Cahiers Mémoire et Politique Cahiers Mémoire et Politique -  Cahier n°5. Varia  Note de lecture 

Le passage de bourreau à cadavre et leurs postérités

Jérôme Nossent

Assistant-doctorant en science politique à l’Université de Liège.

1En 2012 est lancé le programme de recherche interdisciplinaire « Corpses of Mass Violence and Genocide », financé par le Conseil européen de la Recherche. Mené par l’anthropologiste Elisabeth Anstett et l’historien Jean-Marc Dreyfus, le programme de recherche vise à l’exploration d’un domaine de recherche inédit : son objet central est le corps mort1. S’il peut être situé  à l’intersection des body studies et des genocides studies, ce champ de recherche présente toutefois certaines particularités propres, notamment en proposant de sortir de l’étude du corps mort dans des contextes de guerre ou de catastrophes naturelles, pour s’intéresser à son traitement et son devenir2.  Trois axes structurent le programme : l’interdisciplinarité, une approche qualitative et  des modes de comparaison axés sur les rapports pouvant être établis entre l’Europe et le reste du monde3. C’est dans la continuité de ce programme de recherche qu’est issu l’ouvrage collectif La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse dirigé par Sévane Garibian4.

2Objet central de l’ouvrage, le bourreau désigne une large catégorie d’individus, celle des perpetrators. Le terme anglais, qui n’a pas d’équivalent en français, renvoie à l’« auteur (commanditaire ou exécutant) de crimes de masse impliquant les violations les plus graves des droits de l’homme »5. L’ambition de l’ouvrage est d’apporter un regard transversal sur l’objet étudié, c’est pourquoi, il réunit les contributions d’auteurs issus d’une pluralité de disciplines (quatre juristes, trois historiens, deux écrivaines, une anthropologue, et une psychologue). L’occasion est ainsi donnée à chaque auteur d’aborder le cas d’un ou plusieurs bourreaux, de leur vie et du destin de leur corps. Les bourreaux repris ont vécu aux xxe et xxie siècles et sont répartis, selon les modalités de leur mort, en trois catégories qui structurent l’ouvrage : mort naturelle ou mort suspecte ; mise à mort judiciaire ; exécution extrajudiciaire.

3Une grille de lecture est initialement proposée dans le cadre de l’analyse de la mort des différents bourreaux : modalités de la mise à mort, traitement post-mortem des corps et question de la patrimonialisation. Elle permet de penser la mort des bourreaux en lien avec les catégories proposées et de s’interroger sur de possibles régularités : morts violentes ou non, destin des dépouilles, voire destinée des figures (mais, dans quelle mesure la mort du bourreau participe-t-elle à la mise en forme de son mythe ?).

4Passée la préface d’Antoine Garapon, qui met en avant l’incertitude qu’on les tyran de leur après-vie, et l’introduction de Sévane Garibian, qui présente l’origine du projet de recherche, sa philosophie et la structuration de l’ouvrage, Élodie Tranchez, docteure en droit, spécialisée dans le domaine des droits de l’homme, questionne la juridicité de l’exécution du tyran au niveau international dans un prologue intitulé « Tyrannicide et droit international : une coexistence possible ? »6. Proposant une définition universelle du tyran, soit celui qui nie les droits de l’homme, l’auteure évalue les restrictions à l’exécution de celui-ci prévues par le droit international7. Malgré ces restrictions, certains auteurs (Anthony d’Amato, Louis Berres) considèrent la possibilité du tyrannicide au regard du droit à la vie des individus voire des États8. Cette interprétation repose notamment sur le principe de responsabilité de protéger, adopté par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2005, dont le troisième pilier prévoit la protection d’une population d’un État par la communauté internationale, dans le cas où ce dernier ne serait plus en mesure de la garantir9. L’auteure conclut toutefois qu’en l’état actuel du droit international, il n’existe pas de droit au tyrannicide, même par les États. De plus, l’exercice d’un tel droit donnerait lieu, également, à des interprétations particulières qui ne contribueraient probablement pas à la stabilité internationale.

