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Jérôme Nossent

30 ans de « lois mémorielles ? » — Faire le point en 2019

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1Le 18 novembre 2008 est enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le rapport « au nom de la mission d’information sur les questions mémorielles », laquelle était présidée par Bernard Accoyer, président de l’Assemblée. En conclusion de ce rapport, la mission indiquait ne pas remettre en cause « les lois dites ‘mémorielles’ existantes, en particulier la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité et la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des rapatriés », mais « considère que le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales. » La mission estime plutôt la possibilité d’adoption de résolutions, prévue par l’article 34-1 de la Constitution, lequel a été introduit lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, comme « un meilleur outil d’expression sur l’histoire lorsqu’il souhaite reconnaître des évènements significatifs pour l’affirmation des valeurs de la citoyenneté républicaine. »1

2Si la mission d’information a l’occasion d’aborder d’autres sujets dans le cadre de ses activités, les lois « mémorielles » apparaissent à la fois comme le déclencheur, mais aussi comme un élément central des questions mémorielles auxquelles la mission souhaite se confronter et à laquelle est consacrée la première section de son rapport. Dans celle-ci est rappelée l’origine militante de l’expression, laquelle est d’abord utilisée par les détracteurs des quatre lois précitées à partir de l’année 20052. C’est tout d’abord le cas de certains pétitionnaires de l’appel Liberté pour l’Histoire du 12 décembre 2005 (Françoise Chandernagor, puis Pierre Nora), lesquels utilisent l’expression dès décembre 2005 dans le cadre d’entretiens accordés à la presse. Comme l’illustre Elishéva Gottfarstein dans le cadre de sa contribution à ce numéro, cette polémique fait suite à différents évènements survenus au cours de l’année 2005, parmi lesquels la promulgation de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, dite « loi Mekachera »3. L’expression sera ensuite également reprise par d’autres collectifs, à la faveur de polémiques ultérieures (ou du prolongement des premières)4.

3C’est donc une expression qui est initialement loin d’être neutre. Pourtant, à travers le temps et à la faveur des débats, l’usage des « lois mémorielles » va progressivement intégrer les espaces médiatiques et scientifiques. Si l’expression ne renvoie initialement qu’aux quatre lois françaises précitées, estampillées ainsi par le collectif Liberté pour l’Histoire qui ne définit pas de manière univoque ce qu’est une « lois mémorielle »5,

4Les réflexions qu’elle suscite vont progressivement donner corps à l’expression. Les auteurs qui mobilisent l’expression vont ainsi envisager de définir ce qu’est une loi mémorielle de diverses manières, mais rares sont ceux qui les considèrent comme formant un ensemble homogène.

5Les chercheurs auront plutôt tendance à subdiviser les « lois mémorielles » en deux catégories ou plus. Parfois, la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot » est distinguée des trois autres lois6. Parfois c’est la loi Mekachera7 ou la loi de reconnaissance du génocide arménien8, auxquelles un statut particulier est attribué9. En outre, la notion de « lois mémorielles » a pu être étendue à d’autres lois et instruments en dehors du cadre français10. En résulte par conséquent une complexification de la notion ainsi qu’une disparité de significations. Si certains dénominateurs communs peuvent être trouvés entre les définitions proposées, il est néanmoins bien souvent nécessaire de s’accorder au préalable sur le sens que donne chaque auteur aux « lois mémorielles ». Cela est d’ailleurs le cas des auteurs ayant participé à ce numéro des Cahiers Mémoire et politique, comme le lecteur aura la possibilité de le découvrir dans les contributions suivants cette introduction. Notons, par ailleurs, que pour contourner ce problème de polysémie, d’autres auteurs choisiront des dénominations spécifiques pour catégoriser des lois aux caractéristiques similaires. On retrouvera ainsi la notion de « loi historico-mémorielle » sous la plume de Johann Michel11. D’autres classements sont également possibles au sein desquels ces lois, ou certains d’entre-elles seront considérées comme des « instruments mémoriels »12 ou encore des « lois symboliques »13.

6Si les évènements qui ont donné lieu à l’apparition de la notion remontent maintenant à une quinzaine d’années, force est de constater que le temps passé n’a entraîné la disparition ni des tentatives parlementaires ni des tentatives gouvernementales de légiférer sur le passé. En témoigne notamment la tentative de pénaliser la négation de tous les génocides et crimes contre l’humanité dans le cadre de l’adoption de la loi relative à l’égalité et citoyenneté en 2017, dont l’article 173 modifiait la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cette modification devait permettre la condamnation de « la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière d'un crime de génocide, d'un crime contre l'humanité, d'un crime de réduction en esclavage ou d'un crime de guerre », lorsque « 1° Ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ; 2° Ou la négation, la minoration ou la banalisation de ce crime constitue une incitation à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe défini par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale. »14 Saisi par plus de 60 sénateurs et plus de 60 députés, au terme de l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a déclaré le 2° contraire à la Constitution. Parmi les raisons invoquées par le Conseil dans sa décision, le fait que le juge aurait « pour établir les éléments constitutifs de l'infraction, de se prononcer sur l'existence d'un crime dont la négation, la minoration ou la banalisation est alléguée, alors même qu'il n'est pas saisi au fond de ce crime et qu'aucune juridiction ne s'est prononcée sur les faits dénoncés comme criminels. »15 Cette tentative est donc un échec. Néanmoins le phénomène a depuis longtemps dépassé les frontières hexagonales. Des « lois mémorielles » font leur apparition encore récemment dans les législations d’autres contrées16, le passé ressurgissant au sein d’institutions internationales, telle l’Union européenne17.

