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Audrey Rousseau

Le déboulonnage des monuments au Canada : une stratégie de résistance convergente des militants autochtones, noirs et antiracistes, ainsi que des Canadiens français, pour faire face aux héritages coloniaux

Note de recherche
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« Détruire les monuments qui représentent l’esclavage, le colonialisme et la violence. »1

Introduction

1Dans les démocraties libérales, et plus particulièrement dans les sociétés ayant un passé colonial, les discours plaidant pour la chute ou le renversement des monuments (« fallism » que nous traduisons par déboulonnage) fonctionnent comme un outil permettant aux groupes historiquement marginalisés de revendiquer une identité collective en produisant de nouvelles significations eu égard à l’effacement historique qu’ils ont subi2. Un exemple récent de cette mouvance est la mobilisation étudiante #RhodesMustFall débutée en 2015 en Afrique du Sud3, ou encore, le renversement de monuments associés à l’esclavage durant les manifestations Black Lives Matter (BLM) en 2020 aux États-Unis4. Bien entendu, les actions visant à faire tomber les figures historiques associées à d’anciens régimes ne sont pas inédites, nous n’avons qu’à penser aux Roumains et aux Éthiopiens détruisant les statuts de Vladimir Lenin en 1991, ou encore, aux Irakiens portant la monumentale représentation de Saddam Hussein au sol en 20035. Que ces gestes soient produits au grand jour, ou encore, incognito, le postulat de base de la réflexion qui suit est qu’en agissant sur la matière (la pierre, le bronze, etc.), ces acteurs s’engagent dans un double mouvement : l’un de reconnaissance (« nous » objet de mépris/sujets pensant et agissant) et l’autre d’écriture (au sens large).

2Ainsi, cet article s’intéresse à la stratégie de déboulonnage comme manière de combattre l’oubli et contester les discours impérialistes — parmi lesquels la suprématie blanche — et proposer de nouvelles lectures des héritages coloniaux et de leurs conséquences. Dans le but d’approfondir cette proposition théorique, nous avons choisi d’étudier de manière comparative deux mouvances anticoloniales au Canada, l’une mise en œuvre par des Canadiens français6 aux xixe-xxe siècles et l’autre par des activistes autochtones, noirs et antiracistes au xxie siècle. Malgré plusieurs limites analytiques sur lesquelles nous reviendrons, nous formulons l’hypothèse — peu discutée jusqu’à présent dans la littérature — qu’il existe une convergence d’actions entre ces groupes politiques au Canada.

« Mémoire multidirectionnelle » et déboulonnage : cadrage conceptuel

3Comme nombre d’études sur la mémoire humaine l’ont discuté : les processus mémoriels, surtout au sein des sociétés divisées par la violence, impliquent des conflits sur l’interprétation de ce passé et de son héritage au présent7. Ces luttes pour le monopole de la vérité historique permettent rarement de prendre simultanément en compte des mémoires antagonistes parce que la plupart du temps la dialectique du gagnant/perdant continue de dominer l’interprétation légitime du passé. Afin d’échapper à cette mémoire compétitive8, nous reprenons le concept de la « mémoire multidirectionnelle » chez Michael Rothberg9. Selon ce cadrage théorique, les mémoires sont reconnues « comme faisant l’objet d’une négociation permanente, de références croisées et d’emprunts ; comme productives et non privatives »10. Autrement, dit, dans la sphère publique, des mémoires individuelles et collectives entre en interaction, de manière complexe, dynamique et simultanée, voire elles s’interinfluencent en fonction de spécificités historiques et de contexte politique de reconnaissance et de représentation11. Ce mode ouvert de possibilité invite à accueillir une pluralité de voix afin de questionner des « sites hégémoniques de mémoire » et ainsi « revisiter » différentes interprétations du passé12. Cette démarche compréhensive, qui vise à décrire, expliquer et analyser, évite de réduire les mémoires à des champs de bataille (où un récit est appelé à s’imposer sur les autres), notamment en s’intéressant à qui compte comme sujet de justice et quelle forme de justice est revendiquée dans un contexte donné13 ; permettant ainsi d’envisager de nouvelles formes de solidarité.

4En entreprenant cette analyse comparative au sujet des stratégies mises en avant par les nationalistes canadiens-français (xixe-xxe siècles) et les activistes autochtones, noirs et antiracistes (xxie siècle), l’objectif n’est pas de niveler ces groupes sociopolitiques (dont l’une des ambivalences incontournables est le fait que les Canadiens français ont été à la fois colonisateurs et colonisés, mais aussi que ces derniers s’inscrivent dans un cadre local d’action politique alors que BLM s’inscrit dans un cadre globalisé de contestation civique). L’objectif est plutôt de relever, à partir de ces contextes historiques diachroniques, certaines similitudes quant aux pratiques et discours de désacralisation des monuments personnifiant la domination coloniale. À cet égard, nous expliquons incessamment ce que signifie le déboulonnage des monuments, mais avant, précisons que lorsqu’il est fait référence au « vandalisme » ou aux « vandales » dans cet article, nous récusons une lecture étroite de la destruction « malveillante » de biens publics ou privés. À cet égard, nous reprenons la thèse de l’historienne Cynthia Milton au sujet d’un monument aux morts à Lima (Pérou) saccagé à répétition. Elle y défend l’idée suivante : plutôt que de considérer la dégradation du site comme un dommage matériel, voire un crime, il est productif de penser cette défiguration monumentale « comme une forme d’écriture (bien que violente) d’une vision alternative du passé »14. C’est dans cette optique d’expression identitaire, mais aussi de contestation des récits nationaux que le déboulonnage sera traité. Or, comme nous en avons discuté antérieurement15, les monuments matérialisent l’absence, ils sont des moyens de partager des marques visibles d’une volonté politique de commémoration, incidemment, ils dépendent de l’acte l’interprétatif des sujets-spectateurs. Ceux-ci occupent des positionnements différenciés eu égard à l’héritage en question qui se reflètent dans leur capacité à déchiffrer, transmettre et transformer le message commémoratif de ces monuments.

