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- N° 4 (avril 2011)
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Act Up : « Mon identité n’est pas nationale »... ni homosexuelle
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1Le 10 décembre 2009, en plein « grand débat sur l’identité nationale », Act Up-Paris choisit d’éditer le badge imaginé deux ans plus tôt par le groupe, ami et allié, des Panthères Roses : « Mon identité n’est pas nationale. »* Sitôt exhibé, l’énoncé, dans sa banale insistance, provoque un trouble, suggère une brèche dans le raisonnement : il y a un écart entre ce que je suis et qui je suis. Act Up se définit comme une association de lutte contre le sida « issue de la communauté homosexuelle » ; les Panthères Roses, quant à elles, luttent pour un féminisme ouvert à toutes les pratiques réprimées. À considérer cette double signature, le slogan ferait glisser vers un autre repérage, d’autres coordonnées pour une affirmation identitaire : non plus celle de la nation, mais celles du genre et de la sexualité, — de l’homosexualité, surtout, s’agissant d’Act Up. Non, l’élision ne déclare pas forfait, l’énoncé n’est pas tronqué, lorsqu’il est saisi dans la forme qui le donne à voir : le badge étant un emblème revendicatif d’un engagement individuel, il y a donc ici quelque chose d’une affirmation, plus qu’une négation, en suspens. L’affirmation « identitaire » aurait bien quelque chose à voir avec le politique. Mais dans quel sens ?
2On se propose ici d’exposer les questions d’identité, de visibilité et de mobilisation, à travers le cas d’Act Up. Que signifie l’affirmation « identitaire » par l’engagement à Act Up ? Quel sens y prend l’idée de « communautarisme » ? Quelle place y tient l’action ? Dans le recueil des paroles de militants, on essaiera de démêler ces questions, ainsi que les résonances qu’elles peuvent avoir dans notre actualité politico-médiatique récente, celle du « grand débat sur l’identité nationale ».
L’autonomie de l’individu
3L’affirmation « identitaire » par l’engagement à Act Up ne veut pas dire que par son engagement le militant verrait son existence coïncider avec la vérité de ce qui le caractériserait : « L’homosexualité d’Act Up n’est pas une identité ; elle est un point de vue sur la question du sida1. »
4L’approche de la vérité doit être détachée du fond des choses, duquel elle attendrait sa révélation, pour se référer au cours de l’action. Retracer le parcours d’apprentissage des malades du sida amène ainsi à s’interroger sur la manière dont identité et subjectivité se nouent dans une aventure qui embrasse tout à la fois les corps, les esprits et les imaginaires. On achopperait à comprendre quel est le ressort de l’activisme actupien si on ne saisissait pas le devenir-problème soi-même2 dans l’événement qu’est le sida, qui fait la texture éthique et, pourquoi pas, la dimension politique de l’expérience de la militance.
5Devenir et lutte s’entrecroisent, se relancent mutuellement. C’est, au dire de Victoire, militante arrivée à vingt ans dans l’association, un mouvement de personnalisation « un peu clandestin » :
J’en ai vu tellement des filles et des garçons qui sont venus à Act Up et qui, par Act Up, ont trouvé là la force de pouvoir dire à d’autres gens qu’ils étaient homosexuels, et pas forcément des gens jeunes, c’est ça qui était troublant, je me souviens d’une femme qui n’était pas du tout ouvertement lesbienne et qui après l’est devenue. Le fait de pouvoir dire qu’on est séropo[sitif] à sa famille ou à des amis. C’est bizarre, parce que ce n’est pas une des dimensions explicites du groupe, on ne sait pas exactement par quoi ça passe, mais de fait les gens trouvent là une force3.
6Il y a là un mouvement d’allure (faussement) paradoxale, tant s’est ancrée l’évidence de l’autonomie de l’individu : le renforcement de l’individu, de son « identité », n’opère pas individuellement, mais transindividuellement. L’altérité, le rapport à autrui, ou plutôt le malaise dans la différence, mais aussi la différence de soi à soi, a ici une place primordiale :
Je me souviens, quand les premiers traitements sont arrivés, et qu’il n’y en avait pas assez, le Conseil National du Sida avait recommandé un tirage au sort, et Act Up a décidé de bloquer des usines pour obtenir plus de traitements. Je me souviens des départs au milieu de la nuit avec des camionnettes, des menottes pour s’enchaîner, des antivols, des pancartes. Je me souviens qu’on avait eu tellement froid lors de ces blocages d’usines, et que les salariés nous avaient apporté du café. Et je me souviens surtout qu’à la fin la France a été le pays qui a obtenu le plus de traitements en Europe.
