Le rite « pour de faux », un rite par défaut ? À propos des amulettes pour enfants chez les Bassar du Togo
Anthropologue Chargé de recherche IRD, UMR 208 Paloc "Patrimoines locaux" (IRD-MNHN) 57, rue Cuvier 75231 Paris cedex 05 - France [33] (0)1 40 79 36 61 57, rue Cuvier 75231 Paris cedex 05 - France [33] (0)1 40 79 36 61
Résumé
Il est commun qu’en Afrique les rites mis en œuvre pour le bien-être de l’enfant fassent intervenir des amulettes. Chez les Bassar du Togo, une catégorie particulière d’entre elles est étroitement associée à un rite très singulier dans sa forme en ce qu’il est pour l’essentiel un simulacre visant à duper l’enfant à qui l’on fait croire que l’opération accomplie réunit tous les traits d’un rite authentique alors même que le traitement précis de ce cas exige qu’il n’en soit rien. Ce rite « pour de faux », délibérément « vidé » de ce qui en fait l’efficacité dans un contexte ordinaire, est cependant déclaré indispensable au bon développement de l’enfant. L’article analyse les constituants de cette situation paradoxale en s’appuyant sur l’exploration des principales formes d’amulettes pour enfant que connaît la société bassar et en explicitant les croyances relatives aux rapports avec les différentes facettes de l’autre monde auquel l’enfant reste longtemps lié.
Abstract
Rites carried out in Africa for the child’s well-being frequently call upon the use of amulets. For the Bassar of Togo, a particular category of amulets is associated with a very singular rite: essentially, this rite is a pretence to deceive the child making him or her believe that the process to which he or she is subjected is the usual authentic rite, whereas the treatment of the precise case should not involve it. So, the simulated rite is deliberately emptied of the usual effectiveness it would have had in an ordinary context. However, it is, in such a case, considered essential for the child’s development. We therefore face a paradoxical situation whose elements will be analyzed, leading from the examination of the principal forms of children’s amulets in use in the Bassar society, and making explicit the beliefs regarding the different facets of the other world to which the child will remain linked for a long time.
Introduction
1Quoi de plus fragile qu’un nourrisson ? Comment un être aussi démuni, aussi dépendant de la sollicitude et des soins de ses proches les plus immédiats, à commencer naturellement par sa mère, pourrait-il susciter d’autres sentiments que celui du désir de protection ? Sa vulnérabilité face à des dangers multiples et disproportionnés par rapport à ses forces semble si grande qu’une attention de tous les instants lui est instinctivement accordée. Craintes universelles, sentiments partagés sous toutes les latitudes, pense-t-on. Incontestable en soi, cette idée est cependant partiellement réductrice. Des travaux de spécialistes reconnus de l’anthropologie de l’enfance (Lallemand 1978 : 314, Bonnet 1982 : 424 ; 1988 : 22-23) ont montré que, en certaines sociétés africaines tout au moins, si l’état du nouveau-né est perçu comme si chargé d’incertitude, ce n’est pas tant du fait des menaces objectives qui planent sur sa survie qu’en raison de l’indécision qui lui est imputée : à peine arrivé de l’au-delà, provisoirement entre deux mondes, le nourrisson ne s’est pas encore définitivement détaché de son lieu d’origine et tarde à s’ancrer dans ce monde-ci. Selon de telles conceptions, la mort de l’enfant, quand par malheur elle survient, est souvent moins interprétée comme la résultante d’un accident ou de défaillances biologiques que comme l’effet du choix, fait tout à coup par le nouveau-né, de retourner là d’où il vient. C’est pourquoi l’on considère dans ces sociétés que les soins de maternage doivent s’accompagner de toutes sortes de témoignages d’affection destinés à donner à l’enfant l’envie de rester : il s’agit de lui faire oublier ses attaches antérieures en leur substituant peu à peu celles que lui offre généreusement son nouvel entourage.
2Si protection et souhait de retenir l’enfant se partagent assez équitablement les mobiles des attentions qui lui sont portées, duquel de ces registres relèvent ces pratiques spécifiques qui concernent la confection d’amulettes que l’on fait parfois porter à l’enfant ? Le sens commun y voit avant tout des pratiques de protection, contre des dangers surnaturels cette fois : ce seraient pour l’essentiel des objets portés à des fins de conjuration, contre le mauvais sort ou contre les entités nocives. Mais est-ce si évident ? Plus précisément, est-ce toujours le cas ? Les pratiques repérées par les auteurs déjà cités comme visant à inciter l’enfant à s’établir durablement dans le monde des hommes ne se limitent pas aux soins de maternage : la confection d’amulettes y figure également en bonne place (voir ainsi Lallemand 1978 : 314). Ne faudrait-il pas par conséquent appliquer aux amulettes la même lecture que pour les pratiques de soin en général et reconnaître que, à côté de certains types qui visent incontestablement à assurer une protection à l’enfant, il s’en trouve d’autres dont la finalité est au moins autant de lui fournir des raisons supplémentaires de se fixer dans la famille où il a vu le jour ? Sans doute, et une telle démarche affinerait la perception des faits considérés. Pourtant, même ainsi enrichie, l’analyse peine à rendre compte de la complexité des pratiques à l’œuvre.
3Chez les Bassar du Togo*, l’appréhension des amulettes, sur la base de ces deux critères, ne fournit qu’un résultat partiel tant que n’est pas élargi l’angle de vue au-delà du seul enfant : plusieurs instances prennent en effet part à la venue au monde d’un nourrisson et c’est de la résultante de leurs interactions que dépendra son sort. Ce point admis, il devient possible d’ordonner la diversité des amulettes autour de deux pôles, dont il apparaît qu’ils correspondent bien, respectivement, à la protection et à l’insertion dans le monde des hommes. À cette réserve près, on l’a dit, que ces deux types d’attention ne s’adressent pas toujours directement à l’enfant. Si l’on croise ce point de vue avec celui relatif à la nature des amulettes, on s’aperçoit que cette polarité renvoie à deux catégories : aux amulettes dotées d’un principe actif (plutôt concernées par la protection) s’opposent celles dont le rôle s’apparente davantage à celui d’un ornement (avec comme finalité dominante celle de fixer l’enfant parmi les humains). Ces deux catégories aisément discernables se mêlent pourtant dans un cas bien précis : celui de certaines « fausses » amulettes imitant indifféremment l’une ou l’autre des formes propres à chacune des deux catégories, et qui agissent alors à titre d’ornement au statut très spécifique.
4L’analyse d’un tel cas nous conduira à l’envisager comme formant un secteur particulier d’un champ plus vaste, celui des rites simulés, nombreux chez les Bassar quand il s’agit de traitements destinés aux enfants. Précisons qu’il ne s’agit pas ici de ces pratiques, à mi-chemin entre le jeu et le rite, auxquelles se livrent en petits groupes les enfants en de nombreuses sociétés1, mais d’actions mises en œuvre par les adultes en direction de l’enfant, appréhendé comme personne dans toute sa complexité. Ces simulacres de rites, ces rites « pour de faux », élaborés pour duper l’enfant, sont-ils, du simple fait qu’ils sont simulés, réductibles à de faux rites, ou même à des rites de fortune, des rites par défaut ? Le croire serait méconnaître la nature composite de toute personne, et plus encore des enfants, ces êtres encore liés à l’autre monde, et à diverses entités bien spécifiques parmi la multitude qui relève de cet autre monde. Car en réalité ce n’est pas tant l’enfant lui-même qu’il s’agit d’abuser que la principale des composantes de sa personne qui lui vient de l’autre monde : dès lors, il est bien question, là aussi, d’interaction avec des entités de l’invisible, si bien que, malgré certaines apparences, on ne quitte pas le registre du rite. Qu’est-ce qu’un rite, en effet, sinon une action conduite par les humains dans l’espoir d’obtenir une réaction favorable de la part d’entités surnaturelles ? Et quel est l’enjeu de ces rites « pour de faux » sinon apaiser l’une de ces entités, ici étroitement associée à l’enfant ?
5Après une présentation des différents types d’amulettes en présence chez les Bassar — celles de protection comme celles d’ornement —, l’examen de celles qui ne sont qu’imitation fera apparaître les rites « pour de faux » comme constituant bien davantage qu’un champ de pratiques réduites au mimétisme des rites véritables, mues par le seul objectif de leurrer des enfants excessivement demandeurs. Les caractéristiques propres de ces pratiques singulières, une fois mises au jour, les révèleront comme formant une catégorie spécifique de rites, certes étrangement montés, mais n’en comportant pas moins une véritable efficacité symbolique à l’instar de tout rite authentique. Pour leur reconnaître ces attributs essentiels, l’identification de l’entité destinatrice, et de ses effets sur le sujet, est nécessaire. Une excursion dans l’univers complexe qui préside à la naissance des enfants en est le préalable indispensable.
