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Bruno Leclercq

Des actes aux règles : aller (Wittgenstein) et retour (Austin)

(N° 3 (février 2010) — Dossier : Droit et philosophie du langage ordinaire)
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1 Dans la philosophie contemporaine, les noms d’Austin et du second Wittgenstein sont souvent associés comme ceux des pionniers qui ont fait apparaître la dimension pragmatique du langage et, par là même, mis à mal la conception logico-positiviste de la proposition. En soulignant la priorité de l’usage sur le sens, des pratiques sur les intentions de signification ou encore des actes de parole sur leurs contenus, mais aussi en mettant en évidence le rapport constitutif entre la normativité sociale et la normativité spécifiquement linguistique, les deux auteurs ont fait œuvre commune et extrait la philosophie du langage de la sphère de la théorie de la connaissance où elle semblait casernée, pour en faire apparaître les enjeux « pratiques », éthiques et politiques.

2 Sans contester la pertinence de cette lecture, que plusieurs articles de ce dossier doivent d’ailleurs approfondir, le présent texte se donnera pour objectif d’éclairer la percée « pragmatique » accomplie par Austin et le second Wittgenstein en replaçant leurs thèses les plus significatives à cet égard dans le cadre plus général de leurs travaux, lesquels s’inscrivent en fait dans la continuité directe du positivisme logique, dont ils interrogent précisément les limites. Par ailleurs, en revenant sur le contexte d’émergence des thèses des deux auteurs, il s’agira ici aussi de montrer les écarts qui les séparent en raison notamment de leurs différences de préoccupation. Comme le suggère notre titre et pour le dire très vite avant de préciser, la question d’Austin, c’est de savoir comment des règles travaillent le langage pour lui donner une dimension pragmatique, c’est-à-dire comment des règles produisent des actes de langage. A l’inverse, la question de Wittgenstein est plutôt de savoir comment l’usage et la pratique du langage lui confère une dimension normative, c’est-à-dire comment des actes de langage engendrent des règles. Ainsi formulée, l’opposition est bien sûr très simplificatrice et, nous le verrons, elle ne rend pas vraiment justice à la richesse des remarques des deux auteurs. Mais elle a au moins pour avantage de distinguer deux aspects de la problématique de la normativité du langage, lesquels ont focalisé différemment l’attention du philosophe de Cambridge et de celui d’Oxford.

Tautologies versus propositions factuelles

3 Pour commencer, il nous faut dégager les contours de la notion wittgensteinienne de « règle » en repartant de la notion antérieure de « tautologie », dont elle apparaît comme une extension. Comme la tautologie, nous allons le voir, la règle est d’abord un statut épistémique avant d’être une norme pratique.

4 Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein s’était efforcé d’expliciter les thèses philosophiques – épistémologiques et ontologiques – reposant au fondement de l’analyse logique frégéo-russellienne. Il avait alors mis en évidence l’atomisme logique, thèse selon laquelle l’entité fondamentale de la pensée rationnelle est la proposition (la Gedanke frégéenne), dans la mesure où c’est à son niveau que se joue la question fondamentale que la raison adresse à la pensée, à savoir la question de la vérité1. C’est, dit Wittgenstein, par ce qu’elle figure – c’est-à-dire par son sens2 – qu’une image est en accord ou en désaccord avec la réalité et qu’elle est donc vraie ou fausse3. En particulier, une proposition est vraie ou fausse selon que l’état de choses qu’elle énonce a ou non lieu4. Les conditions de vérité d’une proposition, qui ne sont rien d’autre que les conditions d’existence ou de réalisation de l’état de choses qu’elle énonce5, constituent donc le sens de cette proposition. Et ce sens est préalable à la valeur de vérité de la proposition, puisque les conditions de vérité peuvent être connues sans qu’on sache encore si elles sont ou non réalisées6.

5 Dans la mesure donc où la question du sens s’identifie à celle des conditions de vérité, on comprend que la proposition constitue l’unité fondamentale – l’ « atome » – du champ de la pensée rationnelle. Et c’est par rapport à cette unité de sens que devront se définir, d’une part, ces « composantes » des propositions élémentaires que sont les concepts et, d’autre part, ces « compositions » de propositions élémentaires que sont la plupart des propositions théoriques. Car l’atomisme logique, c’est tout à la fois la thèse que les « expressions » intrapropositionnelles ne sont rien d’autre que des composantes fonctionnelles de propositions élémentaires – thèse qui est au fondement de la grammaire logique de Frege et Russell - et la thèse que le sens des pensées propositionnelles complexes est entièrement analysable en termes de conditions de vérité des propositions élémentaires qui les constituent – thèse vérifonctionaliste qui est au fondement de leur système déductif7.

6 Pour présenter la notion de tautologie, nous nous intéresserons ici à la seconde thèse, celle de la vérifonctionalité généralisée des propositions du langage idéal : les conditions de vérité des propositions complexes sont purement et simplement fonction des conditions de vérité des propositions élémentaires qui interviennent en elles. Ainsi, la valeur de vérité – vrai ou faux – de la proposition complexe « Il pleut en ce moment sur Londres et sur Paris » dépend entièrement de la valeur de vérité des propositions élémentaires « Il pleut en ce moment sur Londres » et « Il pleut en ce moment sur Paris » ; et la loi de cette dépendance est fixée par une fonction de vérité que traduit la « table de vérité » de la conjonction, laquelle diffère par exemple de la table de vérité de la disjonction, qui régit la loi de dépendance de la valeur de vérité de la proposition complexe « Il pleut en ce moment sur Londres ou sur Paris » par rapport à la valeur de vérité des deux mêmes propositions élémentaires. La spécificité de connecteurs logiques vérifonctionnels comme la conjonction ou la disjonction, c’est de constituer des propositions complexes dont les conditions de vérité sont entièrement fonction des conditions de vérité des propositions élémentaires qui les composent. Et puisque le sens d’une proposition s’identifie à ses conditions de vérité, cela veut dire que le sens de la proposition complexe est entièrement fonction du sens des propositions élémentaires et entièrement réductible à lui par analyse logique.

7 La thèse de la vérifonctionalité généralisée, c’est alors que toute proposition complexe est « fonction de vérité des propositions élémentaires »8 et dès lors aussi que deux pensées propositionnelles complexes ne peuvent entretenir que des liens eux-mêmes vérifonctionnels : quelles que soient les propositions élémentaires p et q, la proposition complexe disjonctive
« p q » est vraie chaque fois que la proposition complexe conjonctive « p q » est vraie ; donc la seconde implique la première. Les relations entre propositions complexes, dit Wittgenstein, sont des « relations internes »9, c’est-à-dire qu’elles sont liées aux fonctions de vérité qui les constituent l’une et l’autre ; il ne s’agit pas de relations contingentes qui dépendraient elles-mêmes du monde. Par contre, les propositions élémentaires – propositions qui ne comportent aucune forme logique – n’entretiennent les unes avec les autres aucune relation vérifonctionnelle, sans quoi elles ne seraient pas élémentaires mais bien fonction les unes des autres10. Les propositions élémentaires, clame l’atomisme logique, sont logiquement indépendantes les unes des autres.

8 Le schéma global qui se dégage de l’atomisme logique est donc le suivant : de l’ensemble des pensées propositionnelles élémentaires indépendantes résultent, par des combinaisons vérifonctionnelles, toutes les pensées propositionnelles complexes. La « matière » de la pensée est faite de propositions élémentaires et sa forme combinatoire est entièrement logique ou analytique, c’est-à-dire qu’elle ne comporte aucune « synthèse » complémentaire comme le prétendait Kant. Sur le plan ontologique, on en déduit qu’il n’y a dans le monde rien d’autre que des états de choses élémentaires ; tous les faits complexes du monde ne sont que des dérivés logiques de ces atomes ontologiques11. Or, cela veut également dire que les articulations logiques elles-mêmes n’ont aucune valeur ontologique. Il n’y a pas, dit Wittgenstein, d’« objets logiques »12. Entre l’état de choses « Il pleut actuellement sur Paris » et le fait plus complexe « Il ne pleut pas actuellement sur Paris », fait complexe qui est entièrement fonction de l’état de choses précité, il n’y a l’intervention d’aucune nouvelle entité ontologique13. Le monde se réduit donc à sa « matière », à savoir l’ensemble des états de choses qui subsistent. Quant à la forme du monde, elle est intégralement logique et non réelle14. Elle n’est donc pas elle-même une partie du monde et elle ne peut être dite, énoncée, dans le langage, mais seulement montrée, reflétée, par la forme que prend le langage lui-même, c’est-à-dire par les règles de formation – la grammaire – et les règles de transformation – le système déductif – du langage.

9 Une autre manière d’énoncer ce principe consiste à affirmer que les lois logiques ne disent rien de la réalité du monde. En effet, toute proposition de la forme « p p » - par exemple, « Il pleut ou il ne pleut pas actuellement sur Paris » - sera nécessairement vraie quelle que soit la valeur de vérité de p. Mais, dit Wittgenstein, cela veut également dire que la vérité de cette proposition complexe ne dépend plus vraiment des conditions de vérité de la proposition élémentaire « p » et donc qu’elle ne dépend plus non plus de l’état du monde. Étant nécessairement vrai, cet énoncé complexe ne dit pas ce qui a lieu quand il est vrai. Qu’il soit vrai qu’ « Il pleut ou il ne pleut pas actuellement sur Paris », cela ne nous dit en fait rien sur l’état du monde ; de même d’ailleurs que ne nous dit rien sur l’état du monde le fait que soit faux l’énoncé « Il pleut et il ne pleut pas actuellement sur Paris ». Contrairement aux authentiques propositions, les tautologies et les contradictions n’ont pas à proprement parler de conditions de vérité dans le monde et ne peuvent donc prétendre représenter le monde. Le passage du Tractatus est célèbre : « La proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien. La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune condition. […] La tautologie et la contradiction ne sont pas des images de la réalité. Elles ne figurent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation possible, celle-ci aucune. Dans la tautologie les conditions de l’accord avec le monde – les relations de figuration – s’annulent mutuellement, de sorte qu’elles n’entretiennent aucune relation de figuration avec la réalité »15.

10 Puisque les lois logiques sont des tautologies, elles n’ont pas de contenu propre et ne sont donc pas à proprement parler des propositions vraies (ni même nécessairement vraies)16. Une erreur majeure serait de penser que les lois logiques décrivent la forme logique du monde – les articulations logiques entre les faits – de la même manière que les propositions factuelles décrivent la matière du monde – les faits eux-mêmes17. En fait, la forme logique du monde, ce n’est pas quelque chose que les lois logiques disent, mais plutôt quelque chose qu’elles montrent par le fait même d’être des tautologies, c’est-à-dire par le fait d’être inconditionnellement vraies : « Que les propositions de la logique soient des tautologies montre les propriétés formelles – logiques – de la langue, du monde »18. Les lois logiques « figurent l’échafaudage du monde ; elles ne traitent de rien »19.

