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Sarkozy et la lettre de Guy Môquet : un cas d’instrumentalisation ?
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Le personnage de Guy Môquet, et plus particulièrement la lettre qu’il adressa à ses parents à la veille de son exécution occupèrent une place importante dans le discours de Nicolas Sarkozy durant la période pré-électorale de 2007. La place attribuée au jeune militant communiste dans le discours sarkoziste perdura après l’élection de celui-ci à la fonction de président de la République française. Le moins qu’on puisse dire est que cette thématique fit couler beaucoup d’encre à l’époque et ne suscita guère l’unanimité. Maintenant que le calme est revenu, il paraît intéressant de se pencher rétrospectivement sur le sujet. Quelle utilisation Nicolas Sarkozy fit-il de la lettre de Guy Môquet et de son auteur ? Au travers de cet article, un descriptif du personnage historique ainsi que de la façon dont Nicolas Sarkozy en usa seront présentés. Comme nous le verrons, la façon dont le jeune homme apparaît peut s’inscrire dans différentes configurations. Un intérêt particulier sera également accordé aux différents protagonistes étant intervenus à l’époque, qu’ils soient partis ou autres acteurs politiques. Enfin, une telle thématique suscite nombre de réflexions. Parmi ces dernières, la question de l’utilisation de la figure de Guy Môquet et de sa lettre est posée. Peut-on parler d’instrumentalisation de ce personnage par Nicolas Sarkozy ? Nous proposons donc de déterminer la véracité de cette hypothèse au travers de cet exposé.
Qui était Guy Môquet ?
1Avant toute chose, un bref récapitulatif de la fin de vie de Guy Môquet semble pertinent. En effet, c’est la mort du jeune homme qui est davantage mise en exergue, comme nous le verrons plus tard. Cet exercice s’efforcera d’être le plus factuel possible, les différentes interprétations seront abordées par la suite.
2Guy Môquet naît en 1924 à Paris. Son père, Prosper Môquet, cheminot et militant syndical devient député communiste en 1936. Entré aux jeunesses communistes réorganisées clandestinement, Guy Môquet est arrêté par des policiers français dans le métro Gare de l’Est, à Paris, le 13 octobre 1940, alors qu’il est en train de distribuer des tracts pro-communistes, et est placé en liberté surveillée. Par la suite, il est interné administrativement suite à un décret visant les communistes et emmené dans le camp de Choisel, près de Chateaubriant, en 19411.
3À cette époque était mis en application par l’occupant nazi le « code des otages ». En substance, celui-ci légitimait les représailles envers les Français en cas d’attaque à l’encontre de membres de l’occupation ou de ses infrastructures. Le meurtre d’un Feldkommandant à Nantes, sans que l’on puisse en trouver les responsables, lance l’application dudit code. Il ne fait aucun doute que les autorités françaises aient été impliquées dans la désignation des otages, en particulier Pierre Pucheu, ministre de l’intérieur de l’époque. Cette implication se fit au travers de la rédaction d’une liste reprenant 61 « otages » français. Dix-sept noms seront tirés de cette liste. Bien que ne figurant pas initialement sur la liste, Guy Môquet fut désigné par les autorités allemandes, en raison de son jeune âge. En effet, un jeune homme aurait été aperçu par les témoins ayant assisté à l’assassinat du Feldkommandant: en vertu du code des otages, si un jeune est impliqué, un autre jeune doit mourir. De plus, il semble que son père soit également visé au travers de cette désignation. Neuf autres communistes choisis par l’occupant seront également sélectionnés2.
4Le 22 octobre 1941 furent exécutés par balles ceux qui seront surnommés les 27, dans une carrière de sable à deux kilomètres du camp de Choisel.
5Cet évènement semble avoir été un tournant dans l’opinion publique française. En effet, bien que peu sensible a priori au sort des otages et des résistants, la population fut émue par cet évènement. Le PCF clandestin, utilisa largement cette image de « martyrs » (tous les suppliciés étaient communistes) dans sa propagande. Dans la période qui suivit, Pétain interdit à ses lieutenants de constituer les listes d’otages et Hitler restreint le principe du code des otages au profit de grands procès spectacles3.