Du monde prénatal au monde terrestre : le processus de production des nouveau-nés
6À l’instar de nombreuses autres populations de l’aire culturelle voltaïque, les Bassar attribuent aux choix opérés par chaque personne dans le monde prénatal une part décisive de sa destinée. Le créateur de la personne, qui, dans la plupart de ces sociétés, prend les traits du soleil, est le témoin de ces choix et s’en porte garant pour la vie future de l’individu. Les options offertes prennent des formes diverses mais la plupart sont désignées du terme de « choses » (tiwan), parmi lesquelles les principales sont diyimƆƆl, la chance, tigaajati, la richesse, mmaal, la fécondité, etc.2 L’instance qui formule le choix est communément désignée du terme d’unil, la personne. Il s’agit en fait plus précisément du kinaŋ, cette composante de la personne qui, à ce stade prénatal, en est la préfiguration et qui, une fois l’individu advenu au monde terrestre, en constituera l’âme : c’est cette part de soi qui se sépare du corps pendant le sommeil et dont les pérégrinations nocturnes alimentent les rêves que fait le sujet ; c’est aussi cette composante qui, à la mort, se détache de la dépouille et se rend dans le monde des morts. Le moment de la mort est d’ailleurs lui aussi objet d’un choix : la personne établit devant son créateur la date de son retour. Car, entre autres cheminements, dont il serait trop long de faire état en détail ici, la mort est conçue, dans la plupart des cas, comme le retour de la personne auprès de son créateur. Le principal enjeu est d’établir à cette occasion le bilan du séjour que l’individu a effectué sur terre et de vérifier sa conformité avec ce qui avait été arrêté initialement, au moment de l’établissement du programme prénatal. Mais le critère préalable à cette nouvelle entrevue est celui relatif à la date du retour : celle-ci doit coïncider avec celle originellement annoncée (ou, en tout cas, respecter les conditions énoncées à son sujet), faute de quoi le soleil refuse de recevoir la personne. Il est ainsi maintes fois fait cas de telle ou telle situation particulière où une personne semble osciller entre la vie et la mort, paraissant tantôt réellement morte, tantôt revenue à la vie. On explique que le sujet est « tiraillé » entre son kinaŋ, résolu à quitter le monde terrestre pour retourner auprès du soleil, et ce dernier qui refuse de le recevoir car le moment n’est pas conforme à ce qui avait été arrêté d’un commun accord avant le départ de la personne. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur cette question, car, ainsi qu’on peut l’imaginer, elle interfère profondément avec la problématique du « donner à l’enfant l’envie de rester ».
7Le kinaŋ, cette composante de la personne dont la notion d’« âme » parvient à rendre compte de façon acceptable, a donc formulé les différents éléments de son choix prénatal devant le soleil (ŋwiin), instance créatrice en même temps que garante de la conformité de la destinée de la personne vis-à-vis de ce choix primordial. Une fois scellé l’accord entre les deux parties, le kinaŋ quitte le monde céleste pour prendre place dans la rivière prénatale propre à son groupe où il séjourne au côté de son kinyiŋkpintiii, l’être qui est à la fois son conjoint prénatal et celui chargé de parfaire sa conformation physique en dotant son corps de ses caractéristiques les plus essentielles. La vie dans la rivière prénatale est un moment d’exquise douceur que vient troubler l’intervention d’un personnage déterminé. Un ancêtre, futur ancêtre tutélaire de l’enfant, rôde à la recherche du kinaŋ qui lui paraîtra réunir suffisamment de qualités, notamment de caractère, pour qu’il décide d’en faire « sa personne », c’est-à-dire pour qu’il s’en fasse le convoyeur jusqu’au monde des hommes où il fera concevoir une femme qui deviendra sa mère. En agissant ainsi, dit-on, l’ancêtre « sort » l’enfant (chaque personne se réfère à son ancêtre tutélaire au moyen de la formule : « celui qui m’a sorti »3). Chez les Bassar, il n’y a pas à proprement parler de réincarnation, l’ancêtre à l’œuvre et le nouveau-né fruit de son intervention ayant deux nnamu (pluriel de kinaŋ) distincts. Pour réussir son opération, l’ancêtre doit d’abord convaincre et l’enfant et le kinyiŋkpintii de celui-ci d’accepter de se séparer afin de permettre au premier, seul en mesure de prendre forme humaine en venant au monde à travers le corps d’une femme, de changer de monde pour prendre place dans celui des hommes. Parfois l’un des deux ne se laisse pas convaincre, parfois même aucun des deux, et de toutes ces possibilités résultent des complications dont la vie de l’intéressé sera entachée. Une part importante des troubles que certaines personnes peuvent être amenées à connaître dans leur développement ou même dans leur vie d’adulte est ainsi rapportée à la teneur particulière de ces épisodes de la vie prénatale, et plus encore des circonstances qui ont présidé à l’arrachement à ce monde de l’antériorité pour advenir au monde des hommes4.
8Que ce passage ait été effectué dans l’harmonie ou qu’il ait été source de déchirements faute du consentement de tous les protagonistes, dès lors que l’ancêtre qui ambitionnait de « sortir un enfant » a réussi dans son projet, il devient l’ancêtre tutélaire, l’usindaan, de cet enfant5. Une relation complexe les liera, de nature variable selon les cas, dont certains se traduisent par le port d’amulettes spécifiques (auxquelles on donne alors le nom générique de tisindaŋwan, les « choses » [tiwan] de l’usindaan).
Un élément crucial de la destinée : la date du retour
9Si le bref tableau qui vient d’être brossé du monde prénatal et de certains des épisodes clés qui s’y déroulent est suffisant pour rendre compte d’une grande partie des caractéristiques des amulettes pour enfants chez les Bassar, il y manque encore, pour satisfaire tout à fait à ces exigences, certaines précisions essentielles sur cet élément décisif qu’est la date du retour.
10Les croyances bassar accordent en cette matière un développement particulier à une idée originale : le choix peut parfois être formulé en termes conditionnels, et résulter alors d’une combinaison entre plusieurs éléments du choix prénatal. Ainsi, une fois dressée la liste des « choses » retenues pour leur vie à venir, certains individus conditionnent l’arrivée de ces « choses » à l’accomplissement d’un rite bien identifié, destiné au soleil. De telles personnes formuleront ainsi leur choix : « Que je te paie ma dette [accomplissement dudit rite] avant d’obtenir mes choses ». D’autres opteront pour des combinaisons où intervient le moment du retour. Une première formule type associe cet élément à l’accomplissement du rite prévu pour le soleil : « Lorsque je t’aurai payé ma dette, que je rentre ». Une autre l’articule à l’arrivée des « choses » sélectionnées : « Que je rentre dès que j’aurai obtenu mes choses. »
11Ce dernier cas permet d’expliquer le phénomène, sujet de hautes spéculations en certaines sociétés voltaïques, du décès brusque d’une personne en pleine force de l’âge, alors que s’ouvre pour elle le chemin de la réussite6. Chez les Gourmantché, un conte dont il existe une variante bassar, fait cas d’un personnage qui, parmi les options qu’il retient, fait le vœu de mourir le jour de son mariage (Swanson 1985)7. Les Bassar, pour qui cette forme de demande directe peut exister, expliquent plutôt qu’un tel événement correspond à ce type particulier de choix où la personne aurait, parmi ses choses, demandé principalement le mariage (ticati), et aurait assorti ce choix de la formule ci-dessus, couplant le retour à l’obtention des « choses » : dès lors, à peine sa « chose » obtenue (à peine le mariage contracté), sonne pour le sujet l’heure du retour auprès de son soleil. Cette configuration est particulièrement perverse dans la mesure où, aucun enjeu sacrificiel au bénéfice du soleil ne lui étant associé, ce dernier se garde de laisser filtrer quoi que ce soit qui serait de nature à informer le malheureux du sort qui l’attend. Aucune procédure d’évitement ne peut donc être engagée, et c’est sans signe avant-coureur que la personne est soudain emportée.
12Il en va tout autrement avec la formule précédente (celle qui associe le retour au paiement de la dette au soleil). L’entité solaire, tenant alors à ce que soit honorée à son bénéfice la dette sacrificielle de la personne, fera en sorte que celle-ci, par la manifestation de troubles divers la contraignant à consulter un devin, soit informée de l’existence de cette dette. Toutefois, il semble que la révélation ne puisse être partielle : le soleil se trouve donc contraint de tout dévoiler du sort qui attend l’intéressé. En l’occurrence, la clause spécifiant que le retour du débiteur auprès de son créateur se produira une fois la dette sacrificielle honorée, cette clause ne pourra être dissimulée lors de la consultation. Dès lors, pleinement instruite des risques qu’elle encourt à s’acquitter de sa dette, la personne aura la possibilité d’échafauder une stratégie appropriée, lui permettant de composer avec les exigences contradictoires propres à sa situation : son désir de prolonger sa vie et sa préoccupation de relâcher la pression du soleil déterminé à réclamer sa dette. Si vitale est la solution qu’elle s’est depuis longtemps inscrite dans les pratiques usuelles des Bassar : c’est la procédure dite bi tƆ ticandan, dont une traduction approximative (le terme ticandan étant intraduisible) serait : « ajourner le paiement ». Feignant d’être dans l’incapacité matérielle de satisfaire aux coûteuses exigences du rite, mais faisant mine d’avoir néanmoins l’intention de s’en acquitter, l’intéressé procédera à autant d’effectuations partielles du rite qu’il aura à subir de rappels à l’ordre de la part de son soleil. Espacés en principe de plusieurs années, ceux-ci lui laissent de longues périodes de répit de sorte que, pourvu qu’il fasse preuve de suffisamment de sagacité et de vigilance, en dosant au mieux ses concessions sacrificielles, il peut espérer se ménager une vie acceptable en dépit de la situation délicate où l’a plongé le choix prénatal qu’il a formulé. Il ne sera pas totalement tiré d’affaire pour autant, l’aspect le plus critique de cette configuration étant reporté au terme de son existence terrestre. Les rappels du soleil se raréfiant et leur virulence s’atténuant, il est assez fréquent que le sujet finisse par ne plus prêter attention à cette dimension de son existence. Quand vient le temps de la grande vieillesse, celui où la personne aura épuisé les ressources biologiques de son corps, la mort se profile. Lorsqu’elle se déclare, le soleil fait obstacle au cours naturel des choses et refuse de recevoir cette personne indifférente à son contrat prénatal qui stipulait que son retour ne se produirait pas avant l’acquittement de sa dette : il la renvoie donc sur terre. Après quelque temps, la mort naturelle survient à nouveau et se heurte encore au refus du soleil. Cette situation chroniquement indécise devient objet de grandes souffrances pour le sujet, mais aussi pour ses proches. Lassés d’avoir déjà annoncé puis annulé plusieurs fois les premières funérailles de leur patriarche ou de leur doyenne, ses descendants finiront par se souvenir de la situation particulière de leur parent au regard de son choix prénatal, ou au pire ils l’apprendront en se rendant chez le devin en quête d’une explication de cette succession d’événements si éprouvants. Ils mettront alors tout en œuvre pour réunir les éléments sacrificiels qui composent la dette au soleil et ils procèderont, bien tardivement, au rite de paiement de cette dette afin de permettre à leur parent d’enfin mettre un terme véritable à sa vie8.
