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- N° 2 (septembre 2009)
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La mesure de l’impossible : penser le courage dans le cadre d’une rupture avec la condition présente (1)
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1Lors de son exil volontaire à Bruxelles, Baudelaire écrit dans une lettre à sa mère que le plus dangereux des vices, « c’est la lâcheté, le découragement, et l’habitude de laisser fuir les années renvoyant toujours les choses au lendemain ». Accablé de besognes en retard, le poète se dit suffisamment fort pour trouver un courage d’occasion : « J’ai le courage violent, mais pas continu »1. Dans le présent texte, nous nous proposons de penser le courage, non comme une vertu occasionnelle, généralement associée à l’acte héroïque, accompli dans l’impulsivité, mais comme la capacité subjective de tenir durablement une position hétérogène aux opinions et/ou aux pratiques dominantes, autrement dit de maintenir fermement une posture jugée « impossible », puisque contraire à la loi du monde et à sa temporalité morcelée2. Repenser le courage comme un refus fondamental de consentir à l’ordre présent des choses implique de remobiliser la notion de sujet autonome, lequel ne peut se former que dans l’expérience d’une temporalité dilatée – l’exact contraire du temps perdu dans des activités productives hétéronomes, ainsi que dans des « loisirs » qui se calquent entièrement sur ces dernières et ne sont au final que des sous-produits de l’idéologie productiviste.
Le versant subversif du sujet cartésien
2Au début des temps modernes, Descartes a mis en évidence que l’individu ne devient autonome que dans la mesure où, en doutant de toute croyance, impression, opinion, tradition, vision du monde, idée reçue et vérité établie, autrement dit en remettant en question et en problématisant tout ce qui paraît naturel ou aller de soi, il parvient à l’évidence indubitable du cogito. Car ce n’est qu’alors, quand il dit « je pense », qu’il devient capable de discerner les choses objectivement, de sorte à pouvoir se dégager de son être-là naturel, sortir de l’indistinction entre soi-même et la substance sociale et se poser comme sujet de son propre mouvement, responsable de ce qu’il dit et fait. Il ne devient à proprement parler sujet que dans la mesure où il fait l’expérience de la scission, expérience dans laquelle son être au monde a quelque chose de radicalement disjoint et autrui demeure pour lui une énigme insondable3. Le sujet cartésien (tel que le lisent Kant et Hegel) est dès lors une sorte de craquelure ontologique dénonçant inlassablement comme illusion toute conception de l’univers en tant que totalité de la grande chaîne de l’être, taxant d’illusoire toute Weltanschauung. Le geste spéculatif inauguré par Descartes – l’expérience du cogito, condition de la formation du sujet – exige et favorise, en conséquence, une entreprise de subversion sociopolitique que le philosophe français, sans doute en fonction de son éducation très religieuse et respectueuse des mœurs, se refusait pourtant à sanctionner4.
3Cela ne nous empêche nullement d’apprécier et de mettre en lumière le versant subversif, le profond potentiel émancipateur du sujet cartésien, et ce au moment même où celui-ci ne cesse d’être critiqué de tous côtés. En effet, tout le monde se met d’accord pour l’attaquer : obscurantistes new age, théoriciens habermassiens de la communication, déconstructivistes, partisans heideggériens de la pensée originaire de l’Être, scientifiques cognitivistes, écologistes intégristes, critiques culturalistes et féministes poststructuralistes. Comme le remarque Slavoj Žižek, il n’existe à présent quasiment pas d’orientations académiques qui n’accusent leurs adversaires de ne pas avoir désavoué tout à fait l’héritage cartésien, faute considérée inadmissible, car « il va de soi » que le rationalisme cartésien est dominateur, sexiste, destructeur de la nature, aveugle aux différences et responsable de presque tous les maux du monde contemporain5. Attitudes plus que compréhensibles à une époque où n’importe quel discours d’émancipation globale est d’emblée dédaigné comme « grand récit » et où la peur mortelle d’une vie au-delà du marché – malgré l’évidence de l’absence totale d’une vie digne de ce nom sous le soleil noir du capitalisme – est tellement grande et puissante qu’elle paralyse l’intelligence et l’imagination des bien-pensants du moment. Il est plus que temps que tous ces lieux communs autour du sujet cartésien commencent çà et là à être remis en question.
4Les conséquences théoriques, mais aussi sociales et politiques, d’une telle remise en question ne sont d’ailleurs pas difficiles à voir. Comme le rappelle Jacques Rancière, l’actuel consensus libéral capitaliste suppose que l’on puisse objectiver toutes les parties de la société, « tous les problèmes qui se posent à elle et les ramener à des problèmes soumis à des expertises puis négociés entre des partenaires constitués »6. Or, un individu, ou un groupe d’individus, ne peut faire l’expérience de soi-même comme libre et autonome, ne peut se former comme sujet politique, que dans la mesure où il s’arrache aux conditions habituelles d’existence, à la naturalité de sa position sociale, rejette comme intolérables les modes de comportement qui ont formé les normes des classes dominantes de l’époque et opère par un tel rejet l’ouverture d’un espace d’action par-delà les partenaires reconnus.