6Dès 1944, Guy Môquet est cité par le général de Gaulle à l’ordre de la nation. Plus tard, en 1956, le Général évoquera « votre jeune fils mort si bravement et cruellement pour la France » dans une lettre au père de Guy4.
7Depuis lors, la figure de Guy Môquet n’a plus guère été utilisée…jusqu’en 2006. C’est en effet à cette époque qu’elle émerge dans les discours de Nicolas Sarkozy. Cette seconde partie a pour but de recenser les principales utilisations de la figure de Guy Môquet dans les actes et paroles du candidat-président puis du Président en fonction. Les buts supposés de cette exploitation seront abordés dans la seconde partie.
8On retrouve la première mention à Guy Môquet à la fin d’un discours de 2006 prononcé à l’issue de l’université d’été des jeunes UMP (Union pour un Mouvement Populaire)5. Par la suite, Guy Môquet apparaît dans le discours énoncé lors du congrès d’investiture de l’UMP, le 14 janvier 20076. Dans ce discours, Nicolas Sarkozy assimile la France à la figure de Guy Môquet notamment, mais aussi à d’autres figures historiques françaises. « La France, elle a 17 ans le visage de Guy Môquet quand il est fusillé : ‘17 ans et demi… Ma vie a été courte ! Je n’ai aucun regret si ce n’est de vous quitter tous’ ».
9Lors de son discours à la jeunesse du 18 mars 2007 au Zénith, Guy Môquet côtoie à nouveau la pucelle d’Orléans ainsi que d’autres figures historiques (Martin Luther King, Albert Cohen). Les thématiques de la partie du discours en question sont la jeunesse, mais surtout l’amour et la mort. C’est lors de ce discours que Nicolas Sarkozy annoncera sa volonté, s’il est élu, d’imposer la lecture au lycée de la dernière lettre que Guy Môquet adressa à ses parents avant d’être mené devant le peloton d’exécution. Guy Môquet sera lu non pas comme jeune communiste, mais comme jeune Français7.
10Nicolas Sarkozy est élu Président de la République française le 6 mai 2007. Le 16 mai, lors de l’hommage aux martyrs du Bois de Boulogne, qui fut la première cérémonie à laquelle Nicolas Sarkozy assista en tant que chef de l’Etat, il réitéra son intention de faire lire cette lettre par les lycéens. Cela serait, selon ses dires, sa première décision en tant que président de la république. Cette annonce fut faite dès le début de son discours. De plus quelques références à Guy Môquet suivirent, le président insistant à nouveau sur le fait que Guy Môquet était avant tout un jeune français.
11Le 30 août 2007, une note de service de Xavier Darcos, alors Ministre de l’éducation nationale, parut au bulletin officiel. Celle-ci visait à mettre en place la lecture de la lettre et la réflexion collective menée au sein des classes qui pourrait s’en suivre. La date de la lecture serait le 22 octobre, jour de la mort de Guy Môquet. Ainsi eut lieu le 22 octobre 2007, la première lecture de la lettre de Guy Môquet au lycée.
12Le 23 juin 2009, lors du remaniement ministériel, Luc Chatel remplaça Xavier Darcos à la tête du Ministère de l’éducation nationale. Le 24 septembre 2009, parut au bulletin officiel une note rappelant la lecture de la lettre. Selon l’interprétation qui fut faite de cette note par divers observateurs (dont la chaine radiophonique RTL), la lecture passerait d’obligatoire à facultative8. Cette interprétation fut démentie par la suite par Jean-Louis Nembrini, directeur général de l’enseignement scolaire.
13Concernant les années suivantes, les données concernant la lecture en classe de la lettre sont quasi inexistantes. On ne relève plus de référence à Guy Môquet dans le discours du président. Par contre, le Ministère de l’éducation nationale continua d’émettre annuellement une note concernant l’organisation de la lecture, l’aspect facultatif étant, dès lors, clairement établi.