13On comprend qu’un tel système de représentations soit partie prenante de la question de donner à l’enfant l’envie de rester. Il est difficilement concevable que ce dernier puisse décider de repartir auprès du soleil à la suite d’une simple saute d’humeur : s’il ne dispose pas de justifications recevables, antérieurement établies dans son choix prénatal, il se trouvera dans l’impossibilité de rejoindre son créateur. Toutefois, le retour auprès du soleil n’est pas la seule issue par laquelle le kinaŋ d’une personne peut se soustraire aux rugosités de l’existence terrestre. Surtout pour un enfant, le temps encore proche de la vie dans la rivière prénatale rend parfaitement envisageable un retour dans cet autre espace du monde prénatal. Cette éventualité est d’autant plus sérieuse qu’elle n’exige aucune justification aussi rigoureuse que celles que nécessite un retour auprès du soleil. Derrière cette distinction fondamentale, il y a, parmi d’autres déterminants, l’idée que le soleil, « grand ordonnateur du temps » — pour reprendre l’heureuse formule de Michel Cartry (1999 : 77, n. 13) à propos d’autres sociétés voltaïques où cette figure est dominante9 —, présente des traits de froide intransigeance face auxquels le monde de la rivière, souvent décrit comme un monde peuplé de petits êtres au moins aussi turbulents et capricieux que les enfants dont en un sens ils sont la préfiguration, est celui où règnent les sentiments dont l’un des plus reconnus, outre l’amour primordial qui lie toute personne à son kinyiŋkpintii, est la compassion. Là où le soleil se réfère de façon implacable aux clauses du contrat prénatal établi devant lui, le kinyiŋkpintii est disposé à faire preuve de la plus grande compréhension.
14Donner au nouveau-né l’envie de rester est par conséquent un enjeu d’une grande complexité. L’entourage de l’enfant peut endosser dans ce domaine une part importante de responsabilité, et tout décès de l’enfant qui sera interprété comme un retour vers le monde de la rivière pourra lui être imputé (à la différence de ceux programmés vers le soleil, vis-à-vis desquels les humains sont de toute façon impuissants). La naissance d’un enfant est perçue comme l’arrivée d’un étranger. Plus fondamentalement, chez les Bassar pour qui chaque maisonnée est un organisme clos dont les échanges avec l’extérieur sont filtrés par une batterie de protections (Dugast 2004 : 213-214 ; 2009 : 163-164), cette naissance se range parmi les multiples formes d’intrusion qui se soldent par une consultation divinatoire chargée d’éclairer les habitants sur les caractéristiques principales de l’intrus, à commencer par ses intentions, fastes ou néfastes. Dans le cas d’une naissance, la consultation est celle dite unaakƆbƆƆ, consultation « du vestibule » (kunaakoou), ainsi nommée car elle se tient dans la grande case d’entrée de toute habitation bassar, là où sont censés se réunir les ancêtres pour traiter toutes les affaires qui intéressent la vie du lignage en tant que totalité. Cette consultation devra notamment déterminer si le nouvel arrivé se destine à être membre du lignage, si au contraire il n’est là que pour un passage furtif ou, enfin, si la durée de son séjour est conditionnée par l’accomplissement de certains rituels. Ces trois options sont matérialisées par des objets présentés devant le devin dont le bâton divinatoire devra désigner celui correspondant à la bonne réponse, après quoi toutes sortes de permutations seront opérées afin de s’assurer par recoupements qu’on obtient toujours la même réponse. Les significations affectées à ces trois objets sont les suivantes : u sa usajil (« il est mangeur de pâte ») ; uaa sa usajil (« il n’est pas mangeur de pâte ») ; u caa ikoon (« il a des arrangements » [à faire]).
15Si l’oracle désigne l’enfant comme usajil, « mangeur de pâte », c’est que le kinaŋ du nouveau-né est venu avec l’intention de mener une vie entière d’être humain et notamment de dépasser le stade du sevrage pour se nourrir de la pâte (busaa) d’igname, de sorgho ou de petit mil, base de l’alimentation chez les Bassar. C’est naturellement la plus rassurante des trois réponses. L’option contraire, uaa sa usajil, « il n’est pas mangeur de pâte », signifie que l’enfant aurait déclaré à son soleil : « Je vais regarder pour revenir », inscrivant par cette formule de son choix prénatal sa décision de ne pas s’attarder chez les humains au-delà du temps suffisant pour satisfaire sa curiosité. En pareil cas, tous les soins et toutes les marques d’attention accordés au nourrisson n’y changeront rien : il ne survivra pas au mieux au-delà de quelques mois, son choix de retourner rapidement auprès de son soleil étant irrévocable, quels que puissent être ses sentiments par la suite, une fois commencée son expérience de vie terrestre. En revanche, pour un enfant déclaré « mangeur de pâte », ces attentions seront pleinement requises. Mais, là où elles sont le plus nécessaires, c’est dans la troisième option : u caa ikoon, « il a des arrangements », formule qui signifie qu’on se trouve devant une option intermédiaire entre les deux autres, avec un séjour de l’enfant dont la durée dépendra de l’accomplissement de certains rites à identifier avec précision. Cette option est naturellement particulièrement redoutée quand les arrangements en question sont ceux demandés devant le soleil. Ceux formulés à une étape ultérieure de la vie prénatale du sujet ne présentent certes pas ce caractère tranché, mais ils n’en sont pas moins, eux aussi, source de préoccupations.
16Dans ce champ diversifié, aux déterminants variés, identifier, en cas de nécessité, l’amulette adéquate exige de la part des intervenants (parents de l’enfant, mais surtout doyen de lignage, et plus encore devin) une grande sagacité. À la complexité des configurations associées à la naissance de tout enfant répond la diversité des amulettes susceptibles d’être prescrites.
Une multiplicité de raisons de confectionner une amulette
17La venue au monde d’un enfant suppose donc une conjonction d’événements auxquels prennent part de nombreux acteurs et dont la réalisation peut se heurter à divers obstacles, selon des modalités variables d’un individu à l’autre. Son ancêtre tutélaire (usindaan), responsable de sa « sortie », son « âme » (kinaŋ), son conjoint prénatal (kinyiŋkpintii), son soleil (ŋwiin), la ou les « choses » (tiwan) prises dans le choix prénatal (buwinlimbu) — rappelons qu’il s’agit des éléments de la destinée que sont la richesse, la chance, la fécondité, etc. —, pour ne s’en tenir qu’à ceux véritablement en mesure d’imposer la confection d’une amulette, les instances ne manquent pas. Quels sont, dans ce contexte foisonnant, les motifs qui peuvent conduire un devin à prescrire le port d’un tel objet ?
Des amulettes de protection
18Du côté de la protection (diwundi), un ensemble de cas se différencient en fonction de la nature de la menace. Le devin peut avoir décelé que l’enfant subit les attaques de sorciers mangeurs d’âmes ; souvent, pareil diagnostic est délivré au sujet d’enfants venus du monde prénatal avec certaines qualités qui feront d’eux des « personnes fortes » (binipƆƆbi), potentiellement aptes à dévoiler les sorciers, et pour cette raison cible privilégiée de ces derniers. Ceux-ci mettent à profit la faiblesse du jeune clairvoyant, tant qu’il est encore enfant : sa « force », dont le développement s’amorce, n’a pas encore atteint le degré qui fera de lui une personne inattaquable pour eux. Toutefois, si un devin est consulté pour un tel cas, c’est d’abord que l’enfant, du fait de sa clairvoyance, est témoin de tous les actes perpétrés par les sorciers dans son entourage sans qu’il y soit lui-même encore impliqué (c’est-à-dire, notamment, sans qu’il se soit encore lui-même interposé, comme il sera enclin à le faire presque systématiquement une fois adulte, en pleine possession de ses pouvoirs) ; la seule vision de tels méfaits lui cause certains troubles que des parents attentifs identifient très tôt. Mais il peut arriver que ceux-ci tardent à déceler le problème. Ils seront de toute façon bientôt alertés par des manifestations plus bruyantes de la part de l’enfant, dès que les sorciers, ayant compris à qui ils ont affaire, chercheront maintenant à s’en prendre directement à lui. Pour protéger un enfant ainsi menacé, le devin prescrit une amulette, en général un pendentif, comportant un objet qui servira d’arme à son usindaan, son ancêtre tutélaire.
