Étudier les enfants d'ailleurs et d'ici : initier des étudiants de sciences de l'éducation à l'altérité culturelle et leur montrer les possibilités d'agir des enfants
Résumé
Mes enseignements dans un département de sciences de l'éducation apportent aux étudiants des connaissances sur les enfants dans d'autres sociétés en même temps qu'ils les initient à une approche anthropologique caractérisée par une réflexion sur l'altérité et sur la notion de culture. Le couplage des deux les amène à se distancier de leur propre société et de leurs représentations pour concevoir l'enfance comme une construction culturelle. Mes cours leur présentent également mes travaux sur les enfants résidant en France et mettent en œuvre les outils de l'ethnologie. De ce fait, les enfants n'apparaissent plus seulement comme des êtres à éduquer et en devenir, mais aussi comme des individus qui grandissent au sein de leur groupe social et culturel de pairs et se nourrissent des apprentissages qu'ils y font. L'ensemble des cours, au fils des années de formation qui s'étend de la troisième année (Licence 3) au doctorat, invite des étudiants destinés à devenir des professionnels dans le domaine de l'éducation auprès d'enfants notamment, à aborder ces derniers en prenant en considération le regard qu'une société particulière porte sur eux induisant la place qu'elle leur donne dans une organisation sociale. Mais en même temps, mes enseignements leur ouvrent le regard aux possibilités d'agir et de réagir de ces enfants, acteurs au sein d'une multitude d'interactions qu'ils construisent autant qu'elle les construit.
Introduction
1Ma façon d'enseigner l'anthropologie de l'enfance et des enfants à l'université (Université de Caen Basse-Normandie, France) s'explique en partie par mon inscription au sein d'un département de sciences de l'éducation. Mes enseignements, de la troisième année de licence au doctorat, visent à aborder l'enfance selon une approche anthropologique en tirant profit de deux aspects. Le premier est de présenter d'autres modèles d'enfances afin que les étudiants se distancient de leurs représentations. Le second, en leur faisant découvrir mes propres objets de recherche, est de leur proposer une analyse qui soit à l'écoute du point de vue des enfants et de leurs possibilités d'agir en mobilisant une enquête de type ethnographique, fondée sur l'immersion longue et l'observation. Les enfants ne sont plus alors abordés comme simplement l'objet d'une éducation, pris en charge par des institutions, mais comme des acteurs sociaux et culturels à part entière, dont il faut observer le statut particulier. Cet article présente ces deux dimensions de mes enseignements, en précisant d'abord le cadre spécifique que constitue un département de sciences de l'éducation, tant du point de vue de l'accueil fait par les collègues que par le profil des étudiants.
Un département atypique et demandeur
2En France, un tel département est par définition pluri-disciplinaire : il regroupe des sociologues, philosophes, historiens, psychologues, didacticiens, etc., mais aussi des anthropologues qui ont en commun de s'intéresser à un objet commun, l'éducation. Les sciences de l'éducation ont été créées comme discipline universitaire en 1967 en particulier à Caen. Quarante ans après son institutionnalisation, la discipline a acquis une légitimité mais le monde universitaire s'interroge régulièrement sur son statut à part (une discipline formée de disciplines) et stimule ainsi les collègues pour échanger « en interne » sur les questions institutionnelles et épistémologiques (Vergnioux 2009). Parce qu'elle délimite son territoire à partir d'un objet et doit prouver sa légitimité face à d'autres disciplines plus anciennes, elle présente une certaine analogie avec l'anthropologie de l'enfance qui travaille encore à s'affirmer au sein de l'anthropologie.
