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L’usage stratégique des médias dans les luttes patrimoniales : le cas des candidatures françaises au « patrimoine culturel immatériel » de l’Unesco (2009-2014)
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Version PDF originaleTable des matières
1Depuis les années 2000, les revendications et les controverses autour des questions de mémoire collective font l’objet d’un traitement médiatique de plus en plus important. En France, la polémique et les mobilisations suscitées par l’article 4 de la loi du 23 février 2005 exhortant les manuels scolaires à « reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer »1, la multiplication des prises de parole publiques concernant la guerre d’Algérie ou encore les diverses commémorations liées à la Seconde Guerre mondiale, sont largement couvertes par la presse. Si les dynamiques propres au champ médiatique peuvent contraindre la prise de parole et la mise en mots du passé, nous aimerions montrer à quel point les médias peuvent se voir mobilisés par les acteurs eux-mêmes. Qu’on les mobilise pour légitimer un discours revendiquant la valorisation du passé d’une communauté ou la réinscription d’un événement dans le roman historique national, ou qu’ils servent à susciter l’adhésion d’un public élargi, nous assistons à ce que Fabien Granjon appelle de nouveaux « processus d’énonciation collectifs »2.
2Dans cet article, nous nous intéresserons à la manière dont les médias sont utilisés dans les dossiers de candidatures portées par la France entre 2009 et 2014 pour la sauvegarde d’éléments nationaux en tant que « patrimoine culturel immatériel » (PCI).
3En 2006, la France ratifie la convention de l’Unesco du 17 octobre 2003 pour la sauvegarde du PCI. À travers le PCI, l’Unesco entend recenser et conserver un patrimoine qui échappe en partie au domaine du matériel, qui ne s’incarne pas nécessairement dans du bâti ou des objets particuliers, et qui serait donc particulièrement menacé de disparition. Le PCI est censé incarner une « diversité culturelle » porteuse de valeurs à vocation universelle (« échange entre les peuples », « développement durable », etc.) que l’institution entend promouvoir et transmettre à travers ce label. Selon l’article 2 de la convention pour le PCI de l’Unesco : « On entend par patrimoine culturel immatériel l’ensemble des pratiques, expressions ou représentations qu’une communauté humaine reconnaît comme faisant partie de son patrimoine dans la mesure où celles-ci procurent à ce groupe humain un sentiment de continuité et d’identité »3. Si la communauté peut se reconnaître dans son patrimoine, la patrimonialisation contribue en retour à fabriquer quelque peu cette communauté. En effet, « l’implication des personnes ou groupes porteurs d’un patrimoine culturel immatériel est la condition première de la sauvegarde de ce patrimoine »4. Pour être reçues, les candidatures doivent nécessairement se légitimer par l’appui et la mobilisation d’une « communauté d’adhésion ». Quels que soient les intérêts en jeu, la description de l’élément patrimonial doit la mettre en récit («communauté détentrice de PCI », « porteurs de tradition », « peuple»5), contribuant à dessiner ses contours et à affirmer son existence en la publicisant.
4Dans le classement au PCI, c’est au terme de jeux d’échelles entre l’instance internationale qu’est l’Unesco, l’État français et le groupe social, souvent localisé au niveau infranational, que l’élément patrimonial se voit ériger ou non comme l’attribut d’une communauté à qui l’on va imputer une appartenance commune. Les dossiers de candidature donnent ainsi à voir un véritable travail discursif au sein duquel les groupes intéressés au premier chef par la conservation (une catégorie professionnelle, un groupe culturel, une collectivité locale) se mettent eux-mêmes en récit ainsi que la communauté qu’ils sont censés représenter. Ils se livrent à une épreuve de justification qui mêle invocation de valeurs universelles, témoignant de la diffusion de standards internationaux (« échanges entre les peuples », « diversité culturelle », etc.), et fabrication d’une identité spécifique.
