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Lucie Drechselová

Contestations féminines de la mémoire générationnelle en Turquie

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Annexes


Introduction : Les générations politiques et le cas de la Turquie

1En Turquie, les générations politiques sont plus que des étiquettes que les chercheurs peuvent assigner à des militants aguerris pour des fins d’analyse. Les membres des générations politiques y jouissent de présence et de visibilité publiques réelles1. On a affaire non seulement à des « 68’tards », la génération politique « intellectuelle » avec une résonance globale, mais aussi à des « 78’tards », les militants entrés dans la lutte politique dans les années 1970 quand les mouvements sociaux se sont popularisés et massifiés2. Les adeptes des générations politiques ont publié plus d’une centaine de mémoires. Dans leurs témoignages autobiographiques, les anciens militants glorifient les mobilisations sociales et politiques des années 1960 et 1970 et dénoncent la gouvernance autoritaire et les interventions militaires ayant mené à une série de coups d’État et ayant mis fin à la plupart des structures organisées au sein de la société. Le récit générationnel qui émerge à partir de leurs écrits alimente un discours contre-hégémonique vis-à-vis de l’histoire officielle.

2Les générations politiques constituent un sujet très étudié dans le contexte turc, mais ces études restent difficilement accessibles aux lecteurs non-turcophones. De surcroît, étant donné la quantité du matériel publié par les anciens militants, celui-ci reste largement sous-exploité par les chercheurs qui privilégient des entretiens. Les mémoires militants restent alors relativement peu intégrés dans les analyses. De plus, aucune étude ne rassemble les écrits féminins dans un seul corpus et il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’étude traitant explicitement des transformations du récit générationnel au prisme du genre. Interpellée par la variété des sources accessibles et éloignée de ma recherche ethnographique du fait de la pandémie du Covid-19, j’ai alors entrepris le projet de déceler les transformations du récit générationnel en Turquie en me basant sur les autobiographies des anciennes militantes afin de voir les manières dont les récits féminins s’inscrivent dans le récit générationnel.

3Cet article cherche à répondre aux interrogations suivantes : Quelle est la place des femmes dans l’élaboration du récit générationnel ? À quelle temporalité correspond l’émergence des témoignages féminins ? Quels sont les facteurs ayant facilité la circulation des récits autobiographiques des femmes et qu’est-ce que cette circulation implique pour le récit générationnel dans son ensemble ?

1. Pour un corpus de la mémoire générationnelle féminine

4Les sociologues, qu’ils soient ou non adeptes du pionnier du concept de génération Karl Mannheim, attribuent l’appartenance générationnelle sur la base d’une multiplicité de critères — l’âge, l’ancienneté dans la structure militante, une conscience de particularité parmi les membres et un sens de persécution partagé3 — alors que les chercheurs adeptes des memory studies se basent moins sur le positionnement historique et des propriétés socio-politiques des militants et davantage sur leur travail mémoriel. Cette dernière approche souligne alors l’enjeu de l’identification de soi avec une génération4 et insiste sur la construction postérieure des étiquettes générationnelles5. Étudier la production mémorielle des militants permet de faire resurgir les transformations du récit générationnel qui sont intrinsèquement liées à la production individuelle de la mémoire6. Le cas de la Turquie est particulièrement propice à cette entreprise, car les adeptes des générations politiques ont publié plus d’une centaine de mémoires dont la liste continue à s’élargir.

5Or, il y a une disparité genrée importante dans cette production mémorielle. Une recherche auprès d’une dizaine de maisons d’édition turques révèle que 90 % de mémoires sont écrits par des hommes7. Afin d’étudier la mémoire des femmes militantes, j’ai dû alors élargir la focale sur d’autres formats, comme les ouvrages collectifs ou d’autres types d’ouvrages autobiographiques (entretien biographique, [auto] biographie dialogique, livres portant sur les femmes militantes). Il en résulte un corpus de la mémoire générationnelle féminine qui, au moment de la rédaction de ce texte, inclut 35 titres rassemblés pour la première fois à des fins d’analyse scientifique8. Sont exclues du corpus la fiction (à l’exception de la fiction autobiographique de Sevgi Soysal du fait de son caractère iconique) et la poésie9. Cet article propose une analyse de la production mémorielle des anciennes militantes basée sur une classification selon plusieurs critères : l’année de parution du récit de vie, le caractère de l’ouvrage (collectif/individuel), l’étendue du contenu (limitée aux années 1960 et 1970/couvrant l’intégralité de la vie), la focale principale (répression, féminisme, récit de vie).

2. Une analyse processuelle de la mémoire des générations politiques

6Le présent article s’inspire de deux traditions de recherche. La première, suivant les travaux pionniers de Jeffrey K. Olick, considère la mémoire collective (ici, des générations politiques) en tant qu’une construction dynamique10 et situe les transformations mémorielles dans un contexte plus large des développements socio-économiques. Cette approche a le mérite de remettre en question quatre postulats qui tendent à déformer l’appréhension de la mémoire collective : elle s’attaque à son caractère perçu comme tangible, unifié, indépendant d’autres structures culturelles ainsi que sa capacité supposée à représenter le passé sans refléter les souvenirs du passé11. L’approche processuelle et relationnelle développée par Olick montre que selon les contextes une multiplicité de mémoires est produite et que la mémoire n’est pas la dépositrice de la vérité, mais un lieu de reconstruction, un « creuset de sens » (crucible of meaning)12. Les travaux d’Olick qui cherchent à comprendre les transformations de la mémoire sociale sont tout aussi pertinents pour le présent article qui vise à rendre compte des transformations de la mémoire culturelle des générations politiques. Olick souligne par ailleurs que le médium de la transmission de la mémoire n’est pas secondaire au message qu’il transmet13, d’où l’intérêt à réfléchir sur les formats dans lesquels la mémoire des femmes est en mise en circulation. Cet article propose alors une analyse de la production des récits autobiographiques qui forment le récit générationnel. L’importance est surtout accordée aux temporalités et circonstances de la parution des écrits féminins afin de déceler la manière dont ils participent à l’élaboration de la mémoire des générations politiques.