11 À cet égard, c’est aussi et peut-être surtout à Frege que Wittgenstein adresse ses critiques. Pour l’auteur de l’Idéographie, le fait que la logique soit un langage en même temps qu’un calcul impliquait que les lois logiques fondamentales soient elles-mêmes des propositions énonçant des vérités, bien que des vérités particulières puisqu’elles portent sur les structures logiques du monde et qu’elles sont nécessaires. La logique était, pour Frege, une théorie, qui part de propositions énonçant des vérités nécessaires immédiatement évidentes et qui, par des règles d’inférence immédiatement évidentes, en déduit d’autres vérités nécessaires. Pour Wittgenstein, par contre, c’est le fait même d’être une tautologie qui fait d’une proposition une loi logique. Les lois logiques ne sont pas l’énonciation symbolique de propositions qui sont par ailleurs nécessairement vraies ; ce sont des formules tautologiques en vertu des contraintes du système symbolique lui-même20. Les tautologies sont de purs produits du système formel ; et c’est pourquoi elles ne peuvent prétendre dire la forme du monde – par leur « contenu » –, mais seulement la montrer – par leur statut même de tautologie dans le système21.

12 En fait, ce sont les contraintes formelles mêmes du « langage » qui reflètent la logique du monde ; elles la reflètent, mais elles ne l’énoncent pas. Le langage idéal ne peut prétendre représenter le monde qu’en prenant lui-même la forme du monde ; mais cette forme commune, qui rend possible la représentation, n’est pas elle-même représentée. Une image, dit Wittgenstein, « peut représenter toute réalité dont elle a la forme. L’image spatiale tout ce qui est spatial, l’image en couleur tout ce qui est coloré, etc. Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter ; elle la montre »22. Et ce qui vaut pour toute image vaut en particulier pour l’image logique qu’est la pensée propositionnelle23. Lorsque, comme c’est le cas de l’idéographie frégéenne, le langage fait apparaître la forme logique du monde dans sa structure même, c’est-à-dire sa syntaxe, il n’est plus nécessaire de dire cette forme24.

13 Tout ce qui vient d’être dit apporte un important éclairage sur les propos par lesquels le Tractatus s’achève, aphorismes largement commentés tels que « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »25 ou encore « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique »26. Lues isolément, ces assertions pourraient sembler porteuses d’une critique de la rationalité au nom de l’assertion de l’existence d’une sphère de problèmes et d’enjeux qui échappent à la pensée rationnelle et au langage de la raison. Or, nous venons de montrer que la première et principale « chose » qui ne puisse être représentée dans la pensée et dite dans le langage, c’est en fait la rationalité elle-même27. C’est d’abord et avant tout la forme logique du monde que la pensée ne peut prendre pour contenu et que le langage ne peut dire. Pensée et langage peuvent seulement refléter les formes du monde par leurs propres formes28 ; tel est le sens de la célèbre formule : « La logique doit prendre soin d’elle-même »29. La rationalité est une forme et non un contenu. Il ne s’agit donc pas, en logique, d’énoncer des vérités nécessaires de la rationalité ; il s’agit plutôt de refléter, dans la syntaxe d’un langage idéal, les formes logiques qui sont tout à la fois celles de la pensée et du monde, et ce de manière à pouvoir alors dire dans le langage ce qui peut s’y dire, à savoir non pas la forme rationnelle du monde mais sa matière factuelle. La conformité logique du langage idéal est la condition de possibilité de toute prétention à la vérité et n’est pas elle-même une proposition vraie. « La logique, dit Wittgenstein, est transcendantale »30.

Règles versus propositions factuelles

14 Cette notion de « tautologie » est fondamentale pour comprendre la notion ultérieure de « règle ». En effet, lors du retour de Wittgenstein à la philosophie près de dix ans après la rédaction du Tractatus, deux modifications majeures apparaissent immédiatement dans ses travaux. D’une part, il ne s’agit plus désormais d’envisager l’élaboration du langage idéal de la Raison, mais plutôt d’étudier notre langage et de distinguer ce qui est en lui essentiel à sa fin de représentation31. D’autre part, il convient désormais de reconnaître que les rapports d’inférence entre propositions – et, corrélativement, les rapports de dépendance ontologique entre états de choses – ne se réduisent pas aux seuls rapports vérifonctionnels qui avaient été mis en évidence dans le Tractatus ; la rationalité qui structure tout à la fois la pensée, le langage et le monde va au-delà de la logique vérifonctionnelle et, contrairement à ce que soutenait le Tractatus, elle implique des liens nécessaires entre les propositions élémentaires elles-mêmes par l’intermédiaire de leurs concepts. Néanmoins, en dépit de ces deux importantes inflexions, la préoccupation générale de Wittgenstein reste fondamentalement inchangée ; il s’agit encore et toujours de mettre en évidence les formes rationnelles de la pensée et du monde dans les contraintes du langage qui les exprime. Cette investigation prend cependant de nouvelles formes.

15 Tout l’intérêt d’une idéographie résidait dans sa capacité à représenter adéquatement le monde. Mais cela, dit Wittgenstein, notre langage quotidien le fait déjà très largement malgré certaines imperfections et certains échecs. Dès lors, plutôt que de construire de toutes pièces un nouveau langage parfaitement artificiel, mieux vaut chercher à déterminer en quoi notre langage parvient à représenter adéquatement le monde et en quoi il y échoue32. Bien sûr, le travail d’analyse du philosophe a toujours pour objectif la « clarification » et même parfois la « remise en ordre » du discours. Pour autant, il ne s’agit pas de rétablir l’Ordre dans le langage – l’ordre idéal du monde du Logos –, mais plus simplement de remettre le langage en ordre de marche, de faire en sorte qu’il puisse fonctionner et remplir son rôle dans la vie scientifique quotidienne33. Remettre le langage en état de marche, ce n’est pas « affiner ou compléter d’une manière extraordinaire le système de règles qui régissent l’emploi de nos mots »34, mais seulement permettre à ces règles de remplir leur fonction ou plutôt leurs fonctions.

16 Contrairement à ce que soutenait le Tractatus35, il existe en effet une multiplicité indéfinie de sortes de phrases, qui n’ont pas toutes la même fonction ni toutes le même statut. Certaines servent à décrire le monde – à dire qu’ « il en est ainsi » –, mais d’autres à exprimer des émotions ou à témoigner de la sympathie, d’autres encore à recueillir des informations, à intimer des ordres, à persuader, à insulter, etc.36. Or, c’est précisément parce qu’elles négligent cette multiplicité d’usages que la plupart des philosophies du langage – et corrélativement la plupart des ontologies – sont inadéquates : « Nous n’avons pas conscience de l’indicible disparité existant entre les jeux de langage quotidiens, parce que les vêtements de notre langage uniformisent tout » 37. Le langage, dit Wittgenstein, est un poste d’aiguillage ; ses propositions sont autant de manettes dont l’apparence globalement similaire – du fait qu’elles doivent toutes être prises en main, manipulées – cache en fait des fonctions différentes38. Le problème, dit Wittgenstein, c’est que le langage tout entier a « résonance propositionnelle (Satzklang) »39 et qu’on croit donc à tort qu’il n’a qu’un seul usage, celui d’énoncer des états de choses. Et, par là, c’est évidemment d’abord et avant tout à sa propre conception antérieure que Wittgenstein s’en prend40.

17 Si, pour le second Wittgenstein, l’analyse logique et son expression idéographique ne suffisent plus, c’est donc en fait parce qu’il y a une multiplicité irréductible de jeux de langage, entre lesquels n’existent que des analogies partielles41, des « ressemblances de famille (Familienähnlichkeiten) », et non une structure idéale commune. Or, cette diversité des jeux de langage quotidiens, que Wittgenstein oppose désormais à l’uniformité forcée et trompeuse de l’idéographie, nous mène à la seconde modification majeure que Wittgenstein imprime à sa pensée après le Tractatus. Chaque jeu de langage, en effet, se caractérise par une « grammaire », un ensemble de règles particulières de fonctionnement et d’usage qui imposent au discours des contraintes supplémentaires à celles qui relèvent de la seule logique vérifonctionnelle envisagée dans le Tractatus. Wittgenstein prend en particulier conscience de ce qu’il y a, entre les propositions d’un jeu de langage, des rapports nécessaires qui ne concernent pas seulement la forme des propositions complexes mais aussi le contenu des propositions élémentaires. Ainsi, la proposition « Le chat est gris » n’est pas seulement en rapport d’opposition avec sa contradictoire « Le chat n’est pas gris », mais aussi avec des propositions telles que « Le chat est blanc » ou « Le chat est noir ». De même en va-t-il des propositions « Le cendrier est circulaire » et « Le cendrier est triangulaire » ou des propositions « La table est longue de 2m » et « La table est longue de 3m ». Or, ces rapports d’opposition ne sont pas de pures et simples contradictions logiques, car ils n’apparaissent pas dans la forme de l’énoncé (comme entre « p » et « ~p »), mais ils exigent de tenir compte du sens même de certains des concepts contenus dans la proposition.

18 C’est entre les concepts, c’est-à-dire entre des éléments infra-propositionnels que se jouent ces relations nécessaires. Chaque détermination conceptuelle - « gris », « circulaire », « long de 2m » - ne s’oppose pas à une et une seule détermination contradictoire, mais à toute une série de déterminations qui, appartenant à un même genre, sont incompatibles entre elles : « gris » avec l’ensemble des autres couleurs, « circulaire » avec l’ensemble des autres formes spatiales, « long de 2m » avec l’ensemble des autres mesures de longueur. Or, ce réseau de relations nécessaires entre des déterminations conceptuelles implique que les propositions élémentaires « Le chat est gris » et « Le chat est noir » ne sont pas indifférentes les unes aux autres, mais qu’elles entretiennent au contraire les unes avec les autres une « parenté élémentaire », c’est-à-dire des « relations internes ». Il y a donc bien dit Wittgenstein, une « construction logique qui marche sans l’aide des fonctions de vérité (...) En effet, si différents degrés s’excluent mutuellement, de la présence de l’un suit la non-présence de l’autre. Alors, c’est que deux propositions élémentaires peuvent se contredire »42.

19 Dans le Tractatus, Wittgenstein affirmait que deux propositions « élémentaires » sont toujours indépendantes l’une de l’autre. Dès les Remarques Philosophiques, il revient sur cette conception et conteste que les principes rationnels de vérifonctionalité que reflètent les connecteurs logiques soient les seuls à fonder des inférences43. Que des contraintes de rationalité pèsent sur le système des couleurs ou le système numérique, c’est ce qu’expriment des règles « grammaticales » régissant le sens et le contresens : « La syntaxe interdit une construction comme “A est vert et A est rouge”. (On a au premier abord le sentiment qu’il y a là injustice à l’égard de cette proposition; comme si cette interdiction la dépouillait partiellement de ses droits de proposition), mais, pour “A est vert”, la proposition “A est rouge” n’est pour ainsi dire pas une autre proposition - et c’est là proprement ce que maintient la syntaxe - mais une autre forme de la même proposition. La syntaxe regroupe par ce moyen les propositions qui sont une détermination »44. Les concepts de « couleur » ou de « nombre » ne sont pas de simples concepts empiriques, mais de véritables « catégories » grammaticales45, qui déterminent des groupes de significations de même « valeur », c’est-à-dire pouvant prendre les mêmes places et tenir les mêmes rôles dans un jeu de langage46.