14Enfin, il est à noter, et cela est valable pour l’ensemble de cet article, que derrière Sarkozy se cache la plume d’Henri Guaino, conseiller spécial du président. Il fut aussi le rédacteur de nombres de ses discours. Il est donc concevable qu’il soit également visé dans les analyses qui seront faites ultérieurement9.
Quelle utilisation ?
15A présent, il semble pertinent de s’interroger sur les raisons qui poussèrent Nicolas Sarkozy à exhumer la figure du jeune communiste ainsi que sur la façon dont il le présenta.
16Ce qui frappe dès le premier abord, c’est la concordance presque parfaite entre la situation ci-présentée et les caractéristiques de l’« Histoire bling bling » telles que décrites par Nicolas Offenstadt dans son ouvrage éponyme10. Premièrement, les moments où fut abordée la mémoire de Guy Môquet sont marqués par une importante médiatisation : discours lors du congrès d’investiture, discours à la jeunesse et discours lors de la cérémonie du Bois de Boulogne. Deuxièmement, comme décrit dans la section précédente, lorsqu’elle intervient, la figure de Guy Môquet côtoie pêle-mêle d’autres grandes figures historiques ou mythologiques. Jeanne d’Arc est celle qui revient le plus souvent, mais on retrouve également Antigone, Martin Luther King… Troisièmement, il s’agit bien d’une histoire « pipole », le personnage est totalement vidé de sa substance et lancé dans l’espace public. Nous aurons l’occasion de le voir plus tard, selon certains historiens, Guy Môquet n’est pas exactement le résistant martyr et innocent présenté par Sarkozy. Enfin, le constat de la disparition de la figure de Guy Môquet dans les discours du président au delà du 16 mai 2007 achève la démonstration. L’adoption par chaque élève de CM2 d’un enfant juif mort dans les camps remplacera Guy Môquet. Guy Môquet n’est donc à ce titre, qu’une des multiples figures qui composent le panthéon personnel de Nicolas Sarkozy et qu’il tente d’implanter plus largement, voire carrément d’imposer. On peut parler « d’héroïsation discursive »11, car, en effet, la figure du héros est construite au travers d’un discours, certaines caractéristiques du personnage étant mises en avant afin de confirmer son statut héroïque. Cependant, cette héroïsation ne se retrouve qu’au travers du discours et ne rencontre pas nécessairement la reconnaissance populaire, ce qui l’empêche de s’enraciner dans la pensée collective.
17À coté de cela, l’emploi que fait Nicolas Sarkozy de la figure de Guy Môquet est une nouvelle fois à placer dans le registre du pathos12. En effet, lorsqu’il exhume pour la première fois Guy Môquet, celui-ci est présenté avant tout comme un trépassé, un jeune homme mort à 17 ans13. Par la suite, lors du discours à la jeunesse, la thématique de l’amour vient s’ajouter (on retrouve ainsi 47 fois le mot « amour » dans le discours)14. Une preuve supplémentaire que le logos est mis de côté, réside dans les notes de service provenant du Ministère de l’éducation nationale décrivant la façon dont doivent se dérouler les cérémonies du 22 octobre dans les lycées15. Celle de 2007 énonce que « Cette lecture pourra être confiée à tous ceux qui, résistants ou déportés, peuvent aujourd’hui encore témoigner directement des sacrifices consentis »16, celle de 2009 annonce que « Ces lectures, [seront] laissées à l’initiative de chacun »17. On peut considérer qu’il eut été plus logique de confier la lecture à des enseignants d’histoire-géo, cette solution aurait permis de démontrer la volonté d’authenticité et de la sorte déployer une forme d’ethos18, mais ce ne fut pas le cas. Cette lecture sentimentaliste19 de l’histoire est visible dans les actions de Nicolas Sarkozy. Le discours du Bois de Boulogne aux accents très lavissiens en est la preuve incarnée : « Soyez fiers de vos aînés qui vous ont tant donné ; aimez la France car c’est votre pays et que vous n’en avez pas d’autre »20. Tout est dit en une phrase : fierté, amour, mais aucune trace de réflexion.