7Ce numéro consacré à la question des « lois mémorielles » propose un double point de vue. Dans une première partie, c’est un regard sur le passé qui est proposé, à travers l’étude du contexte d’adoption des « lois mémorielles originelles ».

8Dans sa contribution « Les ‘lois mémorielles’ : manifestation d'un communautarisme ou outil d'inclusion au récit national ? », Elishéva Gottfarstein, doctorante en Histoire, rattachée à l'université Sorbonne Nouvelle, propose tout d’abord une re-contextualisation précise de l’apparition de la notion de « lois mémorielles » et de sa diffusion progressive. Elle revient ensuite sur la genèse de chacun des quatre lois labellisées comme telles. Les enjeux et les spécificités de chacun des textes législatifs sont ainsi explicités, en accordant une attention toute particulière aux débats parlementaires ayant entouré leur adoption. La deuxième contribution de ce numéro, intitulée « La reconnaissance du génocide arménien par les parlementaires français — Examen des débats de 1998 à 2001 » présente les premiers résultats des recherches menées actuellement dans le cadre de ma recherche doctorale. Elle a pour objet la deuxième « loi mémorielle », celle du 21 janvier 2001, de reconnaissance du génocide arménien de 1915. Cette contribution se concentre sur les motivations et les justifications des parlementaires au travers de l’analyse des débats en séance publique. Elle permet de mettre en lumière un éventail restreint de positionnements sur les questions que soulève cette reconnaissance à travers la loi et d’envisager l’inscription des débats dans une perspective plus large que celle des seules assemblées.

9La seconde partie permet d’élargir la focale temporelle et géographique. Ce faisant, cela permet la prise en compte d’autres lois, mais aussi un regard neuf sur certains processus intimement liés à ces questions. Dans « Les lois mémorielles relatives à la guerre d’Algérie », Marc Frangi, maître de conférences de droit public à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, propose une revue des législations française et algériennes ayant trait à la « guerre d’Algérie » et applique une catégorisation de ces lois, lesquelles peuvent être classées comme « normatives » ou « mémorielles ». David Fonseca, maître de conférences en droit public à l’Université Paris Saclay, en observant les utilisations que le Président Nicolas Sarkozy a pu faire du passé, entreprend une réflexion sur le rôle de la discussion hamermassienne dans ce contexte. Sa contribution « Habermas au secours des entrepreneurs de mémoire ? L’espace public sous cloche » consiste en une approche outillée de la possible résolution de cette discussion.

10Enfin, un entretien avec Boris Adjemian, docteur en histoire de l’EHESS et de l’Université « L’Orientale » de Naples, est proposé. Boris Adjemian a particulièrement exploré le sujet de la pénalisation du génocide arménien dans le cadre de ses recherches18. À l’occasion de cet entretien, il revient sur les débats qui ont entouré l’adoption de la loi française de reconnaissance du génocide arménien en 2001 et sur l’actualité de la reconnaissance du génocide, notamment au travers de la décision du Président français Emmanuel Macron, de faire du 24 avril une journée nationale de commémoration du génocide arménien.

11Comme le démontre ces contributions, le phénomène des lois mémorielles et des instrumentations du passé est loin d’être épuisé. Chaque incursion des politiques dans le domaine suscite, sur le moment, de nombreuses réactions et débats. C’est pourquoi une prise de recul temporelle est parfois bien nécessaire pour étudier le sujet, en espérant une forme de sérénité revenue.

Jérôme Nossent

Liège, 2019

Notes

1 L’évaluation de la réforme constitutionnelle réalisée en 2015-2016 par le Laboratoire Interdisciplinaire des Politiques Publiques de Science-Po Paris montre que les résolutions adoptées au cours de la période étudiée concernent notamment des sujets « mémoriels ». voy. Rozenberg Olivier, Ehrhard Thomas, Kernéis Marie-Alice, Kiss Richard et De Montis Audrey, « La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a-t-elle renforcé le Parlement français ? », Débats du LIEPP, mars 2017, no 3, p. 3.

2 Rapport d’information fait en application de l’article 145 du règlement au nom de la mission d’information sur les questions mémorielles, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 18 novembre 2008, président-rapporteur de la mission M. Bernard Accoyer, treizième législature, n° 1262, p. 11.