5De nos jours, la solution politique libérale consiste avant tout dans l’abandon d’un horizon radical de changement social et politique ; celui qui, par inadvertance, le préconise, devient objet de moquerie. Ce n’est pas étonnant donc, qu’à côté de Nietzsche l’autre référence philosophique majeure de la pensée postmoderne soit Spinoza. Malgré l’apparence subversive que sa pensée ait pu revêtir les vingt ou trente dernières années, sous l’influence de commentaires pourtant raffinés7, le mécanisme d’identifications affectives – lequel remplacerait la communication monadologique qui de Descartes à Hegel aurait lieu à partir de la reconnaissance mutuelle entre moi et autrui – est exactement analogue au mécanisme social à l’œuvre dans les sociétés du capitalisme avancé. Le sujet postmoderne, n’est-il pas précisément ce « sol passif traversé par des liens partiellement affectifs, réagissant aux images qui régulent ses “passions”, incapable d’exercer un contrôle sur ce mécanisme »8 ? Le « spinozisme » diffus des sociétés « post-idéologiques » contemporaines, qui appréhendent le monde dans sa nécessité immanente et contemplent passivement le capital comme une substance existant sub specie aeternitatis, autrement dit comme une machinerie autosuffisante et absolument nécessaire à la reproduction d’une vie civilisée, c’est précisément une des clefs, même si ce n’est pas la seule, pour comprendre la posture éthique postmoderne, fondamentalement conservatrice et cynique.
6Dans les sociétés libérales contemporaines, dans lesquelles prolifèrent des attitudes et des conduites hédonistes, utilitaires, opportunistes et spirituellement égoïstes, on a du mal à s’imaginer une chose pour laquelle on risquerait sa peau. Ce que l’on voit dès lors se mettre en place, c’est un régime de rationalité cynique, ou cynico-éclairée, qui résulte de la décomposition des critères normatifs qui pendant tout un temps s’étaient présentés comme les plus estimables des expectatives modernes de rationalisation sociale9. Aujourd’hui, en effet, la disposition subjective à tout mettre en jeu pour ce que l’on prend pour vrai ou juste, est en tant que telle soupçonnée et d’habitude promptement considérée comme fanatique ou extrémiste. En Occident en tout cas, les actions d’un groupe radical comme celui d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof paraissent de nos jours appartenir à un temps archaïque et complètement révolu. Mais où peut-on alors puiser le courage pour des actions empêchant que l’on soit soumis passivement au destin aveugle et en apparence infranchissable de la machinerie infernale du capital ? Comme le souligne Žižek, bien plus que les bombes et les attentats, ce qui dérangeait vraiment avec le « terrorisme » de la RAF c’était le refus, qu’impliquait l’attitude de ses intégrants, du choix forcé, le refus radical d’un pacte social fondamental10. « On ne discute pas avec les gens qui ont fait Auschwitz », disait Gudrun Ensslin. En d’autres mots : il n’y a pas de conciliation possible, pas de discussion rationnelle, aucun compromis avec un ordre qui sous la façade démocratique cache à peine ses tendances fascistes. Comme Antigone, à qui elle a été comparée11, Ensslin a fait un choix absolu, inconditionnel, pour quelque chose avec laquelle l’on ne peut tergiverser, et contre toute adversité l’a maintenu jusqu’au bout. Le geste rebelle de négation de ce sur quoi se fonde l’ordre établi – le « non » d’Antigone à Créon, le « non » d’Ensslin au compromis bourgeois post-Auschwitz –, qui a eu pour résultat leur exclusion de la communauté sociopolitique et a fini par les tuer – Antigone fut trouvée pendue dans la grotte où elle avait été emmurée, Ensslin trouvée morte, également pendue, dans sa cellule de prison –, a représenté une libération12. En mettant en scène le creux existant entre deux mondes fondamentalement incompatibles, en permettant d’entrevoir l’ouverture d’un espace nouveau de réalisations par-delà les institutions, les formes d’existence et les normes sociales reconnues, ce geste a favorisé le changement du paysage familier du donné.
7À l’heure qu’il est, à un moment historique critique où l’humanité, dans sa grande majorité, devient superflue, et où la capacité destructive du système dépasse de loin tout ce que l’on a connu ou pu imaginer jusqu’à présent, le courage ne peut consister que dans la capacité ou la force subjective de maintenir durablement en suspens l’efficacité du réseau socio-symbolique lié à la reproduction des rapports capitalistes de production. Si la notion moderne, cartésienne, de sujet nous paraît ici incontournable, c’est que le sujet n’est pas, comme le suggérait Althusser, l’effet d’une interpellation, de la reconnaissance de soi dans un appel idéologique, mais l’exact contraire de cela : le sujet n’émerge que lorsque les identités qui lui sont collées ou imposées par le moyen de l’interpellation sont radicalement remises en question.