Je me souviens aussi, des années plus tard, quand la Marche nuptiale a retenti dans l’église Notre Dame et que Rachel et moi nous sommes avancées vers l’autel, j’avais un grand tulle blanc et Rachel avait une immense traîne rose. Et le lendemain, Le Figaro a fait un article où il disait qu’il y avait eu un mariage à Notre Dame avec de fausses mariées et de vrais drag queens.
Je me souviens aussi que Barbara nous a offert une chanson, que Jean-Jacques Goldmann nous a écrit une lettre d’insultes.
Et je me souviens qu’à une Gay Pride, tous les garçons et les filles d’Act Up avaient la robe des Demoiselles de Rochefort et qu’on avait dansé derrière le grand camion d’Act Up en pensant à Jacques Demy4.
7L’expérience de la frontière et de sa porosité au soin, le trouble du dedans et du dehors, l’affect transindividuel ou la capacité de contagion composent « l’expérience transgressive à travers laquelle nous découvrons les limites de notre appartenance, notre hétérogénéité réelle5 ». On parlera ici de dépersonnalisation, au sens de « moi, moi, moi », mais on parlera de personnalisation au sens où « la personne devient et se renforce avec le type d’interactions vivantes, exigeantes, qui ont réussi à se créer avec les autres, et dans ce savoir de ce qu’elle devient, elle le doit non pas à un savoir, à un autre (ou un grand Autre), mais grâce au réseau de relations que [le] groupe a réussi à constituer6 ». On ne devient pas seul, on devient avec :
Ce n’est pas un groupe très gentil, dit encore Victoire d’Act Up, mais ensuite, dans les possibilités de devenirs qu’il y a à l’intérieur du groupe, il se passe des choses qui ne sont pas écrites au départ, et les gens peuvent trouver une force de devenir autre chose de façon un petit peu désordonnée mais réelle... Et puis il y a des amitiés assez belles aussi parfois au fil des générations. Act Up permet des rencontres souvent très fortes, des rencontres improbables qui ne se passent pas ailleurs. Il y a des gens que je ne reverrais plus s’il n’y avait pas Act Up, une sorte de mélange, mais qui n’enlève pas la rugosité de départ. Mais c’est parce que, sur l’exemplarité par exemple, il y a une exigence de l’engagement extrêmement élevée à Act Up, mais qui amène aussi à faire des choses parfois assez incroyables, par rapport au nombre de personnes. On est sur un niveau, une qualité de l’engagement qui est quand même élevée, et les gens essaient d’être à la hauteur de ça, à la hauteur des exigences du groupe7.
8L’évidence de l’autonomie de l’individu est tenace, disons-nous ; il s’agit de commencer par affirmer l’existence d’un individu « autonome », soustrait aux exigences du « reste » de la société, pour pouvoir dans un second temps « s’ouvrir » aux exigences de cette société, — mais par des canaux alors singulièrement étroits, où la concurrence tient une place de premier choix, et qui rendrait plutôt cet « individu » superflu. Entre l’individu et l’horizon intégratif capitaliste et républicain, l’épaisseur de la société civile est finalement assez mince, ce qui contribue grandement à fausser la discussion de « l’identité », en France pour l’exemple, où l’on s’évertue à parler d’identité en termes génériques, hypostasiés, non-discursifs. Ce système ne se prête guère au surgissement ou à la prolifération spontanée des identités collectives, dans lesquelles l’identité de groupe aurait un rôle actif. Car le cœur du débat identitaire, comme le rappelle récemment Yann Moulier-Boutang8, ce n’est pas l’identité, mais « l’augmentation de la puissance d’agir qui l’affirme ou au contraire la fragilise ». Tantôt l’identité sert à assigner à résidence l’altérité qu’elle définit a priori, qu’elle naturalise. Tantôt l’identité sert « à procurer la force intérieure et la fierté de se projeter dans le monde pour vivre une communauté de destin ». C’est ce qu’il faut entendre, dans les paroles de Philippe, autre militant actupien, sous le motif de la fierté :
Je suis arrivé à Act Up un an après la création de l’association, et je crois que j’ai été ébloui, avec le sentiment que j’allais trouver un vrai lieu politique, en tous les cas dans ses formes. Au point que, s’il est vrai qu’Act Up est un lieu où j’ai développé indiscutablement une fierté que je ne croyais pas avoir d’être pédé, une fierté de répondre comme je le faisais à la maladie — je crois que c’est le cas de tous les militants d’Act Up —, j’ai développé aussi une fierté d’en être, d’y être et d’avoir participé9.