5Tous les ans, les États parties à la Convention de 2003 sélectionnent et proposent des candidatures au Comité de l’Unesco qui les évalue et détermine les éléments jugés dignes d’être reconnus et transmis en la qualité de « patrimoine culturel immatériel ». Ceux-ci feront alors l’objet d’un programme de sauvegarde élaboré à partir des mesures proposées par les candidats (association, commune, groupe professionnel…) et les États porteurs. La labellisation PCI s’accompagne ainsi d’avantages matériels (financement de programmes de recherche, de collectes, de manifestations culturelles, etc.) pour lesquels les candidats envisagent un budget et des partenariats possibles (par exemple avec le ministère de l’Éducation nationale). Toutefois, la transmission ne recouvre pas les mêmes enjeux et la même urgence en fonction du contexte et des menaces qui pèsent sur les éléments patrimoniaux. Au premier rang des risques, on peut pointer celui de la disparition pure et simple. Nous avons ainsi affaire à une sauvegarde graduée qui hiérarchise trois types d’inscription en fonction de leur caractère protecteur : la liste de sauvegarde urgente, le registre des meilleures pratiques de sauvegarde et la liste représentative du PCI. C’est essentiellement à cette dernière que nous nous attacherons dans cet article car c’est la plus fréquemment attribuée, notamment dans le cas français. Sur les onze éléments ayant été reconnus PCI depuis 2009, seul le chant corse dit cantu in paghiella s’est vu inscrit sur la liste de sauvegarde urgente.
6Dans le cadre de cet article portant sur l’usage stratégique des médias dans les luttes patrimoniales, nous nous livrons à une analyse qualitative des dossiers de candidature français au PCI. À la manière d’Abdellali Hajjat dans ses travaux socio-historiques sur la fabrication du concept d’assimilation au travers des dossiers de demande de naturalisation6, l’étude de dossiers administratifs complétés par les candidats au classement s’avère fructueuse à double titre. D’une part, l’analyse des critères et des catégories que les dossiers définissent permet de mettre en lumière les normes et les attentes formulées par l’institution, et partant, éclairer les politiques qui les sous-tendent. D’autre part, l’étude des dossiers de candidature donne également à voir les registres de justification et les stratégies mis en œuvre par les acteurs pour légitimer leurs demandes et les voir réussir. Entre réponses aux exigences institutionnelles et stratégies de distinction, l’étude de ces candidatures écrites permet d’interroger la place occupée par les médias en vue de l’inscription sur la liste représentative du PCI.
7Considérant les luttes patrimoniales comme des mobilisations porteuses de revendications identitaires, jouant sur un sentiment d’appartenance commune et une « tentative d’encodage dans un récit public »7, il nous semble intéressant d’analyser ces candidatures en termes de mobilisations collectives et de luttes d’identification. À la fois supports de diffusion de standards et critères internationaux, et reflets supposés de la spécificité d’une « communauté humaine »8, comment les dossiers de candidature au PCI vont-ils donner à voir une « activité de cadrage »9 dans laquelle les médias peuvent être partie prenante ? Comment les acteurs constituent-ils et s’approprient-ils une ressource médiatique pour faire triompher leurs revendications patrimoniales ?
8Parmi les onze éléments français classés PCI entre 2009 et 2014, six d’entre eux mentionnent les médias dans leur dossier de candidature. Nous ne cherchons pas à démontrer l’importance numérique des dossiers recourant aux médias, supposant l’efficacité ou la pertinence de telle ou telle manière de faire. Le choix de ces six dossiers nous permet surtout d’analyser finement la mobilisation de la ressource médiatique en tant qu’elle est perçue comme signifiante dans le processus de transmission mais pouvant faire l’objet d’usages différenciés. Il s’agit du cantu in paghiella (chant traditionnel corse) en 2009, de la tradition du tracé dans la charpente française (2009), du repas gastronomique des Français (2010), de la fauconnerie (2012), du Fest-Noz (danse traditionnelle bretonne) en 2012 et enfin du gwoka (pratique culturelle guadeloupéenne mêlant musique, chant et danse) en 2014.
9Dans cet article, nous verrons comment les médias sont saisis par les acteurs en fonction du sens et des enjeux qu’ils placent derrière leur lutte pour la reconnaissance patrimoniale. Tout d’abord, nous nous intéresserons à l’usage des médias comme légitimation de l’ancrage social de l’élément patrimonial dans la vie et l’identité d’une collectivité. Puis, nous verrons que les médias, objets de critiques, apparaissent également comme un enjeu de la lutte pour la reconnaissance patrimoniale, prenant sens dans des rapports sociaux plus larges et porteuse de revendications locales.
Les médias comme gage de l’inscription sociale et identitaire de l’élément patrimonial
10Dans le récit produit par les acteurs au sein des dossiers, les médias apparaissent comme un instrument de légitimation de la candidature au PCI. Il s’agit de prouver que l’élément est digne d’être conservé au titre de patrimoine, et plus encore, d’être transmis10. Les médias sont donc mobilisés pour démontrer l’ancrage de l’élément patrimonial dans la vie et l’identité de la communauté concernée. Ils apparaissent également comme un moyen de cette transmission. Face au continuum des risques et menaces qui pèsent sur le patrimoine, les médias sont présentés comme des garanties de sa continuité et de son intégration à la mémoire du groupe.