20 Des deux préoccupations nouvelles de Wittgenstein – préoccupation pour les contraintes de rationalité autres que vérifonctionnelles et préoccupation pour ces contraintes telles qu’elles œuvrent dans nos jeux de langage quotidiens –, naît donc l’idée d’une nouvelle « grammaire philosophique », qui s’attache à mettre en évidence les contraintes rationnelles régissant notre langage. Et, comme avant elle l’idéographie, cette grammaire philosophique reflète une ontologie. De même que les tautologies, les « règles », qui en sont en quelque sorte une extension, montrent les formes nécessaires de notre monde. Elles les montrent, mais elles ne les énoncent pas ; comme l’indique le terme même de « règle », ce ne sont pas là d’authentiques propositions, même pas des propositions nécessairement vraies. Le statut autant que le fondement des « règles » wittgensteiniennes s’éclaire donc de cette filiation avec les tautologies : est règle un énoncé du langage qui, par son incontestabilité, confère des contraintes rationnelles au langage et au monde que celui-ci exprime.

21 Cette réflexion trouvera d’ailleurs, chez le dernier Wittgenstein, un nouveau développement encore, lorsque Wittgenstein s’apercevra que bénéficient aussi de ce statut d’incontestabilité tout une série d’énoncés apparemment factuels qui sont au centre de notre système de certitudes47. En thématisant cette différence entre les authentiques propositions soumises à leurs conditions de vérité et les énoncés empiriques fixes qui structurent le jeu de leur vérification48, le traité De la certitude n’aura pas seulement pour conséquence d’étendre encore l’ensemble des énoncés incontestables au-delà des tautologies et des règles ; il permettra aussi, l’année même où paraît « Les deux dogmes de l’empirisme », de relativiser la distinction entre énoncés analytiques et synthétiques, et ce d’autant plus sûrement que, dans l’évolution d’un jeu de langage, les mêmes énoncés peuvent se rigidifier ou se fluidifier49. Mais ce qui nous importe ici, c’est le statut et le fondement de ces « énoncés fixes ». Dans divers passages de De la certitude, Wittgenstein insistera sur le caractère normatif de ces énoncés, qui en fait des « règles » au sens large : « À quelqu’un qui voudrait formuler des objections contre les propositions indubitables, on pourrait simplement dire : “Absurdités que tout cela !”. Autrement dit ne pas lui répondre mais l’admonester »50. La signification de cette remarque – et de bien d’autres semblables dans toute l’œuvre de Wittgenstein –, c’est l’affirmation du caractère premier et injustifiable des règles.

Critique du jusnaturalisme linguistique

22 Que « la syntaxe ne peut pas être justifiée », telle est en fait une des principales thèses de Wittgenstein51. La grammaire n’est pas dictée par une structure ontologique préalable ; elle est bien plutôt le fondement de toute représentation et expression du monde : « Les conventions de la grammaire ne tirent pas leur justification d’une description de ce qui est re-présenté. Toute description de ce genre présuppose déjà les règles de la grammaire »52. A vrai dire, l’idée même que les formes syntaxiques reflètent les formes rationnelles du monde était trompeuse en ce qu’elle laissait entendre que celles-ci préexistaient à celles-là. Mais le langage ne se voit pas dicter ses contraintes rationnelles par le monde ; il prescrit bien plutôt au monde ses structures. Les catégories grammaticales, par exemple, ne sont pas la traduction des différences ontologiques ; c’est au contraire la grammaire qui « dit quelle sorte d’objet »53 est chaque chose, qui «  exprime l’essence des choses »54.

23 C’est à travers le langage que nous classifions les choses et que nous les pensons, si bien que les règles de la grammaire déterminent ce qui est concevable et ce qui est insensé, et par là même nous imposent des certitudes ontologiques. « Nous sommes habitués à un certain partage des choses. La langue, ou les langues, nous l’ont rendu naturel »55. Si un certain « ordre des choses » s’impose à nous comme évident, ce n’est pas parce que, préexistant à la rationalité du langage, il se donne dans une quelconque intuition intellectuelle, mais bien parce qu’il est sans cesse réexprimé par les règles de nos jeux de langage. Et lorsqu’il n’y a pas place pour le doute, c’est parce il n’y a pas à douter d’une règle, seulement à s’y conformer : « “Mais quand tu as une certitude, n’est-ce pas simplement parce que tu fermes les yeux devant le doute ?” - Ils sont fermés »56. Que nous jugions nécessaires ou impossibles certaines choses, cela ne doit donc pas s’expliquer par les propriétés nécessaires – l’essence – du monde ; cela relève simplement des règles de nos jeux de langage. Chaque « mouvement grammatical »57, dit Wittgenstein, donne à voir de nouveaux phénomènes, raison pour laquelle, d’ailleurs, le terme de « phénoménologie » a un moment été utilisé pour désigner l’analyse du langage58.

24 Solidaire de la notion de « règle », celle de « jeu de langage » insiste encore sur le caractère injustifiable de la grammaire. Les règles d’un jeu ne sont pas rendues inéluctables par la nature des choses59 ; d’autres règles sont possibles, qui délimiteraient d’autres jeux de langage et, corrélativement, d’autres mondes. Ainsi, on peut parfaitement imaginer des communautés qui, dans certains domaines, penseraient beaucoup plus précisément que nous et emploieraient différents termes là où nous n’en utilisons qu’un60, oui qui attacheraient beaucoup d’importance à ce dont nous nous désintéressons et se désintéresseraient de ce qui est important pour nous61. De telles communautés développeraient d’autres systèmes de concepts et d’autres visions du monde62.

25 Ce qui nous paraît naturel et nécessaire est donc relatif à notre forme de vie. Paradoxalement, c’est précisément parce qu’elles ne sont pas imposées par l’ordre naturel des choses que nos divisions conceptuelles nous semblent évidentes ; leur nécessité est celle des règles du jeu et elle n’exclut donc pas une certaine contingence. Si nous ne sommes pas conscients de cette contingence, c’est parce que nous sommes inscrits dans un jeu et qu’« il n’y a pas de contre-forme opposée à la forme de notre monde »63. Investigations tout à la fois grammaticales64 et ontologiques, les « expériences de pensée » auxquelles Wittgenstein se livre sont dès lors doublement salutaires. D’une part, elles font plus clairement apparaître, par contraste, les formes de notre monde. D’autre part, elles mettent en évidence leur relativité65.

26 On le voit ; la cible principale de la philosophie wittgensteinienne du langage, c’est ce qu’on pourrait appeler le « jusnaturalisme linguistique » : les règles syntaxiques ne sont pas justifiées par un ordre naturel, mais bien relatives à des systèmes particuliers. Et c’est l’attitude d’un « juspositiviste linguistique » que Wittgenstein semble en effet adopter lorsqu’il part du fait de nos jeux de langage pour en faire apparaître les contraintes intrinsèques. Selon la manière dont on comprend le rapport des règles du langage aux « actes » ou aux pratiques linguistiques, un tel positivisme peut cependant recevoir plusieurs formes. Et plusieurs interprétations divergentes de Wittgenstein ont d’ailleurs été proposées à cet égard. Mais, avant de venir à elles pour conclure, considérons d’abord l’autre direction du rapport entre règles et actes de langage, celle qu’a principalement thématisée John Austin.

Des règles aux actes : la force illocutoire des paroles

27 Dans les très célèbres conférences intitulées How to do things with words (Quand dire, c’est faire), Austin s’attaque à la conception du langage qui identifie systématiquement tout énoncé à une proposition descriptive susceptible d’être vraie ou fausse66. À cette vision simpliste du langage, Austin commence par opposer l’argument des positivistes logiques selon lequel certains pseudo-énoncés sont des non-sens parce que, à défaut d’être vérifiables, ils ne sont ni vrais ni faux67. Mais Austin amorce aussitôt sa rupture avec le positivisme logique lorsque, loin de se désintéresser de ces pseudo-propositions, il ajoute que toute une série d’entre eux répondent en fait à de tout autres intentions que l’affirmation et la description, et ne prétendent même pas être vrais ou faux68 ; par ces énoncés, il ne s’agit pas de décrire le monde, mais directement d’agir sur le monde69. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’énoncé « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth », qu’on prononce lorsqu’on brise une bouteille contre la coque d’un bateau à l’occasion d’une cérémonie officielle, ou encore de l’énoncé « Je lègue ma montre à mon frère », qu’on peut lire dans un testament.

28Énoncer ces phrases dans les circonstances appropriées, dit Austin, « ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire »70. Telle est la base de sa célèbre théorie des énoncés « performatifs » par opposition aux énoncés « constatifs », théorie qu’il s’efforce d’esquisser dans les conférences 2 à 7 de How to do things with words. Pour ce faire, Austin cherche donc à dégager certains des traits essentiels des énoncés performatifs qui les distinguent des constatifs. Il s’intéresse notamment à l’asymétrie qui existe dans le langage entre la formulation des énoncés à la première personne de l’indicatif présent et leur formulation à d’autres personnes ou d’autres temps : « Je baptise… » est performatif, mais « J’ai baptisé… » ou « Il baptise… » est constatif71. Il montre alors que les énoncés à valeur performative peuvent toujours être reformulés en des énoncés explicitement performatifs à la première personne de l’indicatif présent, qui mettent clairement l’accent sur leur source et leurs circonstances d’énonciation : « Coupable ! » équivaut à « Je vous déclare coupable » ; « Ce taureau est dangereux » inscrit sur un panneau dans une prairie équivaut à « Moi, propriétaire de cette prairie, je vous avertis que le taureau est dangereux »72.

29Par ailleurs, Austin montre que les performatifs se rangent sous la norme du succès et de l’échec – du « bonheur » (felicity) ou du « malheur » (infelicity) – plutôt que de la vérité et de la fausseté comme les énoncés constatifs73. Et c’est d’ailleurs en distinguant plusieurs types d’échecs différents que peuvent rencontrer les performatifs – emplois inappropriés, défauts ou accrocs au moment de poser l’acte, insincérités, etc. – qu’Austin procède à une première tentative de catégorisation des performatifs74. Dans la mesure, cependant, où les différentes catégories de performatifs ne s’excluent pas mutuellement mais semblent se recouper sans cesse les unes les autres par certains de leurs traits75, cette catégorisation est extrêmement difficile et semble même ne pas pouvoir être menée à son terme76. Comme Wittgenstein, Austin se voit confronté à l’irréductible diversité des jeux de langage, mais aussi aux « ressemblances de famille » qui rapprochent chaque jeu de langage de chaque autre par quelque trait de parenté.