9C’est ainsi que les théâtralisations d’Act Up font partie d’un processus continu visant à forger dans l’action une « identité gay » tout en contestant la façon dont celle-ci avait été élaborée pour les gays à un moment où les stigmates de la maladie étaient liés à ceux d’une sexualité déviante :
les gens mouraient du sida, et on ne les voyait pas, ou bien on en parlait peu. Ça ne faisait finalement qu’entretenir et le cercle de la honte — ce qui était extraordinairement pénible, c’est-à-dire qu’on mourait du sida et, en plus, on était assigné à la honte de mourir du sida — et l’inaction politique, puisque de toute façon ça ne se voyait pas et que, jusqu’à preuve du contraire, un sujet devient politique, est l’objet d’une prise en charge et d’une prise en compte politique et d’une action politique à partir du moment où il est mis sur la place publique... Il s’agissait de reprendre le contrôle sur la représentation de soi et d’assumer pleinement la mise en scène de son propre corps plutôt que d’être assigné à une pure position de malade10.
10Comme concept opératoire, dit encore Moulier-Boutang, « l’identité n’est que de projet, elle est constituante d’une expérience toujours à recommencer sous de nouvelles formes ».
Le collectif contre l’individualité
11Dans la crise du sida, l’ « urgence-désir comme engagement11 » ne se dit pas seulement pour lutter contre l’indifférence ou dénoncer l’incurie des pouvoirs politiques. Avec Act Up, elle s’inscrit dans un questionnement plus global sur notre société : celui du désir, du droit et des moyens de changer les choses. La citation de Guy Debord que Didier Lestrade, l’un des co-fondateurs d’Act Up, choisit de mettre en exergue de son histoire de l’association l’énonce clairement : « La réalité dont il faut partir, c’est l’insatisfaction12. »
12Si comprendre la subjectivité passe par des formes d’objectivation de la subjectivité qu’on veut étudier, saisir les expérimentations politiques à l’œuvre dans Act Up passe, entre autre, par les formes de visibilisation produites par les malades. Car il est notoire que la crise du sida a augmenté la visibilité des gays, mais les effets de cette nouvelle visibilité ne revêtent pas une signification univoque en rapport avec l’affirmation identitaire. Bien plutôt cette visibilisation, avec ses effets de contagion au reste de la société, soulève-t-elle une question, une question qui fait rupture dans le cours des événements ; une rupture ou une discontinuité qui serait comme la forme d’une promesse, funeste et libératoire, ambivalente au fond13. Car, forme enveloppée d’une promesse de mort, c’est la fragilité d’une vie qui ne peut pas guérir de la maladie qui l’emportera, et c’est l’image de l’homosexuel projeté comme martyr et victime ; forme enveloppante d’une promesse de vie « au travers » de la mort, c’est l’héroïsme d’une résistance qui se donne d’apprendre (ou de créer), en le repoussant, ce qui limite cette vie, et c’est l’image inverse projetée comme colère et opposition, lutte pour la reconnaissance :
Il ne s’agit pas seulement de trouver un vaccin contre le sida, de combattre nos putains de maladies opportunistes, il s’agit de ne plus être traités comme nous le sommes dans les hôpitaux, en tant que malades et en tant que pédés. Il s’agit d’être informés, écoutés, qu’on tienne compte de nos choix, de nos douleurs, de nos demandes et qu’on nous donne les moyens d’y répondre.
Dans les hôpitaux, bien sûr, parce qu’il y a urgence mais aussi partout ailleurs.
Nous n’acceptons pas d’être relégués à la porte de la chambre d’hôpital de notre mari malade, d’être condamnés à voir expulser nos concubins étrangers sans réagir, d’être chassés dans l’indifférence générale du logement de notre compagnon décédé, de vivre notre sexualité et nos attachements dans le secret, d’être considérés comme d’éternels célibataires, de cacher nos amants...
Il s’agit de n’être plus négligeables. La base de notre engagement, c’est bien de ne plus nous poser en tant que victimes, non ? Combattre le sida ne suffit pas, nous sommes censés être les mieux placés pour le savoir...