La fabrication d’une « communauté imaginée »
11Le terme est emprunté à Benedict Anderson pour qui « il n’est de communauté qu’imaginée »11. Pour classer un élément au titre de PCI, l’Unesco formule un certain nombre d’attentes qui se traduisent par plusieurs critères auxquels doivent répondre les candidatures. Les groupes porteurs doivent notamment démontrer que « les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent [l’élément en question] comme faisant partie de leur patrimoine culturel »12. Il est également nécessaire de justifier le fait que ce patrimoine leur « procure […] ‘un sentiment d’identité et de continuité’ »13. Les médias se voient ainsi mobilisés pour illustrer l’inscription de l’élément patrimonial dans la vie et l’identité de la « communauté concernée », et partant, contribuent à la fabrication d’une communauté d’adhésion.
12Dans la majorité des dossiers analysés, l’écho et le traitement médiatiques de la candidature au PCI sont présentés comme le reflet et le gage de l’engouement du groupe social censé être concerné. On affirme que « la société civile a été régulièrement sensibilisée »14 dans la candidature corse, que « les médias s’en sont largement fait l’écho, montrant à quel point les Français sont attachés à cet élément de leur vie quotidienne»15 dans le dossier du repas gastronomique des Français, ou encore qu’ « un débat contradictoire autour du projet d’inscription relayé par les médias, a permis à toute la population guadeloupéenne d’être informée et de s’associer à la démarche entreprise »16 concernant le gwoka. Quelle que soit la manière dont elle est désignée, les médias participent d’un travail de fabrication identitaire de la « communauté concernée ».
13Les médias sont présentés comme un outil de conscientisation, permettant une sensibilisation de la population à l’enjeu patrimonial. Alors que les revendications sont censées émaner d’une communauté préexistante, l’usage des médias révèle le travail discursif et symbolique de « porte-parole » au sens de Pierre Bourdieu17, c’est-à-dire d’acteurs qui créent le groupe en même temps qu’ils rendent leur voix publique. Cela pointe le paradoxe du classement au PCI. Selon l’Unesco, l’élément patrimonial est légitime à être conservé s’il est attesté qu’il « procure aux communautés et aux groupes concernés ‘un sentiment d’identité et de continuité’ »18. Or, les candidats au PCI doivent mener un important travail de sensibilisation, mobilisant les médias, en direction d’une pluralité d’individus qu’ils désignent ensuite comme un collectif partageant une appartenance commune. Ce registre identitaire donne également lieu à des jeux d’échelles, illustrant la manière dont les candidats s’approprient la labellisation PCI en fonction d’enjeux propres. Concernant le repas gastronomique des Français, la communauté concernée est définie comme « l’ensemble du peuple français », la mise en avant de médias « nombreux » s’étant « fait largement l’écho » de la démarche de classement veut ainsi montrer « l’attachement des Français à cet élément de leur patrimoine ». Ici les médias sont censés relayer et appuyer une revendication dont la portée et la représentativité seraient nationales, s’apparentant à « un marqueur de l’identité des Français »19. En revanche dans le cas du gwoka, l’évocation d’une campagne médiatique et d’un débat public ayant « permis à toute la population guadeloupéenne d’être informée et de s’associer », fait écho à la manière dont la communauté est décrite. « À l’origine pratiqué essentiellement par les descendants des déportés africains mis en esclavage, le gwoka s’est aujourd’hui étendu à toutes les couches sociales, tous les groupes ethniques et religieux de la société guadeloupéenne »20. Ici, la candidature s’inscrit davantage dans la mise en récit d’une spécificité locale, dont on cherche à mettre en avant la mémoire. Celle-ci serait façonnée par une histoire particulière, celle de la traite négrière et de l’esclavage lorsque les Antilles françaises étaient des colonies jusqu’en 1848. Dans la description de la pratique il est écrit que « le gwoka est pratiqué aujourd’hui partout où résident les Guadeloupéens et tout particulièrement en région parisienne et dans les grandes villes universitaires de France »21. L’insistance sur un traitement médiatique concentré à l’échelle locale va de pair avec la mise en avant d’une appartenance non seulement territoriale, mais ethnique. La patrimonialisation du gwoka s’apparente à une démarche de légitimation d’une identité collective qui trouverait ses racines dans l’histoire de la colonisation et que tous les Guadeloupéens, du fait de leur naissance, porteraient en eux.
