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Le courage, du relativisme de Protagoras à l’unité platonicienne des vertus
Table of content
Introduction
1Dans le monde grec, où les cités ne connaissaient pas la paix mais concluaient seulement des trêves, les hommes rencontraient une multitude d’occasions de s’illustrer au combat par leur bravoure1. Au vu du contexte, il ne paraît pas surprenant que Platon ait traité du courage à de nombreuses reprises, s’agissant d’une vertu que devaient arborer les citoyens. Il se faisait en cela le reflet d’une époque. Pour un philosophe athénien, traiter du courage sans en peser les connotations militaires semblait une gageure2. Il conviendrait d’examiner dans quelle mesure la signification guerrière conditionne la définition philosophique.
2Au fil des Dialogues sont esquissées plusieurs définitions du courage, la plupart étant prêtées à des interlocuteurs de Socrate mais écartées par Platon. Deux retiendront mon attention ici : celle qu’avance Protagoras dans le Protagoras et celle qu’assume Socrate dans la République. Malgré les différences entre leurs énoncés autant qu’entre leurs implications, ces deux thèses reposent sur un postulat identique, celui de l’unité de la vertu dont le courage serait une partie.
3La thèse de l’unité de la vertu relève de la pensée ordinaire. Il existe plusieurs attitudes que nous appelons vertus (courage, justice, sagesse, etc.). Or, quand nous parlons de la vertu de courage, de la vertu de justice, de la vertu de sagesse, un même vocable nous sert à nommer des attitudes différentes. Il s’ensuit que cette désignation unique doit renvoyer à un caractère commun qui les rassemble toutes : la vertu. Dès lors, saisir les positions respectives de Platon et de Protagoras sur le courage implique d’examiner leur conception du tout de la vertu, dont le courage constitue une partie, c’est-à-dire la façon dont ils postulent l’unité de la vertu. Car c’est sur le fait de cette unité que ces deux théories s’opposent.
L’unité de la vertu
Le modèle organique de Protagoras
4Concernant la définition protagoréenne du courage, une précaution s’impose : Platon s’avère à la fois juge et partie, dans la mesure où nous n’avons conservé aucune trace directe de ce que pouvait être l’avis de Protagoras sur la question – si du moins il s’était prononcé. Par conséquent, la position dite protagoréenne repose pour une large part sur une reconstitution à partir du Protagoras. Quelle qu’en soit l’authenticité, elle aboutit à une thèse philosophique féconde que Platon utilise pour penser la société de son temps et la position sophistique, ainsi que pour élaborer son propre modèle de la vertu.
5À Socrate qui l’interroge sur sa propre activité, le sophiste répond qu’il enseigne « le bon jugement dans les affaires privées (comment administrer au mieux sa maison) et dans celles de la Cité (comment être le plus apte à gérer les affaires de la Cité en actes et en paroles)3 ». Socrate en conclut que Protagoras prétend professer l’art politique et il assimile ce dernier à la vertu. Il oppose alors son doute que cette dernière puisse faire l’objet d’un apprentissage, obligeant le sophiste à se défendre4. Protagoras se lance donc dans un mythe, qu’il prolonge par un discours explicatif, afin de justifier d’une part que tout le monde possède l’art politique (en raison du don divin d’αἰδώς et de δίκη)5, légitimant au passage la démocratie athénienne, d’autre part que la vertu s’enseigne, de surcroît de façon permanente (comme en témoigne le système d’éducation athénien)6.
6Socrate reprend alors l’interrogatoire :
— « Tu dis que la vertu s’enseigne, et je m’en remettrais plus volontiers à toi qu’à tout autre. Mais quelque chose m’a étonné dans ton discours et je te prierai de combler l’attente de mon âme sur ce point. Tu as raconté que Zeus avait envoyé aux hommes la justice et la honte ; ensuite, dans ton discours, tu as parlé à plusieurs reprises de la justice, de la sagesse, de la piété, etc. comme si elles formaient en somme une unité : la vertu. Explique-moi précisément ce qu’il en est sur ce point : la vertu est-elle une unité, dont la justice, la sagesse et la piété seraient les parties, ou bien toutes ces qualités que je viens d’énumérer sont les noms d’une seule et même réalité ? Voilà ce que je désire encore savoir. »
« — Rien de plus facile, Socrate », dit Protagoras. « Je te répondrai que tu m’interroges là sur les parties de la vertu, qui est elle-même une réalité une. » — « Est-ce », dis-je, « à la façon dont les parties d’un visage en sont les parties (bouche, nez, yeux et oreilles), ou bien est-ce à la façon dont les parties de l’or ne diffèrent en rien ni les unes des autres ni du tout, si ce n’est en grandeur et en petitesse ? » — « De la première façon, à ce qu’il me paraît, Socrate : à la façon dont les parties du visage se rapportent au visage tout entier. » — « Mais est-ce que parmi les hommes », demandai-je, « les uns ont part à l’une de ces parties de la vertu, les autres à une autre, ou bien, si quelqu’un en a une, il les possède nécessairement toutes ? » — « Aucunement », répondit-il, « puisqu’il existe beaucoup d’hommes courageux mais injustes, ou justes mais pas sages. » — « Est-ce que ce sont aussi des parties de la vertu », dis-je, « la sagesse et le courage ? » — « Absolument », rétorqua-t-il ; « et la sagesse est la plus importante des parties. »