18Passons maintenant à une brève présentation des parties concernées par ces enjeux. Je décrirais brièvement les positions des différents partis politiques, celles-ci étant tirées la plupart du temps de déclarations de leurs représentants, ainsi que celles des enseignants et de leur syndicat, le SNES (syndicat national des enseignants du second degré).
19Commençons par le Parti Communiste français. Il est intéressant de constater que celui-ci adopta différentes positions au cours du temps. Lorsque Nicolas Sarkozy commença à exhiber la figure de Guy Môquet, cette action reçu un accueil favorable chez certains membres du parti. Cependant, cette attitude bienveillante se mua rapidement en indignation à la vue du dépouillement idéologique que Nicolas Sarkozy appliqua à Guy Môquet : ce dernier n’était plus présenté comme un héros communiste, mais comme un héros français.21 On constate alors une rapide tentative de refaire passer Guy Môquet dans le giron communiste, notamment via une campagne de promotion du parti. Sur de grandes affiches figure une photographie de Guy Môquet constituée de minuscules photographies22. On peut légitimement estimer que le parti communiste entendait ainsi surfer sur la vague de popularité d’une de ses anciennes icônes.
20La position des autres partis politiques a été moins changeante. Le discours tenu demeure le même durant toute la période, à l’exception peut-être du parti socialiste.
21En effet, on retrouve de la part des dirigeants du parti différentes dénonciations. Tantôt celles-ci portent sur l’instrumentalisation de l’Histoire faite par Nicolas Sarkozy23, tantôt sur le fait que cette politique soit le résultat d’une décision personnelle et unilatérale du président24. Se voulant plus conciliant, certains insistent sur l’importance de recadrer historiquement les évènements et de mettre l’accent sur l’engagement politique du jeune homme25. Cependant, il serait très intéressant de prendre la peine d’analyser les prises de positions des sections locales du parti. On constate certaines divergences dans leurs positions et propositions, entre elles ou vis-à-vis du national. Toutefois, une telle analyse dépasserait largement le cadre de cet article, c’est pourquoi, je m’abstiendrais de la développer.
22Concernant le Front National, il faudra se contenter d’un communiqué de presse de Jean-Marie Le Pen, président du parti à l’époque, et d’un billet publié sur son blog par Yves Daoudal, éditorialiste à National Hebdo. Ce que l’on retient de ces deux interventions, c’est la dénonciation d’une journée « cadenassée ». C’est le caractère prescriptif de la commémoration et la ritualisation de celle-ci (lettre de résistants bien déterminés, façon de lire la lettre, etc.) qui sont désignés, Yves Daoual allant jusqu’à parler d’« une journée stalinienne à l’école »26. Le fait que Guy Môquet ne fut pas à proprement parler un résistant est également dénoté.
23Enfin, la position du syndicat des enseignants, le SNES, est univoque. Celui-ci, dès l’annonce faite par Nicolas Sarkozy, enjoint les professeurs à ne pas respecter scrupuleusement les indications ministérielles, voire, dès le 3 octobre 2007, à refuser collectivement l’appel présidentiel27. La principale justification apportée par le syndicat est le refus, souvent décrit et commenté, de faire des classes une arène politique28. Il est intéressant de noter que cette position est, dans les faits, ineffective, comme cela l’a été démontré à propos d’autres sujets29. Concernant les effets de cet appel, ils sont assez mitigés. En effet, on n’assista pas à une mobilisation des enseignants en un front commun. Les réactions des enseignants furent, à nouveau, très différentes et marquées par leur orientation politique ou leur conception des principaux enjeux : histoire-mémoire-neutralité des agents de l’État.
Un cas d’instrumentalisation ?