14Dans le cadre des candidatures au PCI, les médias font l’objet d’une utilisation stratégique de la part des porteurs de la revendication patrimoniale, qui les mobilisent pour façonner une « identité narrative »22, à partir de laquelle ils cherchent à légitimer leur démarche.
Les médias comme mesure de sauvegarde
15Si les médias apparaissent comme un moyen de légitimer les candidatures au PCI, c’est également parmi les mesures de protection qu’ils sont mentionnés. En échange de l’attribution du label PCI, l’Unesco demande aux structures candidates et aux États porteurs de proposer des « mesures de sauvegarde ». Il s’agit de tisser des partenariats et d’envisager des moyens pour permettre la conservation de l’objet patrimonial. Les acteurs peuvent faire appel à différents secteurs sociaux et suggérer des mesures institutionnelles. Cela peut-être l’incorporation de la pratique culturelle dans les programmes scolaires de l’éducation nationale, le financement de travaux universitaires sur l’élément patrimonial en question ou encore la mise en place de manifestations culturelles pour le promouvoir. Dans cette optique, les médias sont également sollicités comme vecteurs potentiels de transmission.
16En effet, la reconnaissance ne se limite pas à la sauvegarde en l’état de l’élément patrimonial, en particulier dès lors que celui-ci est immatériel. Par définition il ne peut rester figé et n’existe que par la manière dont il peut se voir approprier. Pour des auteurs comme Krzysztof Pomian, « le lien entre la problématique de l’identité et celle du patrimoine – […] – devient évident dès que l’on prend conscience que la première est organisée autour des rapports avec l’avenir. […] Autant dire que le patrimoine culturel est destiné en priorité à des générations futures. »23. Aussi, dans chaque dossier de candidature, des mesures sont proposées pour sauvegarder l’élément patrimonial mais également pour assurer sa transmission auprès des nouvelles générations. C’est par leur perpétuation au sein du groupe, voire à l’extérieur, que les pratiques et autres expressions sociales et culturelles font face au continuum des menaces qui pèsent sur elles, au premier rang desquelles le risque de la disparition. La médiatisation est ainsi présentée comme un outil privilégié de la continuité du patrimoine dans la vie du groupe, un gage de pérennité, par l’aspect socialisateur qu’on lui prête.
17La médiatisation apparaît dans les dossiers comme un vecteur de socialisation au même titre que l’école ou le groupe des pairs (les professionnels, les praticiens de telle ou telle activité culturelle, etc.). On évoque les « reportages télévisés » parmi « les manifestations culturelles et de communication » dans le cas du trait de charpente, dont on cherche à montrer le bâtisseur « en tant que maître du processus de conception intellectuelle et technique »24. On fait des médias une source pour recueillir des documents au même titre que la famille et les entreprises, en vue de nourrir les fonds d’archives d’« un Centre de ressources [qui] favorisera par la mise à disposition des informations collectées la visibilité et la transmission des pratiques et des rites qui composent le repas gastronomique »25. La candidature de ce dernier envisage également « la conception et la diffusion d’une émission télévisée de sensibilisation du grand public »26. Les porteurs de la tradition de la fauconnerie, seul élément patrimonial transnational revendiqué par treize États, en appelle aussi à une « meilleure couverture médiatique » notamment pour « préserver les aires de fauconnerie [et] sensibiliser l’opinion publique à l’importance de la fauconnerie en tant que patrimoine culturel immatériel»27. Les mobilisations patrimoniales peuvent être analysées au prisme des outils forgés pour l’étude des mouvements sociaux. Aussi, les médias apparaissent aux yeux des candidats comme une passerelle d’accès à l’opinion publique, ainsi qu’un moyen stratégique de « contribuer à l’élargissement du potentiel de mobilisation de l’action et permettre éventuellement l’imposition d’un sens partagé »28. La médiatisation est vue comme un moyen de susciter l’adhésion la plus large possible et de socialiser à l’enjeu patrimonial. Le traitement médiatique de l’objet classé PCI revêt une forte dimension didactique, à la fois autour de la notion de patrimoine culturel immatériel elle-même, mais également dans la valorisation d’une pratique sociale et culturelle à ce titre. Les candidatures montrent à quel point la protection patrimoniale est sous-tendue par un enjeu pédagogique dont les médias seraient partie prenante.