— « Chacune est ainsi différente de l’autre ? », demandai-je. — « Oui. » — « Et chacune d’elles possède-t-elle une faculté propre, tout comme les parties du visage ? L’œil n’est pas semblable aux oreilles, et la faculté n’en est pas identique. Aucune d’entre elles n’est semblable à l’autre, ni par la faculté ni par le reste. Est-ce donc de cette façon qu’il en va aussi des parties de la vertu, l’une n’est pas semblable à l’autre, ni en elle-même ni par sa faculté ? N’est-il pas évident qu’il en est ainsi, si du moins notre comparaison est vraisemblable ? » — « Il en est bien ainsi, Socrate », répondit-il (Prot., 329b7-330b2)7. »
7L’unité de la vertu est conçue ici selon deux modèles distincts, identitaire ou différentiel. Soit les vertus particulières constituent les diverses manifestations possibles d’une seule et même réalité, dont seul le nom varie en fonction des applications. Dans ce cas, les multiples vertus ne posséderaient qu’une différence non essentielle, une dissemblance, symbolisée par le nom. La vertu recevrait une définition unique, qui marquerait l’identité du courage, de la justice, de la sagesse, etc. Protagoras refuse cette position nominaliste, car elle réduit les parties à être les noms d’une même réalité. Soit, au contraire, la vertu est composée de parties distinctes auxquelles elle n’est pas réductible, pas plus qu’elles ne le sont les unes aux autres. Dans cette option, les vertus possèdent une autonomie relative.
8Socrate propose deux façons de décrire l’unité d’une telle pluralité, autrement dit d’expliquer la relation entre des parties : le paradigme de l’or – rejeté par Protagoras – et le paradigme du visage. Le premier implique une unité homéomère : les parties se distinguent les unes des autres autant que du tout par un trait accidentel, tel que la taille. Il en résulte que, si le tout ne s’identifie à aucune des parties, il faudra fournir le critère en vertu duquel il s’en distingue, malgré leur homogénéité8. Le second paradigme, que préfère le sophiste, pose l’hétérogénéité des parties : le visage est composé d’organes extérieurs et indépendants (nez, bouche, oreilles, yeux). L’analogie implique en premier lieu que les parties de la vertu s’avèrent séparées, la possession de l’une n’entraînant pas celle de l’autre. Un homme peut être courageux sans être juste, tout autant que voyant mais sourd (329e). En second lieu, elle établit une hiérarchie : de même que la vue possède une supériorité parmi les sens, la σοφία paraît la vertu la plus élevée (330a) – s’agissant de celle que le sophiste doit cultiver (312c). En conclusion, le paradigme du visage impose une forme d’unité qui ressortit à l’organicité, les parties ne possédant aucun rapport mutuel bien qu’ils produisent l’effet d’une totalité. L’unité naît d’une multiplicité qualitative dont l’agencement apparaît comme un tout organisé9.
9Toute partie du visage dispose d’une faculté propre en fonction de laquelle elle se démarque : seuls les yeux voient, le nez sent, etc. (δύναμις ; 330a-b)10. De façon analogue, si qualifier la justice de juste revient à lui attribuer la puissance de produire un comportement juste, comme l’œil est dit voyant parce qu’il produit une vision, rien n’engendrera le juste ou le pieux, sinon la justice ou la piété elles-mêmes (330d-e). Chacune des vertus possède une faculté propre. Or, de même que le visage ne garantit aucunement l’unité des facultés de ses parties, l’unité des facultés des vertus ne provient pas de la vertu dans sa totalité.
10Le lien entre les parties du visage s’avère seulement morphologique, et non essentiel : si elles possèdent une caractéristique commune – le fait d’exercer une faculté sensitive –, le visage n’en assure pas l’unité, car il ne garantit pas l’animation des sens. Elles partagent l’expression d’une puissance, et de la même façon qu’une vision ou une olfaction ne sont pas l’expression de la puissance du visage mais d’une de ses parties, une action juste ou une action pieuse est vertueuse en tant que manifestation d’une partie de la vertu. Dès lors, ce paradigme conduit à définir la vertu par la somme de ses parties, tout comme le visage n’est que l’assemblage des yeux, des oreilles, du nez et de la bouche.
11Selon cette position formelle où la vertu n’est guère qu’un nom, les parties ont en commun de posséder une puissance de produire. Malgré cette ressemblance, toute relation mutuelle, ou entre les produits, paraît inconcevable. La position inverse, à laquelle souscrit Socrate, postule que l’unité de la vertu requiert un trait commun aux parties, de sorte que l’une affecte l’autre, et vice-versa (331b). Cette forme d’unité implique une essence constitutive de la vertu, qui se diffuse à travers les parties. Or Protagoras ne conçoit pas les vertus en tant qu’essences, c’est-à-dire séparément de leur manifestation dans les actes11. Aussi ne peut-il qu’insister sur leur dissemblance, tenant aux qualités différentes qu’elles produisent. Il postule une unité vide de la vertu, sans chercher à en définir l’essence. Il ne s’attache qu’aux produits des puissances de ses parties, maintenant le flou autour des limites par le recours au principe de similitude12.