7La seconde tradition de recherche à laquelle se rapporte cet article fédère les travaux introduisant une perspective genrée à l’étude des mobilisations des années 1960 et 1970. Le genre a fait objet de plusieurs publications portant sur la période « 1968 » au niveau global, parmi les premières, l’ouvrage de Lessie Jo Frazier et Deborah Cohen « Gender and Sexuality in 1968 : Transformative Politics in the Cultural Imagination » qui part de postulat que les « possibilités et les contraintes d’agentivité politique [en 1968] étaient intrinsèquement genrées »14. Les auteures montrent notamment comment s’opère la spatialisation de la mémoire générationnelle qui permet de situer les récits des leaders hommes du mouvement de 1968 (dans le cas empirique du Mexique) essentiellement dans la littérature de prison, tandis que les récits féminins se concentrent sur l’espace de la rue15. De manière analogue, l’ouvrage coédité par Sarah Colvin et Katharina Karcher « Women, Global Protest Movements, and Political Agency : Rethinking the Legacy of 1968 » aborde une série de problématiques, notamment le rôle des années 1960 dans la politisation et le passage à la violence des femmes militantes16. La contribution de Kristina Schulz dans ce dernier ouvrage est particulièrement pertinente, car elle traite de la mémoire féministe de 196817. Schulz met en exergue des différends mémoriels qui disputent l’importance du Mai 1968 pour le développement du mouvement féministe français. Si le présent article n’identifie pas de controverses au sein de la mémoire produite par les anciennes militantes, il tâche néanmoins de placer la production des récits de vie féminines au sein de l’univers de l’écriture autobiographique des adeptes des générations politiques.

8La plupart des analyses sur la Turquie qui introduisent la perspective féminine sur les mobilisations des années 1960 et 1970 se concentrent sur les militantes de 1968 au détriment de la génération de 1978 en accordant une attention particulière sur les profiles des militantes et sur leurs expériences avec l’ordre patriarcal18. Or, aucune recherche, à ma connaissance, ne situe la production mémorielle des femmes dans la production mémorielle des générations politiques ainsi que dans son contexte socio-politique à différentes périodes depuis 1960 jusqu’aujourd’hui. Adoptant une perspective genrée et informée par l’approche processuelle de la mémoire, cet article cherche à remédier à cette lacune, car l’analyse des modalités de circulation de la mémoire des femmes militantes est une condition sine qua non pour les analyses du contenu de cette mémoire.

3. L’organisation de l’article

9L’article propose une lecture chronologique de la production mémorielle par les femmes militantes en la replaçant dans le processus de l’émergence du récit générationnel. La démonstration commence par la contextualisation des mobilisations des décennies de 1960 et 1970 qui ont donné naissance aux générations politiques de « 68 » et de « 78 ». Puis, elle se penche sur la marginalisation des récits féminins qui a caractérisé les décennies suivantes pour expliquer la temporalité particulière des années 2010 qui ont connu une multiplication des écrits autobiographiques féminins. Enfin, elle met en exergue les transformations du récit générationnel induites par la circulation de l’écriture des femmes.

I. L’émergence des générations politiques dans les années 1960-1970

10Le développement des premiers mouvements sociaux de masse date des années 1960 et a été facilité par la constitution dont la Turquie s’est dotée suite au coup d’État de 196019. Étiqueté comme relativement « libéral »20, le texte de la constitution permet la création des syndicats y compris dans le secteur public, des associations étudiantes, des branches féminines et de la jeunesse des partis politiques, il assoit également la protection constitutionnelle des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les premières mobilisations étudiantes des années 1960 s’attaquent à la gouvernance non démocratique des universités et touchent aux problématiques liées au rôle de la Turquie dans la Guerre froide. La gauche qui se radicalise progressivement et dans laquelle se reconnaissent les jeunes étudiants est alors anti-impérialiste, mais aussi nationaliste notamment dans son référentiel axé sur le personnage du fondateur de la République, Mustafa Kemal21. D’autres sujets, en revanche, sont peu abordés, ce qui est également le cas des questions d’égalité entre les femmes et les hommes, problématique qui est soit occultée, soit conduite à la marge dépendant des groupements politiques. Les étudiants universitaires qui sont en tête des mobilisations dans les années 1960 représentent seulement 1,5 % de toute la jeunesse du pays à l’époque22. De ce fait, il est possible de considérer la génération de « 68 » comme ayant un certain statut d’élite. Bien que l’on y retrouve des militants issus des familles de la classe moyenne, urbaines et établies, ils y existent également des profils plus variés, les enfants des familles conservatrices, rurales et pauvres qui sont les premiers de la famille à étudier en dehors de leur département et dont la subsistance dans la grande ville est souvent précaire faute de moyens financiers.

11Si les années 1960, et avec elles la génération politique de 1968, bénéficient d’une plus grande notoriété, notamment du fait de la résonance internationale de l’étiquette de « 68 », les modalités d’engagement militant connaissent d’importantes transformations dans la décennie suivante. La plupart des révolutionnaires de gauche ont alors des origines modestes et viennent de l’Anatolie centrale. La politisation se fait encore plus précoce — selon un sondage de l’époque, les élèves âgés de 12 ans seulement affichent de bonnes connaissances de la vie politique23. Le militantisme de gauche inclut les élèves du lycée, les ouvriers et les employés du secteur public, en particulier les enseignants. La génération de « 78 » naît dans les conditions de radicalisation politique marquée notamment par le phénomène milicien24 et le passage à la violence politique par la gauche révolutionnaire et par la droite nationaliste25, cette dernière assistée par les structures (para) militaires de l’État. Selon les chiffres officiels, la violence politique a coûté leur vie à 5.713 personnes et a fait quelques 18.500 blessés26.

12C’est dans ce contexte qu’émergent les deux générations politiques, de « 68 » et de « 78 ». C’est à travers la participation dans les mobilisations politiques, parfois armées, que les militants socialisent. Ils subissent ensuite les retombées des coups d’État et, pour certains, partagent l’espace de la prison ou les terrains de l’exil. Où sont les femmes dans ces structures militantes des deux décennies ? L’absence des femmes pourrait constituer une explication rapide de leur absence parmi les agents mémoriels. Or, l’historiographie tout comme des récits autobiographiques s’accordent sur l’implication active des femmes. Un des ouvrages sur l’histoire de la gauche turque s’intitule même « Les femmes étaient toujours là » (Kadınlar hep vardı)27. Un autre, « Les femmes oppositionnelles » (Aykırı Kadınlar), puise largement parmi les adeptes du militantisme des années 1960 et 1970 pour présenter des profils féminins ancrés à gauche28. Köse Badur, dont les travaux font référence sur la question du genre et la génération de 1968, affirme que les femmes faisaient toujours partie « du mythe de 1968 » et qu’« elles participaient de manière égale avec les hommes aux manifestations de 1968 »29. De manière analogue, Sevgi Adak parle de la décennie de 1970 en tant que période de politisation rapide des femmes30. Si les femmes comptaient pour 28,3 % d’étudiants à l’université dans les années 197031, leur part parmi les militants a été estimée par l’une des militantes à environ 20 %32.

13La proportion des femmes parmi les militants paraît donc légèrement inférieure à celle des étudiantes du supérieur, mais l’absence des femmes parmi les agents mémoriels reste disproportionnelle33. Les réponses à l’exclusion épistémique des femmes sont à chercher dans les conditions de la production mémorielle, en premier lieu, dans les modalités de construction de l’appartenance générationnelle dans les décennies suivantes.