Liberté et expérience urbaine au début des temps modernes
8Suivant Hegel, on peut dire que les conditions modernes de la vie politique, juridique et morale limitent à l’extrême les possibilités de créations idéales. L’individu pré-moderne, des âges héroïques pour ainsi dire, formait une unité avec tout son vouloir, toutes ses actions et réalisations, de sorte qu’il était inséparable des conséquences et effets de ces dernières. Même si, sans le savoir ou le vouloir, il tue son père et partage le lit avec sa mère, Œdipe assumera entièrement la responsabilité de ses actes et se châtiera lui-même en conséquence pour ses crimes de parricide et d’inceste. Ferme et intègre, le caractère héroïco-tragique ne partage pas ses fautes, ni n’établit-il une quelconque séparation entre lui-même et la totalité morale substantielle dont il fait partie. L’individu moderne, en revanche, agit en tant que personne pour ainsi dire séparée du tout social et se juge par conséquent responsable uniquement de ses propres actes, non de ceux d’autrui ou de ceux de la société. En lui, les intentions subjectives s’opposent le plus souvent aux actions objectives, opposition qui dérive à la fois de la connaissance subjective des circonstances, de l’idée que se fait le sujet du bien et de l’intention de la réaliser dans ses actes. Pour le dire en bref, l’individu pré-moderne est indivisé et se trouve à l’origine unique de l’objectif, tandis que l’individu moderne est constitutivement scindé entre les intérêts, les aspirations, les intentions et les finalités personnelles, d’une part, et d’autre part, les intérêts et les finalités de la totalité sociale13.
9Cette inadéquation entre savoir et faire, entre conscience et action, se trouvera à la base de toute la pensée moderne. Au plus les intérêts et les aspirations profondes des individus contredisent de façon irréconciliable les intérêts et les aspirations de la société comme un tout, au plus le postulat d’une identité immédiate entre la conscience morale et l’engagement dans les affaires du monde s’avère problématique. De toute évidence, aux débuts des temps modernes l’idée centrale de liberté s’impose d’abord comme un véritable problème. Une fois démis l’ancien ordre médiéval, dans lequel tout avait sa place et s’inscrivait dans des hiérarchies rigides et bien définies, l’idée (ou idéal) de liberté et d’autonomie induit l’individu à un état d’incertitude. « Depuis le XVIe siècle, on sait qu’Il [Dieu] a vidé les lieux : la laïcisation de tous les secteurs de l’activité humaine ne Lui laissant – depuis le début du capitalisme marchand – plus aucune place dans l’espace ni dans le temps. »14 Comment agir dans un monde désacralisé ? Comment dois-je m’orienter dans le nouvel ordre si rien ne garantit objectivement la justesse de mes actes ? Comment dois-je me comporter si rien ne m’assure qu’en agissant d’une façon plutôt qu’une autre j’atteindrai un jour le bonheur, sinon sur terre, au moins dans l’au-delà ?
10Bien que manifestement plus serein que la plupart de ses contemporains, puisque modéré et ironique de nature, c’est avec Montaigne que la vie humaine prise dans son ensemble devient pour la première fois problématique au sens moderne du terme, et c’est sans contredit lui qui « aperçut le mieux le problème de l’auto-orientation de l’homme, c’est-à-dire la tâche qui lui est imposée de vivre sa vie sans qu’il puisse se reposer sur des points d’appui fixés une fois pour toutes »15. Dans ce contexte d’incertitude, le doute cartésien n’est pas une simple question de méthode, mais s’impose comme un fait d’époque. Au contraire de Montaigne, qui n’avait « pas besoin de beaucoup de certitudes », vu que celles qui lui importaient se reformaient « toujours spontanément en lui »16, pour Descartes, l’incapacité de voir clair dans la sphère de l’agir trouble la conscience chancelante et à la longue conduit l’esprit à un tourment sans fin, à une vie de repentirs et de remords. Vu l’incertitude entourant les questions de conduite pratique dans le monde par rapport aux vérités de la pensée, Descartes se forme en conséquence « une morale par provision ».
11Obéir aux lois et respecter les mœurs du pays dans lequel on se trouve être, quelles qu’elles soient et sans jamais les remettre en question, cela de sorte à vivre le mieux et le plus heureux et librement que l’on puisse sans être dérangé dans ses projets privés et sans déranger ceux d’autrui17 – telle fut la morale provisoire du raisonnable citadin d’Amsterdam afin de consacrer sa vie, en toute liberté et tranquillité, à la culture de sa raison et, autant que possible, au progrès dans la connaissance de la vérité, suivant la méthode qu’il s’était lui-même prescrite, à savoir : « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible »18. Pour Descartes donc, le cours du monde n’est en notre pouvoir pour autant que nous le pensions ; sans cela, il échappe nécessairement à nos prises, et il serait tout à fait vain de gloser là-dessus. Incapable de changer individuellement le cours des choses, le raisonnable citoyen moderne accepte l’inévitable, cesse de réagir contre un tel ordre, se soumet à lui avec une résignation amère et finit par supporter ce qui lui semble insurmontable avec une patience douloureuse et un courage pour ainsi dire tranquille. Quand la lutte contre le cours du monde est ou paraît vaine et inutile, le plus raisonnable à faire, c’est de ne pas prendre inutilement des risques à s’y engager, de façon à, pour le dire comme Hegel, « sauvegarder au moins le refuge dans l’indépendance formelle de la liberté subjective »19. L’exigence même d’individualité et d’autonomie ne peut dès lors se comprendre que sur fond de la division subjective moderne et du manque réel de liberté dans la société capitaliste.