12De l’avis de Platon, il ne peut saisir l’unité parce qu’il reste prisonnier de la multiplicité des manifestations. Or se fonder sur la ressemblance et la dissemblance constitue une alternative au couple de l’identité et de la différence pour résoudre le problème des rapports entre l’un et le multiple. La ressemblance est une forme de mise en relation qui ne fixe pas de limites. À chaque instant, elle les repense et ouvre l’espace de la discussion, amenant de nouveaux éléments pour remplacer les anciens. Elle rend vain l’acte de cerner une chose dans sa singularité ou dans ses liens au reste du monde, dans la mesure où elle abolit les contrastes pour les réinventer au gré des circonstances.
13Concevoir l’unité au moyen de rapports de ressemblance interdit de saisir les différences entre les parties, tout autant que le principe du tout : si les termes font l’objet d’un réarrangement constant, il s’avère possible de les agencer autrement, selon que l’accent se déplace, voire de poursuivre une tout autre fin. L’hétérogénéité qualitative et l’unité apparente entraînent donc une conception spontanéiste de la vertu : puisqu’il n’y a pas à proprement parler unité mais totalité organique, chaque contexte produira des harmonies différentes. Si tous les visages comportent les mêmes éléments, ils diffèrent par leurs proportions. Avec le temps, les parties se modifient et les rapports évoluent. Par ailleurs, un visage qui paraît beau et harmonieux dans un contexte déterminé ne sera pas nécessairement jugé de façon similaire en dehors de celui-ci. Bref, l’organisation des parties auxquelles aucun principe ne confère d’unité réelle peut être sujette à des évolutions, aussi bien qu’à des appréciations différentes.
14Du point de vue de l’action politique, il en résulte qu’agir sur une composante du tout modifie l’ensemble. Bien que les autres parties ne soient pas affectées dans leur constitution propre, le fait que l’une d’elles subisse des modifications considérables altère l’organisation du tout. Par conséquent, pour modifier un ordre, il suffit d’agir sur une des parties pour l’infléchir dans un sens. Protagoras définit ainsi le sophiste comme celui qui s’avère capable d’enseigner la vertu mieux que d’autres (328b). Or, vu qu’il arrive au terme de l’apprentissage, il ne prétend pas transmettre un ensemble de valeurs, déjà imprégnées en chacun par le processus d’éducation et consignées dans les lois (325c-326e). Il dispense des moyens d’agir sur leur production et de participer à leur évolution (318e-319a). Le sophiste ne se présente pas comme l’instigateur d’un nouvel ordre social ou vertueux, mais comme le relais d’un savoir technique permettant d’interagir avec un système contextuel de vertus, afin de légaliser d’autres comportements13.
15En conclusion, cette conception offre un grand nombre de possibilités de réaliser l’unité de la vertu, qui résulteront de l’action des citoyens concernés sur chacune des parties. La définition d’une vertu particulière dépendra du contexte dans lequel elle est formulée, se résumant à l’ensemble des comportements qu’elle subsume, dans une indépendance à l’égard des autres vertus particulières. Quant au plan individuel, il s’avère possible de posséder une vertu sans les posséder toutes, ou d’en favoriser une au détriment des autres.
L’unité réelle selon Platon
16Le thème de l’unité de la vertu resurgit plusieurs fois chez Platon. La plupart des œuvres de jeunesse interrogent la signification d’une vertu particulière : l’Euthyphron se focalise sur la piété, le Lachès sur le courage, le Criton sur la justice, le Charmide sur la modération. Tous ces dialogues concluent de façon aporétique car, s’ils cherchent la vertu dans son ensemble, ils tentent de l’approcher par la bande, en en détachant une partie. Leur aporie résulte de ce morcellement : le Lachès, par exemple, examine dans un premier temps le tout de la vertu, que doit transmettre l’éducation. Puis, parce que le problème paraît difficile à affronter, il se concentre sur le courage, sans réussir à le définir14. Cet échec provient du défaut inhérent à une vision partitive de la vertu : supposer qu’il est possible de considérer isolément ses parties revient à ne pas l’envisager dans son unité, mais comme une simple totalité sans propriété en dehors d’être une somme. Une telle approche ruine toute assise définitionnelle, puisqu’elle ne fournit jamais le principe de l’unité réelle. Pour cette raison, Platon déplace la question de l’unité, en passant du rapport entre le tout et la partie à celui de l’un et du multiple. Par ce geste, il vise à échapper au principe de relativité infinie du tout et de la partie, afin d’établir en quoi consiste l’unité.