II. Construction de l’appartenance générationnelle à travers les récits masculins

14Ce sont les hommes, dans une écrasante majorité, qui s’érigent en tant que témoins d’une « époque glorieuse ». L’avènement des générations politiques en Turquie est ainsi une affaire masculine et répond à une série de facteurs : d’abord, à une logique dialectique où les « 68 » permettent l’existence des « 78 » et vice versa ; ensuite à un façonnement de la conscience générationnelle par les coups d’État militaires ; et enfin à la création postérieure des associations d’anciens militants. Ces phénomènes conduisent à une importante circulation des récits de vie militants-hommes qui contribuent à forger le récit générationnel34.

15Les deux générations politiques se définissent et se délimitent d’abord l’une vis-à-vis de l’autre à travers les récits de vie des anciens militants. Comme le souligne Tuğrul Eryılmaz dans son mémoire publié sous forme d’entretien biographique35, les membres de la génération « 78 » pouvaient suivre les « 68 », tandis que ces derniers n’avaient pas d’antécédents :

Il n’y a pas eu avant nous des personnes qui nous serviraient d’exemple. Par exemple, pour les 78’tards, au moins nous étions là avant eux. Ils ont aussi fait tout un tas d’erreurs, mais il y avait avant eux quelque chose, les personnes tuées, les livres publiés. Nous cherchions en tâtonnant et avons commis beaucoup d’erreurs36.

16Comme le « 68 » est une étiquette à résonance dépassant le contexte turc, c’est d’abord ce label qui émerge. L’étiquette de « 78 » — à 10 ans exactement de 1968 — sert à la fois à lier la prochaine génération aux membres de « 68 » et simultanément à les dissocier. D’une part, les « 78 » conçoivent leur activité militante dans le prolongement des années 1960, côtoient les militants de « 68 », tout en se positionnant contre leur présumé « intellectualisme ». D’autre part, ces désignations dissocient, car elles se réfèrent à la décennie de l’entrée dans le militantisme des acteurs concernés (reflétant le critère de l’âge dans l’appartenance générationnelle) et pointent vers des conditions du militantisme largement disparates (le contexte qui nourrit un sentiment de particularité d’une génération vis-à-vis d’une autre).

17Ensuite, les coups d’État jouent un rôle fondamental pour forger la conscience générationnelle en Turquie. Le bilan du coup d’État de 1971 est indissociable de la génération de « 68 » et de la même manière, les « 78 » ne peuvent se penser sans le coup d’État de 1980. De surcroît, l’étendue de la persécution de la gauche et la mise hors l’horizon des possibles de la mobilisation politique et sociale suite au coup d’État de 1980 font du régime de la junte un marqueur tout aussi fondamental pour les « 78 » que la décennie de leur entrée dans le militantisme.

18Enfin, des étiquettes générationnelles se consolident à travers des activités associatives des anciens militants. En premier lieu, leurs activités sont, dans les années 1980, dirigées vers l’entraide et la réhabilitation des anciens militants relâchés de prison et au soutien — souvent matériel — de leurs familles. L’institutionnalisation de la défense des droits de l’homme à travers la création de l’Association des droits de l’Homme (IHD, Insan Hakları Derneği) et de la Fondation turque des droits de l’Homme (TIHV, Türkiye Insan Hakları Vakfı) est portée par les membres des deux générations politiques, en particulier par les « 78 ». À partir des années 1990, les anciens militants se réunissent au sein d’une multiplicité d’associations qui se réclament explicitement des étiquettes générationnelles — telles l’Association de la solidarité de 1968 (1968’liler Dayanışma Derneği), la Fondation de l’association des ’68 (68’liler Birliği Vakfı), l’Initiative des ’78 (78’liler Girişimi), ou encore la Fédération des révolutionnaires de 1978 (Devrimci 78’liler Federasyonu). Les travaux de Paul Cormier permettent de relever le travail mémoriel de ces associations dans l’espace public ainsi que leurs rivalités et quêtes de légitimité pour devenir des interlocutrices privilégiées au nom de leur génération37.

19Ces trois phénomènes concourent à favoriser la circulation des récits de vie individuels des anciens militants qui sont aujourd’hui des écrivains prolifiques et des voix publiques sollicitées. Leurs mémoires sont publiés à une vitesse accélérée depuis l’an 2000. Cela correspond sans doute à une disponibilité biographique des anciens militants (qui sont alors pour la plupart relâchés de prison, dont les interdictions à l’activité politique ont expiré et qui se sont alors engagés dans d’autres luttes comme le féminisme ou l’écologie), combinée aux effets d’âge, propice à des rétrospectives autobiographiques. Il faut alors attendre les années 2000 pour un essor de la mémoire générationnelle — celle des hommes. Or, pour ce qui est des récits féminins, leur circulation sur le marché mémoriel a pris un retard d’une dizaine d’années. La partie suivante discute les raisons de cette marginalisation au sein de la production mémorielle.

III. Les raisons de marginalisation de la mémoire féminine

20La marginalisation des voix féminines dans la mémoire générationnelle est un fait établi. Berna Pekesen dans son analyse de la production mémorielle des femmes membres de la génération de « 68 » conclut que :

« La grande majorité de ces femmes n’ont pas encore partagé leurs mémoires, ce qui explique pourquoi leur expérience n’a toujours pas trouvé la place appropriée dans la mémoire sociale. »38

21L’écrivain kurde, Şeyhmuş Diken, dans son endossement du livre de Rahime Karakaş, incarcérée dans la prison no 5 à Diyarbakır suite au coup d’État de 1980, écrit :

« J’espère et je souhaite que le récit courageux de Karakaş ouvre la voie à ce que d’autres prisonnières écrivent leurs mémoires. »39

22Enfin, Tuğrul Eryılmaz, journaliste et membre de la génération de 1968 appelle dans son mémoire une autre militante, Ülkü Ahmet, une des rares femmes parmi les leaders du groupe armé, Parti-Front de libération des peuples de Turquie (THKP-C, Türkiye Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi), a partagé son expérience :

« Je voudrais qu’elle écrive ses mémoires ou qu’elle donne un entretien. […] Quand je suis retourné en Turquie, elle était parmi les premières personnes que j’ai revues. […] Malgré la torture qu’elle a endurée, elle était toujours aussi belle. »40

23Ces extraits témoignent non seulement d’une conscience répandue de l’absence des femmes parmi les voix des anciens militants, mais expriment également un impératif à remédier à cette absence. Trois caractéristiques de la production mémorielle ont, à mon sens, rendu plus difficile la circulation des récits féminins : il s’agit en premier lieu de l’imagerie du martyr — homme systématiquement — qui domine la mémoire générationnelle. En effet, la vénération du sacrifice du soi contribue à l’invisibilisation des activités auxiliaires souvent exercées par les femmes en les rendant moins « mémorables »41.