18Le label PCI étant attribué par l’Unesco, une instance internationale, il symbolise une reconnaissance à vocation transnationale voire universelle. Cela se lit derrière l’injonction à « favoriser le dialogue, reflétant ainsi la diversité culturelle du monde entier et témoignant de la créativité humaine »29, ou encore le critère selon lequel l’élément ne doit pas être « contraire aux instruments internationaux existant relatifs aux droits de l’Homme ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable »30. Toutefois, la mobilisation des médias dans la transmission de l’élément patrimonial s’apparente parfois à une volonté d’affirmer une spécificité culturelle et locale. Le cas du Fest-Noz breton est à ce titre particulièrement éclairant. Parmi les mesures de sauvegarde proposées, les médias apparaissent dans la liste et se voient exhortés à « améliorer la place de la culture régionale dans les médias dominants, notamment les médias publics »31. Il en va de même pour le gwoka guadeloupéen, où l’on évoque le fait que « les porteurs de tradition ont, jusqu’aux années 1950, assumé seuls les efforts de sauvegarde dans le mépris général », puis que « la diffusion s’auto-organise dès 1962 via le disque […] puis une émission radiophonique », allant jusqu’aux « sites internet, pages Facebook etc. [qui] apparaissent vers l’an 2000 »32. La dimension pédagogique et socialisatrice prêtée aux médias pour garantir la survie de l’élément patrimonial dans la vie du groupe passe parfois par la création d’une identification locale à laquelle on va chercher à le faire adhérer.
19À la fois instruments de légitimation des candidatures au PCI, participant à la création performative d’une communauté imaginée et envisagés parmi les mesures de sauvegarde, les médias font également l’objet de revendications d’ordre social et politique qui illustrent le contexte d’inscription de l’élément patrimonial et la place qu’il y occupe.
Le recours aux médias dans la lutte pour la reconnaissance
20Nous avons vu que les médias étaient mobilisés dans les candidatures pour répondre aux exigences et aux attentes formulées par l’Unesco à l’égard du PCI. Toutefois les acteurs ne recourent pas seulement aux médias pour légitimer leur candidature. Ces derniers font l’objet de critiques et se voient incorporés à une lutte pour la reconnaissance, porteuse de revendications spécifiques illustrant la dimension sociale de la patrimonialisation. La critique d’une hégémonie médiatique et la lutte pour la reconnaissance apparaissent intimement liées à des tensions entre culture locale et culture nationale, donnant à voir une lutte pour décloisonner la notion de culture légitime.
La critique d’une hégémonie médiatique
21Pour Emmanuel Amougou, « le ou les patrimoines ne peuvent pas être appréciés […] en dehors des rapports sociaux »33 dans lesquels ils s’inscrivent. Les dossiers de candidature donnent ainsi à voir un diagnostic de la situation de l’élément patrimonial, définissant en creux son contexte d’inscription. Ils mettent en lumière des phénomènes de domination et de hiérarchie dans la valeur accordée aux diverses pratiques sociales et culturelles. Le dossier de candidature corse pointe par exemple la « diminution de la participation des publics aux occasions de transmission » comme l’un des risques menaçant le cantu in paghiella. Un risque qui est en partie imputé aux médias : « la médiatisation de la musique corse a occulté les menaces qui pèsent sur le cantu in paghiella. L’engouement pour ce que l’on nomme ‘chants polyphoniques corses’ a entretenu la confusion sémantique avec le cantu in paghiella particulièrement auprès des membres les plus jeunes de la communauté insulaire qui constituent un vivier de praticiens susceptibles de perpétuer le cantu in paghiella »34. Ici, l’important traitement médiatique des chants corses, présentés comme un ensemble homogène, aurait engendré une folklorisation de la culture corse, mettant en danger la perpétuation du cantu in paghiella dont on perdrait de vue la spécificité. Les médias sont incriminés comme participant d’une vision stéréotypée de la musique corse. À travers la volonté de voir le cantu in paghiella classé PCI, les acteurs revendiquent la maîtrise de la promotion et de la transmission de cette pratique, se faisant les garants de l’authenticité de sa désignation. Il en va de même pour le dossier de candidature du Fest-Noz breton. Pour les porteurs de ce patrimoine, « l’existence même du Fest-Noz constitue une forme de résistance à l’uniformisation de la culture occidentale, à la domination écrasante du modèle de la diffusion médiatique de masse »35. On voit s’élaborer un discours critique vis-à-vis d’une hégémonie médiatique qui accorderait soit une trop faible place aux pratiques culturelles locales, la candidature bretonne veut par exemple « améliorer la place de la culture régionale dans les médias dominants »36, soit les traiterait de manière stéréotypée par méconnaissance ou par « mépris »37, comme le dénonce la candidature pour le gwoka guadeloupéen.