5S’ouvre alors la première partie de l’ouvrage, reprenant les contributions ayant pour objet les bourreaux qui ont pour la plupart connus une mort naturelle, quoique celle de certains demeurent suspecte10. Anne-Yvonne Guillou, anthropologue chargée de recherches au CNRS, dans un chapitre intitulé « Le ‘maître de la terre’ - Les cultes rendus au cénotaphe de Pol Pot » décrit les observations qu’elle a réalisées autour du lieu consacré au dirigeant déchu du Kampuchea11. Après une synthèse très claire et instructive de la situation politique du Cambodge des années 1970 à la mort de Pol Pot, l’auteur consacre ses réflexions au traitement actuel de la figure du dirigeant et de son cénotaphe : s’il est essentiellement fréquenté par d’anciens fidèles khmers, le lieu fait également l’objet d’une exploitation touristique précautionneuse par les autorités cambodgiennes. Pol Pot est l’objet de différents « cultes » : qu’il s’agisse de la conservation de sa mémoire par d’anciens Khmers rouges, mais aussi de la transformation mystique dont il est l’objet12.

6L’historienne Karine Ramondy, dans le chapitre « ‘Ubus africains’ De l’hubris à la ‘belle mort’, l’exceptionnalité africaine ? » évoque la vie, la chute, la fin et la postérité de deux dictateurs africains : Idi Amin Dada et Jean-Bedel Bokassa13. Si les deux personnages présentent certains traits communs (nés dans la pauvreté, au service des pouvoirs coloniaux, violents et psychologiquement instables), ils connurent des fins différentes : Bokassa fut jugé et Amin Dada choisit l’exil, dans des sociétés aux croyances différentes, ce qui impacta la construction mythologique qui s’en suivit.

7Rosa Ana Alija Fernández, spécialiste en droit international, aborde dans son chapitre, « Le chemin inextricable entre le lit de mort et la lutte contre l’impunité : le cas de Franco et de Pinochet »,  plusieurs sujets. Premièrement, celui de la Vallée des morts, édifice monumental situé dans la province de Madrid, accueillant le tombeau de Franco, mais aussi les corps des soldats tombés durant la guerre d’Espagne, loyalistes et républicains, qui est l’incarnation des conflits mémoriels subsistant dans ce pays. Deuxièmement, le cas de Pinochet est abordé au travers de sa cavale, dans les années 1990-2000, et de la chapelle familiale où repose ses cendres. L’auteur conclut à la différence de traitement des deux dépouilles en raison de deux facteurs : les circonstances historiques et l’impact de la lutte contre l’impunité, qui a connu un développement important ces dernières décennies14.

8Dans « La revanche posthume de Slobodan Milosevic », la journaliste et essayiste Florence Hartmann décrit les circonstances de la mort de l’ex-dictateur yougoslave, les hypothèses qui circulèrent sur les raisons de celle-ci et les conséquences pratiques et symboliques de la disparition de l’accusé du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)15. En effet, la mort de Milosevic a empêché que son procès soit mené à son terme, ce qui a notamment mené à l’acquittement de certains individus, les responsabilités n’étant pas établies. Elle empêcherait également la réconciliation d’une population déchirée, faute de vérité établie, juridiquement tout au moins.

9Ensuite, la deuxième partie de l’ouvrage reprend les contributions consacrées aux bourreaux exécutés à la suite de décision judiciaire. L’historien Nicolas Patin, dans « Expier le meurtre de millions d’hommes ? L’exécution des hauts dignitaires nazis après la Deuxième Guerre mondiale », explique la façon dont furent établies et appliquées les modalités de mises à mort de certains dignitaires allemands par les autorités alliées. L’auteur développe notamment la question de la publicité de la sentence, qui remplit plusieurs objectifs : « établir la mort assurée des bourreaux », mais également offrir « un sentiment de refondation de l’ordre nouveau et d’expiation de leur crime »16. Si les deux premiers objectifs ont plutôt été rencontrés, les bourreaux ne se sont cependant pas repentis et n’ont rien renié17.

10« Saddam Hussein. De la politique de la cruauté à une dramaturgie de l’enterrement », de l’écrivaine Ana Arzoumanian décrit successivement l’ascension de Saddam Hussein et la politique qu’il mena une fois arrivé au pouvoir, puis les circonstances et le déroulement de son procès et enfin l’exécution du dictateur18. Différents aspects symboliques, prévus ou involontaires, sont particulièrement approfondis, de même que le rôle attribué au corps, en perspective de l’approche foucaldienne notamment. L’auteure conclut en présentant le projet photographique « Saddam is Here » de l’artiste Jamal Penweny, qu’elle considère comme l’acte effectif « d’enterrement du bourreau »19.