30Bien pire, constate Austin, un seul et même énoncé peut être à la fois constatif et performatif ; la phrase « Un taureau est dans le pré » est un avertissement, mais c’est aussi une description vraie ou fausse77. Et la distinction entre ces deux statuts n’est pas toujours très nette. D’ailleurs, les critères qui avaient été envisagés précédemment ne semblent pas fonctionner de manière absolue. Certains performatifs peuvent en effet être pensés sur le mode de la vérité ou de la fausseté, ou du moins de leur caractère correct ou non. Ainsi, un avertissement – « Le taureau va foncer » – peut être erroné comme une affirmation78. À l’inverse, il y a des cas de constatifs qui peuvent être pensés sur le mode du succès et de l’échec. Ainsi en va-t-il, pour Austin, des énoncés « putatifs » qui, comme « L’actuel roi de France est chauve », renvoient à quelque chose qui n’existe pas79 et sont donc « nuls et non avenus »80, c’est-à-dire qu’ils subissent le même type d’échec que « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » prononcé dans des circonstances inappropriées. De même, l’énoncé paradoxal de Moore « Le chat est sur le paillasson, mais je ne crois pas qu’il le soit » doit, pour Austin, se comprendre en termes d’échec plutôt que de fausseté81.

31Quant aux critères linguistiques relatifs à la personne, au mode ou au temps des énoncés, ils ne permettent pas non plus de trancher catégoriquement entre performatifs et constatifs. Tous les usages à la première personne du présent de l’indicatif ne sont pas, loin de là, des performatifs. Et certains, comme « Je suis désolé », semblent tout à la fois performatifs et constatifs82. Par ailleurs, il y a toute une série de performatifs qui se formulent à la voix passive et usent alors de la deuxième ou troisième personne : « Vous êtes invités à … », « Les voyageurs sont avisés de … », « Il est formellement interdit de … »83. En suivant l’idée que les performatifs implicites peuvent être reformulés en énoncés à la première personne de l’indicatif présent, on pourrait, suggère Austin, tenter de sauver les critères grammaticaux en distinguant certains dispositifs linguistiques primitifs qui sont ambigus quant à leur nature performative ou constative84 et des formulations explicitement performatives qui ont alors tous les traits grammaticaux requis85. Cependant, comme le montre Austin, on continue de retrouver des catégories différentes de performatifs, qui ne passent pas les différents tests de la même façon86. La septième conférence aboutit ainsi à un constat d’échec : il n’est pas possible de distinguer nettement entre énoncés constatifs et performatifs87.

32Dans les conférences suivantes, Austin se propose dès lors de « reprendre à neuf » tout le problème de la valeur performative des énoncés en ne distinguant plus, cette fois, différents types d’énoncés mais différentes fonctions des mêmes énoncés. Et c’est ainsi qu’il parvient à sa théorie des « actes du discours » (speech acts) locutoires, illocutoires et perlocutoires88. Les actes locutoires, sur lesquels se sont concentrés les philosophes89, consistent en l’assertion du contenu propositionnel90. Les actes illocutoires précisent comment nous employons la locution et quelle valeur conventionnelle il faut accorder à notre énoncé ; ce sont des commentaires sur le statut de l’acte locutoire et la manière dont il doit être interprété91. Les actes perlocutoires constituent l’action d’énonciation envisagée du point de vue de la production d’effets (intentionnels ou non) sur le monde92. Ainsi en va-t-il lorsque je convaincs quelqu’un ou que je surprends quelqu’un en disant telle ou telle chose93.

33Cette nouvelle théorie, qu’Austin s’efforce de préciser à partir de la huitième conférence, permet alors de rendre compte de l’entremêlement permanent des constatifs et des performatifs. Plus que la première théorie, qui se contentait, dans la tradition logico-positiviste, de mettre en évidence certains énoncés – les performatifs – échappant au modèle de la proposition authentique, la seconde théorie implique une remise en question radicale de la notion de proposition, qu’elle oblige à penser systématiquement en termes d’actes du langage, bousculant par là les distinctions de la langue et de la parole, mais aussi du fait et de la norme94. Mais ce qui nous importe, c’est l’analyse que propose Austin de ce qui donne aux mots leur dimension d’acte, leur capacité de « faire des choses » (to do things), leur « force ».

34A cet égard, la distinction entre force illocutoire et force perlocutoire apparaît comme essentielle. Alors que la force perlocutoire consiste en la production de toute une série d’effets plus ou moins contingents – en disant « oui » devant le maire, je vous ai ému, donné envie de m’embrasser, rendu confiance dans la jeunesse, etc. –, la force illocutoire consiste en la production d’effets conventionnels régis par un cadre « institutionnel »95 – en disant « oui » devant le maire, je suis devenu officiellement l’époux de votre fille. Austin ne cesse d’ailleurs d’insister sur la nécessité que les paroles soient prononcées dans les « circonstances appropriées »96 pour qu’elles soient pourvues de leur force illocutoire. Dire « oui » en dehors de la présence du maire ou d’un officier de l’état civil, ce n’est pas se marier. Pour qu’une parole se dote de sa force illocutoire, « il doit, dit Austin, exister une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par de certaines personnes dans certaines circonstances »97. En outre, ajoute Austin, « il faut que, dans chaque cas, les personnes et circonstances particulières soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question »98. Lors du baptême d’un bateau, une personne et une seule est habilitée à lui conférer un nom ; et le plaisantin qui, dans l’assistance, prétendrait la devancer en criant solennellement « Je te baptise King Elisabeth » n’aura pas pour autant baptisé le bateau même si son cri était accompagné du lancer d’une bouteille de champagne contre la coque du bateau. Quant à la personne qui a été désignée pour baptiser le bateau, elle ne peut, une fois sa mission accomplie, renommer tous les bateaux du port en prononçant devant eux les mots qu’elle vient de prononcer devant le Queen Elisabeth.

35 Cela veut dire que les paroles ne revêtent leur force illocutoire que dans un cadre institutionnel qui la leur confère. Même l’intention du locuteur qui prononce ces paroles ne suffit pas à leur donner cette valeur. Ainsi, comme l’avait déjà souligné Adolf Reinach, l’intention de tenir sa promesse n’est pas l’essentiel de la promesse, puisqu’elle ne comporte encore aucune obligation99. L’obligation, souligne à juste titre Sandra Laugier, ne peut résulter du simple fait de l’intention : « Un énoncé descriptif ne peut être normatif (on ne peut dériver ought de is). Le fait d’informer quelqu’un d’une résolution, si forte qu’elle soit au plan subjectif ou émotif, n’engage pas. La description “constative” d’une expérience ne peut créer une obligation, et c’est en ce sens qu’elle n’est pas un acte »100. Pour qu’il y ait « acte » au sens fort de l’acte illocutoire qui produit des effets conventionnels et notamment juridiques, il faut une normativité préalable, ici la normativité de l’institution de la promesse. Comme le dit Hans Kelsen, que cite Jacques Bouveresse, « c’est dans la norme, et non dans l’âme du sujet de l’imputation, qu’il faut chercher le principe de l’imputation »101.

36 La priorité de la norme sur l’intention est d’ailleurs telle que, comme le soulignent Austin aussi bien que Reinach, une parole prononcée dans les circonstances appropriées engage son auteur même s’il n’en avait pas réellement l’intention102. Bien sûr, à certains égards, une promesse donnée sans réelle intention d’être tenue est une promesse « ratée ». Mais Austin distingue précisément très soigneusement ce type d’échec, où l’acte est valide mais creux (hollow), de cet autre échec, plus fondamental, où l’acte est nul et non avenu (void) car posé dans des circonstances inappropriées. Il y a là, souligne Laugier avec Austin, la même différence que entre un témoignage non valide et un témoignage mensonger103. Bien que, à long terme, les institutions du témoignage ou de la promesse ne soient pas totalement indifférentes à la possibilité de l’insincérité des intentions du locuteur104, ce ne sont pas ces intentions que les institutions régulent, mais bien les circonstances qui confèrent aux paroles leur force illocutoire, c’est-à-dire leur valeur conventionnelle et juridique d’ « actes ».

Des actes aux règles : le fondement pratique des jeux de langage105

37 Ce qu’Austin invite à penser, c’est donc la manière dont les actes de langage reposent sur des règles, sur une normativité institutionnelle. Mais la question du fondement de cette normativité institutionnelle elle-même – question qui n’est pas vraiment celle d’Austin – nous ramène à la problématique inverse du fondement des règles dans les pratiques. Comme les règles des jeux de langage de Wittgenstein, les normes mises en évidence par Austin peuvent en effet recevoir plusieurs interprétations.

38 L’une d’entre elles, qui, avant même Austin, était celle privilégiée par Adolf Reinach, était d’y voir des lois « naturelles » au sens de lois d’essence : l’institution de la promesse reposerait sur une structure a priori, d’où ses réalisations concrètes dans les relations humaines tireraient leur sens et leurs caractères propres. Comme d’autres structures juridiques, l’institution de la promesse serait dotée d’une objectivité idéale qui ne dériverait en rien des pratiques humaines contingentes. Dans les Prolégomènes à la logique pure, Husserl avait affirmé l’idéalité des structures logiques et insisté sur le fait que la normativité pratique de la logique en tant que technologie du raisonnement humain n’était qu’une conséquence seconde de cette idéalité. A ce « jusnaturalisme logique », Adolf Reinach, disciple de Husserl, semble vouloir ajouter un pendant pour les structures proprement juridiques : « Nous montrerons que les formations (Gebilde) que l’on décrit le plus souvent comme spécifiquement juridiques possèdent, tout autant que les nombres, les arbres ou les maisons, une existence propre ; que cette existence est indépendante de ce que les hommes en peuvent concevoir, qu’elle est tout particulièrement indépendante de tout droit positif. Il n’est pas simplement faux, mais au fond insensé de décrire les formations juridiques comme des créations du droit positif, aussi insensé que de désigner la fondation de l’empire allemand ou tout autre processus historique comme une création de la science historique. C’est bien là que réside le fond de la controverse : le droit positif trouve les concepts qu’il utilise ; il ne les crée en aucun cas »106.

39 Une telle position essentialiste, voire jusnaturaliste, peut alors, comme le fait très justement Bruno Ambroise107, être très nettement contrastée avec la lecture searlienne d’Austin, laquelle se veut au contraire résolument conventionnaliste. Les « réalités » institutionnelles sont, dit Searle, des créations humaines et n’existent dès lors qu’au sein de la communauté des hommes qui les a instaurées par une intentionalité collective108. Prenant au mot la thèse d’Austin selon laquelle l’acte illocutoire est un acte « conventionnel » ou encore « conforme à une convention », Searle envisage littéralement cette convention comme un accord explicitement conclu au sein d’une communauté. Il ne nie pas que l’institution de la promesse ait une certaine objectivité, voire réalité, mais celle-ci résulte, selon lui, d’une constitution intentionnelle collective. « Alors que, pour Reinach, résume Bruno Ambroise, il y a des lois gouvernant les actes sociaux parce que ceux-ci ont une essence a priori d’où leurs caractéristiques, notamment ontologiques, dérivent nécessairement, chez Searle, ce sont des règles humaines (plus ou moins institutionnelles), donc arbitraires et variables, qui déterminent les actions sociales et leur donnent un statut ontologique »109.