3Après un cursus entièrement mené en anthropologie sociale et ethnologie, j'ai été recrutée en 2003 dans un département, et du même coup un laboratoire, de sciences de l'éducation (le CERSE, Centre d'Etudes et de Recherche en Sciences de l'Education). Mon profil a intéressé l'équipe pour le double enrichissement qu'il représentait : l'apport de l'anthropologie pour le bagage conceptuel et le type d'approches de terrain qu'elle propose ; ma focalisation sur l'objet enfance. De mon côté, intégrer une équipe de sciences de l'éducation m'a obligée à élargir mon regard sur l'enfance, en abordant par exemple l’intérêt de mes travaux pour traiter des questions de pédagogie, et en confrontant l'approche que l'anthropologie fait de l'enfance avec celles mises en place par d'autres disciplines. Celles-ci ont mis à l'épreuve mes constructions théoriques mais cette confrontation m'a aussi permis de préciser ce que le champ de l'anthropologie de l'enfance peut apporter à des étudiants de sciences de l'éducation, destinés pour une grande part à devenir des enseignants ou à travailler sous d'autres formes avec des enfants. Dans un article précédent (Delalande 20091), j'ai abordé ce que suppose de pratiquer ma recherche dans ce contexte particulier. Je souhaiterais ici présenter les enseignements que j'y développe et justifier de leur intérêt pour un tel public.
Des descriptions ethnographiques qui font éclater notre modèle occidental de l'enfance
4Le cours destiné à mes étudiants de troisième année de licence vise à leur faire prendre conscience que l'enfance est une construction historique, culturelle et sociale. Nous commençons par définir ensemble l'enfance à partir de leurs connaissances, pour qu'ils constatent que sa définition suppose de prendre en compte la diversité des enfances dans le temps et l'espace. Nous parcourons ensuite ce que l'histoire nous apprend sur le statut et la représentation de l'enfant dans la France traditionnelle et son évolution jusqu'à ceux que nous lui connaissons, puis ce que l'anthropologie nous apprend sur ces mêmes aspects dans quelques sociétés traditionnelles choisies en Afrique de l'Ouest principalement, avant d'observer les enfants de notre société contemporaine armés de ce regard distancié. En même temps qu'une prise en considération de la variété culturelle, c'est à un travail sur les invariants permettant de penser la notion d'enfance ou de famille au-delà des diversités que mon cours invite. La réflexion sur l'universalité de l'enfance et sur les limites du relativisme culturel se fait notamment en travaillant sur la Convention Internationale des Droits de l'Enfant (CIDE). L'approfondissement des conséquences d'une représentation de l'enfance s'opère par exemple par ce qui leur est demandé pour les évaluer. J'ai pu une année les inviter à réaliser un entretien avec un adulte de leur choix qui, soit pouvait témoigner par son grand âge d'une attitude culturelle envers l'enfant d'un autre temps, soit par sa provenance d'un autre pays pouvait témoigner d'une relation différente avec les enfants dans son pays d'origine. La réalisation de ce dossier leur a permis de réaliser que ce qui est « bon pour l'enfant » est relatif à une conception culturelle particulière, mais sans que cela ne nous interdise de réfléchir à des exigences et idéaux communs, transculturels, tels qu'ils sont pensés par la CIDE.
5Ma démarche rejoint ici celle proposée par l'anthropologue Suzanne Lallemand, l'historienne Marie-France Morel et la psychologue du développement Michèle Guidetti dans l'ouvrage « Enfance d'ailleurs, d'hier et d'aujourd'hui, approche comparative » (première édition 1997) sur lequel mon cours s'appuie. Elles expliquent en introduction comment les approches historique et anthropologique permettent d'enrichir le point de vue de la psychologie de l'enfant qui a prédominé pendant un siècle en ouvrant les étudiants à d'autres modèles d'enfances. Deux autres ouvrages constituent des piliers pour leur faire prendre conscience de ces autres modèles et les immerger dans ces univers exotiques : celui dirigé par Doris Bonnet et Laurence Pourchez, « Du soin au rite dans l'enfance » (2007, qui présente de surcroît l'avantage de comporter un DVD prolongeant le processus d'immersion), et celui dirigé par la même Doris Bonnet, Catherine Rollet et Charles-Edouard de Suremain, « Modèles d'enfances, successions, transformations, croisements » (2012). De tels ouvrages sont un cadeau pour l'enseignant universitaire qui souhaite faire découvrir à des étudiants, ignorant tout ou presque de l'anthropologie, les conséquences à prendre en compte dans leur exercice professionnel futur ou présent de la construction culturelle de l'enfance. L’intérêt d'un tel cours pour des étudiants de sciences de l'éducation a été développé dans un article par une collègue anthropologue Bernadette Tillard (2003) qui enseigne comme moi en sciences de l'éducation. Elle propose à ses étudiants originaires de différents pays une attitude compréhensive à l'égard les uns des autres et une relecture de leur propre culture par la mise en avant de la relativité de nos normes, grâce à une exploration d'autres temps et d'autres lieux.