5Cette remarque nous amène à une précision terminologique et conceptuelle au sujet du déboulonnage. Stipulons que depuis quelques années, deux vocables théoriques ont émergé pour qualifier cette pratique. Le premier, « dé-commémoration », proposé par Sarah Gensburger16, suggère « d’étudier différentes strates de temporalités, et leur continuité »17 ; l’évènement historique, sa commémoration, l’évolution du sens et parfois son démantèlement. Un terme analogue, créé en réponse à la campagne sud-africaine #RhodesMustFall18, accole le suffixe « ism » au verbe tomber (fall) — « fallism » — afin de décrire de manière générale une action militante urbaine qui prône la chute ou le renversement des monuments comme outil de résistance contre la marginalisation, la discrimination et l’exclusion de groupes sociaux historiquement minorisés19. Certains auteurs décrivent le fallism comme une « forme d’iconoclasme politique qui s’attaque aux symboles qui renforcent le racisme, l’oppression, la discrimination et l’intolérance dans le but de transformer la ville en un lieu d’hétérogénéité, d’égalité et de justice sociale »20, alors que pour d’autres, c’est un ressac (backlash) transnational qui vise les structures d’inégalités et de domination du néolibéralisme et de l’occidentalisation des institutions qui forment des économies d’exclusion et d’exploitation21. Dans cet article, bien que nous reprenions l’expression déboulonnage, nous considérons qu’en tant qu’objet du temps présent, cette pratique de reconnaissance et d’écriture est susceptible de subir d’autres démarcations conceptuelles. Enfin, nous souhaitons préciser que le déboulonnage ne se résume pas à une « culture de l’annulation » ni plus qu’à l’injonction d’amnésie collective ; c’est une subversion au présent de la matière, de l’espace, des identités et des récits par rapport à un héritage inconfortable. C’est aussi prendre en compte d’autres manières de se révolter à partir des marges et tenter d’imaginer un monde commun.

Analyse comparative de deux mouvances anticoloniales au Canada

6Dans le but d’investiguer la stratégie de déboulonnage au Canada, examinons d’abord trois exemples de vandalisme et de dynamitage aux mains des nationalistes canadiens-français, contre des monuments symbolisant la britannicité (l’un en 1893 et les deux autres en 1963), puis abordons trois exemples de démolition et de décapitation de statues, entre 2020 et 2021, par des militants antiracistes, noirs et autochtones dénonçant le « génocide culturel »22 commis envers les Premiers Peuples.

I. Les luttes canadiennes-françaises du xixe et xxsiècles

7Avant d’aborder quelques jalons historiques du nationalisme canadien-français, précisons que dans le cadre de ce texte, nous utilisons l’expression « Canadiens français », comme synonyme de Québécois23, et ce, bien qu’il existe des identités canadiennes-françaises dans diverses provinces et territoires au Canada. Autrement, l’expression renvoie à sa contrepartie, soit les « Canadiens anglais », ce qui évoque les « deux solitudes »24 au pays afin de décrire l’éloignement religieux, culturel et politique des deux peuples fondateurs (les Français et les Britanniques). À cet égard, bien que les peuples autochtones aient été reconnus à ce titre (fondateur) depuis le tournant des années 2010, les discours publics ainsi que les historiographies dominantes au Canada tardent à s’adapter à cette réalité.

8Pour bien saisir la superposition de l’expérience coloniale au Canada, il est important de distinguer deux périodes historiques du même espace national, soit : la domination française en Nouvelle-France (1534-1763), puis, la domination anglaise après la « Conquête » de 1760 et la signature de la Proclamation royale (1763)25. À l’époque, les colons d’origine française deviennent sujets de la colonie britannique d’Amérique du Nord. Or, d’une part, en raison de leur représentation démographique importante, faisant craindre des rébellions (ce qui arriva d’ailleurs en 1837-1838)26, et, d’autre part, compte tenu du pouvoir de représentation du clergé catholique, les Canadiens français conservent leur droit de religion, maintiennent l’usage de leur langue ainsi que du Code civil français. En 1791, la Province of Quebec se voit scindée en Haut et Bas-Canada (1791-1840), puis en Province du Canada (1849-1867)27, marquant politiquement la dualité entre les protestants anglais et les catholiques francophones28. À titre d’illustration, le rapport Durham (1839) visait « à détruire la culture nationale des Canadiens français »29, entre autres par l’application rigoureuse d’une politique d’anglicisation30. La cohabitation entre les deux groupes ne fut jamais tranquille31, et les Canadiens français insistèrent pour avoir le contrôle de leurs institutions éducatives, religieuses, médicales, politiques, ce qui encouragea le développement d’un sentiment d’appartenance accompagné de revendications particulières. D’ailleurs, les trois évènements dont il sera question dans cette section visent des coups d’éclat entrepris par des partisans du mouvement nationaliste canadien-français contre des monuments symbolisant la monarchie britannique ou le pouvoir anglo-saxon dans l’espace public québécois : la colonne Nelson à Montréal (xixe siècle), le monument Wolfe, ainsi que la statue de la reine Victoria à Québec (xxe siècle).

1. Tentative de dynamitage de la colonne Nelson (1893)

9Le premier exemple de déboulonnage vise le monument commémoratif de l’amiral de la marine britannique, Horacio Nelson (voir Image 1). Ce personnage a non seulement contribué à des batailles navales décisives durant les guerres napoléoniennes, mais il est décédé très peu de temps après avoir participé à la bataille de Trafalgar (1805) ; l’une des défaites les plus importantes pour la France. La colonne dédiée à la mémoire de Nelson est érigée à Montréal en 1809, à la suite de contributions de notables d’origine britannique32. La conception du monument est confiée à l’architecte londonien Robert Mitchell et sa construction au maçon montréalais William Gilmore. Inspirée de la colonne de Trajan, on y voit l’amiral au sommet, tenant une lunette d’approche. Or, durant le xixe siècle, le nationalisme canadien-français se développe et la colonne « devient souvent plus une source d’irritation que d’admiration »33. En novembre 1893, un complot pour faire « sauter » la statue Nelson est découvert par la police et trois jeunes francophones, étudiants en droit, sont arrêtés34 (Mercier, Pelland et de Martigny). Une cartouche de dynamite avait été achetée, l’heure de l’attentat était fixée à minuit et demi, et comme l’aurait dit l’un de complotiste : « Nelson n’était pas à sa place et […] il fallait le faire disparaître »35. Le plan n’aurait pas déraillé si un complice, un certain Hughes, n’avait pas dénoncé le tout à la police. Objet de multiples débats publics, la colonne Nelson, signe de l’impérialisme britannique (tant la puissance expansionniste navale et militaire que la domination de classes justifiant l’assujettissement économique d’une majorité de Canadiens français) maintes fois ciblé par les vandales et autres menaces d’attentat, se dresse toujours dans le vieux Montréal. Certains touristes n’y portent probablement plus vraiment attention, toutefois, ce symbole colonial demeure contentieux, tout autant que les deux autres figures britanniques ciblées par les militants du Front de libération du Québec (FLQ) en 1963.

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Photographie 1 — La colonne Nelson, Montréal 184036

2. Le monument Wolfe déboulonné, la statue de la reine Victoria décapitée (1963)

10Les deux autres exemples de déboulonnage sont perpétrés et revendiqués la même année par le Front de libération du Québec (FLQ). Cette organisation révolutionnaire, parfois taxée de terroriste, est inspirée des mouvements de décolonisation du xxe siècle et prône la création d’un État québécois indépendant. Le FLQ est l’expression d’une prise de conscience de classe (à la fois ethnique et civique) qui est apparue dans les années 1950-1960 au Québec. L’un des moyens privilégiés par ce groupe était d’attaquer les symboles du fédéralisme canadien, dont l’establishment corporatiste et politique anglo-canadien et l’impérialisme britannique. À ce titre, en 1963, des cellules du FLQ visent un monument dédié au général responsable de la chute de la Nouvelle-France au xviiie siècle et la statue d’un monarque appuyant la Confédération canadienne (xixe siècle).