11Dans le chapitre rédigé par Sévane Garibian, « Ordonné par le cadavre de ma mère. Talaat Pacha, ou l’assassinat vengeur d’un condamné à mort », la Professeure de droit revient sur le procès de Soghomon Tehlirian, accusé d’avoir assassiné Meehmet Tallat Pacha en plein jour, à Berlin le 15 mars 1921. Le procès du jeune arménien, dont la famille a été exterminée lors du génocide dont Talaat Pacha fut le principal ordonnateur, sera aussi celui de la reconnaissance des massacres perpétrés par le gouvernement turc. En effet, la Cour d’assise de Berlin reconnaitra que cette expérience traumatique avait conditionné l’acte assassin de Soghomon, dont il sera acquitté, nonobstant la conjonction d’autres facteurs contextuels et juridiques20.

12Enfin, la troisième partie de l’ouvrage présente les cas de bourreaux exécutés extrajudiciairement. L’historien Didier Musiedlak se livre, dans « Les métamorphoses du corps de Mussolini », à une véritable enquête criminelle afin de déterminer les causes et les conditions de la mort du duce21. Les circonstances, la manière dont il a été exécuté, voire même l’identité de son bourreau connurent plusieurs réponses à travers le temps. Ces différents aspects, et l’incertitude qui demeure actuellement, participent aux mythes qui entourent la mort et le corps du dictateur22.

13Dans « Ben Laden. Chronique juridique d’une mort annoncée », Frédéric Mégret, spécialiste du droit international et du droit humanitaire, revient sur la juridicité de l’opération américaine ayant mené à la mort de l’ancien chef d’Al-Qaïda23. Trois perspectives sont envisagées : la mort de Ben Laden en tant que produit du droit, d’exception au droit et de manière de penser l’exception au sein du droit. En dépit des pistes explorées, l’auteur conclut en qualifiant la mort du terroriste d’exécution, devant être rattachée aux modes d’action américains post 11 septembre24.

14Muriel Montagut, psychologue clinicienne, dans « La mort de Mouammar Kadhafi. Contexte, traitement médiatique et signification », décrit, dans une première partie les circonstances du lynchage de l’ex-dictateur et le sort de sa dépouille25. Ensuite, ce sont les réactions médiatiques et politiques qui font l’objet de son analyse, ajoutant à celles-ci les controverses qui eurent lieu en raison du flou qui entoure l’exécution. L’apparente approbation internationale de la violence de l’exécution est ensuite le point de départ d’une réflexion sur le recours à la torture et à la légitimation de la violence au travers du traitement médiatique de l’affaire26. L’auteure  conclut que la violence du régime tyrannique s’est retrouvée dans les exécutions qui suivirent sa chute : un travail de libération de l’emprise du passé serait donc à présent nécessaire27.

15À l’issue des développements effectués dans l’introduction de l’ouvrage, Sévane Garibian s’accorde à dire, au vu des recherches présentées, qu’il parait difficile de trouver « un lien de causalité systématique entre un certain type de décès […], un certain devenir du corps mort […] et un certain héritage […] ». La grille d’analyse présentée précédemment se révèle donc davantage une grille de lecture et de compréhension. De plus, il n’est pas évident d’établir des liens entre les crimes commis, la fin du bourreau et le destin de ses restes. L’auteur avance que « ce sont les modalités de (mise à) mort et leur différents contextes qui, ensemble, déterminent le sort de la dépouille et de sa vie post-mortem », ce qui revient à écrire que chaque cas est unique, malgré quelques traits saillants28.

16La réalisation d’un ouvrage collectif de ce type nécessite inévitablement de se positionner entre deux pôles extrêmes. Il peut s’agir, d’un côté, de parvenir à ce que les auteurs appréhendent similairement des situations différentes, cela permettant la mise en évidence de points communs ou de singularités entre les cas présentés. D’un autre côté, laisser libre cours aux auteurs d’aborder un cas au travers des méthodologies et cadres théoriques propres à leur champs d’expertises donnent à voir la pluralité de façon d’aborder un même sujet.