22Au travers des revendications patrimoniales, les médias dits « de masse » ou « dominants » sont remis en cause dans leur manière de produire un espace de sens inégalitaire et hiérarchisé, définissant les pratiques à mettre en lumière et celles laissées dans l’ombre. Les médias sont critiqués comme participant de la reproduction d’une culture légitime accordant peu de valeur aux pratiques et expressions culturelles régionales, la plupart du temps associées à la culture populaire de certains groupes sociaux ou communautés locales. Le gwoka est par exemple présenté comme étant « à l’origine pratiqué essentiellement par les descendants des déportés africains mis en esclavage, […] aujourd’hui étendu à toutes les couches sociales, tous les groupes ethniques et religieux de la société guadeloupéenne [qui] pratiquent assidûment […] dans les écoles, les associations de gwoka, les léwoz (soirées populaires de gwoka en plein air) »38. Quant au cantu in paghiella, « improprement traduit en langue française par polyphonie corse traditionnelle », il est identifié comme étant davantage pratiqué « dans des zones plutôt rurales et pastorales de la partie nord de la Corse »39. Nous pouvons suivre de nouveau Amougou pour qui « le processus de patrimonialisation, aussi spécifique soit-il, n’est […] appréciable que par rapport à d’autres processus sociaux dans lesquels il est imbriqué »40. Dans le cas de ces candidatures visant à ériger des pratiques culturelles régionales au rang de patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, les médias sont pointés comme des agents de (dé)légitimation et de hiérarchisation des formes d’expression culturelles françaises. Au travers de ce discours, nous voyons à quel point la démarche de candidature pour le classement patrimonial s’accompagne de revendications d’ordre social et politique. En effet, il s’agit d’une part de faire reconnaître des pratiques ayant trait à la vie d’une communauté locale ou d’un groupe social, qui ne font pas nécessairement partie de la culture légitime telle que définie nationalement. D’autre part, les acteurs visent à affirmer une spécificité locale à l’intérieur de l’ensemble national, nous amenant à nous interroger sur la possibilité d’« une décentralisation des grands récits parallèlement à la montée en puissance de territoires locaux comme espaces du politique »41. La critique des médias permet ainsi d’illustrer la dimension sociale des revendications et des mobilisations pour la reconnaissance patrimoniale.
Lutte pour la reconnaissance et réappropriation du traitement médiatique
23Si les médias sont critiqués pour véhiculer un discours hégémonique, ils ne vont toutefois pas être exclus de la lutte pour la reconnaissance patrimoniale. Les candidats leur reconnaissent un impact social et partant, cherchent à les constituer en ressource. En ce sens, la labellisation PCI revêt un double enjeu : s’assurer une plus grande visibilité de l’élément patrimonial, mais également maîtriser le discours qui sera tenu sur lui, quitte à créer des médias alternatifs. Pour des auteurs comme Daniel Cefaï, les médias vont avoir un « pouvoir de fiction instituante »42. Par la mise en valeur d’éléments particuliers, l’ampleur du traitement accordé à certaines pratiques et pas à d’autres, ainsi que les registres et les termes employés, les médias ont un pouvoir symbolique sur la conception de la culture et du patrimoine. Les mobilisations mémorielles peuvent donc s’analyser comme des mouvements sociaux qui cherchent à infléchir le processus d’attribution de la valeur sociale. Elles cherchent à peser sur la légitimation de pratiques culturelles ou la réhabilitation du passé de certaines communautés locales ou groupes sociaux. La candidature du tracé de charpente pointe notamment « une tradition qui existe en France, bien vivante, quoiqu’insuffisamment valorisée, qui réserve au bâtisseur (femme ou homme) toute sa place en tant que maître du processus de conception »43. Les porteurs de la tradition de la fauconnerie s’inscrivent sur le registre du développement durable et en appellent à « développer l’interface entre la fauconnerie, l’opinion publique et les médias [afin] d’intensifier le dialogue entre les fauconniers et le grand public en prônant un esprit de coopération pour le bénéfice de la société et de la nature »44. Le Ministère de la Culture et de la Communication propose quant à lui de créer « une émission télévisée de sensibilisation du grand public [qui] portera sur la pratique sociale du repas gastronomique en France et plus largement sur la richesse des cultures alimentaires du monde »45. La médiatisation est vue comme un moyen presque militant de transmettre et de diffuser un certain nombre de revendications et de valeurs (restitution de sa place d’acteur à l’ouvrier, importance des liens entre la société et la nature, diversité de la culture alimentaire, etc.). La réappropriation du discours médiatique apparaît comme un enjeu et une ressource dans la lutte pour la reconnaissance de l’élément patrimonial.