6La circulation des enfants et la famille idéale : l'anthropologie comme outil de distanciation d'avec notre modèle d'enfance
7Les auteures de l'ouvrage Enfance d'ailleurs, d'hier et d'aujourd'hui rappellent en conclusion comment la comparaison historique et interculturelle fait éclater un modèle de l'enfant qui se définit dans l'Occident d'après-guerre. Elles mettent aussi en valeur les convergences de conscience et de modes d'organisation sociale d'un lieu à l'autre ou d'une époque à l'autre, et la manière dont ces rapprochements éclairent d'un nouveau regard nos pratiques actuelles occidentales. Elles nous invitent ainsi à réfléchir à notre héritage historique et à nos désirs d'influencer d'autres cultures et de résister ou non à leur influence.
8Ainsi la circulation des enfants décrite par Suzanne Lallemand à propos de sociétés d'Afrique de l'Ouest (Lallemand in op. cit. : 21-26), qui suppose que des enfants ne soient pas élevés ou éduqués par leurs géniteurs, introduit des éléments de réflexion bénéfiques pour penser nos problèmes de filiation ou les effets de nos modes de garde. De même, nos familles recomposées n'apparaissent plus comme un phénomène nouveau ou unique quand on constate qu'elles existaient dans la France traditionnelle (du fait principalement d'un décès du conjoint) et s'observent toujours dans d'autres sociétés. Les étudiants réalisent alors que les débats de nos sociétés sur la famille idéale ou celles tolérées par le droit (examinant le cas des familles homoparentales par exemple) et leur référence à l'intérêt de l'enfant, devraient moins porter sur ce qu'il serait naturel de faire, selon un ordre biologique, mais devraient davantage se centrer sur les choix culturels que notre société décide de faire en fonction des valeurs qui sont les siennes. L'évolution des normes est la condition première pour que l'enfant d'une famille homoparentale vive bien sa situation. L'exemple extrême donné en cours de la solution culturelle adoptée par les Nuers du Soudan (Evans-Pritchard 1968 [1940]) pour faire face à la stérilité d'un couple, oblige à prendre la mesure de la manipulation par le culturel du processus naturel de reproduction de l'espèce : le couple se sépare, la femme jugée stérile se remarie avec une autre femme et joue le rôle de l'homme dans ce nouveau couple (elle sera appelée papa par ses enfants). Elle devient une femme-époux. L'autre femme aura une relation sexuelle avec un homme qu'elle choisira de préférence dans l'ethnie voisine (les Dinka) qui servira de simple géniteur.
9L'ouvrage des trois chercheures met aussi en garde les étudiants contre une comparaison maladroite qui voudrait faire croire que comparer veut dire assimiler car deux situations similaires sur certains points ne supposent pas une même perception par les membres de la société, de même que face à une situation équivalente deux sociétés ne feront pas le même choix culturel. C'est pour faire face à une stérilité du couple qu'on adopte dans nos sociétés, la génitrice restant anonyme et plutôt mal considérée, alors qu'en Océanie comme en Afrique de l'Ouest les donateurs jouissent d'une meilleure position socio-économique que les tuteurs et créent par ce don un lien de solidarité interfamiliale qui leur assure la considération et la reconnaissance des adoptants identifiés comme partenaires (Guidetti, Lallemand & Morel 1997 : 22-23). Un ouvrage de Suzanne Lallemand sur la circulation des enfants (1993) montrait l'aberration de notre modèle d'adoption qui veut préserver l'anonymat du donateur, alors que l'anthropologue interprétait le mythe d'Œdipe comme le signe de la faillite d'un mensonge fait à l'enfant sur ses origines.