17Les Lois s’achèvent sur la position de quatre vertus (XII, 962e-964d). Chacune est une, c’est-à-dire possède une nature propre, et il est facile de voir en quoi elle se distingue des autres15. Il paraît moins évident d’expliquer comment ces parties forment une seule et même réalité, la vertu. Les Lois laissent la question indéterminée. Elles insistent en revanche sur un principe qui traverse les dialogues politiques de Platon (République, Politique, Lois) : les législateurs doivent instaurer un système d’éducation qui vise au développement de la vertu totale, et non à l’hypertrophie d’une des parties (I, 630e-631a ; XII, 963a)16. Ils sont contraints de chercher ce qui en garantit l’unité, car seule la connaissance de l’unité, c’est-à-dire l’observation du caractère propre et unique qui les traverse toutes (πρὸς μίαν ίδέαν βλέπειν), permet d’ordonner la multiplicité (965b-d) – la plus haute forme de la connaissance résidant dans la capacité à passer de l’un au multiple et, inversement, du multiple à l’un. Ils devront ensuite transmettre par le biais de l’éducation cette union mesurée, afin de maintenir l’équilibre de la Cité, autrement dit de veiller à ce que chacune de ses composantes possède la vertu qui lui convient et dans la proportion qui lui convient, occupant de ce fait la place qui lui revient (964d)17. C’est donc la connaissance dialectique qui doit organiser la Cité et son éducation à la vertu, parce qu’elle connaît la relation tissant le lien entre l’un et le multiple : elle doit déployer la façon dont l’un se diffuse à travers le multiple (cf. Philèbe, 16c-17a).
18Le Politique étudie les relations entre les parties, se plaçant sur le terrain du lien politique. Contre la croyance ordinaire, relayée par la position attribuée à Protagoras, il établit que poser l’unité de la vertu n’implique pas d’assumer l’harmonie naturelle de ses parties. Par exemple, tout en étant deux portions de la vertu, la modération et le courage se trouvent en conflit : il ne résulte pas de leur appartenance à l’unité d’être amis l’un de l’autre (306b). Platon observe la situation de la Cité, où les parties de la vertu s’incarnent dans des groupes et où les naturels qui leur correspondent entrent dans une opposition manifeste. Les modérés tendent à résoudre les conflits de façon paisible et pondérée, au point de se rendre impuissants à se défendre face aux agressions. À l’inverse, les courageux poussent sans cesse leur Cité à la guerre, au risque de l’entourer d’ennemis et de la réduire à l’esclavage (307e-308a). Ces naturels renvoient à des attitudes mutuellement exclusives, mènent à des prises de positions inverses et cherchent à se dominer l’un l’autre. Or la prédominance non mesurée d’une faction et l’absence de concertation entre inclinations opposées aboutissent à un état de servitude générale. L’absence d’équilibre doit donc être compensée par un principe d’unité.
19Comment dès lors concilier la lenteur et l’énergie, si toutes deux peuvent se produire de façon opportune, mais en des moments différents et à la condition de fuir tout excès ? Comment éviter aussi que l’opposition des vertus n’engendre des individus schizophrènes, s’aliénant par la démesure d’une de leur tendance ? Platon octroie à la science politique le rôle de tisser la trame de la Cité. Elle doit attribuer à chaque partie une place adéquate, qui s’accorde avec les autres, et prescrire aux sciences qui lui sont auxiliaires de veiller à éduquer les citoyens dans le respect de l’harmonie. Idéalement, elle demeurerait au chevet de chacun pour moduler les prescriptions aux circonstances. Mais en raison de l’ampleur de la tâche, elle est contrainte à édicter des lois pour la direction des esprits et des comportements (295a-296b ; 308e-309a). Ajoutons que les individus récalcitrants à l’éducation vertueuse et à leur transcription dans la loi seront mis à mort, exilés ou frappés d’infamie.
20Seule la science politique, parce qu’elle est une science véritable, peut inscrire dans les esprits une opinion vraie sur le beau, le bien et le juste, et par conséquent induire des comportements vertueux et harmonieux (309b-e). Le lien qu’elle tisse entre les parties de la vertu, et entre les individus qui les incarnent, possède un caractère divin, parce que sa connaissance échappe à la contingence des affaires humaines et formule des prescriptions en fonction des réalités véritables, tout en les adaptant à la situation présente : à l’instar de la dialectique, la science politique est un art de l’à-propos (305c-d ; 284e). Elle doit entraver les habitudes, en excluant les mariages d’argent ou les unions endogamiques entre naturels identiques. Cet art royal doit plutôt contraindre les naturels opposés à s’unir (311b-c).
21Par conséquent, Platon évacue l’idée d’une organisation spontanée afin de souligner l’aspect conflictuel de la relation entre parties. Il ne conteste pourtant pas l’unité de la vertu. Celle-ci demeure constituée d’espèces différentes, dont il est à présent besoin d’assurer la synthèse, cette dernière n’étant plus inscrite dans le fait même d’appartenir aux espèces de la vertu. Il en découle une forme d’activité politique différente de celle du modèle organiciste, car agir en favorisant une seule partie, sans tenir compte du lien tissé entre toutes, conduit à la ruine de l’ensemble. Se prononçant contre l’expression de l’unité a priori de la vertu, qui résulterait du seul fait que les parties en sont les parties, Platon privilégie une unité dynamique, en tension, qui doit trouver le point d’équilibre entre des tendances opposées, tout en les contraignant à entrer en relation et à former une union pour le bien de la Cité.