19Cette idée de la mise à disposition, par les humains, d’instruments destinés aux entités de l’invisible alliées pour leur servir d’armes dans la lutte qu’elles mènent contre les êtres décidés à nuire à leurs protégés n’est pas une idée propre au domaine des amulettes. On la retrouve dans les pratiques de protection d’une cour. Sur prescription d’un devin là aussi, et de façon occasionnelle donc, les Bassar ont coutume d’ériger aux abords de leurs habitations un bois pointu au sommet duquel sont fichés divers objets tels que : une boule d’indigo pour obscurcir la vue aux entités malfaisantes ; une branche de Gardenia pour fermer l’accès aux mêmes entités10 ; une calebasse « passoire » (percée d’une multitude de petits trous, elle est utilisée dans la préparation de la « moutarde » de néré pour recueillir, pendant la cuisson des graines, celles qui flottent à la surface et qui du coup seront impropres à la préparation) afin de faire le tri entre les bonnes choses venues de l’extérieur, invitées à s’introduire, et les mauvaises, qui seront renvoyées. Selon que ces « armes » ont été demandées par les ancêtres ou par les awaa (entités venues de brousse mais introduites à la maison sur leur demande et « domestiquées » à la suite d’une procédure rituelle spécifique), le bois sera planté devant la case vestibule (qui, dans les habitations bassar, fait office d’entrée de la cour), case où les ancêtres sont dits se retrouver régulièrement, ou derrière la case kuwaadii occupée par les awaa. Ancêtres ou awaa, selon le cas, auront ainsi à leur portée les armes dont ils ont besoin pour lutter efficacement contre les entités nuisibles qui menacent la quiétude ou la prospérité de la maisonnée.
20Quand il s’agit des amulettes, ce sont principalement des griffes de fauves (lion ou léopard) que l’on suspend à un fil pour les faire porter en collier à l’enfant. L’usindaan en fait usage dès qu’il voit son protégé en danger, exposé aux attaques invisibles des sorciers. En manipulant ces griffes, il a le pouvoir de faire apparaître, et accourir, les fauves dont elles sont des parties métonymiques ; mis en état de fureur, ceux-ci sèmeront la panique parmi les mangeurs d’âmes. Plus singulière est l’amulette constituée du petit sifflet kikpaawulii. Ses effets reposent sur le même principe que celui qui régit les exemples précédents, avec toutefois une spécificité notable. Ce sifflet miniature, de la forme du sifflet de guerre kijanjawulii dont l’usage est réservé aux situations de grand danger, a pour particularité d’être sculpté dans de l’ivoire d’éléphant (voir photo 1**) . Quand les sorciers entreprennent d’attaquer le kinaŋ de l’enfant, l’usindaan, toujours aux aguets, siffle dans kikpaawulii pour donner l’alerte et, outre les ancêtres et les awaa protecteurs de la maison qui accourent pour s’interposer, apparaît (en kusoou, disent les Bassar, c’est-à-dire « en double », ou encore dans le monde invisible) un éléphant dont la seule vue effraie ces sorciers et les met en fuite.
21À cette première série d’amulettes dont l’objet est la protection du kinaŋ de l’enfant (i.e. de son « âme »), en répond une autre centrée autour de la protection de sa « chose » — c’est-à-dire de ce avec quoi il est venu comme élément précieux de son choix prénatal. D’une certaine façon, on se trouve ici non plus dans le domaine de l’Être, mais dans celui de l’Avoir. Une précision au sujet de cette forme d’Avoir prénatal, qui en réalité ne concerne qu’une minorité. Dans le cas le plus courant, en effet, une personne arrive à la naissance avec, en son corps, la totalité des « choses » dont elle a choisi, dans le monde prénatal, de se munir pour sa vie terrestre. Ces « choses », toujours dans ce schéma général, sont choisies, et prises, alors qu’elles sont encore à l’état de germes (tout comme l’est, à ce stade initial, le futur enfant lui-même — il est alors « comme un œuf », disent les Bassar). Par la suite, tout au long de la croissance de l’enfant, son corps et ses « choses » se développeront au même rythme. Divers traits de certains rites individuels, trop longs pour être exposés ici, l’attestent. Cette propriété fait que ce n’est qu’une fois l’individu devenu adulte que ses « choses », qui pour l’essentiel sont des compétences, ou des dispositions, deviennent véritablement opérationnelles, car parvenues elles aussi au faîte de leur développement.
22Mais ce schéma général connaît des exceptions. Il arrive que, parmi ses « choses » prénatales, une personne, au destin du coup hors du commun, en choisisse une de format exceptionnel : à la différence du cas ordinaire, cette « chose » est emportée non pas à l’état de germe mais déjà toute constituée. À peine l’enfant venu au monde, cette « chose » sera disposée à œuvrer dès lors qu’elle sera convenablement reconnue et « arrangée » (au moyen des rituels appropriés, naturellement). Selon les cas, ce sera au bénéfice de toute la maisonnée, ou plus particulièrement du père et de la mère du nourrisson : par exemple, le champ du premier va soudain produire abondamment, le commerce de la seconde prospérer. Un tel enfant détient cette « chose » hors norme non pas, comme le voudrait le schéma courant, en son corps, où elle ne semble pouvoir trouver place, mais dans sa main. On explique ainsi qu’un enfant de cette catégorie se reconnaît au fait qu’il tient constamment les poings fermés, et qu’il les referme aussitôt quand, par jeu, un adulte s’amuse à les lui ouvrir : c’est qu’il s’efforce de conserver avec lui cette « chose » d’une puissance inhabituelle et qui ne peut, pour cette raison, être lovée en son corps, comme les autres, plus ordinaires. Précaution dérisoire : en pareil cas, la « chose » de l’enfant est doublement vulnérable. D’un gabarit trop important pour loger dans le corps encore frêle du nouveau-né, elle s’en trouve exposée à la double vue des personnes clairvoyantes. En outre, par son caractère exceptionnel, avec les avantages qu’elle confère à son détenteur, elle attise la convoitise de ceux qui, parmi ces clairvoyants, sont appelés les « mauvaises personnes » (binikpitib), c’est-à-dire ceux qui, à l’occasion, se font « voleurs » de choses invisibles.
23Du point de vue de ces risques, une période est particulièrement critique : celle qui court de la naissance de l’enfant jusqu’au moment où des parents avisés auront su « arranger » la chose de leur enfant et ainsi la fixer définitivement auprès de lui. Cette procédure d’« arrangement » est trop complexe pour être présentée ici, mais il est nécessaire de savoir qu’elle constitue la seule garantie véritable contre les menaces de dépossession que font planer sur elle tous les voleurs « en double ». En attendant de pouvoir la mettre en œuvre (le temps de rassembler tout le nécessaire), il faut faire face à l’urgence et assurer à la « chose » une protection temporaire. Dans ce domaine, les variantes d’une localité à l’autre peuvent être importantes, mais l’une des pratiques les plus courantes consiste à faire porter au nourrisson une amulette, constituée d’un petit bois de Gardenia que l’on fait porter au poignet de l’enfant, toujours sur prescription du devin (voir photo 2). Compte tenu des propriétés reconnues à ce végétal (voir supra, note 10), on comprend qu’en enserrant autour du poignet de l’enfant un bracelet comportant un tel bois, on cherche à faire obstacle à toute tentative de dérober la « chose » de l’enfant : l’objet de la protection assurée par ce végétal est ici sa main, et derrière elle ce qu’elle tient.
24Protection contre la dévoration du kinaŋ (l’âme) du nouveau-né, protection contre ses « choses » prénatales, les deux formes sont parfois associées, et même combinées. C’est le cas avec une amulette d’un autre type : une petite bague formée de deux métaux entrelacés de couleurs différentes — bague dont il existe également une version plus développée sous forme de bracelet, selon un modèle très répandu dans de nombreuses populations d’Afrique de l’ouest. Les Bassar dénomment une telle bague (le bracelet correspondant porte lui aussi le même nom) usoopu ni unaayuu, c’est-à-dire « sorcier et voleur ». Pour comprendre le sens de cette appellation il faut entendre que le sorcier est celui qui s’en prend au kinaŋ, l’âme, tandis que le voleur est celui qui convoite ces biens invisibles qu’une personne a acquis dans le monde de l’origine : ses « choses » prénatales. Protection de l’Être et protection de l’Avoir (mais, ici, un Avoir de nature prénatale) se trouvent donc combinées avec cette amulette assez particulière. Combinées plutôt que simplement associées : le but est en effet moins de parer à un large spectre de menaces, couvrant notamment deux types possibles d’agression particulièrement redoutés, que de prévenir une action concertée de deux types de personnages malfaisants, qui l’un et l’autre sévissent « en double ». Ainsi que le disent les Bassar : « Ce sont deux personnes différentes qui collaborent. Le voleur peut voler la force qui protège la personne. Maintenant, celle-ci devient vulnérable aux attaques de l’autre, le sorcier », qui aura moins de peine à dévorer son kinaŋ.
Le rapport à l’ancêtre tutélaire : des amulettes de forme identique mais de catégories différentes
25Avec une autre série d’amulettes pour enfant chez les Bassar — celle qui concerne l’usindaan, l’ancêtre tutélaire du nouveau-né — la problématique s’élargit. À la question de la protection s’articule celle de l’ornementation, cette dernière étant principalement destinée, sinon toujours à donner à l’enfant l’envie de rester, du moins, dans le cas présent, à contribuer à son ancrage parmi les humains en apaisant ses relations avec certaines des entités surnaturelles responsables de sa venue au monde.
26La relation à l’usindaan peut exiger une amulette de protection quand cet ancêtre a, de son vivant, été l’un de ceux qui ont été contraints de se soumettre au rite de jabun après avoir soit commis un meurtre, soit abattu un animal féroce. Jabun est le rite qui permet de maintenir à distance le kinaŋ de la victime (les animaux féroces ont ceci de particulier que leur kinaŋ partage avec celui de tout être humain une même propension à se « venger » de leur tueur)11. Un enfant qui a pour usindaan un tel personnage est la cible du kinaŋ, toujours vindicatif (même après la mort de son meurtrier), de la victime de son ancêtre tutélaire. Après la disparition du responsable de son trépas (« meurtrier » désormais passé dans le monde des ancêtres), le kinaŋ de cette victime reporte en effet sa rancœur sur toute personne que celui-ci aurait « sortie ». Le nourrisson, effrayé par les attaques nocturnes qu’il subit de la part de ce kinaŋ, ne parvient plus à trouver le sommeil et ne cesse de hurler. Le devin consulté révèlera l’origine de ces troubles et prescrira pour l’enfant l’accomplissement d’une version atténuée du rite de jabun. Au terme de ce rite, on fera porter au nourrisson — comme on le fait pour tout meurtrier contraint d’effectuer cette cure, et comme a donc dû le faire, de son vivant, l’usindaan de l’enfant — un bracelet de perles blanches : les perles de jabun ont la vertu de repousser durablement le kinaŋ de la victime ; ici, cette amulette renverra loin du nourrisson le kinaŋ de la victime de son usindaan (voir photo 2 et 3).