24En deuxième lieu, une forte présence des leaders parmi les auteurs des mémoires ajoute une barrière symbolique supplémentaire à l’accès des femmes au marché mémoriel. Le rôle du leader des associations étudiantes, des syndicats ou des groupes armés facilite en effet la publication du récit de vie. Toutefois, même les femmes détenant des fonctions représentatives ont rarement publié leurs mémoires. Certaines sont toujours en politique et ne font pas le choix de se consacrer à l’écriture. Puis, il y a des considérations liées au contenu de l’écriture : la volonté de ne pas dévoiler des données intimes sur son entourage figure également parmi les contraintes.

25Enfin, il est possible de dégager trois groupes de femmes qui ont jusqu’ici publié leurs récits pour déduire de ce qui a pu empêcher d’autres anciennes militantes de publier. En premier lieu, il y a les romancières reconnues, comme Sevgi Soysal ou Oya Baydar, cette dernière ayant publié non pas un, mais trois récits autobiographiques42. En deuxième lieu, il y a les épouses des militants qui ont publié un livre à la mémoire de leur conjoint43. En troisième lieu, le marché mémoriel a été particulièrement réceptif aux témoignages des militantes ayant abordé la torture sexuée infligée aux femmes suite aux coups d’État militaires44. Il est possible de déduire à partir de ces trois groupes d’auteures les conditions d’accès au marché mémoriel pour les femmes et simultanément les modalités de la construction de légitimité de la parole : le renom littéraire au-delà du mémoire (comme pour les auteures reconnues), l’affiliation à un révolutionnaire ou militant renommé (comme pour les épouses des militants), ou encore la capacité à briser des tabous (comme pour les militantes relatant la violence étatique).

IV. L’émergence postérieure de la mémoire des femmes militantes

26La multiplication des récits autobiographiques féminins — y compris au-delà du genre littéraire du mémoire — est un phénomène relativement récent. Malgré la marginalisation réelle de la mémoire féminine, il est possible d’identifier un essor dans les publications signées par les anciennes militantes, en particulier au cours de la dernière décennie. Cet essor correspond aux développements au sein du marché littéraire en Turquie qui est devenu plus sensible aux inégalités genrées et plus réceptif à la parole féminine. Dans ce contexte, les autobiographies des anciennes ambassadrices, professeures, actrices, écrivaines se sont multipliées même si le critère d’exceptionnalité semble toujours s’appliquer. Ces femmes viennent de familles établies, côtoient des cercles intellectuels et peuvent alors relater leurs rencontres avec les célébrités de tout horizon. Parmi ces ouvrages, les récits de vie d’anciennes militantes apportent une triple nouveauté : ils introduisent de nouveaux thèmes (militantisme, justice sociale, émancipation), couvrent une nouvelle période (des années 1960-1970) et sont écrits par des femmes aux profils plus variés (également issues des milieux modestes en dehors des métropoles du pays). Dans cet univers de l’écriture autobiographique féminine, les récits de vie des anciennes militantes diversifient les voix féminines qui circulent habituellement sur le marché littéraire.

27En second lieu, nous observons une plus grande réceptivité du marché littéraire vis-à-vis de la mémoire du militantisme. Celle-ci est non seulement liée au développement des nouveaux mouvements sociaux qui suscitent un intérêt pour l’héritage du militantisme des années 1960 et 1970, mais aussi à une concordance d’intérêts temporaire entre le gouvernement et les anciens militants. En effet, le gouvernement du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP, au pouvoir depuis 2001) a fait de la « civilianisation » de la politique turque une de ses priorités. Quand pour l’AKP, il s’agissait d’asseoir sa légitimité et d’assurer sa survie, pour les anciens militants cet effort a ouvert une opportunité d’amener en justice les auteurs du coup d’État de 1980. Les membres de la junte militaire de l’après-1980 ont été protégés de toutes poursuites par un article constitutionnel, un des nombreux articles que le référendum de 2010 proposait de modifier. Les deux principaux inculpés, Kenan Evren et Tahsin Şahinkaya, ont en effet reçu des peines de prison à perpétuité, mais sont tous les deux décédés sans purger leurs peines en raison de leur âge très avancé. Dans ce contexte de remise en question (même si très partielle) de l’héritage du coup d’État du 12 septembre 1980, les témoignages des anciens militants sont devenus plus prisés dans l’espace public, suscitant non seulement une présence médiatique accrue, mais aussi une multiplication des mémoires individuels.

Image 1000000100000C6E000007097697BBCEFA3E789F.pngL’essor de l’écriture autobiographique féminine s’inscrit alors dans cette double logique et signifie pratiquement qu’il y a à la fois plus de femmes qui publient leur mémoire, comme la cinéaste et chroniqueuse, Işıl Özgentürk, qui évoque à travers le titre même de son mémoire le caractère durable de l’empreinte générationnelle sur son parcours personnel et professionnel « Si tu as 19 ans en 1968, tu as toujours 19 ans » (68 Yılında Ondokuz Yaşındaysan Hep Ondokuz Yaşındasın)45. Or, les anciennes militantes se sont également investies dans un autre format jusqu’alors prisé par leurs homologues hommes : l’entretien biographique. Cet échange avec l’intervieweur qui structure le récit de vie chronologique offre une lecture similaire au mémoire tout en ayant un caractère plus dynamique. L’entretien biographique d’Oya Baydar, « Nous avons parlé de l’amour et de la révolution » (Aşktan ve Devrimden konuşuyorduk)46 est un exemple de ce type d’ouvrage. Enfin, les récits féminins apparaissent également dans les ouvrages collectifs et le niveau de représentation des voix des femmes dépend du choix éditorial. Nadire Mater47, par exemple, dans sa compilation de 21 récits sur 1968 inclut six récits féminins tandis que Eylem et Özlem Delikanlı parviennent à une parité genrée dans les 22 récits sollicités auprès des exilés de l’après 198048.

28Nous trouvons également d’autres genres — innovants — écrits par des femmes. Il y a l’autobiographie dialogique co-écrite par Oya Baydar et Melek Ulagay. Les deux anciennes militantes s’y interrogent sur leur famille, leur engagement politique, leur vie privée et leurs parcours post-répression. L’ouvrage, qui s’intitule « Une période, deux femmes : dans le miroir l’une de l’autre » (Bir dönem, iki kadın : birbirimizin aynasında),49 est véritablement unique dans son caractère (auto) biographique incluant deux voix féminines à la fois. Une deuxième catégorie innovante est celle des ouvrages uniquement féminins, c’est-à-dire où les seules contributrices sont les femmes : parmi eux, deux œuvres sur l’Association des femmes progressistes (Ilerici Kadınlar Derneği, IKD), un groupe créé en 1975 et proche du Parti communiste turc50. Ces publications reflètent le besoin éprouvé par d’anciennes militantes d’organiser leur propre mémoire à la lumière de leur exclusion de la mémoire générationnelle.