22Enfin, la République impose de veiller à la relation entre les vertus en vue de définir chacune. Les dialogues socratiques échouaient parce qu’ils cherchaient à isoler une partie. Or le travail de définition n’est réalisable qu’à œuvrer avec coordination (Rép., IV, 428a). Platon ausculte dès lors chaque vertu particulière pour lui attribuer une fonction propre, en examinant par le détail la place qui lui revient et qu’aucune autre n’occupe. Il formule quatre définitions, qui correspondent aux parties de la Cité et aux relations qu’elles entretiennent, car la Cité parfaite sera celle qui manifeste toutes les vertus. La σοφία est la science qui délibère sur l’État en son entier et appartient au petit nombre des dirigeants (428c-429a). Le courage consiste dans le maintien, par les guerriers, de l’opinion relative à ce qui est à craindre, en fonction de ce qu’a défini le législateur (429b-d). La tempérance (σωφροσύνη), disséminée entre tous les citoyens, relève de l’accord entre parties plus faible et plus forte, la seconde exerçant le commandement (432a). Enfin, la justice traverse toute la Cité et veille à ce qu’aucun individu ni aucune partie n’empiète sur les autres (433b). Aucune des vertus ne possède davantage d’importance, mais elles contribuent ensemble à la perfection de la Cité (433c-d). Un lien étroit les unit, modérant la tendance de chacune à envahir l’espace réservé aux autres.
23La République rend en outre explicite le traitement de la relation qui existe, au point de vue de la vertu, entre les niveaux individuel et politique. Si la Cité bien fondée est un entrelacs de vertus, comment cela se manifeste-t-il sur le plan individuel ? Dans un premier temps, Platon prouve que l’individu possède les mêmes facultés que la Cité : il y a en lui trois parties, qui répondent aux classes constitutives de l’État. La démonstration passe par l’introduction des principes de contradiction et d’intentionnalité. Le premier établit l’existence de parties de l’âme : si « une même réalité ne peut en même temps, sous le même rapport et relativement au même objet, supporter, être et faire des choses contraires (436e8-437a1 ; 439b) », alors un même individu ne peut à la fois vouloir et refuser un même objet en vertu de la même partie de lui-même. Par conséquent, il y a en lui deux parties qui s’opposent, l’une désirant et l’autre freinant. Ensuite, en vertu de l’intentionnalité – la science ou le désir est science ou désir d’un objet déterminé –, toute science ou tout désir est lui-même déterminé (438d-e). De ce fait, les parties de l’âme ne s’opposent pas en tant que telles, mais en tant qu’elles sont déterminées. Après avoir fait correspondre les parties de l’individu à celles de la Cité, il suffit de transposer les vertus de celle-ci sur celui-là. En réalité, l’ordre démonstratif inverse l’ordre logique, puisque les vertus politiques proviennent des individus qui forment la Cité (435e-436a). Dans ces conditions, chacune peut recevoir la définition qui lui est adaptée. En conclusion, la République pose la double nécessité d’approcher les vertus dans leur totalité et de considérer l’interpénétration de leurs niveaux individuel et politique. La conception platonicienne insiste sur l’homogénéité des vertus et sur l’exigence d’obéir à une dynamique de convergence18.
Un conflit de modèles
24Le modèle platonicien de l’unité des vertus partage quelques caractéristiques avec celui prêté à Protagoras. Les définitions de la République laissent la place à une historicité du contenu, dans la mesure où les vertus trouvent leur limite dans le cadre fixé par la constitution. C’est le rôle de la Cité et de ses lois d’éduquer les citoyens à certains comportements privilégiés. De part et d’autre, l’éducation morale coïncide avec l’éducation politique. Mais, tandis que chez Protagoras, qui soutient un modèle démocratique marqué par la bigarrure de ses composantes, l’évolution de ce cadre est l’affaire de citoyens désireux de favoriser une partie au lieu d’une autre, chez Platon la constitution et l’évolution ressortissent à un groupe dominant.
25Dans les deux modèles, l’action politique résulte d’une connaissance déterminée. Toutefois, à Protagoras qui privilégie une compétence technique visant à promouvoir une opinion relative à l’une des vertus, Platon objecte la nécessité d’une connaissance théorique portant sur ce qui assure le lien entre l’un et le multiple, entre la totalité et ses parties, entre l’intelligible et le sensible. La décision politique, en matière de vertu, devient l’adaptation au moment de l’unité à tisser entre les parties, en vertu d’une connaissance de ce que doit être cette unité.