10Poursuivant cette démarche qui inscrit le modèle occidental de l'enfant comme personne parmi d'autres modèles, les directeurs de l'ouvrage Modèles d'enfances rappellent dans leur introduction que, alors que ce modèle impulsé par les psychologues a focalisé l'attention du public sur la relation dyadique mère-enfant, les historiens et anthropologues ont mis en valeur des contre-exemples au primat de cette relation. Ils insistent sur l'inscription des enfants, en tant qu'acteurs sociaux, dans un tissu d'échanges relationnels construit selon un contexte social, politique et culturel. Ainsi, si la diversité des contextes existants à l'échelle de la planète reste en grande partie à étudier, quelques modèles forts se dessinent à l'aide desquels les auteurs de l'ouvrage analysent les situations rencontrées par les enfants et les représentations que les sociétés se sont construites de l'enfant : l'enfant du lignage, de la chrétienté, de la Nation et l'enfant comme personne (de la psychanalyse). L'ouvrage ouvre ainsi, dans l'usage que l'on peut en faire en cours, à un retour réflexif sur notre propre système culturel après une plongée dans d'autres représentations de l'enfant. Par exemple, mais d'autres bénéfices pourraient être présentés, en se distanciant de notre modèle de l'enfant comme personne, on s'aperçoit que chaque modèle correspond à une représentation du rapport de l'humain avec le reste des vivants, duquel va découler en partie semble-t-il une représentation de l'enfant. Dans la société andine du Pérou et sa culture quechua décrite par Palmira La Riva Gonzalez (op. cit. La Riva Gonzalez 2012 : 19-37), l'enfant n'est pas encore humain à la naissance alors qu'il l'est autant qu'un adulte dans notre système de représentation. Ce qui pourrait être considéré comme un « moins » par un occidental ethnocentrique est le fait d'une représentation du monde selon laquelle les hommes ne sont pas aussi séparés des autres êtres vivants (animaux, végétaux) et des êtres divins ou des esprits. Grandir, selon la culture quechua, c'est donc développer ses capacités proprement humaines et apprendre par les rêves à créer des ponts avec les autres mondes, alors que c'est développer ses capacités cognitives selon la théorie des psychologues du développement des sociétés occidentales.
La culture de l'entre-enfants
11Dès la licence et de manière plus approfondie à partir du Master, mes cours me donnent l'opportunité de présenter mes recherches sur l'enfance, bâties sur des enquêtes sur les enfants de ma propre société, et qui donnent aux étudiants un autre regard sur ce groupe social qu'ils perçoivent d'abord comme une population à éduquer. Mes premiers terrains dans les cours de récréation à l'école maternelle et élémentaire m'ont amenée à développer le concept de culture enfantine à partir d'une observation des relations entre enfants. Ils proposent ainsi à des futurs professionnels, dont une bonne part se destine à l'enseignement primaire ou secondaire, une analyse de cet espace en grande partie déconnecté de la mission d'instruction de l'école. Quand j'ai choisi d'observer des enfants en cour de récréation, j'ai en quelque sorte fait abstraction du projet pédagogique de l'école, au moins dans un premier temps, même si j'ai voulu savoir comment les enseignants concevaient cet espace et inscrivaient la récréation dans leur mission d'enseignant. J'ai donc chaque fois mené avec eux des entretiens individuels qui m'ont permis de découvrir que la récréation ne rentrait pas dans leur projet pédagogique, sauf quand elle posait problème (Delalande 2007). La cour m'intéressait dans mon projet d'ethnologue pour découvrir ce que les enfants font quand ils sont ensemble, sans activité dirigée par l'adulte et dans une relative autonomie. La temporalité proposée par l'école offre aux enfants la possibilité de se voir chaque jour d'école et sur plusieurs années, et de construire ainsi des habitudes, autrement dit de se constituer en « micro-société ». Dans ma définition de la notion de culture enfantine, j'ai d'abord insisté sur « l'ensemble de pratiques, de connaissances, de compétences et de comportements qu’un enfant doit connaître et maîtriser pour faire partie du groupe de pairs » (Delalande 2003 : 101). En ce sens, je me suis située à la même échelle que celle considérée par W.A. Corsaro (Corsaro & Rizzo 1988, Corsaro & Eder 1990), celle du groupe de pairs, celle de mon observation. C'est à partir de celle-ci que je pense aujourd'hui le lien entre leurs savoirs et savoir-faire, et la société globale dans laquelle ceux-ci prennent place, se construisent et se transforment. Je rejoins ainsi l'utilisation que Gilles Brougère fait de ce concept (Brougère 2006), comme un moyen d'accéder à la manière dont les enfants produisent notamment leurs jeux, en interaction avec les adultes, parents et autres éducateurs, et adultes producteurs de jouets. Les enfants expriment leur « agency », leur puissance d'agir comme agent social, aussi bien en produisant cette culture enfantine dans leurs pratiques ludiques à l'écart des adultes, qu'en interprétant celle qu'ils reçoivent des adultes, et en intervenant de manière complexe sur la culture enfantine produite pour les enfants, qu'on pourrait croire s'imposer à eux de l'extérieur.