Qu’on le veuille ou non, nous sommes des survivants et/ou des sursitaires. Nous avons un devoir de mémoire, mémoire des morts, mémoire de ce que nous avons dû supporter tout seuls, de nos proches disparus, de ce qu’ils nous ont donné, de ce qu’on leur et de ce qu’on nous a appris. Nous sommes notre propre mémoire14.
13Act Up s’est construit dans la critique du modèle compassionnel (« La base de notre engagement, c’est bien de ne plus nous poser en tant que victimes, non ? ») dont le discours de la première génération d’associations de lutte contre le sida en général, et d’Aides en particulier, pouvait faire signe à ses yeux. Contre des formes militantes plus anciennes, et continuées dans une certaine manière d’être de gauche, s’imaginent d’autres formes de libération, inspirées elles-mêmes de formes de vie nouvelles déjà expérimentées : la libération gay est passée par là, et c’est ce privilège (« nous sommes censés être les mieux placés pour le savoir ») qu’Act Up revendique comme perspective ou « point de vue sur la question du sida ». Dans la forme nouvelle de libération qui s’imagine, la conviction appelle la modalité particulière d’être-ensemble (c’est-à-dire la confiance) qui le fonde : apprendre à bien agir ensemble produit un savoir qui compte dans la construction d’un mouvement qui puisse se donner quelques objectifs d’action, d’extension, de popularisation. D’où l’importance du motif communautaire15, et de la croyance16 — que celle-ci s’oriente vers une « esthétique de l’éblouissement »17 ou s’anime d’une « énergie plaintive »18.
14Être de gauche, disons-nous. Quelle caractérisation peut-on en donner ?
Dépressive, défaitiste, masochiste, morale à l’excès, [la gauche] souffre d’un « sentiment d’infériorité », elle se sent toujours coupable et impuissante. Car elle déteste l’individu, et ne rêve que de la collectivité, elle est homogène à la société, à la socialisation qui est son alpha et son oméga, elle est en définitive « hypersocialisée ». Autrement dit, elle ne conteste en rien le système en vigueur, tout ce qu’elle conteste est marginal, et l’on peut entendre cette formule en deux sens : la gauche n’aime pas les marges, et ne conteste que peu. Elle conteste juste assez pour exprimer ce qu’en langage nietzschéen [...] on appellerait son ressentiment. Une politique hypersocialisée ne fait que confirmer le collectif dans lequel l’homme de gauche peut oublier l’individualité qui lui fait peur, qu’il s’empresse de ne pas cultiver et qui finit par lui faire véritablement défaut19.
15On comprendra dès lors pourquoi l’ascèse (vue comme l’attitude à laquelle l’individu lui-même peut consacrer, de façon autonome, son attention et un travail de formation et de transformation) par laquelle s’opère à Act Up la reconnaissance de la question du sida20 passera si facilement pour une hérésie : l’intime n’y est pas traité comme quantité « négligeable ». Quelles que soient les formes par lesquelles elle se donne à connaître et reconnaître, la question du sida, dans la science, l’expertise, la politique et la loi, conditionnera et intensifiera le tropisme homosexualité-sexualité (et s’emploiera notamment à discipliner la sexualité). Le vécu concret du sida est, quant à lui, indissociable, les premières années de l’épidémie, de celui de la perte. La question du rapport à soi est ainsi une dimension constituante de l’événement-sida. Si certaines relations de pouvoir sont en train d’être figées en relation de domination par les institutions, d’autres lui échappent ; il y a des processus d’assujettissement qui s’ébauchent ou se renforcent, mais aussi des processus de subjectivation (contre-conduites) qui émergent et se répandent. Avec la sortie à l’air libre de l’homosexualité masculine, rentrer dans le jeu de vérité, créer un nouveau discours qui ne se confonde pas avec le modèle compassionnel renvoie ainsi dans la militance actupienne aux questions croisées de la subjectivation et de l’identification : si « on ne peut comprendre la façon dont a été jusque là gérée l’épidémie de sida que dans la perspective de l’homosexualité21 » et comme tort fait aux homosexuels (résultat d’une pratique orientée par un point de vue politique), il s’agit d’ « inverser les forces qui maintiennent [les homosexuels et malades du sida] dans un “privé” où il est commode de [les] gouverner22 ». La « stratégie d’occupation, avec des visages et des noms, d’un espace public habitué à parler d’[eux] sans [eux]23 » est un premier signe, symbolique24, de cette inversion.