La définition du courage
Un courage sans morale
26Si, d’après Protagoras, la vertu est une et composée de parties différant par leur puissance, le courage se trouve à part : il est possible d’être courageux sans avoir le reste des vertus (Prot., 349c-d)19. De la même façon que, dans le mythe, les capacités sont réparties sporadiquement, car la Cité n’attend pas de ses membres d’être experts en tout, il n’est pas nécessaire que tous possèdent toutes les vertus (322c-d). Quelle est donc sa propriété ?
27Protagoras rejette la définition intellectualiste, selon laquelle être courageux consiste à risquer en conscience et en connaissance de cause, là où d’autres reculent. Celle-ci rétablit en effet le lien, voire l’identité, entre courage et savoir. Or le courage ne peut se limiter à une capacité à évaluer les risques grâce à une connaissance déterminée, car il est possible de connaître sans oser prendre de risques, même mesurés (349e-350c)20. Par ailleurs, si Protagoras admet que le courageux (ἀνδρεῖος) partage avec l’audacieux (θαρραλέος) la qualité d’affronter le danger, il conteste que tous les audacieux soient courageux, bien que l’inverse soit vrai. L’audacieux peut seulement être fou (350b). Bref, Protagoras n’identifie le courage ni au fait de connaître les dangers affrontés, ni au fait de les affronter.
28Il compare les rapports entre courage et audace à ceux qui lient force et puissance. Les plus puissants dans un domaine sont ceux qui connaissent l’art adéquat, sans être plus forts (350d-e). Bien que les forts soient puissants, les puissants ne sont pas tous forts : la puissance résulte du savoir, voire de la folie et de la fougue, tandis que la force provient « de la nature et d’une bonne nourriture du corps » (351a). Protagoras pose le courage comme l’analogue psychique de la force : un don naturel qui se cultive. Le courageux se démarque de l’audacieux non par son savoir, mais par la fermeté et la force de son âme. Être courageux, c’est résister devant le danger, pour une raison différente de l’audace21. Or, si le courage désigne une fermeté d’âme qui se manifeste dans la résistance au danger, celui qui agit courageusement fait aussi preuve d’audace – du fait de résister au danger. Protagoras propose une définition du courage qui n’en appelle aucunement aux objets du danger mais qui se concentre sur l’individu, confronté à des situations particulières et qui affronte le danger, pour l’une ou l’autre raison.
29Selon Protagoras, il est possible d’avoir conscience d’un danger sans avoir de compétence ou de connaissance technique relative à la manière de l’affronter. Connaître le danger inhérent à la plongée dans les puits, c’est être conscient du danger d’un tel acte, et s’y risquer signifie faire preuve de courage. De prime abord, ni le fou ni le courageux ne possèdent de compétence. La frontière entre conscience du danger et folie se situe dans le fait que le courageux se rend là où existe un danger reconnu et craint par la foule (ἐφ᾽ ἃ οἱ πολλοὶ φοβοῦνται ἰέναι, 349e), tandis que le fou ignore les risques et les affronte sans mesurer les conséquences. La position de Protagoras repose donc sur un jeu des frontières entre le fou, l’audacieux et le courageux, en s’abstenant de fournir un critère précis de démarcation. Elle souligne surtout le rôle de la communis opinio dans la détermination du redouté, contre quoi le courageux se distinguera.
30À la toute fin, le Protagoras revient sur l’homme courageux. Le sophiste admet que même ce dernier ne se risque pas à ce qu’il juge vraiment dangereux, car personne ne le fait (359d). Confrontés aux mêmes dangers, le brave et le lâche s’opposent par leur attitude respective : fuir pour le lâche, lutter pour le brave. Cependant, tandis que les craintes du brave n’ont rien de honteux, le lâche ignore ce qui est vraiment redoutable. Protagoras est conduit à définir le courage comme la connaissance de ce qui est ou non redoutable, le faisant apparaître, malgré lui, comme une forme de savoir, moralement déterminée (360e)22.
31Que conclure de ce dernier élément ? Au détriment de la définition comme fermeté de l’âme, le courage est réaffirmé comme une forme de savoir, mais en un sens différent de l’argument précédent : là où l’audace relevait d’une compétence technique dans un champ du redoutable, le courage correspond ici à une connaissance morale, qui doit trancher entre l’action bonne (ou belle) et l’action mauvaise (ou laide). Le brave n’est sujet qu’à des craintes justifiées, sans conséquence honteuse, et agit comme il le faut. Bref, contre la définition initiale de Protagoras, centrée sur la nature de l’homme et caractérisant une disposition de l’individu, le courage est restauré en tant que vertu morale, pour désigner le fait d’adopter l’attitude adaptée à la situation en vertu d’une connaissance de ce qu’il est bon ou non de craindre, et plus de la simple conscience de ce qui est craint ou non.
32À la définition individualiste s’oppose à présent une définition objective, qui rapporte le courage à des objets dotés d’une valeur, redoutables ou non. Alors que la première est centrée sur la disposition de l’individu (sa capacité à rester ferme dans des situations données), cette dernière définition souligne un rapport attendu de l’individu, dans un contexte social, à des situations dont la valeur peut être identifiée a priori, grâce à un principe de connaissance. En d’autres termes, le savoir auquel se rapporte le courage n’est pas uniquement un savoir relatif à une technique permettant de développer la fermeté de l’âme, mais un savoir portant sur la connaissance de choses en situation.