29Il y a en effet des ouvrages collectifs qui font uniquement appel aux récits masculins. L’absence des femmes des huit volumes de la série « Kurtuluş s’explique » (Kurtuluş Kendini Anlatıyor)51 réunissant les témoignages des membres du groupe armé sous-terrain Kurtuluş au cours des années 1970 est dans ce sens tout à fait remarquable. Il n’est pas sans intérêt que le prochain volume de « Kurtuluş s’explique » devrait uniquement être dévoué aux femmes (la publication ayant pris retard à cause de la pandémie du Covid-19, il n’est pas encore publié au moment de l’écriture de cet article). Or, dans ce cas de figure, il est possible de parler d’un cantonnement de la mémoire féminine, car les militantes de Kurtuluş, les oubliées de ce projet de l’histoire orale, arrivent comme un ajout à une série déjà très complète.

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30Le corpus de 35 ouvrages rassemblés pour cet article révèle que la plupart de récits de vie féminins se situent dans les ouvrages collectifs (63 %). Quand il s’agit de la focale principale des écrits, les ouvrages qui englobent toute la vie sont majoritaires, avec environ 20 % des ouvrages qui mettent les expériences de la violence et de la répression étatique au centre du récit. Toutefois, si on juxtapose ces deux critères, la répression apparaît au centre de la moitié de tous les ouvrages collectifs (46 %). De surcroît, le plus grand nombre des ouvrages collectifs centrés sur la répression étatique paraît dans la période de 2007 à 2012. Ceci révèle une dynamique dans la production mémorielle des femmes : d’une part, la multiplication des récits féminins intervient dans la période autour de l’an 2010, caractérisée par une sensibilité vis-à-vis des témoignages militants. D’autre part, il ne s’agit pas de n’importe quels récits, car dans la plupart des cas, il s’agit de ceux centrés sur la violence d’État. Cela signifie que la production mémorielle des femmes s’inscrit dans un premier temps dans l’air du temps. Les anciennes militantes contribuent au discours générationnel déjà établi par des militants-hommes en offrant leurs propres expériences de la violence étatique.

31Les femmes ne proposent pas en premier lieu des récits subversifs, mais le caractère plus récent des ouvrages focalisés sur les inégalités genrées au sein des groupes politiques des années 1960 et 1970 montre que la critique féministe du militantisme de l’époque gagne progressivement du terrain. Le mémoire de Yüksel Selek intitulée « Chassant ma liberté » (Özgürlüğüm peşinde)52, paru en 2017, illustre comment s’opère concrètement la relecture féministe de l’expérience militante. Il s’agit d’un récit d’émancipation personnelle non seulement dans la sphère politique, mais aussi privée (c’est ainsi que Selek présente le divorce de son mari). Née en 1934, Selek intègre l’Université d’Istanbul en 1968. Toutefois, le parcours biographique de Selek fait d’elle une militante improbable, du moins du point de vue de l’appartenance générationnelle, car Selek a 34 ans quand la plupart de ses camarades de classe en ont 18. De surcroît, malgré son entrée à l’éducation supérieure au cours de l’année emblématique de 1968, son engagement militant date de la moitié des années 1970 même si elle affiche des affinités socialistes bien avant. À la mi-1970, Selek adhère d’abord à l’Association des femmes progressistes, puis au parti communiste, alors illégal. Elle s’exile suite au coup d’État de 1980 et subit une période d’incarcération à la fin de la décennie après son retour volontaire en Turquie. Selek se réinvente dans d’autres luttes, comme les droits de l’homme et l’écologie avant de devenir en 2010, la co-présidente du Parti vert turc, dernier engagement avant son retrait de la vie publique.

32Le personnage de Selek est ainsi légèrement atypique du point de vue générationnel, mais son récit est particulièrement pertinent pour identifier les éléments d’une relecture féministe de son expérience militante. Selek décrit explicitement la distribution genrée du travail militant53. Dans la section intitulée « Sous les pieds de chaque homme communiste à succès se trouve une femme communiste » (Başarılı her komünist erkeğin ayağının altında komünist bir kadın vardır!), Selek décrit le raisonnement dominant au sein de l’IKD à l’époque :

En fait, nous étions conscientes de la situation [inégale], mais nous la négligions afin de ne pas affaiblir notre propre camp. Nous ne pouvions pas mettre la transformation des révolutionnaires-hommes au sommet de notre agenda, car nous luttions en même temps contre le pouvoir et les fascistes et créions des cellules qui allaient être en charge après la révolution que nous pensions immanente. Quand nous recevions les plaintes de nos camarades femmes, nous reconnaissions qu’il y avait un problème, mais nous en restions là ; à la limite, nous parlions avec le mari problématique, mais nous ne faisions pas plus que ça. Comme j’ai dit, à l’IKD, nous croyions que le socialisme apporterait la résolution définitive. […] Ce n’était que des années plus tard que nous avons compris qu’il s’agissait d’une erreur de jugement idéologique54.

33Les récits autobiographiques ne s’arrêtent pas à la constatation des manquements passés. Ils offrent également la résolution — à travers la description des situations postérieures, les anciennes militantes se chargent de démontrer leurs nouveaux réflexes et leurs nouvelles manières de gérer les inégalités. Ceci est également le cas de Yüksel Selek qui rapporte un épisode de la fin de la décennie de 1980 et du congrès d’un parti de gauche dont elle était alors membre. En espèce, les femmes ont préparé une intervention, Selek prenant la parole du fait de sa séniorité. Les autres militantes se sont alors alignées derrière elle avec les affiches dont une lisait : « Sous les pieds de chaque homme communiste à succès se trouve une femme communiste », slogan que Selek a repris pour nommer l’entière section de son mémoire traitant des rapports genrés au sein des structures militantes55.

V. De la marginalité au récit générationnel plus inclusif 

34Les mémoires masculins parus depuis 1990 et à un rythme accéléré après 2000 ont initialement pu ignorer l’absence des femmes de la mémoire générationnelle ainsi que la question des inégalités genrées d’antan. Or, dans la période de l’après 2010, on assiste à une affirmation de la production mémorielle des femmes qui s’oriente de plus en plus vers une critique des inégalités passées. Les anciennes militantes sont ainsi parvenues à établir un courant au sein du récit générationnel qui a pu, au départ, être considéré comme contre-contre hégémonique56, mais qui vient progressivement influencer l’écriture autobiographique des militants-hommes. Ainsi, les mémoires masculins les plus récents affichent une certaine sensibilité vis-à-vis du genre et ne peuvent plus ignorer la question des inégalités genrées.