24Bien que l’« affaire de la lettre de Guy Môquet » ne dura guère, elle donna matière à réfléchir. À travers cette section, seront présentées les réflexions qui m’interpelèrent durant mes recherches et la rédaction de cet article. Certains auteurs ont déjà eu l’occasion de se pencher sur ces aspects, sans cependant suffisamment les approfondir. Aussi, je m’attarderai sur la polyvalence des figures historiques en général et sur les conséquences qu’à celle-ci concernant Guy Môquet. Nous verrons ensuite la façon dont le jeune communiste fut dépouillé de ses atouts pour mieux coller au discours du candidat-président et aux conséquences de cet épurement. Enfin, nous reviendrons sur l’utilisation qui fut faite dans le même temps de la figure de Guy Môquet et pour terminer sur quelques observations concernant cette lettre.
25Un inconvénient récurrent lorsqu’un politique décide de mettre en exergue un personnage historique est que ce personnage n’est jamais blanc ou noir. Tout individu a sa part d’obscurité et il est parfois difficile au politique de justifier ses choix. On pourrait citer comme exemple actuel l’attachement de François Hollande à Jules Ferry et les justifications qu’il dût fournir concernant le pro-colonialisme de ce dernier. Concernant Guy Môquet, Nicolas Sarkozy a apparemment sous-estimé la tâche. Premièrement, Guy Môquet est un communiste engagé, l’exact opposé de Nicolas Sarkozy. Qui plus est, Sarkozy incarnerait ce contre quoi Guy Môquet combattait30. En effet, le candidat-président est fréquemment présenté comme l’archétype de la bourgeoisie clinquante. Deuxièmement, quelque soit la volonté de Sarkozy de le voir figurer au côté des combattants de la France Libre, Guy Môquet n’était pas à proprement parler un résistant31. Si l’on se replace dans le contexte de l’époque, au moment où Guy Môquet fut arrêté, le Pacte Molotov-Ribbentrop était toujours d’application. L’ennemi des communistes français, disciples de Moscou, était donc l’Etat français de Pétain32. Certains auteurs vont même jusqu’à avancer que les tracts que Guy Môquet distribuait lors de son arrestation appelaient à la collaboration avec l’occupant allemand33. Troisièmement, Guy Môquet ne fut pas à proprement parler un héros tel que présenté par Nicolas Sarkozy34. L’héroïsation du jeune communiste et de ses 26 camarades est le fait de la propagande communiste qui suivit leur exécution. L’image des 27, présentés comme martyrs, permit de faire basculer l’opinion publique en faveur de ce qui était devenu la « résistance communiste »35. En reprenant cette figure de martyr, Nicolas Sarkozy se ferait l’apôtre du droit au souvenir, par opposition au devoir de mémoire plus en vogue à l’heure actuelle36.
26Enfin, on ne peut occulter les tentatives visant à mieux faire « coller » la figure avec le discours tenu. Je me limiterai à deux exemples. Le premier concerne l’affirmation que la figure de Guy Môquet ne doit pas demeurer l’exclusivité d’un parti : « J’accorde à l’amour de la patrie plus de valeur qu’au patriotisme de parti »37. « A ceux qui ont osé dire que je n’avais pas le droit de citer Guy Môquet parce que je n’étais pas de gauche, je veux dire que je demeure stupéfait de tant de sectarisme. Guy Môquet appartient à l’histoire de France et l’histoire de France appartient à tous les Français »38. Ce faisant, Nicolas Sarkozy fait tomber Guy Môquet « dans le domaine public », ce qui lui permet de l’instrumentaliser à souhait39. Deuxième exemple, l’intitulé de la cérémonie du 22 octobre « Commémoration du souvenir de Guy Môquet et de ses vingt-six compagnons fusillés ». Cet intitulé a fait grincer des dents. En effet, dans un dernier billet que Guy Môquet fera remettre à Odette Leclan, une jeune communiste gardée dans le camp attenant au sien et avec laquelle il avait sympathisé, Guy écrit qu’il va « mourir avec [ses] 26 camarades.». Le mot « camarade » propre aux communistes remplacé par le mot « compagnon », davantage gaulliste, permet d’accréditer la thèse de Nicolas Sarkozy40. Autre hypothèse attenant à celle-ci, la récupération aurait pour but de « voler » à la gauche et à l’extrême gauche, certaines figures emblématiques (tel fut également le cas de Jean Jaurès, de Léon Blum et de Victor Hugo41). Par ce geste, Nicolas Sarkozy proclamerait le décès de l’internationalisme marxiste et de la gauche42. Une fois privée de ses figures exemplaires, la gauche n’aurait plus de points d’appui, ces derniers appartenant désormais à un autre courant de pensée et rendant l’idéologie marxiste désuète.