12À première vue, la morale cartésienne tient d’une vision stoïcienne des choses, d’après laquelle il n’y aurait que nos pensées qui soient entièrement en notre pouvoir. Puisque tout le reste ne dépend pas d’elles, inutile d’y prêter attention. L’extrême facilité avec laquelle Descartes se débarrasse des problèmes relevant de la pratique est remarquable, surtout que dans le domaine de la connaissance les choses se passent chez lui tout autrement. Certes, on comprend que pour Descartes, les lois, les mœurs, les religions, soient peut-être toutes contingentes, qu’il n’y ait probablement rien d’universellement nécessaire ni d’objectivement valable pour tout un chacun quand il s’agit de se conduire dans les affaires du monde. Mais, se demande-t-il, faut-il pour autant perdre la raison, ne pas savoir au juste ce que l’on a à faire, ou encore vivre ses jours hanté par l’idée de s’être mal conduit ? En bref, l’agir pour Descartes ne pose pas vraiment problème. Notre philosophe semble déjà bien habitué au fait de la société bourgeoise naissante, se sent chez lui dans la métropole moderne qu’est Amsterdam et goûte bien de la liberté rendue possible par la vie urbaine20.
13Dans l’Éthique, Spinoza soutient, lui aussi, que l’individu guidé par la raison (ratione ducitur) est plus libre dans la ville (magis in civitate liber), c’est-à-dire vivant sous des lois communes, qu’en solitude, n’obéissant qu’aux caprices de sa propre volonté. D’après lui l’individu qui tâche de préserver son être selon les diktats de la raison, non seulement n’obéit-il jamais par peur, mais, dans la mesure où il cherche à vivre en liberté, il désire ordonner sa vie selon le bien commun et, à cette fin, il lui faut vivre selon les lois du pays où il se trouve21. Cette conception de la ville comme espace de liberté provient à vrai dire de la fin du moyen-âge et est propre à la bourgeoisie émergeant alors comme classe influente dans le nord de l’Europe22. La liberté individuelle est ainsi inconcevable en dehors de la vie civique, qui rend possible à tout individu de rentrer dans des rapports extérieurs d’existence. Le « Habe Muth », que prônera Kant plus tard dans son célèbre opuscule sur les Lumières, l’exhortation à avoir le courage de, quel que soit le contexte ou la situation, faire libre usage de son propre entendement, tout en obéissant, bien entendu, aux lois de la cité, s’inscrit également dans ce mouvement général de rationalisation sociale.
14Le courage dans les temps modernes devient ainsi une vertu extrêmement réfléchie, toujours associée à la prudence et à la tempérance, mais aussi aux compromis et aux demi-mesures requis par la vie sociale moderne et que plus tard Nietzsche associera à la médiocrité et à l’asphyxie intellectuelle. La vaillance, la loyauté, la galanterie, etc., seront certes adoptées dans la modernité, en tant qu’idéaux, par les couches sociales d’origine urbaine, notamment bourgeoises. Seulement, sortis de la sphère des mœurs réglant les rapports sociaux effectifs et confrontés au jour le jour au monde prosaïque des affaires pratiques, ils demeureront vides de tout contenu réel.
La formation du sujet moderne
15Le sujet moderne surgit de la perception tout à fait nouvelle d’une inadéquation entre les désirs et aspirations subjectifs et les diktats universels de la raison, qui est raison sociale, n’ayant pas lieu en dehors des centres urbains qui voient progressivement le jour à partir du haut moyen-âge et qui se constituent comme des loci de l’universalité, comprise en son sens premier, signifiant le rassemblement du divers sous l’insigne de l’unité (unum versus alia), en l’occurrence une unité spatiotemporelle, la ville, qui est intériorisée par le sujet. Comme le résume Hegel, en clair contraste avec la campagne, qui demeure « le siège de l’éthicité se reposant sur la nature [der Sitz der auf der Natur ruhenden Sittlichkeit] », la ville est « le siège de l’entreprise bourgeoise [der Sitz des bürgerlichen Gewerbes], de la réflexion qui s’élève et s’isole au-dedans de soi [der in sich aufgehenden und vereinzelnden Reflexion] »23. Ce sujet bourgeois qui émerge au sein de la ville se voit pour la première fois comme séparé du corps social, de la tradition et de la nature, qui lui paraissent tour à tour comme des choses étrangères à lui. De manière générale, il ne trouve plus sa place dans la chaîne de l’être, précisément ce qui lui permet d’établir une distance nécessaire pour réfléchir sur soi et sur le monde extérieur, pour porter des jugements pratiquement à propos de tout ce qui l’entoure24. C’est l’expérience sociale bourgeoise qui permet au sujet, au sens moderne du terme, de se former. Au XVIIIe siècle, cette projection de l’individu vers le champ de l’expérience deviendra centrale à la réflexion philosophique :
Le rehaussement de l’expérience comme situation propice à la connaissance est corrélé au sens que l’individu assume chez Kant : ce n’est pas sa singularité qui est rehaussée, mais son caractère « externe », public, d’appartenance à la « cité » humaine : son caractère de citoyen. Au citoyen et à lui seul est assuré l’échange avec l’autre, avec la matière autre, indispensable à l’expérience à même d’engendrer de la connaissance.25
16Avec l’avènement du mode de production capitaliste, tout ce qui était solidement établi s’évapore dans l’air. L’émergence du sujet moderne, pour récapituler, coïncide avec la déstabilisation de l’ordre organique féodal, avec ses hiérarchies, ses modèles rigides de conduite, ses idéaux de piété, d’honneur, de vaillance et de vengeance. Il y naît un sujet qui, libéré des liens substantiels traditionnels, se pose devant le monde en tant qu’observateur rationnel et distancié, qui de ce fait même réfléchit et construit activement l’objet observé, progressivement, comme le reflet de sa domination sur l’autre, sur la nature interne et externe, qui s’érige par là comme une intériorité suffisamment profonde, réflexive et relativement sûre d’elle-même, capable de discriminer sujet et objet, société et nature, conscience et monde26.