35L’entretien biographique de Tuğrul Eryılmaz paru en 2018, réalisé par Asu Maro, journaliste femme, est illustratif de cette nouvelle tendance. Une certaine sensibilité d’Eryılmaz vis-à-vis de l’effacement des militantes des groupes politiques d’antan comme de leur mémoire aujourd’hui semble bien établie. Eryılmaz exprime son regret que les femmes aient été systématiquement écartées et qu’aucune femme ne soit parvenue à la tête d’une association étudiante (« Au sujet des femmes, la conduite était tout à fait erronée. »57), même s’il n’évite pas plusieurs remarques sur l’apparence physique des femmes (« La moitié des étudiantes de la Haute école de la presse étaient les filles et toutes étaient plus belles que les filles des Études politiques […]. »58). Il ne s’agit pas d’ériger la perspective d’Eryılmaz aux nouveaux standards du récit générationnel : non seulement sa vision n’est pas sans ses propres problèmes, mais elle ne représente pas non plus (ou pas encore) de regard dominant chez les autobiographes-hommes. Toutefois, elle est révélatrice d’un changement chez les anciens militants. La critique de l’ordre genré au sein des structures militantes, véhiculée par les écrits féminins, n’est plus marginale. Elle transparaît à des degrés variés dans des récits masculins et rend plus difficile, voire impossible pour d’anciens militants, de totalement occulter la question, stratégie qui était tout à fait possible par le passé.

Conclusion : Les transformations de la mémoire générationnelle au prisme des récits féminins

36Développant une approche processuelle à la mémoire sociale, Jeffrey K. Olick soulignait son caractère non-figé — la mémoire opérant comme un « creuset de sens » en lien avec non seulement le passé, mais aussi les souvenirs du passé et le contexte de l’époque où les remémorations avaient lieu59. Cet article a pris pour objet les transformations de la mémoire générationnelle des décennies de 1960 et 1970 en Turquie. En suivant Olick, il a retracé, en plusieurs étapes, l’avènement de la mémoire des femmes dans le récit générationnel. D’abord, il s’agissait de contextualiser l’absence des femmes parmi les agents mémoriels des générations de « 68 » et « 78 ». L’avènement de ces deux générations politiques correspondait à la fois à une socialisation politique précoce et commune des militants ainsi qu’à une expérience de répression partagée. L’apparition des étiquettes générationnelles ne date toutefois pas des décennies de 1960 et 1970. Au contraire, elle y est postérieure. Ainsi, l’émergence des étiquettes générationnelles correspond à une première étape du travail mémoriel accompli par les anciens militants eux-mêmes. Or, de cette phase, les femmes sont largement exclues.

37Ensuite, l’article identifie les raisons de l’exclusion féminine de la production mémorielle. Les femmes ne figuraient pas parmi les leaders des groupes politiques ni parmi les camarades les plus proches des martyrs issus des deux générations, ce qui conférait une légitimité de parole aux militants-hommes. La division genrée du travail militant a fait que les rôles des femmes ne leur offraient pas d’emblée l’identité légitime des agents mémoriels, sauf si elles étaient déjà des écrivaines établies, des épouses des anciens militants ou des briseuses des tabous concernant la torture sexualisée infligée par l’État. Par l’identité et positionnement « exceptionnel » de leurs auteures, quelques récits féminins ont pu circuler. L’exclusion féminine à ce stade correspondait alors aux modalités des premières remémorations et surtout à l’identité de leurs auteurs.

38Autour de l’an 2010, la donne dans la production mémorielle change. Cette période est marquée par une multiplication des récits féminins. Une analyse pluridimensionnelle révèle que cette multiplication résulte de deux phénomènes au caractère différent : d’abord, les récits des anciennes militantes peuvent circuler grâce aux changements dans le statut socio-économique de (certaines) femmes au sein de la société turque. De surcroît, prenant en compte l’influence de la seconde vague du féminisme en Turquie, la sensibilité accrue aux discriminations genrées et à la valeur des témoignages féminins a également facilité la publication des récits des anciennes militantes des générations de « 68 » et « 78 ».

39En parallèle, la recrudescence des débats publics sur l’héritage du coup d’État de 1980 autour du référendum de 2010 a favorisé l’accroissement de la sensibilité vis-à-vis des témoignages de la répression étatique dont les membres des générations politiques ont souffert. À cette période, la circulation des récits féminins s’est intensifiée reflétée par le nombre de nouveaux ouvrages parus. En l’espèce, les témoignages des anciennes militantes se focalisaient avant tout sur les expériences avec la violence étatique et s’alignaient de ce fait au récit générationnel déjà établi par leurs homologues hommes. De ce fait, la production mémorielle féminine peut s’expliquer à la fois par le contexte macro-politique ainsi que par les modalités de remémorations passées (dont l’accent sur la répression dans les mémoires déjà publiés).

40Dans l’après 2010, les perspectives des anciennes militantes circulent même si cela se fait le plus souvent en dehors du mode privilégié de la mémoire générationnelle — le mémoire. Certains formats d’écriture féminine se sont alignés à ceux prisés par les hommes (notamment l’entretien biographique ou des ouvrages collectifs) quand d’autres représentent une innovation dans le paysage mémoriel (comme l’autobiographie dialogique de Baydar et Ulagay).

41Si la publication des récits centrés sur la répression a atteint un sommet au début des années 2010, elle a également ouvert la porte à une diversification des récits. D’agentes mémorielles exclues, les anciennes militantes ont d’abord légitimé la circulation de leurs écrits en s’alignant sur le récit générationnel concernant la répression étatique, ce qui a élargi l’espace conféré à la parole féminine et a permis la multiplication des relectures critiques de l’expérience militante passée, notamment du point de vue des inégalités genrées. Ainsi s’ouvre un nouveau chapitre des transformations de la mémoire générationnelle en Turquie : celui où les témoignages féminins ont une place sûre et dont le contenu est désormais façonné par ces témoignages.

Notes

1 Il est à noter qu’en Turquie, comme ailleurs, les générations politiques désignent le plus souvent les anciens militants de la gauche, voir gauche révolutionnaire de l’époque, et n’ont pas vocation à couvrir l’intégralité du spectre politique.

2 La distinction entre ces deux générations est le plus souvent véhiculée par leurs adeptes eux-mêmes. Pour cet article, qui traite du récit générationnel, je propose une analyse conjointe des deux générations politiques, car du point de vue genré, nous retrouvons les mêmes éléments chez les deux groupes. Pour cela, l’article se réfère à un récit générationnel en incluant les membres des générations politiques de 1968 et de 1978.