3 Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

4 Notamment suite à de l’adoption par l’Assemblée nationale d’une proposition de loi « tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien » le 12 octobre 2006. S’en suit en effet diverses levées de boucliers, dont celle d’un collectif de juriste en novembre 2006, lequel appelle à l’abrogation de certaines lois « mémorielles » et à l’abstention du législateur dans ce domaine« Appel des juristes contre les lois mémorielles », disponible à l’adresse : lph-asso.fr (consulté le 21 avril 2020).

5 Tout au plus possèdent-elles en commun les caractéristiques que l’association leur attribue : elles sont liberticides, « indignes d’un régime démocratique ». « L’appel du 12 décembre 2005 », op. cit.

6 Badinter Robert, « Fin des lois mémorielles ? », Le Débat, 2012, vol. 171, n° 4, pp. 96‑100; Fortier Charles, « Les lois mémorielles, ou la victimisation institutionnelle, Laws on memory, or institutional victimisation », Histoire de la justice, 2015, n°25, pp. 91‑106.

7 Garibian Sévane, « Pour une lecture juridique des quatre lois « mémorielles » », Esprit, 2006, Février, n° 2, p. 158.

8 Foirry Anne-Chloé, « Lois mémorielles, normativité et liberté d’expression dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Pouvoirs, 11 décembre 2012, no 143, pp. 141‑156.

9 Grandjean Geoffrey, « Official memories and legal constraints: A classification of memory instruments in France and Belgium », Memory Studies, 18 juillet 2019, pp. 1-20.

10 Koposov Nikolay, Memory Laws, Memory Wars: The Politics of the Past in Europe and Russia, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 336 p.

11 « Le dénominateur commun concerne explicitement la qualification officielle d’événements historiques et une injonction plus ou moins explicite au devoir de mémoire et à la reconnaissance victimaire. Le législateur prend expressément parti en faveur d’une version de l’histoire et de la mémoire (peu importe ici qu’elle fasse consensus parmi les historiens). C’est pour cette raison que nous privilégions l’expression ‘lois historico-mémorielles.’ » in Michel Johann, « Du centralisme à la gouvernance des mémoires publiques », Sens Public, 11 février 2013, disponible à l’adresse : sens-public.org (consulté le 21 décembre 2019). Voy aussi Michel Johann, Gouverner les mémoires: les politiques mémorielles en France, 1re éd, Paris, Presses universitaires de France, 2010, 207 p.

12 Grandjean Geoffrey, « Mémoires et contraintes déclinées. Classification des instruments mémoriels en Belgique et en France », in Grandjean, Geoffrey, Paulus, Julien et Henrard, Gaëlle (dir.), Mémoires déclinées. Représentations, actions, projections, Liège, Les Territoires de la Mémoire, Voix de la Mémoire, 2016, pp. 97‑115.

13 Laroque Octavie, « Contre les lois symboliques », Droits, 2018, n° 67, no 1, pp. 219‑236.

14 Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, telle que publiée au Journal Officiel du 28 janvier 2017.

15 Conseil Constitutionnel, Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, disponible à l’adresse : conseil-constitutionnel.fr (consulté le 22 décembre 2019).

16 Engendrant elles aussi leurs lots de controverses. Voy. Koposov Nikolay, Memory Laws, Memory Wars: The Politics of the Past in Europe and Russia, op. cit.

17 À l’heure où nous écrivons ces lignes, le Parlement de l’Union vient d’adopter une résolution « sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe » (2019/2819(RSP)), face à laquelle plusieurs voix se sont d’ores et déjà élevées. Cette résolution considère les parties aux pacte Ribbentrof-Molotov comme également responsable du déclenchement de la Seconde guerre mondiale. « «Nazisme et communisme: quand le Parlement européen revisite l’Histoire et joue avec le feu» », Le Soir Plus, 3 octobre 2019, disponible à l’adresse : plus.lesoir.be (consulté le 22 décembre 2019).

18 Adjemian Boris, « Le débat inachevé des historiens français sur les «lois mémorielles» et la pénalisation du négationnisme: retour sur une décennie de controverse », Études arméniennes contemporaines, 2012, n° 15, pp. 9–34; Adjemian Boris, « « La connaissance du génocide des Arméniens. Les enjeux en France d’une loi de pénalisation » : retour sur la journée d’études du 27 avril 2013 », Études arméniennes contemporaines, 15 septembre 2013, n° 1, pp. 99‑114.

Pour citer cet article

Jérôme Nossent, «30 ans de « lois mémorielles ? » — Faire le point en 2019», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahier n°7. 30 ans de « lois mémorielles » ?, URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=266.

A propos de : Jérôme Nossent

Assistant-doctorant en science politique à l’Université de Liège, rattaché au centre d’étude Démocratie et à l'Institut de la décision publique.