40 On peut cependant douter que ces deux théories très contrastées épuisent le champ des possibles conceptions de l’institution de la promesse et notamment qu’elles fassent justice à l’interprétation qu’en donne Austin lui-même. En se demandant en fin d’article s’il est bien nécessaire d’« ontologiser » les faits sociaux comme le font aussi bien Reinach que Searle, Bruno Ambroise suggère en fait que l’« institution » de la promesse n’est peut-être pas autre chose que l’ensemble même des pratiques de promesse. A cet égard, il rejoint la critique que, à la suite de Stanley Cavell, Sandra Laugier adresse aux lectures conventionnalistes d’Austin et du second Wittgenstein. Assurément, l’usage régulier qu’Austin fait du terme de « convention » pour parler des contraintes pesant sur les jeux de langage témoigne de ce que, pas plus que Wittgenstein, il ne soutient un jusnaturalisme linguistique. Cela ne donne pas pour autant automatiquement raison à Searle, car il y a sans doute du juspositivisme linguistique autre que purement conventionnaliste. C’est là en tout cas ce que clame Stanley Cavell lorsqu’il insiste sur le fait que l’« accord » entre les locuteurs dont parlent Austin et Wittgenstein n’est pas une convention explicite sur la définition des termes mais bien un accord effectif dans leur usage. « Cet accord, dit Wittgenstein au § 241 des Recherches philosophiques, n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie »110.

41 Bien qu’il insiste lourdement sur le fait que les règles des jeux de langage ne sont pas prescrites par la « nature des choses », Wittgenstein ne défend pas l’idée qu’elles seraient purement conventionnelles et parfaitement arbitraires. Des règles de ce type reposent en effet d’abord sur des régularités, celles des pratiques linguistiques : « Il n’est pas possible qu’une règle ait été suivie par un seul homme, une fois seulement. Il n’est pas possible qu’une information ait été transmise, un ordre donné et compris, une fois seulement, etc. – Suivre  une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d’échecs sont des coutumes (des usages, des institutions). Comprendre une phrase veut dire comprendre un langage. Comprendre un langage veut dire maîtriser une technique »111. C’est parce que les membres de la communauté tendent à faire ou à dire les mêmes choses dans les mêmes contextes, qu’il peut y avoir des règles d’usage et dès lors un sens partagé112. Il n’y aurait tout simplement pas de règles s’il n’y avait pas de pratiques habituelles communes, non pas qu’il faille un large consensus pour qu’un concept soit adopté – ce que soutiendrait un conventionnalisme pur et dur –, mais, plus fondamentalement, qu’il faille une tendance générale à se comporter de telle ou telle façon, à dire telle ou telle chose, pour qu’apparaisse un concept : « “Si, d’une façon générale, les hommes ne s’accordaient pas sur la couleur des choses, et que ces désaccords ne fussent pas exceptionnels, notre concept de couleur ne pourrait pas exister.” Non; ce concept n’existerait pas »113.

42 En outre, ces pratiques elles-mêmes ne sont pas non plus arbitraires ; si elles sont « régulières », c’est parce qu’elles s’inscrivent au sein de formes de vie : « C’est seulement lorsque les hommes ont longuement parlé une langue que sa grammaire est écrite et vient à l’existence, et il en va de même pour les jeux primitifs : on y joue sans que leurs règles aient été établies, et sans que jamais une seule règle ait été formulée à cette intention »114. A cet égard, la métaphore du « jeu de langage » est partiellement trompeuse si on pense à des jeux qu’on peut crée de toutes pièces en en inventant arbitrairement les règles constitutives. Il vaut mieux penser à ces jeux, comme celui du défi de course à pied, qui sont pratiqués par des générations d’hommes et finissent par se ritualiser voire à se rigidifier autour de règles précises115.

43 Ce sont, semble-t-il, toutes ces pratiques communes, lentement façonnées dans l’histoire des peuples, que Wittgenstein appelle « formes de vie ». Et ce sont elles plutôt que des conventions explicites qui sont, en définitive, le donné contingent sur lequel se fonde la normativité du langage : « Au lieu de l’inanalysable, du spécifique, de l’indéfinissable, un fait : le fait que nous agissons de telle et telle manière, que, par exemple, nous punissons certaines actions, que nous établissons un état de fait de telle et telle manière, que nous donnons des ordres, que nous faisons un rapport, décrivons des couleurs, nous intéressons aux sentiments des autres. Ce qu’il faut y ajouter, le donné - pourrait-on dire - serait les faits de la vie, les formes de vie (Lebensformen) »116. Tel est le sens du juspositivisme linguistique wittgensteinien : la normativité des jeux de langage dépend, in fine, du fait des formes de vie et leur est relatif. Lorsque nous imaginons d’autres communautés qui fonctionneraient différemment de la nôtre, qui n’attacheraient pas de l’importance aux mêmes choses que nous, qui développeraient d’autres pratiques, nous imaginons d’autres formes de vie et par là même d’autres langages et d’autres représentations du monde117.

44 C’est cet ancrage anthropologique des jeux de langage qui pousse Stanley Cavell à opposer la « naturalité » des règles au conventionnalisme searlien118. Non pas, bien sûr, qu’on en reviendrait au jusnaturalisme – et à son fondement idéal dans l’ordre naturel des choses – mais bien qu’on déduirait précisément la positivité des règles de leur enracinement dans des faits contingents du monde empirique et de la « nature » humaine. Voilà d’ailleurs qui expliquerait que beaucoup de jeux de langage ne semblent disposer que de règles imprécises et fluctuantes119. Les formes de vie dont sont issues les règles sont en effet elles-mêmes fluctuantes et seulement plus ou moins régulières. « L’arrière-plan, c’est tout le train-train d’une vie. Et notre concept caractérise un certain élément de ce train-train. Et déjà l’idée de “train-train” entraîne l’indéterminité. Car ce n’est que par une répétition constante que se produit un “train-train”. Et une “répétition constante” n’a pas de commencement déterminé »120.

45 Pour être contingentes, toutefois, les formes de vie elles-mêmes ne sont pas non plus parfaitement arbitraires. Manières de fonctionner dans le monde, elles doivent être praticables, utiles, efficaces ; tel est l’héritage pragmatiste de Wittgenstein. Et c’est pourquoi les jeux de langage ne sont pas non plus totalement arbitraires : « Le langage est un instrument. Ses concepts sont des instruments »121. Dès lors qu’ils sont des outils, l’usage des concepts122 leur impose certaines contraintes opératoires. Comme les actions, les paroles satisfont des besoins, agissent sur autrui et changent le monde. Et de même que tous les actes ne conviennent pas à toutes les situations, toutes les paroles ne sont pas adaptées à toutes les circonstances : elles n’ont parfois aucun effet sur le monde ou ont des effets non désirés. Paroles et choses sont, comme le dit Wittgenstein, « dans le même espace »123. Cela veut dire que, en tant qu’actes – locutoires et perlocutoires –, les paroles font partie du dispositif d’adaptation de l’homme au monde. Dès lors, si le monde était différent ou si l’homme était différent, ses formes de vie et ses jeux de langage aussi seraient différents : « Imagine que j’arrive dans un pays où les couleurs des choses, dirais-je, changeraient continuellement (à cause de quelque particularité de l’atmosphère, par exemple). Les habitants de ce pays ne voient jamais de couleurs constantes. Leur herbe est tantôt verte, tantôt rouge, etc. Ces gens pourraient-ils apprendre à leurs enfants les termes de couleurs ? – Mais d’abord, il pourrait se faire que les termes de couleur fassent défaut dans leur langue. Ce que peut-être, si nous nous en apercevions, nous pourrions expliquer par le fait que de tels termes auraient trop peu d’emploi pour constituer certains jeux de langage, voire pas d’emploi du tout »124.

46 D’une certaine façon, les jeux de langage sont bien contraints par la structure factuelle du monde, non pas, comme le croyait le Tractatus, que leur syntaxe soit explicitement construite de manière à refléter fidèlement les structures rationnelles du monde, mais bien que le rapport des hommes au monde a progressivement façonné leurs pratiques, en ce compris leurs pratiques linguistiques : « Tout se passe donc comme si nos concepts, comme si l’usage que nous faisons des mots, étai(en)t conditionné(s) par un dispositif factuel […] Le problème qui nous met ici au rouet est identique à celui que pose la réflexion suivante : “Les hommes ne pourraient apprendre à compter si tous les objets qui les entourent étaient entraînés dans un mouvement d’apparition et de disparition trop rapide” »125.

47 Comme le souligne Sandra Laugier126, ceci semble alors à son tour autoriser une lecture « communautariste » de Wittgenstein. A l’accord comme convention des libéraux, Alasdair MacIntyre oppose l’accord comme concorde, c’est-à-dire comme appartenance à une tradition commune, définie en termes de pratiques. Une pratique, dit MacIntyre, « est toute forme cohérente et complexe d’activité socialement établie, à travers laquelle les biens internes à cette forme d’activité sont réalisés dans la recherche de l’obtention des normes de l’excellence qui sont appropriées à cette forme d’activité, et en partie la définissent »127. Dans cette perspective, les règles issues des régularités ne seraient pas seulement « naturelles » – au sens de produits contingents de la nature humaine, comme le prétend Cavell – ; elles seraient aussi « naturelles » – au sens de parfaitement légitimes – dans la mesure où la longue maturation des pratiques les a rendues particulièrement bien adaptées à leur fin. Quoique toujours, en un sens, positiviste, cette conception des règles des jeux de langage rejoindrait alors le jusnaturalisme linguistique en ce qu’elle soumettrait les règles à un certain idéal, qui les rendrait parfaitement « naturelles » et « évidentes ».

48 Avec Sandra Laugier, on peut cependant douter, de la justesse de cette lecture de Wittgenstein. L’intérêt de la position de Wittgenstein, dit Sandra Laugier, c’est précisément « qu’elle dissout cette division [entre accord par convention et accord par concorde] pour définir l’accord comme à la fois donné et décidé, et le problème philosophique de l’accord social comme précisément celui de cette dualité »128. Il apparaît en effet que, pas plus pour Wittgenstein que pour Austin, la régularité des pratiques ne suffit à fonder la normativité des règles129, mais que celle-ci impose en outre une certaine reconnaissance par les acteurs du caractère « approprié » des manières de faire habituelles. C’est là d’ailleurs ce que s’efforce de penser Emmanuel Picavet dans un texte « Sur le rapport aux règles et la résistance au positivisme juridique »130, où Wittgenstein est convoqué pour départager Herbert Hart131 et Hans Kelsen.