12Par la mise en œuvre de ce concept et sa diffusion au sein de mes enseignements comme au sein de mes communications destinées au grand public, mon but est de déconstruire l'opinion commune qui considère souvent que les enfants ne savent que ce que les adultes leur ont appris. Les enfants souscrivent facilement à cette opinion, puisqu'ils ont intégré la différence de statut entre enfants et adultes. Ils perçoivent ces derniers comme ceux qui détiennent l'autorité et le savoir, ceux qui décident et enseignent. Cet état de fait a des conséquences sur mon travail de terrain que j'explique également aux étudiants afin qu'ils puissent à leur tour, s'ils décident de s'engager dans une ethnographie des expériences quotidiennes des enfants, déjouer les pièges de l’adultocentrisme (Danic, Delalande & Rayou 2006). Il s'agit d'apprendre à se décentrer de sa manière de se poser des questions pour tenter de découvrir le point de vue des enfants. Cela suppose donc de faire admettre à ces derniers qu'ils connaissent des choses, par exemple des jeux, que les adultes ne leur ont pas appris et qui intéressent l'ethnologue que je suis et les enquêteurs que deviennent certains étudiants. C'est au cours d'un terrain long en immersion auquel je forme mes étudiants qu'une relation de confiance naît. Elle permet de découvrir les enjeux des relations enfantines, tant dans leur dimension culturelle, qui consiste à transmettre un savoir et un savoir-faire dont ils héritent en partie des aînés et qu'ils s'approprient en le transformant, que dans leur dimension sociale, qui suppose de s'intégrer parmi les pairs et de se faire reconnaître d'eux du fait de ses qualités individuelles. Derrière ces deux dimensions, c'est l'enjeu même de l'action, celle du plaisir ludique, qui motive l'organisation sociale et les contraintes qu'elle suppose. Ce n'est pas, comme un discours d'adulte et en particulier de pédagogue pourrait l'énoncer, pour apprendre en jouant, et faire ainsi du jeu quelque chose d'utile aux yeux des adultes. Du point de vue de ces derniers, le jeu entre enfants est gratuit parce qu'il ne poursuit pas ce but. Mais selon le point de vue des enfants, il n'est pas gratuit, il entre dans leur culture de pairs, essentiel pour s'approprier le monde qui les entoure, dans une posture d'acteurs responsables de leurs actes.
Revisiter l'altérité des enfants face aux adultes
13On le voit, le concept de culture enfantine est central pour penser une anthropologie de l’enfance, puisqu’il met le doigt sur la capacité des enfants à produire des éléments culturels et de ce fait à participer à la culture globale. En ce sens, la culture enfantine n’est en rien séparée de cette dernière. Mais elle n’apparaît au chercheur que s’il accepte de s’intéresser aux enfants en dehors de leur relation aux adultes qui les éduquent, et s’il considère l’enculturation et la socialisation qui s’opère entre enfants.
14Pensé de cette manière, le concept de culture enfantine suppose une altérité des enfants par rapport aux adultes qui ne découle pas ici de sa dimension naturelle, donnant lieu à l'idée de « nature enfantine » telle qu'elle a été définie dans les années 1930 ou à celle d'un « enfant universel » élaborée à la même époque par la psychologie du développement. Il s'agit d'une altérité construite par les conditions sociales et culturelles dans lesquelles vivent les enfants de nos sociétés occidentales. L'existence d'une culture enfantine, comme de toute autre culture, est inhérente à la condition humaine collective, elle est une caractéristique universelle qui découle de toute vie collective (Izard 1991). En mettant en avant cette dimension de l'enfance, on sort d'une approche focalisée sur la différence d'âge puisqu'on pointe un aspect qui n'est pas spécifique au groupe d'âge parce qu'il se retrouve à tout âge. En même temps, on relève ce qui dans cette culture est spécifique aux enfants, en partie déterminé par leur jeune âge et leur immaturité mais en partie par leur statut social, et on redonne sa place à l'altérité des enfants. Ici, la notion d'âge n'est plus seulement utilisée pour ce qu'elle a de naturelle mais pour sa dimension culturelle. Elle renvoie à l'enfance comme catégorie sociale structurelle, plaçant les enfants dans un rapport économique, politique et législatif avec les autres âges (Qvortrup et al. 1994). Elle fait référence à l'« administration symbolique de l'enfance » (Sarmento 2006 : 309). Elle oblige alors à penser la culture enfantine comme conditionnée par la position sociale des enfants. Comparativement aux autres cultures, elle est celle d'un groupe dominé et soumis à l'autorité des adultes.