11Comme le célèbre le musée national de l’armée à Londres, le général James était : « un héros militaire du xviiisiècle […] Sa victoire sur les Français à Québec en 1759 a entraîné l’unification du Canada et des colonies américaines sous la couronne britannique. »37 En effet, la « victoire des Anglais sur les Français », telle qu’enseignée dans les manuels scolaires québécois, est le souvenir d’une amère défaite pour les colons de langue française et de foi catholique. C’est pourquoi, dès 1790, par souci de « sobriété » et pour ne pas « heurter une population pour qui le souvenir de 1759-1760 n’était déjà que trop pénible »38, les représentants britanniques dans la colonie commémorent la mémoire du général Wolfe en créant un repère géodésique. En 1827, une petite statue est exposée dans le jardin des Gouverneurs (là, où l’actuel monument Wolfe se tient toujours à Québec). De manière intéressante, cette statue représente Wolfe, mais aussi le général français Montcalm décédé durant la bataille des Plaines d’Abraham. Enfin, c’est en 1832, quelques années après la répression de la révolte des Patriotes, que le gouverneur général Aylmer décide d’ériger une première colonne à la mémoire de Wolfe. En raison d’une détérioration rapide, elle est remplacée en 1849 et une clôture de fer est alors érigée autour du monument (voir Image 2), mais retirée en 1960. Devenu le symbole de l’écrasement d’une minorité francophone et catholique, ce monument a été la cible du FLQ dans la nuit du 29 mars 1963 — évènement historique qui contribue à faire connaître le groupe. Les militants, armés d’un câble et d’un parechoc de camionnette, font alors tomber le monument qui se détruit dans sa chute39. Quelques jours plus tard, la plaque commémorative du monument (en anglais seulement) est volée. Re-érigé en 1965, le monument Wolfe présente toujours le casque antique, la couronne de laurier ainsi que l’épée de bronze à son sommet, toutefois, la mention de Wolfe « victorieux » a été retirée et une plaque bilingue a été ajoutée.

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Photographie 2 — Monument Wolfe, Québec, 1908 ?40

12Comme il en a été fait mention précédemment, cet épisode de déboulonnage n’est pas isolé, trois mois plus tard, c’est au tour de la statue de la reine Victoria, trônant dans un parc du même nom dans la Ville de Québec, d’être dynamitée par le FLQ. En tant que régente du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande ainsi qu’impératrice des Indes, ce personnage politique central du colonialisme britannique a soutenu la création du Dominion du Canada en 186741. En somme, cela n’est pas étonnant puisqu’une monarchie constitutionnelle, comme le Canada, assurait l’allégeance à la Couronne britannique. Ainsi, non seulement Victoria réunit des acteurs politiques indispensables à la signature de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, mais elle choisit la ville d’Ottawa comme capitale nationale. Plusieurs villes du pays érigèrent alors des statues à l’effigie de la reine Victoria, dont Québec. En effet, depuis 1897 (date marquant le soixantième anniversaire de sa régence), un monument entouré de canons honore son règne sur la colonie (voir Image 3).

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Photographie 3 — Monument de la Reine Victoria, Québec, entre 1904 et 191442

13Le 12 juillet 1963, les militants du FLQ optent cette fois-ci pour le dynamitage43. Outre le symbole, aucune note n’est laissée sur les intentions et aucun accusé ne sera identifié, seuls témoins de l’action : une échelle utilisée par les militants, des débris témoignant de la puissance de la déflagration, parmi lesquels la tête de la reine complètement sectionnée. Depuis, bien que certaines voix aient demandé la réinstallation de la statue dans le parc Victoria pour le quatre-centième anniversaire de la Ville de Québec, ce projet n’a pas eu lieu puisque la statue est dans un trop piètre état44.

14Enfin, bien que la contextualisation de ces déboulonnages et le sens donné par ces actions directes par les militants canadiens-français45 représentent un défi, notamment en raison du fait que les sources consultées sont principalement de nature journalistique et patrimoniale, nous pouvons affirmer que ces actions ne sont pas isolées. En effet, elles s’inscrivaient dans un continuum de contestation des monuments publics, dont les médiums privilégiés étaient la peinture et le graffiti comme en témoigne la colonne Nelson, ainsi que les deux autres monuments discutés dans cette section, qui en ont été maintes fois recouverts. Bien entendu, les moyens d’action déployés par les nationalistes canadiens-français sont communs à d’autres groupes, par exemple, en 2018, un groupe anticolonial s’identifiant comme « Delhi-Dublin » a peint en vert (lors de la célébration de la Saint-Patrick) la statue de la reine Victoria46 à Montréal (en effet, il y a une autre statue de la reine là-bas). Ses membres expliquaient dans un communiqué de presse que cette action collective visait à dénoncer son règne (Victoria) qui « représente un héritage criminel de génocide, de meurtres de masse, de torture, de massacres, de terreur, de famines forcées, de camps de concentration, de vol, de dénigrement culturel, de racisme et de suprématie de la race blanche »47. Le contenu de cette admonestation, comme nous le verrons dans la prochaine section, est lourd de sens face aux expériences de mépris et d’injustice que continuent de porter, malgré elles, les personnes autochtones, noires et racisées au pays.

II. Les luttes antiracistes, noires et autochtones du xxie siècle

15Dans le but de situer les particularités de l’expérience coloniale au Canada eu égard aux peuples autochtones, ainsi qu’aux groupes considérés racisés48, nous suggérons de reprendre brièvement trois évènements historiques majeurs qui illustrent l’assujettissement de ces populations. Cette démarche d’historicisation des violences permettra de mieux saisir les trois exemples de démolition et de décapitation de statues entre 2020 et 2021 par des militants antiracistes, noirs et autochtones.

16Le premier évènement historique touche la pratique esclavagiste allant du milieu du xviie siècle, jusqu’au premier quart du xixe siècle49. Durant cette période, l’historien Marcel Trudel a répertorié 4.185 esclaves, environ 64,1 % sont Autochtones (Panis) et 34,5 % Noirs, alors que 1,4 % possédaient la double identité (Noir et Autochtone). Ces personnes privées de leur liberté et réduites à un statut de marchandise, étaient données, vendues ou échangées auprès de commerçants, de religieux, de politiciens, ou encore de familles argentées sous le Régime français et le Régime anglais50. Ce chevauchement n’est pas anodin puisqu’il existe une tendance, dans les discours publics et scientifiques, à vouloir comparer ces régimes coloniaux successifs quant au degré de dépossession, d’exploitation et d’assujettissement des personnes noires, autochtones et racisées par les colonisateurs et les colons.