49 En définitive, il semble bien difficile d’identifier, chez Wittgenstein ou chez Austin, un fondement unique des règles des jeux de langage. A coup sûr, les règles s’enracinent dans les pratiques autant qu’elles les régissent. Et, comme en témoigne la diversité culturelle132, ces pratiques sont partiellement contraintes par le rapport des hommes au monde et partiellement conventionnelles. A cet égard, cela n’a sans doute tout simplement pas de sens de demander ce qui des formes du langage ou de celles du monde, sont les premières. « Elle renaît sans cesse, la tentative de délimiter le monde dans le langage et de l’y mettre en évidence – mais cela ne va pas. Le monde va de soi, ce qui s’exprime justement en ceci que le langage n’a que lui – et ne peut avoir que lui – pour référence »133. Si le monde était différent, les formes de vie et donc les jeux de langage seraient différents134; et si les jeux de langage étaient différents, le monde serait perçu différemment. « Le thème et le langage, dit Wittgenstein, interagissent (Das Thema ist in Wechselwirkung mit der Sprache) »135.

Voetnoten

1 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, § 2.21, p. 40.
2 ibid., § 2.221, p. 40.
3 ibid., § 2.222, p. 40.
4 « Si la proposition élémentaire est vraie, l’état de choses subsiste (besteht) ; si la proposition élémentaire est fausse, l’état de choses ne subsiste pas » (ibid., § 4.25, p. 64).
5 « Les possibilités de vérité des propositions élémentaires signifient les possibilités de subsistance ou de non-subsistance des états de choses » (ibid., § 4.3, p. 65).
6 « Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie. (On peut donc comprendre sans savoir si elle est vraie) » (ibid., § 4.024, p. 53). Cf. « Ce que l’image figure est son sens » (ibid., § 2.221, p. 40) et « C’est dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté » (ibid., § 2.222, p. 40).
7 Sur ces points, cf. mon Introduction à la philosophie analytique, Bruxelles, De Boeck, 2008, pp. 90-104.
8 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., § 5, p. 70.
9 ibid., § 5.2, p. 76.
10 ibid., § 4.211, p. 63 : « Un signe qu’une proposition est élémentaire, c’est qu’aucune proposition élémentaire ne peut être en contradiction avec elle ». Cf. aussi § 5. 134, p. 73 : « D’une proposition élémentaire ne suit aucune autre ».
11 « Le monde est complètement décrit par la donnée de toutes les propositions élémentaires, plus la donnée de celles qui sont vraies et de celles qui sont fausses » (ibid., § 4.26, p. 64).
12 ibid., § 5.4, p. 79.
13 « Que les signes “p” et “p” puissent dire la même chose est important. Car cela montre que, dans la réalité, rien ne correspond au signe “”. […] Les propositions “p” et “p” ont un sens opposé, mais il leur correspond une seule et même réalité » (ibid., § 4.0621, p. 56). cf. aussi § 5.44, p. 80 : « S’il y avait un objet nommé “”, “p” devrait dire autre chose que “p”. Car l’une des deux propositions traiterait justement de , et l’autre point ».
14 « Il est évident que , , etc., ne sont pas des relations au sens de : à droite, à gauche, etc. La possibilité des définitions réciproques des signes logiques “primitifs” de Frege et Russell montre déjà que ce ne sont pas des signes primitifs, et encore mieux qu’ils ne désignent aucune relation » (ibid., § 5.42, p. 79).
15 ibid., § 4.46 à 4.462, p. 68.
16 Puisque la vérité d’une proposition dépend de la réalisation de ses conditions de vérité - donc de l’existence d’états de choses -, il ne peut y avoir de proposition vraie a priori (ibid., § 2.225, p. 40). En effet, une proposition ne pourrait être vraie a priori que si son sens même impliquait sa vérité, c’est-à-dire si ses conditions de vérité impliquaient nécessairement leur réalisation effective : « Une pensée correcte a priori serait telle que sa possibilité détermine sa vérité » (ibid., § 3.04, p. 41). Mais cela voudrait dire que la vérité de la proposition n’aurait plus à proprement parler de « conditions », qu’elle ne dépendrait plus de la réalisation contingente des états de choses du monde. La simple considération du sens de la proposition suffirait à connaître sa valeur de vérité ; il ne faudrait plus en outre évaluer son accord avec la réalité : « Nous ne pourrions savoir a priori qu’une pensée est vraie, que si sa vérité pouvait être reconnue dans la pensée même (sans objet de comparaison) » (ibid., § 3.05, p. 41). Autant dire qu’il serait abusif de parler de vérité dans cette perspective, puisque, rappelons-le, « c’est dans l’accord ou le désaccord du sens de l’image avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté » (ibid., § 2.222, p. 40).
17 « Les propositions de la logique sont des tautologies. Les propositions de la logique ne disent donc rien. (Ce sont les propositions analytiques). Les théories qui font apparaître une proposition de la logique comme ayant un contenu sont toujours fausses » (ibid., § 6.1 à 6.111, p. 96).
18 ibid., § 6.12, p. 97.
19 ibid., § 6.124, pp. 100-101.
20 « Si nous connaissons la syntaxe logique d’un symbolisme quelconque, alors nous sont déjà données toutes les propositions de la logique » (ibid., § 6.124, p. 101).
21 « Que par exemple les propositions “p” et “p” dans la connexion “(p p)” engendrent une tautologie montre qu’elles se contredisent l’une l’autre. Que les propositions “p q”, “p” et “q” liées sous la forme : “[(p q) p] q” engendrent une tautologie montre que q suit de p et de p q. Que “(x) Fx Fa” soit une tautologie montre que Fa suit de (x) Fx, etc. » (ibid., § 6.1201, p. 97).
22 ibid., § 2.171-2.172, p. 39.
23 « La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut figurer ce qu’elle doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir figurer celle-ci : la forme logique. Pour pouvoir figurer la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde. La proposition ne peut figurer la forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci ne peut le figurer. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle l’exprimer. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l’indique » (ibid., § 4.121, p. 58).
24 « Il en résulte que nous pourrions aussi bien nous passer des propositions logiques, puisque, dans une notation convenable, nous pouvons déjà reconnaître les propriétés formelles des propositions à la seule inspection de celles-ci » (ibid., § 6.122, p. 99).
25 ibid., § 7, p. 112.
26 ibid., § 6.522, p. 112.
27 ibid., § 4.12, p. 58.
28 « Nous pouvons en un certain sens parler de propriétés formelles des objets et des états de choses, et respectivement des propriétés de structures de faits, et dans le même sens de relations formelles et de relations entre structures. […] La subsistance de telles propriétés et relations internes ne peut cependant pas être affirmée dans des propositions, mais elle se montre dans les propositions qui figurent ces états de choses et traitent de ces objets » (ibid., § 4.122, p. 59).
29 ibid., § 5.473, p. 82.
30 ibid., § 6.13, p. 102. Par là, Wittgenstein montre tout à la fois sa continuité et sa rupture avec Kant. Ce sont bien les formes fondamentales de la pensée et du monde qu’il s’agit de thématiser, mais, pour le logicisme de Frege, Russel, Wittgenstein ou Carnap, ces formes purement logiques et analytiques ne donnent lieu à aucune connaissance synthétique a priori. Cf. les quatre premiers chapitres de mon Introduction à la philosophie analytique, op. cit., pp. 17-95.
31 Ludwig Wittgenstein, Remarques philosophiques, Paris, Gallimard, 1975, § 1, pp. 51-52.
32 « Je pense », dit Wittgenstein aux membres du Cercle de Vienne en 1929, « que nous avons une langue, la langue usuelle. Nous n’avons pas besoin d’inventer d’abord un nouveau langage ni de construire un symbolisme. Car le langage courant est déjà la langue, pourvu que nous le libérions des obscurités qui se cachent en lui. Notre langage est déjà parfaitement en ordre, si toutefois nous sommes au clair avec ce qu’il symbolise » (cité dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 239-240). Cf. aussi Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 98, p. 162 .
33 Recherches philosophiques, op. cit., § 132, p. 89.
34 Ibid., § 133, p. 89.
35 Tractatus logico-philosophicus, op. cit., § 4.5, p. 70 : « La forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi ».
36 « Combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation et l’ordre peut-être ? - Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables catégories d’emplois différents de tout ce que nous nommons “signes”, “mots”, “phrases”. Et cette diversité n’est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage, pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli » (Recherches philosophiques, op. cit., § 23, p. 125). Cf. aussi Remarques sur la philosophie de la psychologie I, Mauvezin, T.E.R, 1989, § 39, p. 19.
37 Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., partie II, p. 314.
38 « C’est comme lorsque nous regardons le tableau de bord d’une locomotive. Il s’y trouve des manettes qui se ressemblent toutes plus ou moins. (Ce qui est compréhensible, puisqu’elles doivent toutes pouvoir être actionnées à la main.) Mais l’une est la commande d’une manivelle que l’on peut faire tourner de façon continue (elle règle l’ouverture d’une soupape), une autre celle d’un interrupteur qui n’a que deux positions – marche ou arrêt -, une troisième est la commande d’un frein - plus on la tire, plus elle freine -, une quatrième celle d’une pompe - elle ne fonctionne que quand on la fait aller et venir » (Recherches philosophiques, op. cit., § 12, p. 33). Cf. aussi Grammaire philosophique, Paris, Gallimard, 1980, § 20, pp. 66-67.
39 Recherches philosophiques, op. cit., § 134, p. 170. Cf. aussi Remarques philosophiques, op. cit., § 85, p. 109.
40 « Le défaut fondamental de la logique de Russell, et de la mienne également dans le Tractatus, est que ce qu’est une proposition y est illustré par deux ou trois exemples qui sont des lieux communs, et est par conséquent présupposé comme compris sur le mode de la généralité » (Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., § 38, p. 19).
41 « Un jeu de langage analogue à un fragment d’un autre » (ibid., § 936, p. 196).
42 Remarques philosophiques, op. cit., § 76, p. 103.
43 Ibid., deuxième appendice, pp. 303-304. Cf. aussi § 82, pp. 106-107 ; § 83, p. 108.
44 Ibid., § 86, p. 110.
45 Remarques philosophiques, op. cit., § 3, p. 53.  Grammaire philosophique, op. cit., appendice, § 5, p. 221.
46 « Quand l’enfant apprend “bleu est une couleur, rouge est une couleur, vert, jaune, tout cela ce sont des couleurs”, il n’apprend rien de neuf sur les couleurs, mais il apprend la signification d’une variable dans des propositions comme “l’image a de belles couleurs”, etc. Une proposition de ce genre donne à l’enfant les valeurs d’une variable » (Remarques philosophiques, op. cit., § 3, p. 53).
47 « Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas le fait d’être sûr, mais le savoir. C’est-à-dire, ce qui nous intéresse, c’est le fait que si le jugement doit être possible, il ne peut exister aucun doute quant à certaines propositions empiriques. Ou encore : “Je suis enclin à croire que n’est pas forcément proposition empirique tout ce qui a la forme d’une proposition empirique” » (De la certitude, Paris, Gallimard, § 308, p. 83).