27Mais le rapport à l’ancêtre tutélaire peut aussi imposer le port d’une amulette de type « ornemental ». La perspective est alors tout autre. Délibérément en retrait dans le cas précédent et laissant l’enfant livré aux redoutables conséquences de ses actes passés, l’usindaan est cette fois lui-même l’entité qui réclame que l’on fasse porter une amulette de cet autre type au nouveau-né. L’enjeu est pour lui de se faire reconnaître d’abord, honorer ensuite. Car tout usindaan n’est pas habilité à faire pareille demande. N’y a droit que celui qui s’est distingué par une vie singulière. Cette procédure de reconnaissance qui passe par le port d’une amulette est pour le reste du même ordre que la simple marque corporelle imprimée par plus d’un usindaan sur le corps de l’enfant qu’il a sorti : c’est le phénomène classique de la marque qui évoque une cicatrice, une tache ou tout autre signe distinctif dont l’ancêtre était lui-même affligé de son vivant et dont l’apparition sur le corps de l’enfant lui permettra de se faire reconnaître. Cependant, on l’a compris, avec les amulettes il ne s’agit plus seulement d’apposer sa signature, en quelque sorte ; l’usindaan tient en outre à se faire honorer12. Car la marque corporelle ne suscite d’autre manifestation de la part des membres de la maisonnée que l’observation et les commentaires ; l’amulette, en revanche, implique un certain cérémonial auquel ne voudrait renoncer aucun usindaan à qui ce droit est reconnu.
28Cette différence permet d’établir sinon une hiérarchie, du moins une distinction de rangs entre ancêtres tutélaires. Plus prestigieuse, la procédure requérant la confection d’une amulette ne bénéficie en contrepartie d’aucune garantie de reconnaissance. Les adultes qui entourent l’enfant peuvent en effet se révéler peu vigilants, et ainsi rester sourds et aveugles à la demande de l’usindaan. Alors, froissé, ce dernier décide de reprendre « sa personne » et de la sortir ailleurs, là où il pense qu’on sera plus attentif à sa requête. C’est là l’une des multiples causes possibles du décès d’un nourrisson : ici, ce n’est pas que l’enfant, insatisfait du sort qui lui est réservé, décide de retourner dans le monde d’où il vient, c’est l’être ayant fait office de convoyeur (l’usindaan) qui, mortifié par le manque de reconnaissance à son endroit, opte pour une nouvelle tentative au bénéfice de personnes qu’il espère plus perspicaces. Parfois toutefois, le couple initialement retenu ayant fait de la part de l’ancêtre tutélaire l’objet d’un choix mûrement réfléchi, celui-ci réitère sa tentative quelque temps plus tard, nourrissant l’espoir que la mort de l’enfant aura servi de leçon à ces parents quelque peu distraits mais parmi lesquels il tient à faire sortir « sa personne ». C’est alors, on l’aura compris, le même enfant qui revient.
29On ne manquera pas de signaler que l’exemple le plus fréquemment mentionné chez les Bassar au sujet de ces amulettes à vocation ornementale réclamées parfois par un usindaan est celui du bracelet de perles blanches — ce même bracelet dont il était question, à des fins de réelle protection, au sujet d’un enfant dont l’ancêtre tutélaire avait, de son vivant, tué un animal féroce ou un être humain. Ce bracelet, on s’en souvient, visait à protéger le kinaŋ encore fragile de l’enfant des tentatives de vengeance de l’être abattu par son usindaan. Associé, on l’a dit, à l’accomplissement du puissant rite de jabun, le bracelet de perles repousse les assauts du kinaŋ de la victime. Dans quelles situations cet objet se réduit-il à n’être plus qu’un ornement destiné à flatter la vanité de l’usindaan de celui qui le porte ? Lorsque cet usindaan n’est autre qu’un enfant « sorti » jadis par un meurtrier, et qui a pour cette raison dû accomplir jabun et porter le bracelet de perles dès son plus jeune âge. Ayant ainsi réussi à échapper à la vengeance de la victime qu’il n’a pas lui-même tuée mais dont il a en quelque sorte « hérité » à travers son ancêtre tutélaire, ce personnage parvient un jour à son tour, au terme de sa vie, au statut d’usindaan ; pour prix de cette réussite, il attendra de l’enfant qu’il aura sorti que celui-ci l’honore en portant à son poignet gauche le même bracelet de perles que lui-même avait dû porter dès les premiers temps de sa vie d’être humain pour échapper au sort qui lui était réservé. Plus aucune menace de la part du kinaŋ de la victime ne plane pourtant sur cet enfant qu’on pourrait dire de la « troisième génération » ; toute protection lui est d’ailleurs devenue inutile. Et c’est bien sans le cérémonial de jabun, rite de protection des meurtriers que, dans ce cas assez particulier, on fait porter le bracelet à l’enfant : l’opération n’est plus ici qu’un acte commémoratif. Mais dont l’omission ne serait pas sans conséquence, puisqu’elle se traduirait par la perte de l’enfant, non plus emporté par le kinaŋ de la victime — qui ici n’a plus prise sur l’enfant —, mais repris par son usindaan lui-même, déçu de l’indifférence des parents envers lui.
30Quelques traits distinctifs majeurs font clairement ressortir la différence entre les deux situations, par ailleurs semblables du fait qu’elles sont sanctionnées par le port du même bracelet. D’abord, si l’enfant de la « deuxième génération » a le sommeil perturbé par les frayeurs que lui causent les apparitions du kinaŋ de la victime cherchant à l’attaquer, les troubles qui agitent celui de la « troisième génération » sont, eux, imputés à l’usindaan lui-même qui tente ainsi d’éveiller l’attention des parents, qu’il presse de se souvenir de lui et de l’honorer en conséquence. Mais, surtout, selon la configuration à l’œuvre, les prescriptions du devin consulté seront de natures très différentes. Quand il s’agit de protéger l’enfant (de la « deuxième génération ») des effets du meurtre autrefois perpétré par son usindaan, le rite prescrit est celui de jabun ; l’important est ensuite d’identifier, parmi les détenteurs de cette puissance, celui qui sera en mesure d’assurer à l’enfant une protection efficace. La question de savoir qui devra remettre le bracelet au bébé ne se pose pas : c’est tout naturellement l’officiant (jabundaan) qui s’en charge. Quand les troubles sont le fait de l’usindaan lui-même, exigeant que l’on fasse porter à l’enfant (de « troisième génération ») un bracelet qui, aux yeux des habitants de la cour, fera évocation du bracelet que lui-même portait de son vivant du fait des méfaits perpétrés par son propre usindaan, tout se passera « en famille » et il sera inutile de s’enquérir d’un spécialiste chez qui conduire l’enfant. Une prescription supplémentaire sera néanmoins attendue du devin : comme chaque fois où la question des rapports à l’usindaan est centrale, il faudra identifier la personne qui sera chargée d’accomplir le geste rituel décisif, ici centré sur l’attache du bracelet au poignet de l’enfant. Et, comme chaque fois en pareil cas, c’est parmi les personnes du groupe que j’ai appelé ailleurs, par pure commodité, de co-réincarnation (Dugast 2009 : 175, n. 29), que cette personne sera désignée. Pour une même amulette — le bracelet de perles —, les configurations en présence peuvent ainsi être fort dissemblables13.
31Protection dans un cas, ornement dans l’autre, on est bien, avec cet exemple du bracelet de perles, à l’articulation des deux aspects que peuvent revêtir les amulettes. En dépit de cette différence, c’est bien toujours la mort de l’enfant qui est redoutée. Mais avec des imputations radicalement distinctes. Quand on est du côté de la protection, c’est une entité extérieure, dont le caractère menaçant ne laisse planer aucune équivoque. Quand on est du côté de l’ornement, la problématique dominante est celle de faire prendre la greffe en quoi consiste toujours la venue au monde d’un enfant. Si dans le cas présent il ne s’agit pas encore à proprement parler de donner à l’enfant l’envie de rester, l’enjeu est tout de même de convaincre l’une des entités ayant pris une part majeure à sa venue de persévérer dans son projet. Faute de quoi c’est là aussi par la mort de l’enfant qu’est sanctionné tout échec en la matière.
32Entre les deux formes, on constate que seule la protection suppose une amulette dotée d’un principe actif. Une amulette de type ornemental n’agit que par la séduction qu’elle exerce sur une entité animée de dispositions favorables et en lesquelles il faut la maintenir. L’exemple du bracelet de perles est particulièrement éloquent à cet égard : il ne fait œuvre de protection contre une entité hostile que lorsqu’il est chargé d’une force répulsive, ce qu’assure le rite de jabun, orchestré par un spécialiste dont la seule évocation fait frémir tout ressortissant bassar ; le même bracelet est en revanche parfaitement inoffensif lorsqu’il est attaché, en famille, au poignet de l’enfant par l’un de ses proches, choisi par consultation divinatoire non pour la crainte qu’il inspire, mais au contraire pour l’aménité dont son kinaŋ, son âme, est dit faire preuve à l’égard tant du kinaŋ de l’enfant que de l’usindaan de ce dernier. Ce type d’amulette, dépourvue de principe actif mais ayant une efficacité du simple fait qu’elle réjouit une entité aux fonctions décisives, annonce déjà, par ce caractère privatif, la catégorie du rite « pour de faux ». Mais une autre configuration s’en approche davantage.