17Le deuxième évènement est lié à la politique éducative assimilationniste envers les enfants autochtones, soit le système des pensionnats indiens, financé par le Gouvernement fédéral canadien et administré par cinq ordres chrétiens à partir de 188351. Grâce aux survivants autochtones qui ont partagé leurs histoires dans l’espace public à partir des années 1990, mais surtout lors des audiences publiques de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2008-2015), nous savons que plus de 150.000 enfants autochtones ont été arrachés à leur famille sous le prétexte de les « civiliser ». Cette mission passait par l’effacement et le reniement de leurs origines, de leur langue, des liens familiaux, de leurs croyances, mais surtout par le travail, par l’inculcation de la honte, par des violences physiques, mentales et sexuelles ; qui à ce jour continuent d’entraîner des conséquences sur les membres des communautés autochtones52.

18Enfin, le troisième évènement rend visibles des préjugés négatifs eu égard à certains types d’immigrants non-européens53 désireux de s’installer au Canada pour améliorer leurs conditions de vie. C’est le cas d’immigrants d’origine chinoise qui sont venus œuvrer, à très bas salaire, à la construction du chemin de fer Canadien Pacifique (1881-1885) qui reliait le pays d’un océan à l’autre. L’exploit technique conclu, plusieurs compatriotes ont souhaité se réunir avec leur famille. C’est dans cette conjoncture que naît, sous la gouverne de John A. Macdonald, la Loi de l’immigration chinoise de 1885-192354. Celle-ci décrète une taxe obligatoire de 50 $ par personne (majorée à 100 $, puis 500 $), afin de restreindre l’immigration sur la base de leur appartenance ethnique55. Cette hostilité envers les immigrants chinois au Canada s’est poursuivie jusqu’en 1947 par le biais de restrictions politiques sévères56.

19Bien qu’ils soient présentés de manière sommaire, ces trois évènements historiques aident à établir le contexte de domination ethnoraciale au pays. La prochaine section illustre d’ailleurs cette soif de justice et de réparation pour les torts passés, en analysant le renversement et la décapitation de John A. Macdonald, d’Egerton Ryerson et de la reine Victoria, entre 2020 et 2021. Bien que d’autres figures historiques anti-autochtones, racistes et colonialistes auraient pu être analysées, par exemple, le fondateur de la ville d’Halifax, Edward Cornwallis, un officier britannique qui offrait au xviiie siècle des récompenses pour tuer des Mi’kmaw (dont la statue a été retirée en 2018 à la suite de pression du public57), ou encore, le propriétaire de bar Gassy Jack (du nom de John Deighton), accusé d’avoir épousée en 1860, à l’âge de 40 ans, une jeune autochtone Squamish de 12 ans (Quahai-ya)58, dont la statue a été déboulonnée en 2022 à Vancouver ; nous croyons que ces trois exemples sont suffisants afin de soutenir notre argumentaire.

1. Persona non grata : Macdonald (Montréal), Ryerson (Toronto), Victoria (Winnipeg)

20La période 2020-2022 a été le théâtre d’une pandémie mondiale de Covid-19. Dans plusieurs pays, des restrictions sanitaires, politiques et économiques ont exacerbé des situations de précarité et d’inégalités sociales. Aux États-Unis, la mort en direct de George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans assassiné aux mains des forces policières à Minneapolis en mai 2020, a fait de Black Live Matter (BML) un mouvement transnational59. Nous le verrons sous peu, les échos de cette tragédie se sont fait entendre dans de nombreuses villes canadiennes à l’été 2020. En septembre 2020, le décès en milieu hospitalier d’une femme atikamekw de 37 ans, Joyce Echaquan, sous les injures racistes du personnel soignant a mobilisé60 une vague sans précédent de militants autochtones, mais aussi de citoyens et de politiciens, afin de faire reconnaître le racisme systémique au Québec61. Enfin, en mai 2021, 215 sépultures anonymes d’enfants sont découvertes sur le site de l’ancien pensionnat indien de Kamloops (Colombie-Britannique)62 ouvrant la blessure de dizaines de milliers de survivants de ces institutions éducatives, dont l’objectif avoué, selon l’expression consacrée dans la littérature, était de « tuer l’Indien au cœur de l’enfant »63. Mentionnons que l’existence de fosses communes d’enfants autochtones sur les sites d’anciens pensionnats était de connaissance publique depuis le travail de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (CVR). Toutefois, cette découverte à Kamloops a ouvert la porte à d’autres fouilles par géoradar autour de plusieurs des 139 anciens pensionnats autochtones au pays. Dès juin 2021, ce sont 715 tombes anonymes qui sont découvertes à Marieval (Saskatchewan), puis, en juillet 2021, c’est au tour de Cranbrook (C.B.) de venir faire gonfler les chiffres macabres de 182 dépouilles. Malgré un décompte qui n’est pas terminé, la prise en compte des violences liées au « génocide culturel »64 est un moteur de mobilisations populaires comme nous le verrons.

21L’évènement particulier par lequel nous débuterons est le déboulonnement d’un des Pères de la Confédération canadienne et ancien Premier ministre, John A. Macdonald, au Square Dorchester à Montréal65, le 29 août, lors d’une manifestation dans le cadre d’une marche BLM pour le définancement de la police (defund the police)66. Le monument de bronze de 17 mètres de haut, installé en dessous d’un baldaquin depuis 1895, a d’abord été peint par les manifestants, puis drapé d’une banderole indiquant : « Ce monument glorifie les génocides. »67 Cette inscription visait à dénoncer l’implication directe de Macdonald, en tant que Premier ministre et ministre des Affaires indiennes, dans l’élaboration de la politique fédérale des pensionnats indiens. À la suite de jeux de cordage, la statue cède sous les exclamations de la foule. Dans sa chute, la tête se détache du tronc et roule au sol ; image symbolique qui fera les manchettes. Les employés de la ville s’occuperont de ramasser les dégâts, les policiers de faire des arrestations, depuis, Macdonald est remisé et la Ville de Montréal a décidé de ne pas lui redonner sa place68.

22Deux autres scènes similaires se sont produites un an plus tard à Toronto (7 juin 2021) et à Winnipeg (1er juillet 2021, fête du Canada). La première visait la statue d’Egerton Ryerson — un éducateur et ministre méthodiste canadien, qui a contribué à la mise sur pied des pensionnats indiens ; la seconde visait une statue de la reine Victoria — monarque qui régnait lorsque la politique d’assimilation éducative des enfants autochtones fut mise en place, mais aussi durant une partie de la signature des traités numérotés (1871-1921) qui ont dépossédé de leurs territoires ancestraux de nombreuses nations autochtones69. Relevons deux points convergents entre ces manifestations : le premier est que la stratégie de déboulonnement, puis de décapitation volontaire, a été mise en œuvre durant des manifestations visant à commémorer les enfants autochtones sans sépulture décédés dans les pensionnats. Ce mouvement se nomme « tous les enfants comptent » (Every Child Matters) et rassemble le plus souvent une foule très diversifiée, incluant des familles et des Aînés70. Le second point commun est qu’à la suite de la décapitation de Ryerson, tout comme de la reine, leurs têtes furent égarées. La première réapparue trois jours plus tard, sur un piquet, dans un camp de défense du territoire de la Six Nations of the Grand River (1492 Land Back)71, alors que la seconde fut repêchée le lendemain dans la rivière Assiniboine.