33Ces deux points caractérisent l’opposition entre Platon et Protagoras. Protagoras s’exprime au pluriel. Il ne donne pas de définition du courage mais parle des hommes courageux. Il reste dans la multiplicité indéfinie des individus qui posent des actes courageux. Il en ressort que le courage constitue une disposition (une certaine fermeté d’âme) qui doit s’adapter en fonction du contexte. Le courageux adopte en effet un comportement différent du reste des hommes, osant ce que les autres redoutent, sans connaissance théorique ni compétence technique, mais en ayant simplement conscience de ce qu’ils redoutent. Par conséquent, les motifs de la crainte sont soumis à une évolution, locale et temporelle, et c’est à l’individu de se renforcer pour affronter davantage de situations. Aussi longtemps que le courage demeure indépendant des autres vertus, il échappe à la dimension déontologique. En revanche, la dernière définition réintroduit un élément axiologique. Dès lors que la réaction à l’égard de ce qui suscite la crainte est évaluée en termes de beauté et de laideur, il ne s’agit plus seulement de distinguer ce que les hommes craignent ou non, mais ce qu’ils doivent ou non craindre : il n’est plus question du redouté, mais du redoutable. Comme nous allons le voir, à partir du moment où une unité réelle de la vertu impose à chaque partie d’occuper une place déterminée et de s’y maintenir, on quitte le domaine de l’être dans lequel évolue Protagoras – le simple constat qu’il y a des choses craintes et d’autres non –, pour entrer dans celui du devoir être et de l’agir moralement défini.
La délimitation des actes
34La République énonce une définition du courage qui comprend un double versant politique et individuel. De façon générale, le courage se révèle « une sorte de conservation (σωτηρία τις, 429b5) ». Du point de vue politique, il revient à sauver en tout temps « l’opinion engendrée par la loi, à travers l’éducation, relative aux choses à craindre – ce qu’elles sont et de quel genre elles sont » (429c-d). Cet énoncé repose sur trois éléments : la préservation, la sanction de la loi et la transmission par l’éducation. Premièrement, les apories du Protagoras et du Lachès (194d-195a) ont conduit Platon à refuser le modèle purement intellectualiste : Platon ne fait reposer le courage ni sur une connaissance théorique ni sur une compétence technique, ni même sur une opinion droite relative à ce qui inspire la crainte ou la confiance. Il tire en effet du Lachès la leçon qu’assimiler le courage à une forme de savoir revient à l’identifier à la vertu tout entière et interdit d’en saisir la spécificité (199d-e). Pour cette raison, il y ajoute une nécessaire qualité de caractère (déjà formulée par Lachès, 192c-d). Le courage allie donc la fermeté d’âme à une opinion, une disposition de l’âme à une certaine connaissance.
35Deuxièmement, l’opinion à préserver reçoit sa détermination de la loi. Dans la Cité idéale, le législateur prescrit ce que les gardiens doivent craindre et ce qu’ils doivent être en mesure d’affronter. Pourquoi le courage ne peut-il être une science et un savoir, mais renvoie-il à une opinion ? D’une part, eu égard au processus de connaissance, une loi ne constitue jamais qu’une opinion, étant donné qu’elle inscrit dans la durée le résultat d’une réflexion et fixe à un moment la pensée productrice de la constitution23. D’autre part, s’il existe une définition du courage, définir ses objets se révèle une tâche impossible. Dans la mesure où les objets de la crainte varient en fonction des conditions, historiques et locales, ils relèvent de l’opinion – une affirmation susceptible d’être vraie ou fausse, qui sert de guide au quotidien24. S’agissant d’objets contingents, il n’y a donc sur la crainte qu’une forme de connaissance qui ne peut recevoir le statut de connaissance véritable, de science. En revanche, l’art du législateur consiste à formuler des prescriptions dotées de la plus grande extension, tout en les adaptant aux circonstances. Il relève de la forme de la connaissance la plus haute, la dialectique, qui connaît les causes de chaque chose mais aussi les moyens de les assembler. Dans le cadre d’une constitution parfaite, il devra veiller au maintien des limites, en définissant le cadre moral en vertu duquel chacun doit agir pour préserver la plus belle unité des parties, mettant en œuvre la méthode dialectique et la connaissance pour les adapter au devenir sensible (cf. Pol., 305d), et engendrant une opinion relative aux objets à craindre.
36Troisièmement, l’éducation assure le rôle de transmission de l’opinion et de renforcement du caractère. À la différence des autres vertus, le courage n’implique pas initialement le λόγος mais repose sur une disposition naturelle (Rép., IV, 441a-b ; Lois, XII, 965c-d). L’éducation doit guider ce naturel, sans le rendre excessif ni déficient, en enseignant à résister aux plaisirs, aux douleurs, à toutes les passions, et à maintenir l’opinion droite (Rép., 429d-430b).