17C’est la  seconde option qui a davantage été privilégiée dans le cadre de l’ouvrage29. Celui-ci présente l’avantage de répertorier un certain nombre de figures et d’en décrire la vie, la fin et la postérité de différentes façons. Si, de prime abord, cette façon de faire peut être déroutante, puisque le lien entre les différents chapitres est faible, elle est grandement stimulante intellectuellement : est laissée au lecteur la possibilité d’effectuer ces croisements, qu’il s’agisse de considérer d’autres bourreaux au travers du regard posé sur l’un d’eux, ou simplement de placer côte à côte les réflexions de deux auteurs abordant chacun un bourreau différent.

Notes

1  « Corpses Of Mass Violence and Genocide | A Research Programme financed by a Grant (Stg n° 283-617) of the European Research Council », disponible à l'adresse : http://www.corpsesofmassviolence.eu (consulté le 19 novembre 2017).

2  Garibian, Sévane, « Introduction », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, Paris, Petra, Les cadavres dans les génocides et les violences de masses, 2016, p. 24.

3  « General methodology | Corpses Of Mass Violence and Genocide », disponible à l'adresse : http://www.corpsesofmassviolence.eu (consulté le 19 novembre 2017).

4  Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit.

5  Garibian, Sévane, « Introduction », op. cit., p. 28.

6  Tranchez, Élodie, « Tyrannicide et droit international : une coexistence possible ? », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit. , pp. 39‑61.

7 Ibid., p. 44.

8 Ibid., p. 54‑55.

9 Ibid., p. 53‑54.

10  C’est particulièrement le cas du décès inopiné de Slobodan Milosevic peu de temps avant la fin de son procès. voy. Hartmann, Florence, « La revanche posthume de Slobodan Milosevic », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., pp. 133‑155.

11  Guillou, Anne Yvonne, « Le « maître de la terre » - Les cultes rendus au cénotaphe de Pol Pot », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., pp. 65‑86.

12 Ibid., p. 78‑81.

13  Ramondy, Karine, « « Ubus africains » De l’hubris à la « belle mort », l’exceptionnalité africaine? », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., 2016, pp. 87‑109.

14  Alija Fernández, Rosa Ana, « Le chemin inextricable entre le lit de mort et la lutte contre l’impunité: le cas de Franco et de Pinochet », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., p. 128.

15  Hartmann, Florence, « La revanche posthume de Slobodan Milosevic », op. cit., pp. 133‑155.

16  Patin, Nicolas, « Expier le meurtre de millions d’hommes? L’exécution des hauts dignitaires nazis après la Deuxième Guerre mondiale », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., p. 174.

17 Ibid., p. 178.

18 Arzoumanian, Ana, « Saddam Hussein. De la politique de la cruauté à une dramaturgie de l’enterrement », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., pp. 183‑203.

19 Ibid., p. 198‑201.

20 Garibian, Sévane, « Ordonné par le cadavre de ma mère. Talaat Pacha, ou l’assassinat vengeur d’un condamné à mort », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., pp. 218‑221.

21  Musiedlak, Didier, « Les métamorphoses du corps de Mussolini », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., pp. 233‑248.

22  Ibid., p. 246.

23  Mégret, Frédéric, « Ben Laden. Chronique juridique d’une mort annoncée », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., pp. 249‑272.

24  Ibid., p. 270.

25  Montagut, Muriel, « La mort de Mouammar Khadafi. Contexte, traitement médiatique et signification », in Garibian, Sévane (dir.), La mort du bourreau: réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse, op. cit., 2016, pp. 273‑291.

26 Ibid., p. 286‑288.

27 Ibid., p. 289.

28 Garibian, Sévane, « Introduction », op. cit., p. 33.

29  Bien que l’on puisse retrouver certains cadres interprétatifs communs dans plusieurs approches, notamment les « deux corps du roi » d’Ernest Kantorowicz, qui sont invoqués par Nicolas Patin, Ana Arzoumanian et Didier Musiedlak.

Pour citer cet article

Jérôme Nossent, «Le passage de bourreau à cadavre et leurs postérités», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Note de lecture, Cahier n°5. Varia, 133-138 URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=205.