24Certaines candidatures en appellent même à la création de médias alternatifs. Parmi ses « mesures de sauvegarde proposées », le dossier de candidature du Fest-Noz exhorte à « favoriser l’existence des médias associatifs qui mettent au cœur de leur activité la culture régionale ». Les porteurs de la tradition du gwoka guadeloupéen célèbrent le fait que face à « un mépris général », « dans les années 1960, les mouvements anti-assimilationnistes et anticolonialistes commencent un patient travail de défense du gwoka et de sensibilisation qui sera poursuivi et approfondi aux décennies suivantes ». On évoque la création de trois radios libres dans les années 1970, de deux festivals dans les années 1980 et de l’investissement d’Internet par la création de sites à partir de la fin des années 199046.
25Les mobilisations patrimoniales contribuent ainsi à interroger les rapports sociaux au principe de la production du discours médiatique en exprimant une volonté de décloisonner les notions de patrimoine et de culture, en y incorporant de nouveaux éléments. Le champ médiatique apparaît comme un espace de luttes qui traduit et véhicule des enjeux de pouvoir et des concurrences entre acteurs. L’usage des médias dans ces candidatures pour la reconnaissance de pratiques sociales et culturelles perçues comme faiblement valorisées, nous renseigne sur la perception même de l’espace médiatique par les acteurs patrimoniaux. Qu’ils critiquent un discours hégémonique ou qu’ils se servent des médias pour diffuser leurs revendications (sensibilisation de l’opinion publique, réhabilitation symbolique, etc.), nous percevons le statut social qui leur est conféré. Pour les acteurs patrimoniaux, le traitement médiatique est perçu comme un instrument de mesure de la hiérarchie des pratiques culturelles. Les médias sont perçus comme des agents légitimes dans le processus d’attribution de valeurs sociales. Au cœur de ces luttes pour la reconnaissance du mode de vie et de la mémoire d’une communauté, la réappropriation de l’espace médiatique est perçue comme nécessaire. Pour ces acteurs, il s’agit de faire du discours médiatique une ressource maîtrisée, qui porte tant sur l’ampleur du traitement médiatique et l’accès à l’opinion publique qu’il permet, que sur le fond, par « la gestion des structures d’interprétation »47.
Conclusion
26Certains auteurs voient dans l’action collective une entreprise de mobilisation des ressources48. Dans le cas du classement au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, de nombreux candidats essaient de se doter d’une ressource médiatique. L’importance accordée aux médias dans le processus de reconnaissance patrimoniale fait transparaître le rôle et le pouvoir qui leur est prêté par les acteurs patrimoniaux. Les médias sont vus comme ayant la capacité d’édicter la valeur sociale des pratiques et de contribuer aux phénomènes de hiérarchie dans l’attribution de la légitimité culturelle. Cela passe par la réappropriation du traitement dont fait l’objet l’élément patrimonial défendu. Il s’agit de chercher à accroître sa visibilité dans les médias, perçue comme un gage de continuité, mais également de maîtriser le discours tenu sur celui-ci, quitte à créer ses propres médias.
27Les médias renforcent la dimension performative du récit produit par les acteurs patrimoniaux, qui les mobilisent dans la fabrication d’une communauté imaginée dont ils ont besoin pour légitimer leur demande d’inscription à la liste représentative du PCI. Ils apparaissent également comme des vecteurs de socialisation, au même titre que l’institution scolaire ou le groupe de pairs, garants de la transmission et de la pérennité de l’élément patrimonial dans la vie du groupe.
28Toutefois, si les médias sont perçus et invoqués par les acteurs patrimoniaux comme des gages de transmission mémorielle, il serait intéressant d’étudier ce qu’il en est effectivement. Dans quelle mesure la mise en lumière de certains pans du passé d’un groupe, pouvant aller jusqu’au groupe national, bouleverse l’univers de sens des individus concernés ? Comment le cadrage médiatique, qui peut être concurrentiel, va-t-il s’articuler, revaloriser ou au contraire délégitimer certains récits familiaux ou scolaires ? Cela pose la question de la hiérarchie des discours, et surtout de ceux qui les produisent. Si toute transmission est une forme de socialisation, il est important d’étudier le jeu complexe de ses agents, parmi lesquels les médias. Ceux-ci peuvent contribuer à faire bouger les lignes du dicible mais nul récepteur n’est passif. Dans ce cas, où se niche la résistance ?