La bague blanche
33Rapport à l’usindaan toujours, et amulette encore, mais avec une permutation des rôles : c’est cette fois l’enfant qui exige une telle marque distinctive comme gratification, et c’est de son usindaan qu’il l’attend (ce dernier se faisant fort de l’obtenir des parents humains du nouveau-né, en contraignant ceux-ci à consulter un devin). De tous les cas examinés jusqu’ici, c’est le premier où l’enfant risque véritablement de repartir de lui-même. Comment les Bassar expliquent-ils une telle situation ? Ils la rapportent aux cas où, dans son entreprise de séduction antérieure à la sortie de l’enfant, l’usindaan n’a pas su convaincre le kinaŋ de la future personne de se séparer de son conjoint prénatal et d’abandonner le monde de la rivière pour faire son entrée dans le monde des hommes. Que ce soit avant d’opérer, par son insistance, ou après coup, en brusquant la « sortie » de l’enfant, l’usindaan ne parvient à persuader l’enfant de s’implanter parmi les hommes qu’au prix d’une promesse : par ses paroles enjôleuses, il lui certifie qu’on l’y fera chef.
34Avant de développer ce point, revenons un instant sur le contexte dans lequel l’usindaan a été amené à formuler une pareille promesse. Entre insistance initiale et sortie forcée, la différence est en effet suffisamment significative pour qu’on s’y arrête. Si l’insistance est aisément concevable, comment comprendre que le candidat usindaan se décide à passer outre le refus du futur enfant, alors qu’il sait qu’en agissant ainsi il risque de compromettre sérieusement la viabilité de son projet ? En réalité, ces cas sont jugés rares. La plupart du temps, on estime que l’usindaan préfère renoncer et se mettre en quête d’un autre kinaŋ d’enfant, qu’il espère plus conciliant. Mais parfois, pourtant, il s’entête, jusqu’à, on l’a vu, forcer l’enfant. C’est qu’il est alors persuadé d’avoir trouvé la perle rare, la bonne personne qu’il cherchait, celle dont l’existence terrestre lui fera honneur parmi les hommes : dès lors, il tient absolument à la sortir. Mais il sait qu’il lui faudra consentir à l’enfant une compensation : obtenir de son futur entourage qu’il soit « fait chef ».
35Le faire chef, c’est, comme on le dirait en français, le traiter royalement, le traiter à l’égal d’un chef. Avant tout — pour un esprit enfantin, très regardant sur la forme qui, à bien des égards, prime pour lui sur le fond — c’est l’habiller de blanc. C’est en effet entièrement vêtu de blanc que, dans toutes les circonstances importantes de son règne, paraît le chef de Bassar. Mais, s’agissant d’un enfant, l’habiller de blanc n’est pas nécessairement lui faire porter chaque jour un habit entièrement blanc. Une simple bague, portée en pendentif (donc sur le torse, comme une métaphore de chemise), y suffira. Naturellement, cette bague doit être de couleur blanche : c’est kibƆmbipiŋ14, la bague blanche promise par l’usindaan au kinaŋ du futur enfant qu’il a fermement décidé de « sortir »(voir photo 1 et 4). Elle est, tous les informateurs le soulignent, « comme une chemise blanche dont on l’habille ». Du coup, il conviendra de veiller parallèlement à ne pas autoriser qu’on lui fasse vêtir des habits (véritables ceux-là) de couleur rouge. Son kinaŋ pourrait en prendre ombrage, et l’enfant s’en trouver affecté de troubles divers. On comprend en effet que ce n’est pas l’enfant lui-même, celui que ses parents voient tous les jours et que chacun de ses proches peut tenter de raisonner, qui s’offusquerait de la sorte, mais son kinaŋ, cette sorte de double invisible, cette composante de sa personne, partie de lui-même qui lui échappe totalement et sur laquelle sa meilleure volonté n’a aucune prise15.
36Cette chemise blanche métaphorique est, on l’a dit, un signe distinctif, honorifique, qui indique à l’enfant qu’on le considère comme un chef. Mais jusqu’à quel degré ? Certes, en règle générale, le devin recommande parallèlement aux parents de faire pour cet enfant preuve de davantage de patience que pour le reste de leur progéniture : quels que puissent être ses torts, qu’ils évitent de le réprimander trop sévèrement ; et, en toute circonstance, qu’ils veillent à ce qu’il n’ait pas de motif de s’exaspérer. Pour le reste, les attributs de « chef » dont peut espérer bénéficier le petit d’homme sont bien modestes. C’est là où, dans une certaine mesure, cet exemple du nourrisson « fait chef » évoque, et préfigure, le cas de l’enfant capricieux exigeant sans vraie légitimité une marque honorifique qu’on lui accordera toutefois, mais sous forme tronquée, c’est-à-dire au moyen de ce fameux rite « pour de faux » dont il sera bientôt question. En effet, la promesse consentie par l’usindaan vis-à-vis du kinaŋ récalcitrant de l’enfant dont il a forcé la « sortie » n’a pas pour objet de lui garantir l’accès au statut de chef : il s’agit de lui assurer qu’on lui fera « comme si ». Car quelle est cette chefferie que l’usindaan promet à l’enfant ? Pas une chefferie véritable, mais une simple amulette, chefferie « pour de faux », en somme : une bague blanche qui ne promet nullement l’enfant à un quelconque destin de chef mais qui, dans l’immédiat, témoigne du respect et des égards qu’on lui porte. Assuré de représenter pour ceux qui l’accueillent plus qu’un simple rejeton ordinaire, il se réconfortera de ce témoignage de considération et délaissera sa rancœur initiale à avoir été contraint de quitter sa rivière prénatale. Si chef il a été fait, c’est à l’échelle de la petite unité familiale où il a vu le jour, et pour un temps qui n’excède pas celui où il restera dans l’enfance. Bientôt, son intérêt pour cette distinction fictive s’effacera, mais l’opération n’aura pas été vaine : elle aura permis de lui faire surmonter une contrariété passagère, certes, mais dont les conséquences auraient pu être fâcheuses voire irrémédiables.
37De quelle nature auraient-elles été ? Dans un premier temps, des retards de développement se feraient constater. Un enfant qui ne marche pas à l’âge ordinaire attire sur lui des soupçons de cet ordre : son entourage y voit moins des difficultés physiologiques à adopter la bipédie qu’un refus de marcher qui est une expression particulière de son refus plus fondamental de « sortir », c’est-à-dire de prendre place dans cet autre monde qu’est pour lui celui des humains. C’est le signe que sa venue au monde a été forcée par son usindaan. « Pour d’autres enfants, c’est leurs yeux qui restent fermés et se couvrent de pâte ; là, c’est comme ils refusent de regarder le soleil », autre manifestation du même déni. Pour préoccupants qu’ils soient, ces troubles ne sont pourtant que les signes annonciateurs d’effets plus redoutés : le retour de l’enfant. Deux possibilités sont évoquées à ce sujet : soit, conscient de l’impossibilité pour lui d’obtenir des parents ce qu’il avait promis à l’enfant, l’usindaan le reprend pour le ressortir ailleurs (on rejoint alors le cas de l’ancêtre tutélaire non meurtrier qui réclame qu’on le reconnaisse à travers le nourrisson auquel il exige que l’on fasse porter le bracelet de perles) ; soit c’est l’enfant lui-même qui, s’impatientant de ce que tarde à se réaliser la promesse que lui a faite son usindaan, décide de retourner dans la rivière auprès de son kinyiŋkpintii.
38Un cas très proche du précédent est celui où c’est encore l’enfant lui-même — c’est-à-dire en réalité son kinaŋ — qui exige la même bague blanche, cette fois non plus parce qu’il a obtenu cette promesse de son usindaan, mais parce que, dans un temps antérieur du temps prénatal, aussitôt après sa création, il en a fait la demande devant son soleil. Cela nous ramène au buwinlimbu, le choix prénatal : c’est en effet une part de celui-ci qui contient alors cette demande. Celle-ci est, là aussi, une forme détournée, comme atténuée, de réclamation d’une chemise blanche : à défaut d’un tel vêtement, on l’a vu, l’enfant peut se contenter d’une forme substitutive sous la forme d’une amulette16. Un conte fort dense met en scène une situation d’une rare complexité où l’une des options discutées relève du cas dont il est question ici : l’enfant déclare à son soleil que si, une fois parmi les hommes, on ne lui remet pas l’amulette de type bague blanche (ici appelée utaŋkpabuŋfu, la « pierre trouée »), il va rentrer. On aura reconnu derrière cette formulation, l’une de celles qui, au sujet du retour auprès du soleil créateur, consiste à combiner entre elles deux propositions du choix prénatal : en l’occurrence, il s’agit ici du couplage entre la chose demandée et le moment du retour. Avec toutefois cette particularité que la chose demandée n’est pas une « chose » prénatale prise chez le soleil mais une chose terrestre que devront lui fournir les humains. Cette différence se double d’une inversion. Au lieu que la formule soit tournée positivement (« Que je rentre quand j’aurai obtenu mes choses [d’origine céleste] »), elle est formulée négativement (« Si je n’obtiens pas mes choses [d’origine terrestre : ici, l’amulette], je vais rentrer »). Mais la différence la plus importante est peut-être la suivante : si les « choses » prénatales sont en règle générale, on l’a vu, à l’état de germes, et qu’elles sont appelées à croître au même rythme que l’enfant, celles obtenues dans le monde terrestre ne connaîtront aucune évolution. Les premières font figure de formes de la destinée, annonciatrices de réalisations futures ; les deuxièmes ont une portée nettement plus réduite. C’est la marque du rite « pour de faux » que de porter sur un élément inerte, qui ne vaut pas pour son devenir anticipé, mais pour ce qu’il est ici et maintenant. Et, en l’occurrence, pour un « maintenant » qui n’excédera pas le temps de la prime enfance.