La singularisation politique
16Face à la difficulté de toute communauté organisée autour d’un objet particulier, celle de se retrouver coincée dans le vis-à-vis du pouvoir sous une image minoritaire (« Vous ramenez tout à votre “sida” » : souvent entendues et rapportées par les militants, ces paroles du pouvoir signent le déni d’une réalité quand elle serait prise en charge par d’autres que lui, mais aussi le renvoi du groupe vers son centre de gravité, son vide intérieur), le problème repose dès lors dans la façon de nourrir les expériences, de promouvoir une « éthique de l’intégrité » suffisamment puissante pour montrer qu’ « il n’y a pas de choses séparées de leur contexte25 » : le sens se cherche plutôt dans les relations26. D’où l’exigence de
trouver une forme qui permette à tous ceux qui sont engagés, à un titre ou à un autre, dans la lutte contre le sida, de sortir d’une routine où les vrais enjeux ont parfois tendance à se perdre. On pourrait identifier les problèmes que nous rencontrons, témoigner de nos inquiétudes, envisager de nouveaux fronts et d’autres alliances. [...] On s’interrogerait sur ce qui nous lie effectivement, au-delà de nos rencontres rituelles et de nos relations réglées. [...] On voudrait que ce soit l’occasion d’un ressaisissement27.
17Aussi la lutte contre le sida lie pour Act Up la résistance gay et la politique sexuelle à une mobilisation sociale autour de questions multiples telles que celles de la « race », du genre, de la pauvreté, de la prison, de la toxicomanie, de la phobie du sexe, des représentations journalistiques, de la réforme du système de santé, des lois sur l’immigration, de la recherche médicale, du pouvoir et de la responsabilité des experts et/ou de l’industrie pharmaceutique. Chaque segment de la mobilisation est invité à approfondir, étendre, complexifier sa propre thématique28, étirer son univers dans toutes les directions et sortir de la place assignée. À lutter notamment, comme le précise Anne Querrien, « contre la contamination de son univers symbolique par les modèles de la classe dominante29 ». Le schéma d’Alain Touraine pour qui la construction de l’identité du dominé se fait en miroir du dominant, pour dépasser l’opposition dialectique et devenir capable de gouverner le tout30, est sérieusement mis à mal par cette problématique qui prône plutôt les alliances à l’écart entre groupes dominés, les parcours de ligne de fuite, et le dédain pour le symbolisme unifié du centre :
L’idée que la communauté est formée de minorités plus ou moins majoritaires occulte une certaine hiérarchie des douleurs vécues par le plus grand nombre. Ma génération, rappelle Didier Lestrade, affrontait le problème en changeant d’échelle et en adoptant une attitude plus pragmatique. Nous nous attaquions d’abord aux problèmes qui touchaient le maximum de personnes. Les réussites politiques servent de moteur pour résoudre les problèmes des petites minorités31.
18Il faut en effet distinguer une conduite normative, qui sous quelque rapport renvoie toujours à une place assignée32, d’une pratique subjectivée (une « thérapeutique » si l’on veut) que l’on fait parce qu’elle incarne une position (morale, éthique). La confrontation de la seconde à la première se nomme politique. Affirmer sa différence individuelle, en tant que gay, en tant que « folle », en tant que malade du sida, est une rupture épistémologique (« partir de soi » pour investiguer la réalité) nécessaire, la condition d’une prise de parole publique, mais pas une fin en soi. Contre la vie envahissante33, la vie réduite à la gestion des flux vitaux, le bien-être est du politique — mais au moment où le groupe s’efforce de « dépasser son propre rayon d’action34 », et d’assumer le risque que ce mouvement comporte, comme le raconte un militant :
On adresse parfois le reproche aux militants que l’épidémie de sida sert de point d’accroche pour pousser des revendications toutes autres, des discours qui ne sont pas totalement liés aux contraintes que nous impose l’épidémie... Effectivement, on peut dire que la lutte contre le sida a donné l’opportunité à des luttes comme celles des personnes prostituées, des usagers de drogues ou des détenus de s’exprimer. Très clairement : le raisonnement autour d’un objet très concret — comment est-ce qu’on assure une prévention efficace, comment est-ce qu’on améliore les conditions de vie des malades, pour le dire schématiquement — appliqué à des groupes de population ou des communautés, en particulier marginalisés ou stigmatisés, ouvre un grand champ de lutte par élargissement progressif de la sphère de revendications... Act Up est un groupe fascinant pour ça... Ça me fascine comme un outil de lutte très concret. Daniel Defert, à la Conférence mondiale [sur le sida] de Montréal en 1989, parle du malade comme un “réformateur social”. Act Up est sur des modalités proches ; c’est un outil de transformation de la société, beaucoup plus intelligent et beaucoup plus intéressant qu’un parti politique35.