Notes
1 Article finalement retiré.
2 Granjon Fabien, « Média », in Fillieule Olivier et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2009, pp. 349-356.
3 Ces informations sont issues du site de l’Unesco : http://www.unesco.org/.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Hajjat Abdellali, Les Frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012.
7 Brubaker Rogers, « Au-delà de L’« identité », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 2001, vol. 139, L’exception américaine (2), pp. 66-85.
8 Site de l’Unesco : http://www.unesco.org/.
9 Snow D. A., Rochford Jr., B., Worden S. K. and Benford R. D., « Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement Participation », American Sociological Review, 1986, 51, pp. 464-481.
10 Barou Jacques, « Que patrimonialiser ? Pour qui et pourquoi ? », Écarts d’identité, décembre 2009, n° 115, «Lieux de mémoire de l’immigration : un patrimoine national », pp. 4-9.
11 Anderson Benedict, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002.
12 Critères que l’on peut trouver sur les dossiers à télécharger sur le site de l’Unesco, rubrique PCI, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
13 Ibid.
14 Dossier de candidature du cantu in paghiella corse, 2009, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
15 Dossier de candidature du repas gastronomique des Français, 2010, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
16 Dossier de candidature du gwoka, 2014, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
17 Bourdieu Pierre, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, novembre 1977, vol. 17-18, pp. 2-5.
18 Article 2 de la Convention de l’Unesco pour le PCI, disponible sur le site de l’Unesco : http://www.unesco.org/.
19 Ibid.
20 Dossier de candidature du gwoka 2014, op. cit.
21 Ibid.
22 Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
23 Pomian Krzysztof, « Patrimoine et identité nationale », Le Débat, 2010/2, n° 159, pp. 45-56.
24 Dossier de candidature de la tradition du tracé dans la charpente française, 2009, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
25 Dossier de candidature du repas gastronomique des Français, 2010, op. cit.
26 Ibid.
27 Dossier de candidature de la fauconnerie, 2012, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
28 Granjon Fabien, « Média », in Fillieule Olivier et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, op. cit.
29 Formules et critères définis par la convention de l’Unesco qui figurent sur tous les dossiers de candidature au PCI.
30 Ibid.
31 Dossier de candidature du Fest-Noz, 2012, disponible à l’adresse suivante : http://www.unesco.org/.
32 Dossier de candidature du gwoka, 2014, op. cit.
33 Amougou Emmanuel, Sciences sociales et patrimoines, Paris, L’Harmattan, 2011.
34 Dossier de candidature du cantu in paghiella corse, 2009, op. cit.
35 Dossier de candidature du Fest-Noz, 2012, op. cit.
36 Dossier de candidature du Fest-Noz, 2012, op. cit.
37 Dossier de candidature du gwoka, 2014, op. cit.
38 Ibid.
39 Dossier de candidature du cantu in paghiella corse, 2009, op.cit.
40 Amougou Emmanuel, Sciences sociales et patrimoines, op. cit.
41 Hourcade Renaud, « La mémoire de l’esclavage dans les anciens ports négriers européens. Une sociologie des politiques mémorielles à Nantes, Bordeaux et Liverpool », thèse soutenue à Rennes le 10 décembre 2012.
42 Cefai Daniel et Pasquier Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, Presses universitaires de France, 2003.
43 Dossier de candidature de la tradition du tracé dans la charpente française, 2009, op. cit.
44 Dossier de candidature de la fauconnerie, 2012, op. cit.
45 Dossier de candidature du repas gastronomique des Français, 2010, op. cit.
46 Dossier de candidature du gwoka, 2014, op.cit.
47 Granjon Fabien, « Média », in Fillieule Olivier et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, op. cit.
48 Mac Adam Doug, Mac Carthy John D., Zald Mayer N., Comparative perspectives on social movements : political opportunities, mobilizing structures, and cultural framing, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Olson Mancur, Logique de l’action collective, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011.
Pour citer cet article
A propos de : Morane Chavanon
Doctorante en sciences politiques à l’Université Lyon 2, rattachée au laboratoire Triangle UMR 5206.