3 Mannheim Karl, « The Problem of Generations » in Kecskemeti Paul (dir.), Karl Mannheim : Essays, London, Routledge, 1972, pp. 276-322 ; Braungart Richard G. et Braungart Margaret M., « Life-Course and Generational Politics », Annual Review of Sociology, 1986, vol. 12, pp. 205-231 ; Juhem Philippe, « Effets de génération » in Fillieule Olivier, Mathieu Lilian et Péchu Cécile (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp. 188-197 ; Kriegel Annie, « Le concept politique de génération : apogée et déclin », Commentaire, 1979, Numéro 7, no 3, pp. 390-399 ; Lavabre Marie-Claire, « Génération et politique » in Actes du Congrès de l’Association Française de Science politique, 22, 23 et 24 octobre 1981, pp. 1-11 ; Georgeon François « Les Jeunes Turcs étaient-ils jeunes ? Sur le phénomène des générations à la fin de l’Empire ottoman » in Georgeon François et Kreiser Klaus (dir.), Enfance et jeunesse dans le monde musulman, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007, pp. 147-173.

4 Ruelecke Jürgen, « Generation/Generationality, Generativity, and Memory » in Erll Astrid et Nünning Ansgar (dir.), A Companion to Cultural Memory Studies, Berlin, Boston, De Gruyter, 2008, pp. 119-125.

5 Wydra Harald, « Generations of Memory : Elements of a Conceptual Framework », Comparative Studies in Society and History, janvier 2018, vol. 60, no 1, pp. 5-34.

6 Sur le cas de l’écriture autobiographique féminine, Maslen met en exergue les tensions entre la mémoire individuelle et le récit générationnel (qu’il désigne de master narrative) : Maslen Joseph, « Autobiographies of a generation ? Carolyn Steedman, Luisa Passerini and the memory of 1968 », Memory Studies, 2013, vol. 6, no 1, pp. 23–36.

7 Mon corpus d’une centaine de mémoires, dont plus de 90 % ont été écrits par les hommes, a été constitué à partir d’une recherche auprès d’une dizaine de maisons d’édition qui disposent des séries spécifiquement consacrées aux « souvenirs/mémoires » (anı, en turc). Les maisons d’édition consultés pour le corpus : Iş Bankası Yayınları, Yapı Kredi Yayınları, İletişim, Dipnot, Ayrıntı Yayınları, Can Yayınları, Nota Bene Yayınları, Ozan Yayıncılık, Belge Yayınları, Alter Yayınları.

8 La liste des ouvrages retenus pour cet article figure dans l’annexe.

9 L’exclusion de la fiction est un choix important, car les femmes se sont parfois dirigées vers la fiction à la place d’une autobiographie. Je considère néanmoins que la fiction et la poésie ne participent pas de la même manière à la construction du récit générationnel que les écrits explicitement autobiographiques qui servent souvent à leurs auteurs à négocier la place au sein de leur génération politique.

10 Olick Jeffrey K., « Figurations of Memory : A Process-Relational Methodology, Illustrated on the German Case » in Olick Jeffrey K., The Politics of Regret, Oxfordshire, Routledge, 2007, pp. 85-118.

11 Ibid., p. 89.

12 Ibid., p. 91.

13 Ibid.

14 Cohen Deborah et Frazier Lessie Jo, « Introduction Love-In, Love-Out : Gender, Sex, and Sexuality in ’68 » in Cohen Deborah et Frazier Lessie Jo (dir.), Gender and Sexuality in 1968 : Transformative Politics in the Cultural Imagination, New York, Palgrave Macmillan, 2009, p. 1.

15 Cohen Deborah et Frazier Lessie Jo, « Talking Back to’ 68 : Gendered Narratives, Participatory Spaces, and Political Cultures » in Cohen Deborah et Frazier Lessie Jo (dir.), Gender and Sexuality in 1968 : Transformative Politics in the Cultural Imagination, New York, Palgrave Macmillan, 2009, pp. 145-172.

16 Colvin Sarah et Karcher Katharina, Women, Global Protest Movements, and Political Agency : Rethinking the Legacy Of 1968, Milton, United Kingdom, Taylor & Francis, 2018, 206 p.

17 Schulz Kristina, « Remembering 1968 : Feminist perspectives » in Colvin Sarah et Karcher Katharina (dir.), Women, Global Protest Movements, and Political Agency, Oxfordshire, Routledge, 2018, pp. 19-32.

18 Köse Badur Ayşe, « Türkiye 68’inde Kadınlar » in Turan Ömer (dir.), 1968 –  Isyan, Devrim, Özgürlük, İstanbul, Tarih Vakfi Yurt Yayinlari, 2019, pp. 429‑445 ; Zeynep Beşpınar, « 68’li Kadınlar ve Ataerkiyle Pazarlık Deneyimleri » in Turan Ömer (dir.), 1968 — Isyan, Devrim, Özgürlük, İstanbul, Tarih Vakfi Yurt Yayinlari, 2019, pp. 447‑483 ; Pekesen Berna, « Shared History, Divided Memory? ‘1968’ in the Narratives of Women Activists » in Pekesen Berna (dir.), Turkey in Turmoil, Berlin, De Gruyter Oldenbourg, 2020, pp. 213-239 ; Tuncer Selda et Özdemir Taştan İnan, « Leaving Home, Claiming the Street : Exploring Women’s Challenges in Turkey’s ’68 Movement », Turkish Historical Review, 2021, vol. 12, no 2‑3, pp. 294-322.

19 Pekesen Berna, « The Left in Turkey : Emergence, Persecutions and Left-Wing Memory Work » in Gerlach Christian et Six Clemens (dir.), The Palgrave Handbook of Anti-Communist Persecutions, Cham, Springer International Publishing, 2020, p.  481 ; Kaynar Mete Kaan (dir.), Türkiye’nin 1960’lı Yılları, Istanbul, Iletisim, 2017, 1184 p. ; Mete Kaan Kaynar (dir.), Türkiye’nin 1970’li Yılları, Istanbul, Iletişim, 2020, 1120 p.

20 Heper Metin et Criss Nur Bilge (dir.), Historical Dictionary of Turkey, Lanham, Scarecrow Press, 2009, p. ixxvii.

21 Demet Lüküslü propose une analyse approfondie de ce qui différencie la jeunesse de la Turquie de l’époque ainsi que des sujets qui restent peu abordés à la différence des adeptes des mouvements sociaux homologues en « Occident » : Lüküslü Demet, Turkiye’de « Genclik Miti » 1980 Sonrasi Turkiye Gencligi, İstanbul, Iletisim Yayinlari, 2009, 216 p.

22 Ibid., p. 60.

23 Bozarslan Hamit, « Le phénomène milicien : Une composante de la violence politique en Turquie dans les années 1970 », Turcica, 1999, no 31, p. 188.

24 Bozarslan Hamit, « Le phénomène milicien », op. cit.

25 Mardin Şerif, « Youth and Violence in Turkey », European Journal of Sociology, novembre 1978, vol. 19, no 2, pp. 229–254.