39En dépit de ces différences, pleinement significatives, l’important est que l’une et l’autre de ces deux formulations ont en commun d’avoir été énoncées devant le soleil. Pour le cas qui nous intéresse ici (le second, celui relatif au port de l’amulette), ce trait légitime le retour de la personne (dans le cas qui nous intéresse, le nourrisson) auprès de son soleil en cas de non-respect de la demande prénatale. Ce n’est en effet pas auprès de son kinyiŋkpintii, dans la rivière, que retourne le kinaŋ de l’enfant dans ce cas, mais bien auprès de son créateur, le soleil. La différence est aussi que, au lieu de revenir à un état antérieur à la venue sur terre (l’étape de la rivière est en quelque sorte celle de la mise en réserve des âmes susceptibles d’advenir dans le monde des hommes), le kinaŋ rentre définitivement, au terme d’un cycle dont il a parcouru toutes les étapes. Si dans ce parcours complet l’étape du séjour dans le monde des hommes a été si brève, ce n’est qu’en raison du manque de sagacité de la part des parents : le contrat passé avec le soleil a donc été parfaitement respecté par le kinaŋ du nourrisson qui a ainsi toute légitimité de rentrer si tôt auprès de son soleil.
Le rite « pour de faux », si peu rite par défaut
40Notre inventaire des amulettes pour enfant chez les Bassar serait incomplet sans la mention du plus insolite des cas que l’on peut observer dans ce domaine : celui d’un enfant qui, bien qu’à l’abri de toute menace, bien qu’affranchi également des exigences diverses constituées autour du port d’un objet ornemental, présente des troubles que la consultation du devin révèle comme résultant de sa demande, tardive, de se faire octroyer une amulette. Est-ce à dire qu’à côté des amulettes de protection et de celles d’ornement il faudrait faire une place à une troisième classe ? Oui et non. Oui, car il s’agit bien d’une demande d’un nouveau type ; non, car l’amulette réclamée n’est ici jamais que l’une de celles que nous avons déjà passées en revue. En quoi cette demande est-elle d’un nouveau type ? À la différence de tous les autres cas rencontrés jusqu’ici, elle résulte d’un désir exprimé par l’enfant non pas au cours de l’une des étapes de sa vie prénatale, mais une fois qu’il a pris place parmi les hommes. Elle se manifeste en outre sur la seule base de cette nouvelle expérience : « l’enfant a vu ça chez son ami et ça lui a plu ; il le réclame pour cette unique raison, seulement pour la beauté (kunyaaŋŋu). » L’amulette exigée se définit donc d’abord par le fait qu’elle doit reproduire celle que le nourrisson a vu portée par l’un des autres enfants de son entourage, et ce, quelle que soit la catégorie dont relève cette amulette prise pour référence. Ce dernier critère est ici non pertinent : indifférent aux raisons profondes pour lesquelles cet autre enfant est ainsi paré, le nourrisson exprime seulement le désir de se voir accorder le même objet.
41De toute évidence, l’amulette demandée ne l’est qu’à titre d’ornement. On serait ainsi tenté de la ranger dans la série de celles destinées à flatter l’instance qui la réclame. Elle présente pourtant la particularité de n’être nullement focalisée sur une forme déterminée, de nature explicitement honorifique (comme l’est la bague blanche) ; et le spectre de ses modèles de référence s’étend jusqu’à des exemplaires qui sont d’authentiques amulettes de protection, mais que ce nouveau type de demande transforme en simple ornement. On retrouve par conséquent la transposition déjà observée à propos du bracelet de perles de jabun, qui, dans sa forme de base, est chargé d’un véritable pouvoir, élément de la cure de jabun à laquelle il est associé (il agit alors comme protection), et qui, dans sa forme dérivée, n’est plus que le reflet de ce premier bracelet, réduit alors à un ornement qui a seulement vocation à faire référence à son modèle. Situation similaire, donc, avec toutefois cette différence qu’ici le principe est généralisé : la référence du nourrisson ne se limite pas à une amulette en particulier, elle est susceptible de s’étendre à toutes les formes qu’a pu produire la culture bassar.
42Naturellement, comme dans les autres cas précédemment examinés où il était également question de la volonté exprimée par l’enfant, cette demande n’émane en réalité pas de l’enfant lui-même mais de son kinaŋ. C’est donc, ici comme là, cette composante de la personne qui, tant qu’elle n’a pas obtenu satisfaction, inflige des souffrances au nouveau-né. Mais le fait que cette demande ait surgi après la naissance, à partir d’une perception désormais focalisée sur le monde des hommes, en fait toute la singularité. Alors que le temps des demandes prénatales (les seules véritablement légitimes) est clos, ce kinaŋ capricieux ne s’en formalise pas et ne renonce pas à formuler une requête similaire au seul motif qu’il se verrait bien affublé de la même babiole (car c’est à cela que sa perception réduit l’amulette qui lui fait envie) que celle qu’il voit sur l’un de ses semblables. Pour qualifier ce trait de caractère, les Bassar disent de l’enfant qu’il est en train de kpalim, qu’il se comporte comme ces personnages exaspérants — desquels nombre de contes ont tiré la figure de la fillette (dite, à partir du même terme, ukpaŋkpalindaan) effrontée à souhait et, bien sûr, source de troubles de toutes sortes17 —, prompts à laisser en plan les problèmes auxquels ils sont confrontés, fussent-ils brûlants, pour fondre sur ceux qui ne les concernent pas, quitte à les endosser et s’en trouver lourdement encombrés. Telle est l’attitude du kinaŋ de l’enfant qui fait une demande de ce type d’amulette : au lieu de se féliciter d’être épargné des infortunes qui accablent certains de ses camarades, il fait mine de les embrasser pour la seule satisfaction d’être un moment le centre de l’attention de son entourage.
43Il arrive en outre que, comme dans le cas de la bague blanche (cas considéré comme pleinement légitime, lui, car résultant d’engagements pris au cours de la vie prénatale), le kinaŋ de l’enfant assortisse son exigence d’amulette d’une autre requête tout aussi peu fondée en ce qui le concerne : celle qu’on le traite avec ménagement et qu’on ne s’emporte jamais contre lui, quels que puissent être ses torts. De tels enfants sont d’une susceptibilité à fleur de peau. Si on ne respecte pas scrupuleusement les prescriptions du devin en la matière, l’enfant peut réagir violemment : pris de gesticulations frénétiques, il s’évanouit tout à coup. On dit qu’il a avalé son souffle (u nal u-fam). C’est le signe manifeste qu’il est en train de mourir, de repartir. Une réaction immédiate est indispensable : de l’eau fraîche doit être jetée sur sa tête, ce qui a pour effet de le faire revenir. Alors, dès le lendemain, le père doit aller consulter le devin. Le comportement de l’enfant est en effet un avertissement à ne pas négliger. Faute d’en tenir compte, le nouveau-né partira pour de bon.
44Si tous les enfants de cette catégorie n’incluent pas dans leur revendication cette dose supplémentaire de patience et de tolérance de la part de leurs parents et se contentent de l’amulette, à elle seule cette demande peut suffire à compliquer la vie de ces derniers. Et le risque de la mort de l’enfant n’en est pas absent. Tout commence par certains signes préoccupants qui se manifestent de façon récurrente jusqu’à inciter le maître de maison à consulter un devin : l’enfant peut rester triste, tomber souvent malade, avoir le corps chaud. Si on néglige le cas, il ne va pas bien se développer. Et si son entourage reste toujours sans réaction, il finira par repartir. Pas auprès de son soleil cependant, puisque son cas ne le lui autorise pas. Mais auprès de son kinyiŋkpintii, son conjoint prénatal de rivière, disposé à l’accueillir à tout moment si tel est son souhait.
45Alors, dans la consultation funéraire, il ressortira que l’enfant était bien mangeur de pâte (usajil), mais qu’il s’est fâché et que c’est la raison pour laquelle il est reparti. On est donc bien, globalement, dans le cas où son entourage a failli à ses devoirs de séduction envers tout nouveau-né afin de lui donner l’envie de rester. Pourtant, dans ce cas précis, on se trouve en réalité dans une situation intermédiaire. En effet, ce que l’on doit déplorer n’est pas à proprement parler le défaut d’attentions de tous les jours ou d’autres marques d’affection : même si l’enfant a été comblé sur ce plan, son kinaŋ s’est senti insatisfait pour une raison d’un autre ordre, à savoir l’absence de suite donnée à sa requête. Par ailleurs, l’enfant n’étant pas né avec cette demande, il n’a pas été identifié, lors de la consultation dite unaakƆbƆƆ faite à l’occasion de toute naissance, comme relevant de la catégorie u caa ikoon (« il a des arrangements »). On ne peut dès lors totalement incriminer la négligence du maître de maison vis-à-vis des rites à accomplir pour donner les meilleures chances de survie au nouveau-né ; l’amulette exigée par le kinaŋ de l’enfant ne lui était, en soi, d’aucune utilité vitale, et si c’est l’indifférence à cette demande qui a causé son exaspération et, pour finir, son départ, cette demande n’a vu le jour que sur le tard ; et elle est du reste largement considérée comme un caprice18. Mais un caprice qui n’aurait pas dû être négligé compte tenu de la gravité des conséquences en pareil cas.