37Transposée à l’individu, la définition devient : « Nous appelons un homme courageux, je pense, en raison de cette partie-là, lorsque son ardeur (θυμοειδές) préserve, à travers peines et plaisirs, ce qui a été prescrit par la raison (ὑπὸ τῶν λόγων παραγγελθὲν) comme objet de crainte ou non (Rép., IV, 442b10-c2). » Le courage relève de la partie guerrière de l’âme, de même qu’il concerne les gardiens de la Cité. Alors que dans l’acception protagoréenne, le courage révélait une dimension purement subjective, étant donné que l’homme courageux se définissait uniquement par la culture d’une fermeté psychologique, Platon restaure avec la conservation d’une opinion une dimension objective et intentionnelle, qui échappe à la simple disposition. Il évite les apories d’une définition strictement formelle, en articulant le courage à un contenu intentionnel.
38L’expression ὑπὸ τῶν λόγων παραγγελθὲν dissimule une ambiguïté. Dans la perspective d’une Cité idéale, elle signifie que le citoyen doit maintenir les prescriptions des lois grâce à son ardeur. En d’autres termes, il doit obéir à l’opinion qui lui a été transmise de l’extérieur par l’éducation. Sur le plan individuel, le sens est tout autre : l’individu devient à lui-même l’auteur de ses propres prescriptions, formulées au regard du maintien de l’équilibre de ses parties. Lui seul aura l’initiative et la liberté de formuler des règles pour agir. Dès lors, si le courage n’est pas science, ni connaissance, mais est le soumis à la science véritable, l’individu qui connaîtra cette science véritable accédera à une forme autonome de courage. Le véritable philosophe allie donc la science véritable à une préservation des opinions auxquelles elle permet d’aboutir.
Conclusion
39Platon et Protagoras nous placent en présence de deux définitions du courage et de la vertu, qui illustrent deux conceptions de la liberté et de l’agir, et résultent de deux rapports au donné extérieur. La définition du courage attribuée à Protagoras s’inscrit dans le cadre d’une théorie générale de la vertu, dont l’unité est donnée de façon spontanée et où les parties suivent une évolution indépendante. De ce fait, agir sur l’une n’implique pas de les repenser toutes, à chaque instant, dans leur intégralité. Cela requiert seulement de tenir compte d’un ensemble de données présentes. À l’opposé, la définition platonicienne du courage apparaît dans des ouvrages qui présentent une théorie générale de l’État. Platon propose un nouvel ordre, en dehors duquel il n’y a pas à proprement parler de courage – ni de vertu en général –, tant sur les plans individuel que politique. Seul l’État parfait offre à la vertu ses conditions de réalisation. Or, si les circonstances à l’intérieur desquelles évolue la Cité changent, il en va aussi des lois prescrivant les comportements à y adopter. Dans la perspective platonicienne, l’art de prescrire possède, tout autant qu’il la requiert, la liberté de réinventer ses énoncés pour toujours mieux les adapter, dans le respect de l’unité des parties.
40Considérer, comme le fait Protagoras vu par Platon, que la conduite à suivre pour faire preuve de courage résulte des aléas de chaque cité et de la vision qu’y ont les autres citoyens (nous parlerions volontiers aujourd’hui de codes sociaux), c’est postuler une forme d’hétéronomie. Si l’individu doit s’adapter à une situation qui le contraint de l’extérieur, il le fait en vertu de codes et de lois dans lesquels il s’insère : dans le cas du courage, par exemple, il réfère son action à ce qui est considéré comme redoutable par les autres. Son attitude est conditionnée par un état de fait et ne résulte pas d’une libre détermination. Toutefois, si nous nous plaçons à présent dans une perspective plus authentiquement protagoréenne, démocratique, l’individu politique s’avère disposer de la liberté d’influencer l’évolution d’une vertu sans tenir compte des autres, afin de produire de nouveaux comportements. Protagoras concevrait cette liberté comme maximale, car grâce à cette possibilité d’agir séparément sur les vertus, il est aisé de faire évoluer au cas par cas l’opinion commune et de modifier les comportements admis.
41À l’inverse, selon Platon, seule la recherche de la réalisation nécessaire de l’unité des vertus garantit la liberté de la pensée et de la définition du contenu des vertus. Il s’agit de tirer parti de cette méthode, de cette science qui connaît les causes des choses et dont il reste à inscrire les résultats dans le devenir. La liberté de pensée assure la liberté de la politique et de la morale : par soi, l’individu prescrit les règles définies au moyen du λόγος. En revanche, considérer que l’équilibre est toujours déjà donné par la situation politique et sociale, c’est manquer selon lui ce qui garantit l’essence de la vertu, et du courage en particulier : la capacité d’énoncer de bonnes prescriptions.
Notes
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About: Marc-Antoine Gavray
Marc-Antoine Gavray est chargé de recherches du FRS-FNRS, à l’Université de Liège. Auteur de plusieurs articles sur Platon, il a également publié Simplicius lecteur du Sophiste. Contribution à l’étude de l’exégèse tardive (Paris, Klincskieck, 2007). Il prépare actuellement un ouvrage sur Protagoras et Platon.