48 « Je veux dire : des propositions ayant la forme de propositions empiriques, et non seulement des propositions de la logique, sont partie intégrante des fondations de toute opération portant sur des pensées (sur le langage) » (ibid., § 401, p. 100). Bien sûr, dans la mesure même où il ne s’agit pas d’énoncés contingents, on ne peut pas proprement parler ici de « propositions empiriques » : « Dans cette remarque, l’expression “propositions ayant la forme de propositions empiriques” est à elle seule très mauvaise. Il s’agit d’énoncés portant sur des objets. Et ces énoncés ne servent pas de fondements au même titre que des hypothèses qui, si elles se révèlent fausses, sont remplacées par d’autres » (ibid., § 402, p. 100).
49 « On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de forme, comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant » (ibid., § 96, p. 49). Sur les enjeux de De la certitude, cf. mon Introduction à la philosophie analytiqueop. cit., pp. 244-254.
50 De la certitude, op. cit., § 495, p. 119.
51 Remarques philosophiques, op. cit., deuxième appendice, p. 309.
52 ibid., § 7, p. 55.
53 Recherches philosophiques, op. cit., § 373, p. 171.
54 « L’essence est exprimée dans la grammaire » (ibid., § 371, p. 170).
55 Remarques sur la philosophie de la psychologie II, Mauvezin, T.E.R, 1994, § 678, p. 134.
56 Recherches philosophiques, op. cit., partie II, p. 314.
57 ibid., § 401, p. 177.
58 Remarques philosophiques, op. cit., § 1, pp. 51-52. Austin, lui aussi, parle parfois de « phénoménologie linguistique » (John Austin, « A plea for excuses », in Philosophical papers, Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 130).
59 « Pourrais-je décrire la finalité des conventions grammaticales en disant que je dois les adopter parce que, disons, les couleurs ont certaines propriétés – dans ce cas ces conventions seraient superflues puisque alors il me serait possible de dire ce que précisément les conventions excluent » (Remarques philosophiques, op. cit., § 4, p. 53). Cf. aussi § 4, p. 54 : « Que ce soit un non-sens (unsinnig) de dire d’une couleur qu’elle est une tierce plus haute qu’une autre, voilà qui ne peut pas être prouvé. Je puis seulement dire : “Qui utilise ces mots avec la signification que je leur donne ne peut pas associer de sens à cette combinaison; si elle a un sens pour lui, c’est qu’il comprend autre chose que moi par ces mots” ».
60 Recherches philosophiques, op. cit., partie II, p. 266.
61 Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 680, pp. 134-135. Cf. aussi Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., § 100, p. 33.
62 « Ce que je veux dire est qu’une éducation tout autre que la nôtre pourrait aussi être l’assise d’une tout autre conceptualité » (Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 707, p. 138).
63 Remarques philosophiques, op. cit., § 47, p. 78.
64 « Ce que Mach appelle une expérimentation de pensée (Gedankenexperiment) n’est naturellement pas une expérimentation du tout. C’est au fond une considération grammaticale » (Remarques philosophiques, op. cit., § 1, p. 52).
65 « Si tu crois que nos concepts sont les bons, sont ceux qui conviennent à des hommes intelligents, et que quelqu’un qui en aurait d’autres ne comprendrait par conséquent pas ce que nous comprenons, imagine alors certains faits généraux de la nature autres qu’ils ne sont, et d’autres formations conceptuelles que les nôtres te paraîtront naturelles » (Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., § 48, p. 22). Cf. aussi § 643, p. 143.
66 John Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970, p. 37. Cette conception naïve du langage, Austin l’avait d’ailleurs déjà dénoncée dans divers textes antérieurs, en s’appuyant d’ailleurs sur une série d’exemples très similaires à ceux qu’avait exploités le second Wittgenstein. Sur ce point, cf. mon Introduction à la philosophie analytique, op. cit., p. 268-275.
67 Quand dire, c’est faire, op. cit., pp. 38-39.
68 ibid., p. 39 ; p. 47. Qu’à cet égard, Austin ait bénéficié de la brèche introduite dans le positivisme juridique par le livre d’Ogden et Richards, The meaning of meaning, c’est ce que montre François Recanati dans « La pensée d’Austin et son originalité », dans Paul Amselek ed., Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, pp. 23-27.
69 Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 41.
70 ibid., p. 41.
71 ibid., pp. 84-86.
72 ibid., p. 86. A la fin d’un article qui retrace certaines étapes importantes de la réflexion analytique sur la normativité du langage, Francis Jacques insiste sur le rapport entre la problématique linguistique de la « personne » et la question de la responsabilité de l’énonciation des normes (Francis Jacques « L’analyse des énoncés moraux avant Austin », in Théorie des actes de langage, éthique et droit, op. cit., pp. 86-87).
73 Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 75.
74 « En plus de la formulation des mots, qui constituent ce que nous avons appelé le performatif, il faut généralement que nombre de choses se présentent et se déroulent correctement, pour que l’on considère que l’acte a été conduit avec bonheur. Nous pourrons espérer découvrir ce que sont ces conditions par l’examen et le classement des types de cas où quelque chose fonctionne mal, où l’acte (se marier, parier, léguer, baptiser, ou ce qu’on voudra) constitue par conséquent, au moins jusqu’à un certain point, un échec. L’énonciation est alors – pourrions-nous dire – non pas fausse, en vérité, mais malheureuse. Et voilà pourquoi nous appelons la doctrine des choses qui peuvent se mal présenter et fonctionner mal, lors de telles énonciations, la doctrine des Échecs » (ibid., p. 48). D’une manière générale, Austin voit dans les « échecs » des revers particulièrement révélateurs de la normativité qu’ils contrecarrent. Dans le texte « A plea for excuse » (art. cit.), il interroge ainsi la normativité et la téléologie propres à la notion d’ « action » par le biais des excuses que nous faisons sans cesse accompagner nos actions. Sur ce point, cf. notamment les analyses de Sandra Laugier dans « Acte de langage ou pragmatique ? », in Revue de métaphysique et de morale, vol. 42, 2004, pp. 294-302.
75 Quand dire, c’est faire, op. cit., pp. 55-56.
76 ibid., p. 67.
77 ibid., p. 63.
78 ibid., p. 80.
79 ibid., p. 53.
80 ibid., p. 77.
81 « Supposons que je dise “Le chat est sur le paillasson”, alors qu’en réalité je ne le crois pas. De quoi s’agit-il ? Il s’agit sans aucun doute d’une insincérité. En d’autres termes, le malheur ici – quoiqu’il touche une affirmation – est exactement le même que celui qui atteint “Je promets …” lorsque je n’ai pas l’intention, ne crois pas, etc. » (ibid., p. 77).
82 ibid., pp. 87-88.
83 ibid., pp. 81-82. Les critères ne sont d’ailleurs pas plus lexicaux que syntaxiques (ibid., pp. 83-84).
84 ibid., pp. 94-96.
85 ibid., pp. 192-193.
86 ibid., p. 99 ; pp. 101-105. A juste titre, Jacques Bouveresse (« Propos introductifs » à Théorie des actes de langage, éthique et droit, op. cit., p. 13-14) rapproche ce constat austinien du constat kelsenien de l’impossibilité de distinguer énoncés descriptifs et normatifs par des critères grammaticaux. D’une manière plus générale, affirme Paul Amselek dans le même ouvrage (« Philosophie du droit et théorie des actes du langage », pp. 111-120), la tentative, souvent renouvelée par les théoriciens du droit, d’identifier des critères grammaticaux spécifiques aux énoncés normatifs implique de « réduire » la force illocutoire à la force locutoire des énoncés, ce que précisément Austin juge impossible. Paul Amselek, cependant, se montre lui-même assez peu austinien lorsqu’il rapporte à l’intention du locuteur la force illocutoire des énoncés.  
87 « Faisons le point. Nous avons d’abord examiné la distinction avancée entre énonciations performatives et constatives. Un certain nombre d’indices nous ont toutefois amenés à penser que des malheurs pouvaient atteindre les unes et les autres – et pas seulement les performatives ; de plus, il nous est apparu que l’exigence d’une conformité ou d’un rapport aux faits (impératif variable selon les cas) s’applique aussi bien aux performatifs (en plus de la nécessité pour eux d’être heureux) qu’aux réputés constatifs. Nous avons échoué à trouver un critère grammatical pour les performatifs, mais nous avons voulu continuer de croire que tout performatif pouvait, en principe, être ramené à la forme d’un performatif explicite, et qu’il nous serait ainsi possible d’établir une liste. Nous avons cependant découvert, par la suite, qu’en bien des cas il n’est pas facile de décider qu’une énonciation est ou non performative, même lorsqu’elle présente apparemment une forme performative explicite ; et de toute façon – comme il fallait s’y attendre -, restent les énonciations commençant par “J’affirme que”, qui semblent satisfaire aux conditions du performatif, mais qui sans aucun doute posent une affirmation et sont donc sans aucun doute essentiellement vraies ou fausses. Il est temps, après cela, de reprendre le problème à neuf » (Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 107).
88 ibid., pp. 115-139.
89 ibid., p. 113.
90 ibid., p. 119.
91 ibid., pp. 112-113.
92 ibid., p. 114.
93 ibid., p. 119.
94 Sur ce point, cf. mon Introduction à la philosophie analytique, op. cit., pp. 279-281.
95 Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 117 : « L’acte illocutoire est un acte conventionnel : effectué en tant que conforme à une convention ».
96 ibid., p. 43 : « Disons, d’une manière générale, qu’il est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont prononcés soient d’une certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées, et qu’il est d’habitude nécessaire que celui-là même qui parle, ou d’autres personnes, exécutent aussi certaines autres actions […] ou même actes consistant à prononcer ultérieurement d’autres paroles ».
97 ibid., p. 49.
98 ibid.
99 « Qu’est-ce au juste qu’une promesse ? La réponse la plus commune consiste à dire que la promesse est l’expression d’une volonté ; plus précisément, elle est la déclaration ou la communication d’une intention, à l’adresse d’un autre et pour lui, de faire ou d’omettre de faire quelque chose. En quelle mesure cette déclaration est-elle censée obliger l’un et autoriser l’autre, cela semble naturellement peu compréhensible. Il est en revanche certain que la simple intention de faire quelque chose n’induit pas un tel effet. Certes, un engagement psychologique particulier, une inclination à agir en conséquence peut bien résulter de la décision que j’ai prise. Mais cette inclination psychologique n’est certainement pas une obligation objective, et elle a encore moins à voir avec la prétention objective d’un autre. Mais si c’est le cas, que peut bien changer le fait que je communique cette intention, que j’exprime auprès d’un autre ce que je veux faire pour lui ? […] En aucun cas, la promesse ne saurait se limiter à la simple communication d’une résolution. Si l’on s’en tient pour le moment très fermement au cas où je prends la résolution de faire quelque chose pour un autre, et où j’informe celui-ci de ma résolution, alors dans un tel cas aucune promesse n’a été faite » (Adolf Reinach, Die apriorischen Grundlagen der bürgerlichen Rechtes, in Gesammelte Schriften, Halle, Nimeyer, 1921, passage traduit par Sandra Laugier dans « Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach », in Etudes philosophiques, vol. 72, 2005, p. 85).