15Ainsi définie, la culture enfantine nous fait sortir d'une perception où l'enfant est vu pour ce qu'il sera, futur adulte, pour nous arrêter sur ce qu'il est et ce qu'il vit au présent. On prête surtout aux enfants des compétences communes aux adultes, celles de transmettre un héritage culturel et de le faire évoluer pour permettre sa pérennité, ces deux caractéristiques ayant été identifiées par les anthropologues comme nécessaires pour pouvoir affirmer l'existence d'une culture. Mes études de terrain ont permis de décrire ces processus de transmission et de transformation (Delalande 2001 : 224-251). Pour des étudiants en sciences de l'éducation, ces études les invitent à repenser les rapports d'autorité au centre des relations entre enfants et adultes et qui intéressent tout adulte travaillant avec des enfants. Ceux-ci sont liés aux questions d'autorisation et d'autonomie que les adultes accordent aux enfants, elles-mêmes dépendantes de la représentation que les premiers ont des seconds. En introduisant ce regard sur l'enfant, les chercheurs travaillant dans ce champ de l'anthropologie de l'enfance ont le pouvoir de faire évoluer les représentations des acteurs de leur société en participant au débat social. En formant des étudiants et en accompagnant des doctorants sur ce type de problématiques, les enseignants-chercheurs favorisent une valorisation de l'entre-enfants et encouragent une éducation des enfants plus attentive à leur point de vue. Par exemple, ils influencent l'organisation des activités extra-scolaires des enfants en favorisant l'écoute de ce que les enfants eux-mêmes estiment bon pour eux. Une étudiante de Master 2 Recherche réalisant son mémoire sur le sens du temps libre dans l'emploi du temps de jeunes collégiens a ainsi déconstruit son a priori qui l'amenait à définir ce temps libre comme un temps libéré de toute activité organisée. La diversité des expériences enfantines rencontrée l'a amenée à sortir de son adultocentrisme2.
Conclusion
16Depuis mes premiers enseignements au département sciences de l'éducation de l'Université de Caen Basse-Normandie, la réaction des étudiants à mes cours, leurs questions et remarques, leurs propositions et analyses, m'ont fait mieux comprendre l’intérêt de mon enseignement. L'anthropologie de l'enfance et des enfants, parce qu'elle interroge en même temps les spécificités de notre société par rapport aux autres et les spécificités de nos enfants par rapport à nous, adultes, nous distancie doublement de nos a priori sur la bonne manière d'éduquer. Au fil des années, j'ai été encouragée par ces étudiants, mais aussi bien sûr par mes collègues de mon département et laboratoire, à approfondir mon objet d'étude et les possibilités qu'il offre de faire évoluer notre compréhension de l'enfance et des enfants. Après avoir soutenu une habilitation à diriger les recherches en 2009, j'ai été encouragée à créer une équipe au sein du CERSE (mon laboratoire), qui a pris le nom Enfances, Jeunesses et Cultures (EJC), rassemblant des collègues de différentes disciplines afin d'étudier ensemble les enfants, les adolescents et les jeunes du point de vue des représentations, des actions, des socialisations, des émotions, des croyances et de l'imaginaire. Mais c'est encore grâce à l'attention de la communauté scientifique souhaitant développer des recherches sur l'enfance et validant la dimension heuristique des travaux dans le champ de l'anthropologie de l'enfance que l'objet devient légitime, trouvant sa place aussi bien dans un dictionnaire d'éducation (Delalande 2008) que dans une offre d'enseignement d'un département éponyme.
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