46Le caractère ambigu de la situation se prolonge dans la manière d’y répondre. Dépourvu de la légitimité que confère à tous les autres cas le fait que ceux-ci résultent d’une menace réelle (nécessitant protection) ou d’une exigence formulée depuis le monde prénatal (en général en vue de l’obtention d’un ornement), le cas de l’enfant capricieux doit être traité de façon ni trop formelle, ni trop désinvolte. La demande émanant non de l’enfant lui-même mais de son kinaŋ, il ne saurait être question de se borner à attacher au cou ou au poignet du nouveau-né, sans autre forme de procès, l’amulette qu’il réclame. L’enfant se contente en effet rarement de l’amulette seule. Quand il a été témoin de ce qui a été accompli pour celui de ses camarades dont il convoite le talisman, il exige qu’on ne dépareille pas sa remise du cérémonial qui lui est ordinairement associé. Ou du moins d’un certain cérémonial (c’est le principe même du cérémonial plus que sa forme précise qui, jusqu’à un certain point, importe pour l’enfant). Là encore, il retient avant tout la dimension protocolaire du procédé, l’aspect fastueux prévalant à ses yeux sur l’enjeu rituel sous-jacent.
47Mais ce minimum de mise en scène ne résulte pas seulement d’une extension du caprice de l’enfant. Une autre dimension intervient. On ne peut satisfaire la demande du nouveau-né sans atteindre son kinaŋ, véritable protagoniste de la situation et seule entité qu’il faut apaiser. Pour y parvenir, il est indispensable de passer par le rite, même simulé : le kinaŋ de l’enfant est une instance parmi d’autres, et c’est seulement par le truchement du rite qu’on peut interagir avec lui.
48Or, si opération rituelle il doit y avoir, celle-ci ne saurait être conduite de façon intégrale. Il n’est pas question, en effet, de rendre le rite opérant au même degré que lorsqu’il s’agit d’une amulette que le devin prescrit pour d’autres raisons que de simple ressemblance. Il faut donc « fausser » quelque peu l’opération rituelle à mettre en œuvre, afin qu’elle réponde suffisamment aux nécessités de ressemblance avec le modèle que revendique l’enfant mais sans toutefois lui donner le caractère effectif qu’elle ne saurait avoir. Les procédures rituelles à déployer sont en quelque sorte minorées. Elles portent cette fameuse marque des rites simulés, marque ambiguë puisque si ceux-ci ne visent pas le même degré d’efficacité que les rites accomplis pour les autres types de demandes (ne serait-ce que parce que des entités aussi grandioses que le soleil ou l’usindaan n’y sont pas impliquées), ils doivent en présenter tout l’apparat. Mais en même temps, ce cadre n’est pas que simulation. Les souffrances endurées par l’enfant sont bien réelles et les adultes sont, on peut le comprendre, sincèrement préoccupés de leur trouver remède. Le devin leur ayant révélé que c’est le kinaŋ de l’enfant qui est source de ces troubles, il est dans leurs intentions de satisfaire ce kinaŋ, opération qui ne peut se faire qu’au moyen d’un rite. Bien que globalement infondées d’un certain point de vue, ses exigences émanent bien d’une instance de l’invisible, avec ses pouvoirs propres.
49Sincèrement préoccupés mais nullement dupes, les adultes devront donc se prendre au jeu s’ils souhaitent voir disparaître les troubles qui affectent l’enfant. Un minimum de mise en scène s’impose. On met donc en œuvre un vrai rite simulé, un simulacre selon la terminologie en vigueur (dimakandi, déverbatif de makan, « imiter », terme qui s’applique à toute forme d’imitation). Un simulacre qui se déroule toutefois selon le cadre approprié : en dépit de la diversité potentielle des cas concernés (puisque tous les types d’amulettes pour enfants sont susceptibles d’être demandés), c’est toujours le même cérémonial qui est déployé pour y répondre. Avec une certaine solennité, on réunit quelques membres éminents de la maisonnée et, autour de l’enfant, on procède aux gestes prévus en cas de rite peu formalisé accompli devant les ancêtres de la famille. Dans la vie rituelle bassar, trois lieux sont principalement distingués pour se mettre en relation avec les ancêtres afin de leur demander d’agir en intercesseurs vis-à-vis de toute sorte de situations. Le lieu-dit ibukul rassemble tous les ancêtres d’un lignage majeur ; c’est naturellement le lieu empreint de la plus grande solennité. Quand les ancêtres concernés sont simplement ceux du lignage mineur, on s’adresse à eux devant le mur de la case vestibule de ce lignage. Enfin, pour une opération plus ponctuelle, on a coutume de s’adresser aux ancêtres dans la cour de la famille concernée ; une simple libation d’eau, versée directement sur le sol, suffit à s’assurer la présence de quelques-uns de ces aïeux sans lesquels l’opération serait invalidée.
50Pour la plupart, les remises d’amulette à un enfant se passent en présence des ancêtres, avec un degré d’implication de leur part variable selon les cas, ce qui signifie que le lieu où se déroule l’opération peut lui aussi varier en fonction du degré de solennité requis. Les prescriptions du devin consulté apporteront toutes les précisions nécessaires dans ce domaine. Mais en cas de rite « pour de faux », le cadre requis est invariablement celui de la cour (le plus restreint par conséquent). La nature de l’enjeu ne mérite pas le dérangement d’un nombre important d’ancêtres : la présence de quelques-uns suffit pour porter témoignage de ce que le kinaŋ de l’enfant a obtenu ce qu’il réclamait, exigence à laquelle on a cédé bien que sa légitimité soit discutable. Les paroles prononcées, quant à elles, sont bien adressées au kinaŋ de l’enfant ainsi qu’aux ancêtres pris à témoin, mais sans toute la dimension « mélodieuse » — pour reprendre le terme employé par l’un de mes informateurs qui pour la circonstance a puisé dans le lexique français — dont on la revêt dans les rites authentiques de forme proche. Pour le reste, le protocole est inchangé : la personne qui doit nouer l’amulette autour d’une partie du corps de l’enfant est choisie par consultation, toujours à l’intérieur de ce fameux groupe de « co-réincarnation ». Comme dans tous les cas similaires, l’entité concernée par l’opération (ici, le kinaŋ de l’enfant) n’agrée le rite qu’à la condition que son choix en la matière soit respecté : n’importe quel proche de l’enfant ne peut pas lui faire porter son amulette, seul y est habilité celui dont le kinaŋ présente les affinités requises avec le kinaŋ de l’enfant.
Conclusion
51Donner à l’enfant l’envie de rester ou, autre versant de la même problématique, le dissuader de retourner dans l’autre monde, celui d’où il vient, cette question, sans doute universelle en Afrique, peut se révéler plus multiforme qu’il n’y paraît. Chez les Bassar, il y a d’abord le fait que cet autre monde est composite, fragmenté en différentes sous-catégories, dont la prise en compte est indispensable à l’intelligibilité des configurations à l’œuvre comme des rituels déployés pour leur apporter une réponse. Il y a ensuite le fait que l’entourage de l’enfant n’a pas prise sur tous les cas de retour envisageables, et que souvent sa maîtrise de l’enjeu n’est que partielle. Entre les retours déjà programmés dans le choix prénatal du sujet (face au soleil), et ce de façon irrévocable comme avec l’enfant qui, dès la naissance, se révèle ne pas être « mangeur de pâte », retours face auxquels toute intervention humaine est nécessairement impuissante, et les situations où, l’enfant, arrivant à peu près exempt de toute tentation d’abréger son séjour terrestre, limite ses exigences aux soins quotidiens et aux marques d’affection que son entourage lui dispense de façon quasi spontanée, l’éventail des situations reconnues par la culture bassar est vaste. Y trouvent notamment place toutes celles où les attentions de tous les jours ne suffisent plus et où l’intervention du rite est nécessaire.
52Dans ce large spectre, la configuration du rite « pour de faux » nous met en présence d’une formule originale par plus d’un trait. La nature particulière de la crainte éprouvée en pareil cas quant à un retour prématuré de l’enfant n’en constitue pas la seule singularité. Michel Cartry a évoqué, au sujet de ses enquêtes chez les Gourmantché, le profond trouble dans lequel l’avait jeté l’observation récurrente de scènes où un individu s’employait à supplier, par le truchement d’opérations rituelles, sa mère d’accepter de renoncer à s’acharner sur lui, ne lui réservant que malheurs en série. Les intentions dont la mère était animée étaient déclarées sans effet sur le sort de son fils, sort qui était pourtant la conséquence directe de certains vœux qu’elle avait formulés. Mais formulés dans un autre monde, dans cet autre monde qu’est le monde prénatal où tout énoncé prend ce caractère de sentence irrévocable contre laquelle, hormis dans les cas les plus favorables grâce à l’intercession du rite, il n’est plus possible de revenir. Ces formes de dédoublement de la personnalité, d’autres ethnologues, sur d’autres terrains, en ont fait l’expérience depuis. Les situations décrites sont le produit du croisement de deux champs de faits. La dualité entre la personne et ce qu’on peut appeler son âme est l’un de ces champs. La dualité des mondes terrestre et prénatal forme l’autre. La singularité de la configuration bassar du rite « pour de faux » est qu’elle permet de séparer ces deux champs : c’est une fois sur terre que le kinaŋ d’un individu se prend à avoir ce type d’exigence. De n’avoir pas été énoncée dans le monde prénatal, celle-ci est allégée du poids d’une instance tierce — soleil ou usindaan (ancêtre tutélaire) chez les Bassar — qui, dans les autres configurations, lui confère un statut tel que seul le recours au rite (et un rite à part entière) peut infléchir. Faut-il s’étonner, alors, que la réponse appropriée paraisse être le rite simulé ?
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