23Dans ces trois cas spécifiques, la désacralisation des monuments lors de manifestations par des activistes autochtones, noirs et antiracistes, dénonce le génocide culturel et le racisme structurel contre les peuples autochtones au Canada. Bien que nous ne puissions pas nous avancer sur la préméditation de ces coups d’éclat, ceux-ci semblent a priori avoir une dimension spontanée. Ces actions directes s’inscrivent dans un contexte national de demandes répétées, de la part de citoyens et d’organisations, pour retirer ces figures historiques controversées de l’espace public, ce qu’ont fait des villes comme Halifax, Victoria, Kingston, pour ne nommer que celles-ci. D’autres stratégies décoloniales sont mises en place par les militants autochtones, noirs et antiracistes, comme changer les noms des rues/lieux associés à des propriétaires d’esclaves, comme James McGill (à l’université montréalaise éponyme), ou encore, le général britannique Jeffrey Amherst qui méprisait les minorités linguistiques francophones et les Autochtones qu’il considérait comme de la « vermine »72. Néanmoins, en raison de l’espace limité, nous souhaitons discuter brièvement de nos observations en revenant sur l’hypothèse au fondement de notre travail comparatif.

Discussion

24Par présentation des stratégies de déboulonnage employées par les Canadiens français (xixe-xxe siècles) et les militants autochtones, noirs et antiracistes (xxie siècle), nous avons entrepris d’esquisser une convergence entre des mémoires et des identités collectives contestant l’héritage colonial. Or, il appert que cet héritage doit se conjuguer au pluriel. En effet, dans le cas qui nous occupe, il est pertinent de reprendre la distinction proposée par l’historienne de l’art Ruth B. Phillips, à savoir qu’il existe dans les sociétés coloniales, comme au Canada, deux mouvements anticoloniaux. Le premier est « avancé par les populations colonisatrices désireuses de s’affranchir des ‘mères’ impériales »73, le second est agi « par les peuples autochtones colonisés à l’intérieur du pays qui s’opposent aux régimes coloniaux des colons et des puissances impériales »74. Bien qu’utile, adjoignons à ce dualisme (entre populations colonisatrices et peuples colonisés), que les Canadiens français ne sont pas complètement représentés dans la première catégorie, alors que les immigrants racisés de plusieurs générations, ou encore, les réfugiés en attente de statut, etc. le sont difficilement dans la seconde.

25Au-delà de la conflictualité entre ces groupes au sein de la société canadienne, cette analyse a misé sur le cadre de la « mémoire multidirectionnelle » afin de s’éloigner d’une logique de compétitivité dans la saisie des sujets de justice face aux oppressions coloniales. De ce fait, la réfutation de l’héritage douloureux, honteux, voire difficile, par les militants canadiens-français, autochtones, noirs et antiracistes, converge vers la dislocation matérielle et symbolique de monuments représentant un pouvoir considéré illégitime par ces groupes sociopolitiques. Alors que les coups d’éclat, avortés ou réussis, contre la colonne Nelson à Montréal (xixe siècle), le monument Wolfe, ainsi que la statue de la reine Victoria à Québec (xxe siècle), évoquent une forme d’écriture à partir de la marge canadienne-française contre le fédéralisme canadien et l’impérialisme britannique ; ceux portés par la démolition et la décapitation de Macdonald à Montréal, Ryerson à Toronto et la reine Victoria à Winnipeg au xxie siècle, dénoncent aussi des représentants du pouvoir anglo-saxon et de la monarchie britannique, cette fois-ci par rapport au racisme structurel et au « génocide culturel » commis envers les Premiers Peuples. Ainsi, des solidarités croisées existent, sont convergentes, dans l’expression de mémoires et d’identités collectives diverses souhaitant rompre avec les symboles des héritages coloniaux dans l’espace public.

26Cela est visible dans le cas de la statue de l’ancien Premier ministre John A. Macdonald, vandalisée à répétitions, à Montréal, entre 2018 et 2020 par des activistes francophones. Dans les discours de justifications rapportés, il est parfois mention de l’affiliation de Macdonald à une loge des orangistes (qui expliquait son sentiment anti-francophone75), ou encore, il est accusé de la pendaison du leader Métis76 Louis Riel (ayant des ancêtres canadiens-français et autochtones) après la rébellion de la rivière Rouge (1869-1870). De plus, il semble exister, chez les Québécois au xxie siècle, un appui grandissant envers les luttes antiracistes et autochtones. Ce soutien passe, entre autres, par une approche autocritique des figures canadiennes-françaises longtemps mythifiées. C’est le cas d’une action d’éclat, revendiquée par des francophones, en juin 2020, sur le monument de Dollar des Ormeaux, au parc Lafontaine à Montréal, où un graffiti rouge « assac[sic]in » dénonçait les actes violents commis envers les peuples autochtones.

27Cela dit, deux éléments distinguent les militants canadiens-français et les militants autochtones, noirs et antiracistes face à l’oppression coloniale. Le premier est que les colons canadiens-français et leurs descendants ont, dans une certaine mesure (même si en bas de l’échelle socioéconomique pendant longtemps), profité de l’accaparement territorial et de l’exploitation des ressources77. Le second est que malgré le fait que les Canadiens français ont été longtemps « ethnicisés » — donc perçus comme inférieurs aux personnes d’ascendance britannique au pays78 — la « cause » de la survivance et de l’affirmation de l’identité canadienne-française (québécoise) parle peu de sa « blanchité »79. C’est pourquoi, bien que les actions de contestation de l’ordre du colonialisme britannique, menées au xixe siècle et pendant une bonne partie du xxe siècle, ont fait appel à un prisme ethnicisant et classiste (témoignant des privilèges des Canadiens anglais par rapport aux Canadiens français). Il existe par ailleurs un gouffre entre la reconnaissance des dynamiques économiques et culturelles de la société coloniale britannique — dévalorisant ou exploitant les Canadiens français — et les structures de racialisation et de domination propres à la colonisation d’occupation (settler colonialism) et l’esclavage transatlantique vécues par les personnes autochtones, noires et racisées80 au Canada. Cela explique probablement en partie pourquoi les stratégies de déboulonnage menées par ces derniers, passent assurément par la dénonciation de la suprématie blanche, comme l’affirment ces auteurs :

« Les symboles de suprématie et de domination raciale et sociopolitique dans l’espace public sont ‘ciblés’ et contestés afin de préparer le terrain pour la création d’un paysage commémoratif hétérogène, qui reconnaît les héritages de diverses communautés. »81