19Une sorte de disponibilité à tous les événements est réclamée pour se déterminer dans l’action d’un type de rassemblement risqué d’expertises pragmatiques36, entre prudence et démesure créatrice. S’en remettre à soi contient les exigences d’un passage à l’action, mais détient aussi, au seuil du décrochage de l’ordre du temps, de l’intuition d’un réel possible37, une mise à l’épreuve de soi-même, des autres et du monde, sitôt arraché aux chaînes automatisées de la vie politique moderne. Comme l’explique Étienne Tassin,
Le bios politikos est le mode non pas d’une identification communautaire, mais d’une singularisation politique qui fait advenir qui je suis au lieu prédéfini de ce que je suis. Si toute identité résulte d’une identification à des repères et à ceux qui sont supposés les incarner, l’identification est condition d’une insertion ou d’une intégration dans une communauté, tandis que cette insertion est elle-même condition de l’identité individuelle. Ainsi reconnue, l’identification culturelle s’avère la condition de l’existence d’une collectivité suffisamment unie pour mener une politique commune. Condition empirique certes, et non transcendantale, mais condition sine qua non puisqu’à défaut d’une identité collective minimale, à défaut de repères partagés d’appartenance commune, toute entreprise politique serait vouée à l’échec ou inenvisageable. Mais elle s’avère aussi, et c’est cet aspect qu’il faut souligner, l’exact contraire d’une singularisation politique. Car celle-ci s’élabore non pas dans le partage de valeurs identificatoires, mais au travers des conflits politiques, dans les actions et les paroles visant un bien public et déployées dans une confrontation à d’autres acteurs agissant et parlant38.
20Cette rectification, inspirée d’Hannah Arendt, permet d’établir clairement la problématique identitaire, quand cette problématique voudrait asseoir quelque chose comme une action politique, ou une définition de la citoyenneté. C’est-à-dire, le contraire d’un évitement du politique, ou d’un phagocytage des identités :
Parce qu’elle a toujours peu ou prou décidé de ce que sont les membres de la communauté — à défaut de leur laisser le soin et l’occasion d’affirmer qui ils sont —, la logique identitaire des communautés récuse en effet tout processus de singularisation politique qui passe, lui, par une confrontation réglée avec des forces adverses au sein d’un espace public, confrontation qui offre à chaque acteur de la vie politique de révéler qui il est, c’est-à-dire de se découvrir lui-même, de se trouver en se révélant. Ce n’est que dans l’action menée avec d’autres — et contre d’autres — que l’acteur politique se révèle, à lui-même comme aux autres [...]. La subjectivation politique, cette manière de se singulariser dans l’action et de conquérir ainsi une consistance et une visibilité publique, est indissociable des confrontations politiques, des rapports de force et des échanges argumentatifs, puisque c’est de ceux-ci qu’elle surgit, puisqu’aucune entité communautaire ne lui préexiste39.
21L’agir politique, c’est l’agir permanent d’un revivre, un risque en direction d’un « nous ». Aussi, depuis les agencements et une certaine consistance de l’expérience actupienne, comprenant les « déclencheurs existentiels » (pour reprendre, en la généralisant, une formule de Lestrade) qui ont fondé le travail commun de séropositifs et de séronégatifs qui les exigeait, ce serait une écoute beaucoup plus large des attentes et des pratiques de santé de la population qu’il faudrait recommander à la classe politique, aussi contrariante que puisse être, pour l’entendement pétri d’individualisme, la reconnaissance du besoin que nous avons les uns des autres. Incidemment, le parcours d’apprentissage d’Act Up nous raconte encore autre chose, une expérience d’empowerment (rendre compte des réalités singulières sur un plan d’engagement collectif) riche d’enseignement pour notre actualité : qu’en démocratie l’égal se fonde sur le différent et l’exige. Au regard de quoi fixer des références limitatives pour l’accès et la reconnaissance de la citoyenneté et des forces sociales part d’une fausse perspective.
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About: Vincent Bonnet
Vincent Bonnet est docteur en sociologie de l’université de Franche-Comté.