ainsi à une stricte séparation des sciences juridiques et naturelles 39.
34On retrouvera ce thème de l’absence d’une culture juridique au-delà d’une stricte théorie de la légalité dans l’analyse rétroactive de la déresponsabilisation (ce qui ne veut certes pas dire la non responsabilité) des fonctionnaires, militaires et plus généralement citoyens allemands devant les actes ordonnés par le régime nazi. Une des caractéristiques des développements du cours munichois de 1964 sur Hitler et les Allemands est de croiser cette réflexion rétrospective à une analyse contemporaine de la constitution allemande – où Voegelin déplore toujours cette absence de culture juridique fondamentale (et l’attribue implicitement à l’influence persistante de la théorie pure du droit) 40. Voegelin prend comme exemple l’article 20 de la Loi fondamentale (c’est-à-dire de la Constitution de RFA de 1949, qui est toujours en vigueur avec quelques changements). Celle-ci, tout du moins en 1964, se compose de trois alinéas :
1. La République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social.
2. Tout pouvoir d’État émane du peuple. Le peuple l’exerce au moyen d’élections et de votations, et par des organes particuliers investis des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.
3. Le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoirs exécutifs et judiciaires sont liés par la loi et le droit 41.
35Voegelin voit là deux modèles juridiques juxtaposés : l’alinéa 2 se réfère à un modèle horizontal de juxtaposition des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires – tous trois institués par le peuple. L’alinéa 3 par contre, se réfère à un modèle hiérarchique vertical, qui fait de la constitution une norme fondamentale pour lui subordonner le pouvoir législatif, et subordonner à celui-ci les pouvoirs exécutifs et judiciaire 42. Ce second modèle remonte à Bodin pour trouver son expression la plus aboutie du point de vue conceptuel dans la délégation hiérarchique des normes de la théorie pure du droit. On sait en effet que Kelsen voit dans le modèle de séparation des pouvoirs le contraire d’une théorie démocratique :
Du point de vue de l’idéologie, une séparation des pouvoirs, l’attribution de la législation et de l’exécution à des organes différents, ne correspond aucunement à l’idée que le peuple ne doive être gouverné que par lui-même. De cette idée, il résulterait au contraire que tous les pouvoirs et par conséquent toutes les fonctions de formation de la volonté étatique devraient être réunies entre les mains du peuple ou du moins du Parlement qui le représente. De fait, ce n’est nullement afin de frayer la voie à la démocratie que l’on a, depuis Montesquieu, fait valoir le dogme de la séparation des pouvoirs, mais plutôt au contraire en vue de conserver au monarque, à moitié éliminé de la législation par le mouvement démocratique, la possibilité d’exercer un pouvoir propre dans le domaine de l’exécution. Le dogme de la séparation des pouvoirs est le noyau de l’idéologie de la monarchie constitutionnelle […]. C’est presque une ironie de l’histoire qu’une République comme les Etats-Unis d’Amérique accepte dévotement le dogme de la séparation des pouvoirs et le pousse à l’extrême précisément au nom du principe démocratique 43.
36La séparation des pouvoirs n’a pas lieu d’être dans une théorie verticale de la délégation des normes. Elle est remplacée par la « répartition de la puissance entre les différents organes, non pas pour les isoler réciproquement que pour permettre un contrôle réciproque les uns sur les autres » 44. Selon le modèle vertical, restent cependant soumis au législatif. Dans une lettre à Alfred Schütz, Voegelin attaque, non sans quelque humour, l’idéal husserlien du philosophe comme « fonctionnaire de l’humanité » :
J’ai un préjugé contre les fonctionnaires en général, et […] n’établis par conséquent pas de distinction suffisante entre les fonctionnaires du parti national-socialiste et les fonctionnaires de l’humanité ; […] les fonctionnaires du parti massacrent l’humanité, tandis que les fonctionnaires de l’humanité ne percent pas assez profondément la nature du mal pour voir que l’une au moins de ses racines tient précisément à la nature même du fonctionnaire 45.