26 Bozarslan Hamit, « Le phénomène milicien », op. cit., p. 192.

27 Saygılıgil Feryal, Kadinlar Hep Vardi - Türkiye Solundan Kadin Portreleri, Ankara, Dipnot, 2017, 352 p.

28 Akyol Hüseyin, Aykırı Kadınlar, Istanbul, İmge Kitabevi, 2012, 270 p.

29 Köse Badur Ayşe, « Türkiye 68’inde Kadınlar », op. cit., p. 431.

30 Adak Sevgi, « Yetmişli Yıllarda Kadın Hareketi : Yeni Bir Feminizmin Ayak Sesleri » in Kaynar Mete Kaan (dir.), Türkiye’nin 1970’li Yılları, Istanbul, Iletişim, 2020, p. 611.

31 Lüküslü Demet, Turkiye’de « Genclik Miti » 1980 Sonrasi Turkiye Gencligi, op. cit., p. 61.

32 Il s’agit du récit de Çimen Keskin Turan sollicitée par Mater pour son ouvrage sur la génération de 1968 : Mater Nadire, Sokak Güzeldir. 68’de Ne Oldu ?, Istanbul, Metis Kitap, 2009, p. 78.

33 Rappelons que la proportion dans le corpus de 100 mémoires était de 92:8 en faveur des hommes.

34 J’avais l’occasion de discuter surtout les deux premiers phénomènes dans la contribution : Drechselová Lucie, « Politisation au féminin et trajectoires différenciées de la génération du coup d’État en Turquie », Slavica Occitania, 2021, no 49, pp. 317–364.

35 Eryılmaz Tuğrul, 68’li ve Gazeteci, Istanbul, Iletisim Yayinlari, 2018, 264 p.

36 Ibid., p. 57.

37 Cormier Paul, « Les conséquences biographiques de l’engagement révolutionnaire en Turquie », Mouvements, 9 juin 2017, no 90, no 2, pp. 140-148 ; Cormier Paul, « Mémoires de vaincus. Articuler les mémoires plurielles de la gauche révolutionnaire turque des années 1970 » in Boumaza Magali (dir.), Faire mémoire. Regards croisés sur les mobilisations mémorielles (France, Allemagne, Ukraine, Égypte, Turquie), Paris, L’Harmattan, 2018, pp. 197-214.

38 Pekesen Berna (dir.), « Shared History, Divided Memory? », op. cit., p. 237.

39 La couverture du livre de Kesici Karakaş Rahime, 5 Noluda Kadın Olmak, Istanbul, Nas Yayinlari, 2017, 248 p.

40 Eryılmaz Tuğrul, 68’li ve Gazeteci, op. cit., p. 87.

41 Pekesen Berna (dir.), « Shared History, Divided Memory? », op. cit., p. 236.

42 Soysal Sevgi, Yıldırım Bölge Kadınlar Koğuşu, Istanbul, Iletisim, 1976, 229 p. ; Baydar Oya et Ulagay Melek, Bir Donem Iki Kadin, İstanbul, Can Yayinlari, 2011, 440 p. ; Baydar Oya, Yetim Kalacak Küçük Şeyler : An’lar Kitabı, Istanbul, Can Yayinlari, 2014, 320 p. ; Baydar Oya, Aşktan ve Devrimden Konuşuyorduk-Oya Baydar ile Nehir Söyleşi, Istanbul, Ağaçkakan Yayınları, 2018, 248 p.

43 Cemgil Şirin, Sinança : Şirin Cemgil Sinan Cemgil’i Anlatıyor, İstanbul, Ayrıntı Yayınları, 2015, 576 p. ; Teyhani Şehriban, Ateşi Çalan Yolcular 1 : Kamer Teyhani Kitabi, Istanbul, Ayrıntı Yayınları, 2020, 464 p.

44 Yıldız Pamuk, O Hep Aklımda, Istanbul, Belge Yayınevi, 2001, 312 p. ; Korkmaz Dinç Sevim et Süer Sezgin Nevzat (dir.), Tanıklıklarla 12 Eylül. Kadınlar anılarını paylaşıyor, Izmir, Kadin Yazarlar Dernegi, 2010, 270 p. ; Sağır Aysel, Bizi Güneşe Çıkardılar, Istanbul, Ayrıntı Yayınları, 2015, 202 p. ; Korkmaz Dinç Sevim, Toplumsal belleğimiz 12 Eylül romanlarında kadın, Izmir, İlya İzmir Yayınevi, 2016, 317 p. ; Kesici Karakaş Rahime, 5 Noluda Kadın Olmak, op. cit. ; Sümer Ahmet Tuncer, Adsiz Kahramanlar - Gülay Ünüvar (Özdeş) Kitabi, Cağaloğlu, İstanbul, Ayrıntı Yayınları, 2018, 205 p.

45 Özgentürk Işıl, 68 Yılında Ondokuz Yaşındaysan Hep Ondokuz Yaşındasın, Istanbul, Cumhuriyet Kitapları, 2020, 302 p.

46 Baydar Oya, Aşktan ve Devrimden Konuşuyorduk-Oya Baydar ile Nehir Söyleşi, op. cit.

47 Mater Nadire, Sokak Güzeldir. 68’de Ne Oldu ?, op. cit.

48 Delikanli Özlem et Delikanlı Eylem, Hicbir Sey Ayni Olmayacak, Istanbul, Ayrıntı Yayınları, 2019, 544 p.

49 Baydar Oya et Ulagay Melek, Bir Donem Iki Kadin, op. cit.

50 Akal Emel, Kızıl Feministler, Istanbul, İletişim Yayıncılık, 2011, 315 p. ; Kolektif, Ve Hep Birlikte Koştuk - Bir IKD Vardi, Izmir, Kadin Yazarlar Dernegi, 2014, 359 p.

51 Iba, Şaban Demir Ali et Aras Ilhami, Kurtuluş Kendini Anlatıyor : Kurucular 1, Ankara, Dipnot Yayinlari, 2016, vol. 1, 416 p.

52 Selek Yüksel, Özgürlüğüm Peşinde, Istanbul, Iletisim, 2017, 448 p.

53 Il faut noter que la relecture féministe de l’expérience militante des années 1960 et 1970 est un thème répandu dans d’autres contextes comme l’illustrent notamment l’ouvrage de Frazier et Cohen, ainsi que celui de Colvin et Karcher, précités.

54 Ibid., p. 73

55 Ibid.

56 Le récit des femmes avait un caractère « contre-contre hégémonique » du fait du caractère hégémonique du récit générationnel vis-à-vis de l’histoire officielle.

57 Eryılmaz Tuğrul, 68’li ve Gazeteci, op. cit., p. 53.

58 Ibid., p. 46.

59 Ibid., p. 98.

Pour citer cet article

Lucie Drechselová, «Contestations féminines de la mémoire générationnelle en Turquie», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahier n°8. « Mémoires, résistances et droits », URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=281.

A propos de : Lucie Drechselová

Lucie Drechselová est maîtresse de conférences, EHESS-CETOBaC, Paris.