17Giotto déjà, et puis surtout Brunelleschi et Masaccio introduisent la perspective, la profondeur et la proportion géométrique dans leurs créations artistiques. Utilisant le calcul mathématique et jouant de façon originelle avec l’optique, ils parviennent à transformer l’observateur d’un tableau en sujet participant activement au processus perceptif, de sorte que le regard du spectateur devient le centre de la réalité visible, réalité qui se trouve là devant, disponible, prête à être expérimentée par ce sujet de plus en plus conscient de son pouvoir d’expérimentation. À travers la mise en perspective du monde extérieur, l’ancienne totalité naturelle-sociale se fragmente presqu’entièrement, mais elle est à nouveau réinstaurée, sous une forme différenciée et supérieure, en tant qu’unité esthétique, objet de contemplation pour un sujet autonome et réflexif, plus ou moins séparé de la sphère de la production et de la conduite strictement pragmatique qu’exige le prosaïsme du monde bourgeois. On voit ainsi émerger, momentanément, un sujet du goût bien formé, bien que peu à peu mélancolique et nostalgique de l’unité originaire perdue, de l’homme naturel (le « bon sauvage ») et de la communauté substantielle.
18C’est l’heure de la philosophie de Rousseau, puis du Romantisme qui s’en inspire, mais également, au plan matériel, de l’émergence de la grande industrie et de la progressive marchandisation de toutes les sphères de la vie quotidienne. « Qu’est-ce que l’homme en dehors de son travail ? » – c’est la question que se posent et qui beaucoup préoccupe des esprits tels que Lessing, Goethe et Schiller, qui tenteront tantôt de concilier, ou d’articuler, Bildung et activité productive, tantôt de placer le processus de formation, de socialisation et de maturation individuelle en dehors du monde du travail. Comme le rappelle un collègue, du premier Wilhelm Meister (celui des Années d’apprentissage, de 1795-96) au second (celui des Années de pèlerinage, de 1821-29) quelque chose changeait déjà : « Wilhelm se forme positivement, passant de l’indétermination du théâtre à la vie professionnelle bien définie (par la médecine) dans la division capitaliste du travail »27.
La dégradation de l’expérience
19À tous égards, la logique du capital, qui présuppose une compétition universelle et implique une fragmentation presque complète du corps social, logique à l’intérieur de laquelle la création et l’accumulation de richesse n’est possible et concevable qu’à travers une croissance illimitée, ne favorise pas la Bildung du sujet, c’est-à-dire la clôture du cercle de l’expérience, la connexion (au sens d’une Zusammenhang) de tous les moments isolés de la vie de l’individu, en un mot, la synthèse finale et harmonieuse de l’idéal d’autodétermination subjective et des demandes impérieuses de la socialisation bourgeoise28. Avec l’expansion du capitalisme et ses formes sociales fondamentales, la scission du sujet bourgeois par le marché se généralise, devient un trait à la fois structurel et mondial. L’individu se voit alors contraint de suivre ou bien les demandes internes de ses pulsions et aspirations subjectives, ou bien celles, externes, mais peu à peu intériorisées, de la société du marché total. Il arrive inévitablement un moment où les deux demandes s’interpénètrent :
Le Wilhelm Meister – et marqueté en lui la Bildungsethik – venait finalement consacrer ce dispositif bifrontal : d’une part, l’impulsion impondérable du « long effort de formation intérieure » ; de l’autre, à côté de la naturelle soif de renommée, les intérêts matériels mobilisés par le processus d’ascension sociale qui se mettaient en scène, sublimés, dans la face de la « personnalité cultivée » tournée vers la scène du monde.29
20À la fin du XVIIIe siècle déjà, l’expérience formatrice bourgeoise donne de forts indices de détérioration. En sont responsables l’aliénation généralisée dans le travail, laquelle touche toutes les classes sociales, bien qu’à différents niveaux, ainsi que la vie affolée des grands centres urbains modernes, lesquels s’avèrent de plus en plus inhumains. À ce propos, Adam Smith avait déjà fait remarquer qu’un des effets indésirables du commerce et du travail divisé en une infinité de spécialités était qu’ils noient le courage de l’humanité, en la rendant pauvre en expériences :
Dans tous les pays commerciaux la division du travail est infinie et les pensées de tout le monde sont employées dans une chose particulière. […] Les esprits des hommes se contractent et deviennent incapables d’élévation. L’éducation est dédaignée, ou du moins négligée, et l’esprit héroïque est presque totalement éliminé.30
21Pour le penseur écossais, l’uniformité de la vie stationnaire du travailleur moderne corromprait le courage de son esprit, limiterait extrêmement l’exercice de son entendement et de son imagination, le rendrait non seulement incapable de formuler un jugement autonome, mais fondamentalement stupide et ignorant, « non seulement incapable de savourer ou de prendre part à une conversation rationnelle, mais de concevoir un sentiment généreux, noble et tendre »31. Tendance propre à la barbarie moderne, la perte de la capacité de sentir, de concevoir et de créer pratiquement une vie émancipée est le signe majeur de l’épuisement de l’expérience d’une individualité plus ou moins profonde et enrichie par son extériorisation dans le monde, par son contact et ses rapports avec l’autre. L’aliénation du travailleur moderne atteint le sommet avec la constitution de ce sujet vide de subjectivité – magnifiquement analysé par Adorno et Horkheimer – répondant de façon irréfléchie à des besoins irrationnels et insensibles, créés et imposés à lui de l’extérieur.