37 C’est moins à Husserl que s’adresse la critique qu’à Kelsen et à la culture de l’irresponsabilité que la théorie pure du droit a contribué à engendrer. Au contraire de la délégation des normes, la séparation des pouvoirs, rend chaque fonctionnaire responsable et donc attentif au fondement éthico-normatif de la norme. Le modèle américain, que Voegelin défend, reconnaît la faillibilité des hommes et introduit pour y remédier l’équilibre (qui est plus qu’un simple contrôle réciproque) des pouvoirs 46. La séparation des pouvoirs ne traduit nulle nostalgie de l’autocratie monarchiste, mais la reconnaissance de la finitude de toute organisation politique humaine et sa secondarisation face à un idéal plus élevé : de ce point de vue, le rétablissement d’une dimension « horizontale » dans l’ordre politique se trouve gouverné par une « verticalité » qui lie l’ordre juridique (ou plus généralement symbolique) à un horizon existentiel plus élevé 47.
De la théorie pure du droit à l’herméneutique politique
38Nous sommes ainsi confrontés à la question la plus fondamentale : quel est ce « contenu » des termes juridiques (un contenu dont on comprend qu’il est d’essence méta-juridique) auquel Voegelin ne cesse de se référer ? Pour le définir, il arrive à plusieurs reprises à Voegelin de se référer à l’institutionnalisme d’Hauriou, au point qu’il est classé dans les années 30 en France parmi les (rarissimes) institutionnalistes allemands 48. Rappelons que Maurice Hauriou a lui aussi combattu dans les années 1920 le normativisme kelsennien 49. Pour lui, ce n’est pas la norme qui engendre l’institution, mais l’institution qui engendre la norme. L’institution est justement pour Hauriou ce lieu de jonction du fait et du droit. Contrairement au positivisme sociologique d’un Léon Duguit, Hauriou ne part pas des faits sociaux, mais, s’inspirant d’un modèle métaphysique bergsonien, de l’idée directrice, c’est-à-dire de la force qui anime un organisme en le dirigeant vers un but externe. L’idée directrice est à ce but ce que la forme est à la fin pour Aristote, ou l’âme à l’exercice de ses potentialités. L’institution naît de la lente incarnation de l’idée dans la réalité politique (soumission des organes de pouvoir) et sociale (formation d’un consensus populaire en faveur de cette idée). Voegelin reprend cette idée d’institution, mais il paraît bien loin de la penser selon un schéma bergsonien, aristotélicien ou thomiste. Tout d’abord, il est clair que le « contenu » dont l’élucidation fait l’objet de la science politique ne relève pas d’une approche sociologique ou psychologique – bref de l’approche empirique des sciences humaines. Elle est pour Voegelin un être spirituel. Mais alors que Hauriou pense l’union du fait sociologique et de la norme juridique (l’idée directrice) dans l’institution sur le modèle de l’union hylémorphique d’Aristote ou de Thomas (l’âme comme forme d’un corps physique et organique qu’est le corps social), on peut dire que Voegelin la pense sur un modèle sémantique, comme l’union d’un signifiant et d’un signifié. Toute action politique renvoie à une signification qui la transcende. La société politique est ainsi une réalité spirituelle, tissée des souhaits, des projets, de la reconnaissance du pouvoir, des conceptions que se font les divers acteurs de la vie politique en interagissant les uns sur les autres 50. La science politique est essentiellement une herméneutique des contenus de signification visés par ces actes.