Conclusion

28À la suite de cette analyse s’employant à faire dialoguer des identités et mémoires collectives sur des enjeux de dé-commémoration, nous pouvons dire que le déboulonnage des monuments au Canada invite à refuser de contempler l’horreur de l’impérialisme européen et des exactions coloniales avec un sentiment de regret, de culpabilité ou d’indifférence. Cette stratégie mise en avant par les militants canadiens-français (xixe-xxe siècles) et les militants autochtones, noirs et antiracistes (xxie siècle) propose l’instauration d’un nouvel imaginaire national où les personnes, dont les voix ont longtemps été rendues silencieuses, occupent une position privilégiée pour raconter. Réitérons que dans le cadre canadien, il existe une certaine résistance à écrire les rapprochements entre les réalités coloniales vécues par les Canadiens français et les personnes autochtones, noires et racisées. Nous croyons que l’une des raisons est la tendance, d’une part, à la compétitivité mémorielle qui nuit à la prise en compte de la simultanéité des expériences, d’autre part, parce que l’actualité de certaines luttes pousse à des impératifs politiques, comme c’est le cas pour la reconnaissance du racisme systémique. C’est pourquoi, dans cette configuration des mémoires multidirectionnelles, il nous semble important de nommer les avancées quant à l’affirmation et la reconnaissance des droits des Canadiens français, parmi lesquelles le rapatriement de nombreux programmes fédéraux vers la province depuis les années 1960 et la reconnaissance d’un statut de « société distincte » enchâssé dans plusieurs jugements de la Cour suprême et au Parlement canadien. En proposant de sortir d’une logique d’ordonnancement des souffrances et des injustices, nous postulions qu’il était possible de produire de nouvelles formes de solidarité qui interpelleraient l’histoire d’oppression d’un groupe afin de poursuivre les réflexions sur les conséquences des héritages coloniaux au pays pour d’autres groupes historiquement désavantagés.

29Il est de notre avis que lorsqu’on prend le temps de s’intéresser aux multiples couches de perte, de dénégation, d’humiliation vécues par les militants faisant usage de la stratégie du déboulonnage des monuments, il est possible de voir poindre une anxiété historique profonde dans l’imaginaire national canadien face à ces « Autres ». Pendant longtemps, les prémisses de supériorité religieuse et civilisationnelle (comprendre raciale) — au fondement de l’imposition de la doctrine de la découverte par les Français, puis de la loi de la conquête par les Britanniques, pour ne donner que ces exemples — se sont incarnées dans la pierre, le bronze ou toute autre matière pérenne dans l’espace public. Ces représentations du passé viennent désormais se heurter aux discours de souveraineté et d’autogouvernance des Premiers Peuples qui exigent la restitution notamment d’une partie de leurs terres ancestrales et une redistribution plus juste des profits issus des industries extractivistes. Nul doute que ces dynamiques de mémoire entre les communautés nationales et régionales représentent des défis politiques de taille, surtout si l’on souhaite reconnaître et combattre les inégalités actuelles liées aux héritages coloniaux, notamment le manque d’accès au logement, à la santé, à l’emploi, etc. En définitive, puisque le chantier de déconstruction est vaste, tisser des liens de solidarité intergroupes — en reconnaissant la nécessité de distinguer les particularités sans hiérarchiser, en écoutant sans s’approprier l’expérience d’autrui — semble une condition essentielle à la poursuite de ce projet de société fondé sur la justice sociale, l’égalité et la diversité.

Notes

1 Inscription couvrant la statue d’Egerton Ryerson, Toronto, juillet 2020. « Tear down monuments that represent slavery, colonialism, and violence. » (Notre traduction). Fraser Ted, « Three arrested after demonstrators splash paint on the statues of John A. Macdonald and Egerton Ryerson », The Toronto Star, 18 juillet 2020.

2 Frank Sybille et Ristic Mirjana, « Urban fallism », City, 3 juillet 2020, vol. 24, no 3‑4, pp. 552‑564.

3 Ahmed A. Kayum, « Towards an Emergent Theory of Fallism (and the Fall of the White-Liberal-University in South Africa) », in Mahomed Faraaz, Bhabha Jacqueline et Giles Wenona (dir.), A Better Future: The Role of Higher Education for Displaced and Marginalised People, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, pp. 339‑362.

4 Tenorio Sam C., « White Carceral Geographies », South Atlantic Quarterly, 1er juillet 2022, vol. 121, no 3, pp. 515‑539.

5 Fortin Jacey, « Toppling Monuments, a Visual History », The New York Times, 17 août 2017.

6 Selon le Bureau de la traduction du Canada, l’expression « canadien français » s’emploie à la fois comme nom propre et adjectif. Dans le premier cas, l’expression prend une majuscule à Canadien et s’écrit sans trait d’union (Canadien français), dans le deuxième cas, l’expression prend une minuscule et un trait d’union (canadien-français). Cet article reprendra cette nomenclature.

7 Da Silva Catela Ludmila, « Staged memories: Conflicts and tensions in Argentine public memory sites », Memory Studies, 2015, vol. 8, no 1, pp. 9‑21. ; Hodgkin Katharine et Radstone Susannah (dir.), Memory, history, nation : contested pasts, New Brunswick (N.J.), Transaction Publishers, 2005, 280 p. ; Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 675 p.

8 Une mémoire compétitive qui, par exemple, forcerait à choisir ou hiérarchiser les mémoires de l’esclavage des Afro-Américains, ou encore, du génocide des Autochtones.

9 Rothberg Michael, Multidirectional memory: remembering the Holocaust in the age of decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2009, 408 p.

10 « […] as subject to ongoing negotiation, cross-referencing, and borrowing; as productive and not privative ». (Notre traduction). Ibid., p. 3.

11 Ibid., p. 4.

12 Ibid., p. 310.

13 Fraser Nancy, « Qui compte comme sujet de justice ? La communauté des citoyens, l’humanité toute entière ou la communauté transnationale du risque ? », Rue Descartes, 2010, vol. 1, no 67, pp. 50‑59.

14 « Vandalism’ […] is understood as a form of writing (though a violent one) of an alternative vision of the past. » (Notre traduction). Milton Cynthia, « Defacing memory: (Un)tying Peru’s memory knots », Memory Studies, 2011, vol. 4, no 2, p. 190.

15 Rousseau Audrey, « La volonté politique de commémoration des morts appartient aux vivants », Conserveries mémorielles, 2017, no 21.

16 Gensburger Sarah, « The paradox of (de)commemoration: do people really care about statues? », The Conversation, 2020.

17 Gensburger Sarah et Wüstenberg Jenny (dir.), Dé-commémoration : Quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues, Fayard, Paris, 2023, p. 10.

18 Cette campagne, menée par des étudiants noirs et racisés en 2015, visait à faire retirer la statue de Cecil Rhodes du campus de l’Université du Cap.