22L’avènement du capitalisme au XVIe siècle et la généralisation subséquente de ses formes fondamentales ont, nous l’avons vu, progressivement « délivré » les hommes de leurs attaches organiques et substantielles, condition indispensable selon Hegel pour qu’ils puissent s’approprier consciemment et rationnellement l’essence objective dans son ensemble32. Il reste que l’unité immédiate de la vie, la vision synoptique de celle-ci comme unité écoulée ante rem et saisie synoptique post rem, ne se donne désormais plus en même temps que l’ordonnance universellement englobante de la société33. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’industrialisation, l’urbanisation croissante et la généralisation du travail « libre », que la dégradation de l’expérience sociale commence vraiment à se laisser sentir. La ville moderne, en tant que centre pratique réunissant individus, biens, manifestations culturelles et rapports sociaux, devient abstraction réelle de toute l’expérience collective et individuelle et donne peu à peu lieu à l’isolement social, moral et psychologique34. Au lieu d’échanges enrichissants, de libre rencontre et de plaisir, la métropole moderne s’invertit progressivement en disciplinarisation sociale (au sens foucaldien du terme), en imposition de conduites, en séparation, et de surcroît, en abrutissement, en impuissance, en ennui.
23Dans un petit conte qui satirise l’entreprise néocoloniale, après avoir décrit les deux personnages principaux, Kayerts et Carlier – librement inspirés de Bouvard et Pécuchet – comme des « individus parfaitement insignifiants et incapables, dont l’existence n’est rendue possible qu’à travers la haute organisation des masses civilisées », Joseph Conrad s’engage dans une caractérisation assez perspicace de la dialectique existant entre courage et institutions modernes :
Peu d’hommes se rendent compte que leur vie, l’essence même de leur caractère, leurs capacités et leurs audaces, ne sont que l’expression de leur croyance en la sécurité de leur environnement. Le courage, la contenance, la confiance, les émotions et les principes, chaque pensée, grande et insignifiante, n’appartiennent pas à l’individu mais à la foule : à la foule qui croit aveuglément dans la force irrésistible de ses institutions et de ses mœurs, dans le pouvoir de sa police et de son opinion.35
24Voilà qui à première vue paraît bien hégélien : les institutions et les formes sociales modernes, vu leur « rationalité », « formatent » les individus, les forcent à agir de manière « rationnelle » ou « civilisée ». Ce que dit Conrad, c’est que les motivations les plus profondes des individus ne leur appartiennent pas ; la base d’attitudes et de dispositions les plus diverses, de l’aplomb au courage, n’est autre que la sécurité ambiante trouvée dans l’Europe civilisée, la fois dans le fonctionnement de ses institutions et de sa police. Dans ses romans et nouvelles, Conrad met sans cesse en évidence qu’une fois arraché à cet ordre, dans les confins de la civilisation, isolé du monde pour ainsi dire, l’individu ressent un trouble profond. En contact direct avec ce qui lui paraît radicalement étranger, environné par la nature sauvage et hostile, par des peuples « primitifs » qu’il soupçonne dangereux, hanté par des choses vagues ou répulsives qui surexcitent son imagination, et surtout face à l’isolement (la métaphore de l’île est fréquemment employée par l’auteur), c’est-à-dire à l’absence totale du regard réprobateur de ses semblables, l’Européen n’agit généralement pas de la même façon que chez lui.