39Ce schéma était aussi jusqu’à un certain point celui de Kelsen, qui distingait dans l’acte juridique l’action empirique (le fait de lever la main) et sa signification juridique (l’intention de voter) 51. Voegelin va plus loin : l’acte de voter renvoie lui-même à une intention plus élevée et à un réseau de significations attachés aux idées de « vote », de « représentation », de « peuple », de « parlement », etc. :
En résumé, tout le champ du phénomène de l’État dans son droit propre, qui seul donne signification à des configurations actives de normes, est [chez Kelsen] territoire défendu 52
40Pour dire les choses autrement, l’acte juridique renvoie à une signification politique. Prenons un exemple simple : totalitarisme, autoritarisme, aristocratie, tout cela renvoie à une réalité formellement identique dans la théorie pure du droit de Kelsen, à savoir l’autocratie ; il n’en va aucunement de même pour celui qui s’intéresse aux contenus de ces termes, aux symboles qui les portent. Ce dernier ne pourra faire l’économie de questions telles que : que signifie « totalité », « autorité », « élite » ?, etc. Penser l’État comme un simple ordre de comportements revient, explique Voegelin, à ne pas le distinguer essentiellement d’un club de collectionneur de timbres : entre les deux, il y a l’horizon de sens qui constitue la substance politique. Cette signification politique renvoie finalement une expérience spirituelle fondamentale, la plus fondamentale même de toutes – celle que l’homme se fait de sa relation à la transcendance :
[L’argument de la Théorie pure du droit, selon lequel chaque science constitue son objet spécifique – les normes juridiques pour la science du droit] ne tient pas compte du fait que chez les êtres humains, l’acte de la perception se trouve toujours inséré dans un horizon d’être qui, quoiqu’il ne soit pas perçu comme tel, n’est pas pour autant dépourvu de forme, mais qui, en tant qu’horizon de notre vie, est plus ou moins distinctement structuré par les diverses directions dans lesquelles nous sommes ouverts au monde – à la fois en tant qu’espèce et dans notre existence historique, c’est-à-dire en tant qu’êtres physico-inorganiques, corporels, spirituels, mentaux, sociaux et religieux à tous les degrés de généralité en descendant jusqu’à l’échelon le plus concret. Cet argument ne tient pas compte du fait que les actes de la perception, au-delà de la constitution catégorielle de l’objet, sont intégrés dans le contexte de relation de l’espèce humaine et de l’existence historique humaine à l’intérieur de l’horizon de notre être, et que les décisions sur la structure appropriée de l’être à percevoir sont prises dans l’horizon de l’existence et non à travers les catégories de la conscience de perception 53.
41Les problèmes politiques – par exemple la légitimité de la démocratie et de l’autocratie – ne sauraient trouver leur réponse dans le contenu des normes juridiques – ils renvoient toujours à un horizon de sens plus élevé. C’est à cet horizon sémantique qu’a affaire la science politique :
Ces problèmes [politiques] ne sont pas rendus clairs à partir du « contenu » des normes, mais seulement lorsque les normes sont rapportées au contexte politique signifiant-intellectuel concret, à l’intérieur duquel ils renvoient à un « ordre » 54.
42En ce sens, on peut dire que si Hauriou est aristotélicien, Voegelin est platonicien. Son modèle politique pourrait être défini comme une théocratie symbolique. La société politique est un ordre orienté par la représentation de ce rapport à la transcendance. Les concepts fondamentaux de la société politique (les « substances politiques » comprenant entre autres les normes juridiques) sont des symboles de cette relation fondamentale. La science politique est ainsi une herméneutique des symboles politiques 55. Les symboles politiques ne sont pas limités au domaine juridique. Ainsi, « Poser la question de savoir si l’année 1793 a une signification particulière pour la fin de la monarchie française du fait de la destruction de la sainte Ampoule serait impensable dans le système de la pure théorie du droit » 56. On pourrait aussi poser à cet endroit la question (très platonicienne) des préludes législatifs du type « La dignité de l’être humain est intangible », refusés par Kelsen au nom d’un formalisme juridique pur (ces préludes n’ont aucune valeur strictement légale et coercitive), mais cependant porteurs d’une symbolique au même titre que les articles proprement juridiques.