19 Frank Sybille et Ristic Mirjana, « Urban fallism », op. cit., p. 556.

20 « […] form of political iconoclasm that attacks symbols which reinforce racism, oppression, discrimination and intolerance with a view of transforming the city into a place of heterogeneity, equality and social justice ». (Notre traduction). Ibid.

21 Garton Paul M., « #Fallism and alter-globalisation: South African student movements as multi-institutional responses to globalisation », Globalisation, Societies and Education, 2019, vol. 17, no 4, p. 407.

22 L’expression est utilisée dans le rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (2015) afin d’exprimer la volonté d’annihilation des cultures et traditions autochtones par le biais du système éducatif des pensionnats indiens.

23 Pour une explication du passage de Canadiens français à Québécois, voir Oakes Leigh et Warren Jane, Langue, citoyenneté et identité au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, pp 29-52.

24 L’expression provient du roman de Hugh MacLennan (Two Solitudes, 1945), elle s’est cristallisée au fil du temps afin de représenter l’isolement entre les communautés anglophones et francophones au Canada.

25 Notons qu’en tant que monarchie constitutionnelle, l’État canadien a pour chef héréditaire le représentant de la Couronne britannique, et ce, bien que les pouvoirs législatifs et politiques soient exercés par les élus des assemblées démocratiques (provinciales, territoriales et fédérale) depuis 1867.

26 L’échec de la révolte des Patriotes (1837-1838) — un mouvement indépendantiste inspiré des républiques françaises et américaines — nourrira le nationalisme canadien-français (Oakes Leigh et Warren Jane, Langue, citoyenneté et identité au Québec, op. cit., p. 30.)

27 À la suite de la rébellion armée des Patriotes, le rapport de Lord Durham (1839), méprisant envers les Canadiens français, suggère leur assimilation par l’unification du Haut et Bas-Canada au sein d’un seul gouvernement.

28 Je ferais remarquer que ces deux groupes nationaux, Canadiens anglais et Canadiens français, n’évoquent que très rarement, avant les années 1990-2000, le fait qu’ils occupent des territoires autochtones. Le discours public sur la colonisation au Canada est relativement récent, comme en témoigne une déclaration de l’ancien Premier ministre du Canada, Steven Harper, lors du G20 à Pittsburgh en 2009 : « Canada has no history of colonialism. » Shrubb Rebecca, Historical Amnesia: The Erasure of Indigenous Peoples from Canada’s History, Mémoire de maîtrise, sociologie, Victoria, Université de Victoria, 2014, 133 p.

29 Monet Jacques, La première révolution tranquille : le nationalisme canadien-français (1837-1850), Montréal, Fides, 1981, p. 38.

30 Ibid., p. 72.

31 J’utilise ce terme ici en référence à la « Révolution tranquille » des années 1960, impliquant une remise en question culturelle et religieuse de l’identité québécoise, tout autant qu’un projet de gouvernance politique de la nation francophone en Amérique du Nord, voir Paquin Stéphane et Rioux Hubert, La Révolution tranquille 60 ans après : rétrospective et avenir, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2022, 271 p.

32 « Monument à la mémoire de l’amiral Nelson », Répertoire du patrimoine culturel du Québec, disponible à l’adresse suivante : https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=114790&type=bien (consultée le 30 août 2023).

33 Laforge Monique, « La colonne Nelson, monument à un héros de la marine », Mémoires des Montréalais, Ville de Montréal, 2016, disponible à l’adresse suivante : https://ville.montreal.qc.ca/memoiresdesmontrealais/la-colonne-nelson-monument-un-heros-de-la-marine (consultée le 20 avril 2023).

34 « La colonne Nelson : la version du jeune Hugues », La Patrie, 21 novembre 1893, p. 3.

35 Ibid.

36 Bartlett W.H., Londres, Iconographie, 17 x 24 cm, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 0002723769, disponible à l’adresse suivante : https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1996231 (consultée le 26 février 2024).

37 « […] military hero of the 18th century […] His victory over the French at Quebec in 1759 resulted in the unification of Canada and the American colonies under the British crown ». (Notre traduction). « James Wolfe : The heroic martyr », The National Army Museum, Londres, disponible à l’adresse suivante : https://www.nam.ac.uk/explore/James-Wolfe (consultée le 21 avril 2023).

38 Holland Samuel, 1790, cité dans « Monument Wolfe », Commission des champs de bataille nationaux, gouvernement du Canada, disponible à l’adresse suivante : https://www.ccbn-nbc.gc.ca/fr/histoire-patrimoine/histoire-site/site-rassembleur/#wolfe (consultée le 21 avril 2023).

39 Noël Dave, « Six autres statues déboulonnées ou abîmées au Québec », Le Devoir, 1er septembre 2020.

40 ND., photographie, carte postale, Paris, Bibliothèque et Archives
nationales du Québec, disponible à l’adresse suivante : https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/1951264 (consultée le 26 février 2024).

41 Rayburn Alan et Harris Carolyn, « Victoria », Encyclopédie canadienne, 2006.

42 ND. photographie, carte postale, Paris, 9 x 14 cm, Bibliothèque et
Archives nationales du Québec, disponible à l’adresse suivante :
https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/1951270 (consultée le 26 février 2024).

43 « Le terrorisme sévit toujours au Québec », Le Soleil, no 166, 13 juillet 1963.

44 Lachaussée Catherine, « Cinq monuments et statues qui ont eu la vie dure à Québec », Radio-Canada, 5 septembre 2020.

45 Sur le plan historique et politique, il est plus juste de parler d’identité « québécoise » pour décrire les militants du FLQ, toutefois, pour les besoins de l’article, et parce que cette appellation ne dénature pas nos propos, nous les englobons sous la dénomination « canadienne-française ».

46 Olivier Annabelle, « Queen Victoria statue vandalized in Montreal », Global News, 24 mars 2019.

47 « […] represents a criminal legacy of genocide, mass murder, torture, massacres, terror, forced famines, concentration camps, theft, cultural denigration, racism, and white supremacy ». (Notre traduction). Ibid.

48 Doytcheva Milena et Gastaut Yvan, « Race, Racismes, Racialisations. Enjeux conceptuels et méthodologiques, perspectives critiques », Émulations, no 42, 2022.

49 Bien que le premier esclave noir répertorié en Nouvelle-France soit arrivé vers 1629, nombre d’esclaves autochtones étaient probablement déjà en circulation, comme l’évoque Trudel (voir la note ci-bas). La pratique générale de l’esclavage prend son envol à la suite de la permission royale de 1689, pour n’être pratiquement plus perceptible vers 1810-1820, soit quelques années avant l’abolition de l’esclavage par l’Empire britannique en 1834.

50 Trudel Marcel et D’Allaire Micheline, Deux siècles d’esclavage au Québec, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2009, 359 p.