25Appartenant à la génération qui succède au massacre d’État de juin 184836 et ayant été fort influencé par l’esthétique antibourgeoise de Flaubert et Baudelaire37, Conrad ne pouvait partager la confiance presqu’inconditionnelle – que l’on attribue, à tort ou à raison, à Hegel – dans les institutions bourgeoises postrévolutionnaires38. En Europe, non sans frayeur, il notait un danger grandissant sous des conduites standardisées :
Eh bien non, ils [au Congo belge] ne m’ont pas enterré ; bien qu’il y ait une période dont je ne me souvienne que dans un brouillard, avec une surprise frissonnante, comme la traversée d’un monde inconcevable où n’existait aucun espoir, aucun désir. Je me retrouvai dans la ville sépulcrale [Bruxelles] détestant le spectacle des gens se hâtant par les rues pour s’extorquer mutuellement un peu d’argent, pour dévorer leurs mets infâmes, avaler leur bière frelatée, rêver leurs rêves niais et insignifiants. Ils interféraient sur mes pensées. C’étaient des intrus dont la connaissance de la vie n’était à mes yeux qu’un simulacre irritant, car j’étais bien sûr qu’ils ne pouvaient savoir ce que moi je savais. Leur comportement d’individus médiocres vaquant à leurs occupations avec l’assurance d’une sécurité absolue m’offensait comme la manifestation outrageante d’un danger qu’elle est incapable de percevoir.39
26En détruisant les liens organiques et substantiels, la socialisation capitaliste supprime progressivement les identifications secondaires ou œdipiennes (avec papa/maman), et avec elles la seule chose qui donnait encore au sujet un certain équilibre. Lorsque la loi symbolique devient par trop fluide, trop formelle, n’assurant plus l’existence de l’autre en tant qu’autre, se donne alors le passage à une expérience-limite ; c’est la sortie de la névrose obsessive vers des cas de perversion, de paranoïa, de mélancolie profonde. Le déclin progressif de ce que Hegel, au début du XIXe siècle, a appelé le « cours de l’expérience [Verlauf der Erfahrung] »40, autrement dit l’appauvrissement psychologique des sujets, la banalisation d’un quotidien affolant et sauvage, sont des conséquences liées directement aux déterminations de la production marchande industrialisée. On voit alors se profiler des tendances telles que la fragmentation de la perception – qui suit celle de la réalité sociale –, la croissante inaptitude du sujet à faire des expériences formatrices et riches du monde environnant, la volubilité des convictions et des positions morales, le taedium vitae et la superficialité des rapports qui se chosifient et se refroidissent. Une telle ineptie subjective à l’expérience (au sens d’Erfahrung), l’incapacité croissante à faire une expérience du temps présent digne d’être racontée, historicisée, sont conditionnées par des expériences vécues de choc (Chockerlebnisse)41, pour leur part intrinsèquement liées au sentiment d’ennui et de fadeur, ainsi qu’au besoin de nouveauté et à la recherche de sensations fortes, à même de tirer l’individu hors de l’état blasé42 et abrutissant43 dans lequel le plongent le travail hétéronome et la vie moderne44. Il est instructif à cet égard de jeter un coup d’œil sur le poème qui ouvre Les fleurs du mal :
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine, / Occupent nos esprits et travaillent nos corps, / Et nous alimentons nos aimables remords, / Comme les mendiants nourrissent leur vermine. // Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ; / Nous nous faisons payer grassement nos aveux, / Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, / Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. / […] Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas, / Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. // […] Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes, / Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, / Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons / Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. // Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie, / N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins / Le canevas banal de nos piteux destins, / C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie. // […] C’est l’Ennui ! – l’œil chargé d’un pleur involontaire, / Il rêve d’échafauds en fumant son houka. / Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, / – Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère !45
27D’emblée Baudelaire dit au lecteur à quoi il est venu, ne laissant point de doute sur le fait que son art est très loin d’être « un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal »46. Non. Sans une ombre de pitié, le poète met le doigt dans la blessure : la bêtise généralisée, la complicité dans le crime, l’atmosphère morbide, l’hypocrisie et les remords collectifs – ce sont là des références explicites au lâche massacre des insurgés dans les rues de Paris par les forces de l’ordre en juin 1848. Dès l’ouverture donc, la poésie des Fleurs du mal s’insurge, pourrait-on dire « héroïquement », contre ces deux faces d’une même pièce, qui sont, d’une part, l’ennui, ce désagréable sentiment issu de la stérilité dominante de la vie moderne, vie qui, on le sait avec Emma Bovary, « ne déferle et n’écume plus »47, et d’autre part, la banalité du mal, devenue manifeste après les événements de juin, avec le retour idyllique à la « normale ». Baudelaire comprend combien, selon la situation sociale, la beauté peut être démoniaque, d’où son « satanisme », qui s’adresse directement au bourgeois de bonne société, ami du beau, de l’idéal et des nobles sentiments, mais ennemi féroce de la liberté de ceux qui constituent ce que Thiers appelait « la vile multitude »48. Comme l’écrit Dolf Oehler : « après les massacres de juin […] l’ennui apparaît comme le principal agent de la destruction de la vérité et de la vie. […] Le lecteur est dénoncé par Baudelaire […] comme quelqu’un d’absolument incapable et, en raison exactement de son incapacité, capable du pire.49