43Cette herméneutique des symboles renvoie à un horizon d’éthicité. S’appuyant sur le pragmatisme de William James, Voegelin explique dans les Religions politiques de 1938 que l’expérience de la transcendance est en soi une expérience indéterminée, une « palpitation sans direction » 57. Elle peut en particulier prendre deux orientations opposées : tension de la société politique vers un pôle qui la transcende, ou réappropriation par cette société de ce pôle de transcendance. Le symbole du corpus mysticum Christi de la société médiévale occidentale est l’exemple caractéristique du symbole d’une société ouverte sur la transcendance. Le symbole nazi de la race est le symbole type d’une société fermée 58. Ce couple ouverture-fermeture est déterminant. L’histoire de la philosophie politique moderne est celle de la fermeture de la société politique, qui pense la substance politique (ou son realissimum : entendons par là le contenu de signification symbolique qui sert d’idée directrice à l’institution politique) à l’intérieur d’elle-même. L’origine philosophique de ce processus d’immanentisation remonte à la théorie de l’intellectus unus d’Averroès 59. Après les conférences de Walgreen de 1954, cette origine sera plus généralement localisée dans le « gnosticisme », dont Voegelin tentera de définir l’essence 60. La formation d’une théorie rationalisée et centralisée du droit, qui commence avec Jean Bodin (premier penseur d’un système juridique entièrement clos) pour trouver son expression la plus pleine chez Hans Kelsen, témoigne de ce processus de clôture dans le domaine juridico-politique.
44La fermeture renvoie chez Voegelin à un processus d’autodestruction de la société politique, qui se coupe de son contenu idéal de signification, c’est-à-dire de sa propre substance. Lorsque Voegelin reprend à Jackson l’idée du « pacte suicidaire », il ne désigne pas seulement par là la conséquence accidentelle d’un formalisme juridique fermé à la question de la légitimité et du sens de l’institution. Il désigne un acte volontaire d’autodestruction (de destruction de sa dignité propre), qui prend son origine dans le gnosticisme (une notion-clé de la philosophie politique de Voegelin à partir de la Nouvelle science du politique) pour trouver son achèvement dans le totalitarisme communiste ou nazi, qui partent pour Voegelin d’un acte foncier de rejet de la substance politique. Il existe donc un mal politique, et l’herméneutique politique ne peut dès lors rester éthiquement neutre.
45Citons pour conclure deux extraits du cours de 1966 sur Hitler et les Allemands particulièrement polémiques à l’égard de Kelsen (sans qu’il soit d’ailleurs cité) :
Que ces normes juridiques, que l’on apprend sagement et que l’on doit suivre, doivent également être posées par quelqu’un, cela dépasse l’horizon de l’univers intellectuel des juristes en Allemagne 61.
46Attention à ne pas se méprendre sur le sens de cette remarque : Voegelin ne renvoie aucunement à une « intention du législateur ». Il ne s’agit pas non plus de prôner un modèle décisionniste de type schmittéen (la décision instaurant de la normativité ex nihilo). Au contraire, la décision est elle-même prise à l’intérieur d’un réseau de significations dès lors qu’on ne se décide pas pour Voegelin ex nihilo, mais toujours en faveur de ce qu’on se représente comme un bien. Ce que Voegelin veut mettre en valeur, c’est cette référence de la légalité à une légitimité fondée non sur la volonté d’un homme, mais sur cet horizon de significations humaines produites à l’intérieur de processus d’interactions, de consensus et de conflits. Citons plus avant :
Il n’existe pas de droit qui soit mystérieusement posé quelque part et qui puisse être appliqué par un brave juriste docile qui ne se casserait surtout pas la tête, il n’existe que le droit créé par des hommes concrets – nous retrouvons encore une fois le problème de l’homme ; et si les hommes sont corrompus et incapables de créer un droit conforme à l’idée de justice, ou bien s’ils entendent par justice une justice idéologique quelconque, on ne pourra pas avoir d’ordre juridique 62.