51 La politique éducative formelle du gouvernement Canada débute en 1883, bien que des écoles destinées aux Autochtones aient existé dès 1830. Le dernier pensionnat ferme ses portes en 1996.

52 Pour en savoir plus sur les pensionnats autochtones ou « indiens », voir Ils sont venus pour les enfants : le Canada, les peuples autochtones et les pensionnats, Winnipeg, Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR), 2012, 124 p. et Le Centre national pour la vérité et la réconciliation, disponible à l’adresse suivante : https://nctr.ca/?lang=fr (consultée le 6 avril 2023).

53 Nous devrions préciser Européens du Nord-Ouest, puisque les Européens du Sud-Est étaient perçus comme une migration « ethnique », un peu comme les Irlandais à la même époque (méprisés par l’autorité britannique), et devaient faire face à des attitudes et pratiques xénophobes et racistes malgré leur « blancheur ».

54 « Immigration de la Chine, 1885-1949 », Bibliothèque et Archives Canada, disponible à l’adresse suivante : https://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/immigration/documents-immigration/immigrants-chine-1885-1949/Pages/introduction.aspx (consultée le 6 avril 2023).

55 « Acte de l’immigration chinoise, 1885 », Musée canadien de l’immigration du Quai 21, disponible à l’adresse suivante : https://quai21.ca/recherche/histoire-d-immigration/acte-de-l-immigration-chinoise-1885 (consultée le 6 avril 2023).

56 Brosseau Laurence et Dewing Michael, Le multiculturalisme canadien : étude générale, Ottawa, Division des affaires juridiques et sociales, publication no 2009-20-F, 2009, 34 p.

57 Williams Cassie et Patil Anjuli, « Controversial Cornwallis statue removed from Halifax park », Canadian Broadcasting Corporation (CBC), 31 janvier 2018.

58 Judd Amy, « Gassy Jack Statue in Vancouver Gastown toppled during women’s memorial march », Global News, 14 février 2022.

59 Célestine Audrey, Martin‑Breteau Nicolas et Recoquillon Charlotte, « Introduction - Black Lives Matter : un mouvement transnational ? », Esclavages & Post-esclavages,no 6, 2022.

60 Voir Le Principe de Joyce, disponible à l’adresse suivante : https://principedejoyce.com/fr/index#quoi (consultée le 10 décembre 2022).

61 Voir Posca Julia et Mansour Wissam, « Qu’est-ce que le racisme systémique ? », Blog IRIS, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020.

62 Dickson Courtney et Watson Bridgette, « Remains of 215 children found buried at former B.C. residential school, First Nation says », CBC, 28 mai 2021.

63 Ils sont venus pour les enfants, op. cit. p. 81.

64 Rapport final, Ottawa : CVR, 2015, 527 p.

65 Il existe plusieurs statues de John A. Macdonald au pays.

66 C’est un mouvement qui est né à la suite de nombreux meurtres de citoyens noirs et racisés non armés aux États-Unis, afin de réduire les budgets alloués aux corps policiers et réallouer ces sommes pour des services de prévention de proximité qui sécuriseraient les populations victimes de profilage racial et social.

67 Aubin Erika et Lancette Camille, « La statue de Johan A. Macdonald déboulonnée et décapitée », Le Journal de Montréal, 29 août 2022.

68 « La statue de Johan A. Macdonald ne sera pas réinstallée à la place du Canada », Radio-Canada, 30 août 2023.

69 « 2 statues of queens toppled at Manitoba Legislature », CBC, 1er juillet 2021.

70 Titre donné par une collectivité autochtone à une personne autochtone qui a des expériences de vie et des connaissances traditionnelles afin de guider les générations.

71 Leck Sebastien, « The head of the statue of Egerton Ryerson now on a spike at Land Back Lane in Caledonia, Ont. », CBC, 10 juin 2021.

72 Jefferson Christie, La conquête par le droit, Ottawa : Sécurité publique Canada, 1994, 200 p.

73 « […] advanced by settler populations desiring independence from imperial mother countries ». (Notre traduction). Phillips Ruth B., « Settler Monuments, Indigenous Memory: Dis-Membering and Re-Membering Canadian Art History », in Neatby Nicole et Hodgins Peter (dir.), Settling and Unsettling Memories: Essays in Canadian Public History, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 341.

74 « […] by internally colonized Indigenous peoples who oppose the colonial regimes of both settlers and imperial powers ». (Notre traduction). Ibid.

75 Par exemple, en 1890, Macdonald demanda l’abolition des écoles franco-manitobaines.

76 Le peuple Métis est l’un des trois peuples autochtones (avec les Premières Nations et les Inuits) reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle canadienne (1982).

77 Dans les faits, ce sont les administrations coloniales, les investisseurs et les compagnies industrielles, forestières, minières et agricoles, qui ont empoché les profits et non les petits colons, voir Deneault Alain, Bande de colons : une mauvaise conscience de classe, Montréal, Lux éditeur, 2020, 209 p.

78 À titre d’illustration des préjugés à l’égard des Canadiens français, reprenons ce que le député et futur premier ministre, Louis-Hyppolyte La Fontaine, écrivait en 1838 : « [il faut] cesser de considérer [l]es Canadiens français comme une race séparée […] de les percevoir ‘comme des êtres inférieurs […] qui devraient toujours être traités comme tels’ ». Monet Jacques, La première révolution tranquille, op. cit., p. 64, nous soulignons.

79 La « blanchité » est une catégorie sociale construite dans le temps et l’espace. Afin de poursuivre la discussion sur cette notion en évitant une lecture essentialiste, voir Eid Paul, « Les majorités nationales ont-elles une couleur ? Réflexions sur l’utilité de la catégorie de « blanchité » pour la sociologie du racisme », Sociologie et sociétés, 2018, vol. 50, no 2, pp. 125‑149.

80 Néméh-Nombré Philippe, « ‘Sauvage’, ‘esclave’ et ‘Nègres blancs d’Amérique’ : hypothèses sur le complexe onto-politique québécois. Histoire Engagée, 11 avril 2019, disponible à l’adresse suivante : https://histoireengagee.ca/sauvage-esclave-et-negres-blancs-damerique-hypotheses-sur-le-complexe-onto-politique-quebecois/ (consultée le 29 août 2023).

81 « Symbols of racial and socio-political supremacy and dominance in public space are targeted and contested in order to set the stage for the creation of a heterogeneous memorial landscape, which acknowledges the legacies of diverse communities. » (Notre traduction). Frank Sybille et Ristic Mirjana, « Urban fallism », op. cit., p. 556.

Pour citer cet article

Audrey Rousseau, «Le déboulonnage des monuments au Canada : une stratégie de résistance convergente des militants autochtones, noirs et antiracistes, ainsi que des Canadiens français, pour faire face aux héritages coloniaux», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahiers n°9. Varia, URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=314.

A propos de : Audrey Rousseau

Audrey Rousseau est professeure agrégée de sociologie au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais (UQO).