100 Sandra Laugier, « Acte de langage ou pragmatique ? », art. cit., p. 287.
101 Hans Kelsen, Hauptprobleme der Staatslehre, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1923, cité par Jacques Bouveresse dans ses « Propos introductifs » à Théorie des actes de langage, éthique et droit, op. cit., p. 9. Bouveresse met précisément en évidence l’importance de la théorie austinienne des actes du langage en l’éclairant de cette distinction kelsenienne du « fait » et du « droit ». A cet égard, les critiques que, dans le même ouvrage, Paul Amselek adresse à Kelsen au nom de la théorie des actes de langage semblent devoir être sérieusement nuancées du fait qu’Amselek voit dans l’intention de l’énonciateur la source de la force illocutoire de l’énoncé, conception qui est explicitement dénoncée par Austin comme par Reinach et qui est d’ailleurs encore critiquée par Paul Ricoeur dans le même ouvrage collectif (Ricoeur condamne en particulier la thèse de Michael Robins qui fait de l’engagement le fondement premier de la promesse : Paul Ricoeur, « Les implications de la théorie des actes de langage pour la théorie générale de l’éthique », dans Théorie des actes de langage, éthique et droit, op. cit., pp. 96-99).  
102 Austin établit ce fait de manière ironique : « Celui qui dit “Promettre ne consiste pas simplement à prononcer des mots : c’est un acte intérieur et spirituel !” sera sans doute considéré comme un moraliste dont le sérieux contraste avec l’esprit superficiel d’une génération de théoriciens. […] Pourtant, il fournit à Hippolyte une échappatoire, au bigame une excuse pour son “Oui [je prends cette femme]”, et au bookmaker marron une défense pour son “Je parie”. Non : la précision et la moralité sont toutes deux du côté de celui qui dit tout simplement : Notre parole, c’est notre engagement » (Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 44). Sandra Laugier (« Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach », art. cit., p. 95) rapproche ce passage de l’affirmation de Reinach : « Comme tout acte social, la promesse possède toutes les formes d’expression dissimulées et hypocrites, derrière lesquelles n’existe aucune volonté véritable de faire ce qui est dit. La promesse apparente s’adresse à une autre personne, tout comme la promesse véritable ; et il lui est essentiel d’apparaître sous la même forme que celle-ci. Celui qui promet seulement en apparence se donne pour un authentique obligé et paraît tel. La question est alors de savoir s’il résulte de cette promesse apparente prétentions et obligations, comme pour la promesse véritable ».
103 Cf. les analyses de Sandra Laugier dans « Acte de langage ou pragmatique ? », art. cit., pp. 292-293.
104 S’il s’avérait que les témoignages et promesses faits en bonne et due forme étaient le plus souvent mensongers et « creux », ces pratiques elles-mêmes seraient mises en danger.
105 Comme dans l’ouvrage de Jacques Bouveresse (La force de la règle, Paris, Editions de Minuit, 1987), il s’agira, dans cette section, de se demander ce qui, à défaut de l’ordre naturel évoqué par le platonisme ou le jusnaturalisme, confère aux règles leur « force », c’est-à-dire à la fois leur effectivité et leur légitimité.
106 Adolf Reinach, Die apriorischen Grundlagen der bürgerlichen Rechtes, op. cit., passage traduit par Sandra Laugier dans « Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach », art. cit., pp. 77-78.
107 Bruno Ambroise, « Le problème de l’ontologie des actes sociaux : Searle héritier de Reinach ? », in Les Etudes philosophiques, vol. 72, 2005, pp. 55-71.
108 Cf. en particulier John Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998.
109 Bruno Ambroise, « Le problème de l’ontologie des actes sociaux : Searle héritier de Reinach ? », art. cit., p. 70.
110 Recherches philosophiques, op. cit., § 241, p. 135. Cf. sur ce point les analyses de Sandra Laugier dans « Wittgenstein : Anthropologie, scepticisme et politique », in Multitudes, vol. 9, 2002, p. 203, pp. 207-208. Notons qu’une critique du conventionnalisme était déjà à l’œuvre en 1971 dans le texte de Peter Strawson « Intention and convention in speech acts », in Readings in the philosophy of language, pp. 599-614.
111 Recherches philosophiques, op. cit., § 199, p. 126. Cf. aussi « Parfois les ordres qu’on donne ne sont pas suivis. Mais à quoi cela ressemblerait-il s’ils ne l’étaient jamais ? Le concept d’ordre aurait perdu son but » (ibid., § 345, p. 163).
112 « Si la règle devenait l’exception et l’exception la règle, ou si elles devenaient toutes deux des phénomènes de fréquence à peu près identique, nos jeux de langage normaux perdraient leur intérêt » (Recherches philosophiques, op. cit., § 142, p. 95). Il ne peut y avoir de règles que « là où la vie suit un cours régulier » (Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 653, p. 131).
113 Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 393, p. 85.
114 Grammaire philosophique, op. cit., § 26, p. 71. Cf. aussi « Je voudrais dire ceci : La conversation, l’emploi et l’interprétation des mots, cela coule tout seul, et ce n’est que dans ce flux qu’un mot a sa signification » (Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., § 240, p. 64).
115 Dans la mesure où, pour reprendre les termes de Paul Amselek (« Philosophie du droit et théorie des actes du langage », art. cit., pp. 146-147), l’existence des jeux de langage précède le plus souvent leur essence, c’est la distinction même des règles constitutives et des règles normatives revendiquée par Searle qui semble mise en question par Wittgenstein.
116 Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., § 630, p. 140. Cf. aussi Recherches philosophiques, op. cit., partie II, XI, p. 316 : Les formes de vie sont « ce qui doit être accepté, le donné ».
117 Recherches philosophiques, op. cit., § 19, p. 121. « On peut facilement se représenter un langage qui consiste seulement en ordres et en constats faits lors d’une bataille. - Ou un langage qui consiste seulement en questions et en une expression pour l’affirmation et de la négation. Et bien autres encore. – Et se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie ».
118 Stanley Cavell, The claim of reason, Oxford, Oxford university Press, 1979, pp. 110, 118-119.
119 « L’analogie du langage et du jeu ne nous apporte-t-elle donc pas quelque lumière ? Nous pouvons très bien imaginer des gens qui s’amusent avec un ballon dans un pré. Ils commencent à jouer à différents jeux existants ; il y en a certains qu’ils ne mènent pas à terme, et dans l’intervalle, ils lancent le ballon en l’air au hasard, et pour s’amuser, ils se pourchassent avec le ballon, s’en servent comme d’un projectile, etc. Après quoi quelqu’un déclare : Ces gens-là jouent sans interruption à un jeu de ballon, et donc, à chaque lancer, ils suivent des règles déterminées. Et n’y a-t-il pas aussi le cas où nous jouons et “make up the rules as we go along” ? Et également celui où nous les modifions – as we go along » (Recherches philosophiques, op. cit., § 83, p. 73). Les expressions anglaises sont dans le texte allemand.
120 Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., §§ 625-626, p. 126.
121 Recherches philosophiques, op. cit., § 569, p. 215.
122 « Seule l’application distingue réellement entre les langages; abstraction faite d’elle, tous les langages sont d’égale valeur » (Remarques philosophiques, op. cit., § 58, p. 87).
123 Ibid., § 45, p. 76.
124 Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 198, p. 44.
125 Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., §§ 190-191, p. 42.
126 Sandra Laugier, « Wittgenstein : Anthropologie, scepticisme et politique », art. cit., pp. 212-214.
127 Alasdair MacIntyre, After Virtue, a study in moral theory, London, Duckworth, 1981, p. 175, cité dans Sandra Laugier, « Wittgenstein : Anthropologie, scepticisme et politique », art. cit., p. 212.
128 Sandra Laugier, « Wittgenstein : Anthropologie, scepticisme et politique », art. cit., p. 214.
129 Cf. notamment John Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit.,  p. 60 : « Pour qu’une procédure soit reconnue, il ne suffit pas qu’elle soit en fait d’usage courant, même pour les personnes actuellement concernées ».
130 Emmanuel Picavet, « Sur le rapport aux règles et la résistance au positivisme juridique », in Archives de philosophie, vol. 67, 2004, pp. 583-605.
131 On sait que, collègue d’Austin à Oxford, Herbert Hart avait tenu avec lui un séminaire sur la philosophie du droit, où a notamment germé la théorie des actes du langage. Dès la fin des années 1940, Hart avait d’ailleurs lui-même étudié des imputations de responsabilités et de droits dans des propositions « apparemment descriptives » (Herbert Hart, « The ascription of responsability and rights », dans Proceedings of the Aristotelian Society, vol. XLIX, 1948-1949, pp. 171-194).
132 « Ce système a-t-il donc quelque chose d’arbitraire ? Oui et non. Il est apparenté à l’arbitraire et au non-arbitraire » (Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 427, p. 91). Les jeux de langage sont conventionnels en ce qu’ils ne sont pas dictés par une quelconque « nature des choses » dont ils rendraient fidèlement compte; mais ils ne sont pas purement arbitraires, dans la mesure où ils remplissent une fonction dans une forme de vie. « On peut nommer “arbitraires” les règles de la grammaire si l’on veut dire par là que le but de la grammaire n’est autre que celui du langage » (Recherches philosophiques, op. cit., § 497, p. 199).
133 Remarques philosophiques, op. cit., § 47, p. 78.
134 « Mon propos est-il donc de dire que certains faits sont favorables ou défavorables à la formation de certains concepts ? Est-ce là ce qu’enseigne l’expérience ? C’est un fait d’expérience que les hommes modifient leurs concepts, ou changent de concepts, quand ils ont connaissance de faits nouveaux qui rendent sans importance ce qu’ils tenaient auparavant pour important, et réciproquement » (Remarques sur la philosophie de la psychologie II, op. cit., § 727, p. 141).
135 Remarques sur la philosophie de la psychologie I, op. cit., § 436, p. 106.

Om dit artikel te citeren:

Bruno Leclercq, «Des actes aux règles : aller (Wittgenstein) et retour (Austin)», Dissensus [En ligne], N° 3 (février 2010), Dossier : Droit et philosophie du langage ordinaire, URL : https://popups.uliege.be/2031-4981/index.php?id=586.

Over : Bruno Leclercq

Bruno Leclercq est chargé de cours à l’Université de Liège. Puisant aux sources de la philosophie analytique autant que de la phénoménologie, ses travaux s’inscrivent dans les domaines de la logique, de la philosophie du langage et de la théorie de la connaissance.