28Une telle incapacité demande une explication supplémentaire. La scission du sujet bourgeois est le produit d’une économie libidinale contradictoire, dans laquelle figurent et interagissent sans cesse, d’une part, l’auto-contention névrotique dans la préservation du désir, et d’autre part, l’impératif surégoïque de la gratification maximale à travers la possession et la consommation marchande :
Le capitalisme ayant, de l’atelier au laboratoire, vidé l’activité productive de toute signification pour elle-même, s’est efforcé de placer le sens de la vie dans les loisirs et de réorienter à partir de là l’activité productive. Pour la morale qui prévaut, la production étant l’enfer, la vraie vie serait la consommation, l’usage des biens. / Mais ces biens, pour la plupart, ne sont d’aucun usage, sinon pour satisfaire quelques besoins privés, hypertrophiés afin de répondre aux exigences du marché. La consommation capitaliste impose un mouvement de réduction des désirs par la régularité de la satisfaction des besoins artificiels, qui restent besoins sans jamais avoir été désirs ; les désirs authentiques étant contraints de rester au stade de leur non-réalisation (ou compensés sous forme de spectacles). Moralement et psychologiquement, le consommateur est en réalité consommé par le marché.50
29Vers la deuxième moitié du XIXe siècle, les intérêts de la bourgeoisie émancipée, non seulement se montrent distincts des intérêts universels promus par la Révolution de 1789, mais se trouvent progressivement complètement à la merci des puissances capitalistes qui se sont développées à travers la libre concurrence et qui se confondent de plus en plus avec l’appareil étatique et ses politiques impérialistes au plan international. Les grands intérêts industriels soustraient à la décision morale le terrain économique, ce qui aboutit à une atrophie croissante de la faculté de réflexion autonome du sujet, comprise comme la synthèse toujours renouvelée de la réceptivité et de l’imagination. De sorte que la réflexion du sujet sur lui-même et sur l’élément de désir qui, de forme antithétique, constitue la pensée comme pensée et lui permet de résister à la paranoïa, symbole d’une formation arrêtée à mi-chemin (Halbbildung), est réduite à zéro. Même si les anciennes étiquettes sont conservées, la conscience morale est liquidée, puisque privée de tout objet : le sentiment individuel de responsabilité de soi est progressivement remplacé par la performance au travail et par l’allégeance de l’individu au système. Le sujet devient incapable d’intérioriser les impératifs sociaux de façon à leur conférer un caractère d’obligation à la fois fort et ouvert, incapable donc de gérer intérieurement le conflit des pulsions et de constituer ainsi le tribunal de la conscience, en un mot, il devient susceptible de s’identifier directement aux échelles de valeur stéréotypées51.
30Comme l’écrivaient Adorno et Horkheimer pendant la guerre : « Le manque d’égard pour le sujet rend les choses plus faciles pour l’administration. »52 Et de fait, dans le capitalisme tardif, le sujet est peu à peu remplacé par des « dispositifs ». À partir du moment où, avec la marche modernisatrice capitaliste, les vieux codes symboliques et moraux, patriarcaux notamment, commencent à s’affaiblir et à faillir, tant en Europe qu’ailleurs, bien que de manières diverses53, la dialectique qui d’une façon ou d’une autre soutenait jusque là le sujet comme sujet, et l’autre comme autre, donne lieu à une inconsistance croissante entre idéal et pratique, c’est-à-dire entre l’idéal bourgeois d’une vie émancipée et la pratique commerciale dégradante, inconsistance qui a pour conséquence la débilisation de l’ordre symbolique institué en face de la réalité barbare et absurde de l’exploitation capitaliste. Un tel processus, s’il n’est pas sans contradictions, n’est pas non plus sans tensions et résistances, de même qu’il présente quelques lignes de fuite. Flaubert a su en capter de manière remarquable les dynamiques sociales et subjectives qui étaient en jeu. Précurseur du consommateur vorace de nos jours, dévorateur de belles images dont le moi débile et lâche rend tout à fait incapable de grandes confrontations, Frédéric Moreau est l’exemple type du petit-bourgeois romantique chez qui les limites du désir se trouvent abolies et les énergies de la pensée complètement relâchées54. Alors qu’en clair contraste avec lui, vivant dans un milieu provincial aux horizons on ne peut plus étroits, entourée d’individus eux-mêmes bornés à l’extrême, qui respirent sans dégoût la mesquinerie et la médiocrité, qui étalent une sottise et un aveuglement satisfaits, Emma Bovary est « une femme du peuple qui veut tout, la chair et l’esprit, qui exprime et réalise des désirs et des aspirations en rupture avec la distribution sociale des parts, des compétences et des manières d’être, comme le font, d’une autre manière, les ouvriers émancipés »55. Rêveuse, certes, assoiffée d’aventures, aspirant à une vie luxueuse et remplie de péripéties romanesques, Emma a néanmoins « le courage de sa sensualité » et domine « son milieu en refusant la matérialité désespérante d’une humanité rapace, lâche et sotte »56. Sans se conformer avec sa situation sociale, sans s’identifier à un quelconque rôle social préétabli, s’arrachant à tout moment à sa place « naturelle », à savoir la position soumise que devait occuper à l’époque une femme de bonne société, elle représente, à sa façon, la part des sans-parts et, par ses actes, met en scène un écart, une opposition entre mondes incompatibles.
« Osez entreprendre ! »
Courage et individualité
Courage et vérité
Courage et liberté
Notes
To cite this article
About: Raphael Alvarenga
Docteur en philosophie et lettres de l’Université catholique de Louvain (2008), Raphael Alvarenga est actuellement chargé de recherche au Département d’histoire de l’Université catholique de Rio de Janeiro (PUC-RJ) et bénéficie d’une bourse de la Fondation d’appui à la recherche de l’État de Rio (FAPERJ).