47En ce sens, la théorie pure du droit n’est pas seulement destructrice des substances politiques, c’est-à-dire du champ des « réalités humaines », objet de l’épistémè politikè de Platon et Aristote. Elle n’est pas seulement destructrice de l’ordre politique entendu comme un ordre institutionnel, conduit au suicide par son respect superstitieux des normes. Elle est avant tout destructrice de l’ordre de l’âme humaine et de son ouverture au fondement de normativité juridique. Aussi « cosmopolitique » que puisse paraître Kelsen au juriste contemporain, il reste pour Voegelin une figure emblématique de la « société fermée » au sens de Bergson, c’est-à-dire fermée sur une cohérence systématique aux dépens d’une interrogation sur le fondement divin de l’existence. La critique que Voegelin fait de Kelsen porte en puissance la critique de la fermeture de l’âme à l’expérience de la transcendance qui constituera le motif majeur de la théorie voegelinienne de la politique et de l’histoire : l’autodestruction légaliste préfigure l’autodestruction de l’humanité de l’homme dont le point d’aboutissement est le totalitarisme hitlérien.
Conclusion
48Hans Kelsen n’est pas resté sans répondre aux attaques de son disciple. Il est resté silencieux sur les attaques directes de Voegelin des années 1920-1930. Il ne réagit qu’en 1954, au moment de la parution du premier ouvrage qui va consacrer Voegelin comme un des penseurs politiques importants de son époque, La Nouvelle Science de la politique, ouvrage où, paradoxalement, il n’est jamais nommé, et où la question du positivisme juridique jamais abordée comme telle. Il envoie alors à Voegelin un projet de réfutation, chapitre par chapitre, de son ouvrage 63. La critique fait flèche de tout bois, et manque quelque fois sa cible – ce pourquoi sans doute elle restera non publiée du vivant de Kelsen 64. Elle montre cependant très clairement l’opposition entre ce que nous sommes en droit de considérer comme les deux tendances majeures de la philosophie politique du XXe siècle.
49Parmi les reproches que Kelsen fait à Voegelin, deux nous semblent particulièrement importants : 1 / Kelsen reproche à Voegelin d’avoir remplacé une science objective de la politique, mettant entre parenthèse les jugements de valeur, par une sorte de nébuleuse mystique confuse à finalité idéologique ; la prétendue « nouvelle » science du politique marque en réalité une régression considérable par rapport aux avancées de la science positive ; 2 / Il lui reproche aussi de prôner implicitement, sous le couvert d’un appel verbeux aux grandes valeurs platoniciennes (l’ouverture de l’âme au divin, à la justice, à l’ordre, etc.), une idéologie foncièrement autocratique et anti-démocratique. La perspective se trouve ici inversée : c’est la critique voegelinienne du positivisme qui préfigure le totalitarisme.
50Voegelin répondra poliment dans une lettre à son ancien maître 65. Quant au premier point, il réitère son refus de penser la science du droit comme un système autonome et auto-fondé :
Vous divisez de façon exhaustive le domaine social en une sphère relevant de la science des normes et une autre relevant de la science des causes. Pour ma part, je vois aussi dans ce domaine social les problèmes de l’ordre de l’âme et la science qui lui correspond, à savoir une anthropologie philosophique qui n’est ni une science normative ni une science causale 66.
51Quant au second point, Voegelin fait dépendre le relativisme politique de Kelsen (qui est au fondement de sa prise de position en faveur de la démocratie) de son agnosticisme religieux. Le débat entre droit et politique dépend ainsi d’un autre plus général entre théologie et politique. C’est bien à ce niveau des relations entre théologie et politique que se joue finalement cette querelle, et, d’une certaine façon, le grand débat de la philosophie politique du XXe siècle.
Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Thierry Gontier
Thierry Gontier est professeur de philosophie morale et politique à l’Université de Lyon 3. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont, récemment, Éric Voegelin. Symboles du politique, Paris, Michalon, 2008.