27Le retour de la figure de Guy Môquet dans l’espace public vit la récupération de celle-ci par différents acteurs. Nous avons précédemment évoqué la présence de cette figure sur les affiches de recrutement du PCF. Force est de constater que l’utilisation de celle-ci, dans le contexte de polémiques et d’intérêt pour cet épisode de l’Histoire n’est peut-être pas des plus stratégique. En effet, la réapparition suscita une vague de recherches et de commentaires qui critiquèrent violemment l’emploi fait par le président, mais aussi par le PCF durant les années 50 et qui pointèrent l’attitude ambigüe de ce parti et de ses partisans durant la seconde guerre mondiale. On peut dire que la reprise de cette icône mise en exergue par le parti ennemi fut assez maladroite car la période associée à cette figure n’était pas la plus glorieuse pour l’image du PCF.
28Un autre fait vient corroborer ce qui a déjà été présenté. Au mois d’octobre 2007 sortit un court métrage, intitulé « La lettre », et réalisé par François Hanss (d’ordinaire réalisateur de films musicaux retraçant les tournées musicales de vedettes de la chanson). Ce film de 2-3 minutes présente les derniers instants de Guy Môquet avec pour narration la dernière lettre. Le jeune Guy Môquet est joué par Jean-Baptiste Maunier, star du film à succès « Les choristes ». Ce film peut paraître dérangeant, voire déplacé : comme c’était le cas dans les discours de Nicolas Sarkozy, on est une nouvelle fois dans le pathos pur. Pas de remise en contexte, pas de description du cadre historique simplement l’exécution d’un jeune homme par de féroces bourreaux. Le tout sur un fond musical qui intensifie l’ambiance. François Hanss ne semble pas contredire cette analyse, puisqu’il confirme avoir voulu faire « ressentir ses émotions et câler son timbre à sa respiration, son souffle, sa peur et son ardeur à braver la mort... Faire écho à la vie qu’on lui vole »43.
29Enfin, il faut bien avouer que le contenu de la lettre n’est pas aussi renversant que Nicolas Sarkozy aimerait le faire croire. Certes, c’est une déclaration d’amour qu’un jeune condamné à mort fait à sa famille et à ses proches quelques instants avant d’être exécuté. Bien sûr, à ce titre, elle est un témoin de la barbarie nazie ce qui fait d’elle une forme de lieu de mémoire44. Mais le contenu de cette lettre n’apporte pas d’information historique et n’est pas initialement politisé. On ne retrouve pas de référence à un combat idéologique, à des prescriptions morales ou un quelconque message adressé à la nation, voire à l’humanité. Les lettres d’adieu d’autres résistants sont plus complètes dans ce sens, on y trouve une volonté de transmettre « autre chose que de l’amour ». Lancer ainsi dans l’arène politique un courrier très intime a quelque chose d’indécent.
30Au vu de ce qui a été précédemment présenté, il convient de tenter de déterminer si l’utilisation de la lettre de Guy Môquet par Nicolas Sarkozy peut être considérée comme un cas d’instrumentalisation. Pour clarifier la signification de ce terme, il convient de se reporter à la description qu’en fait Fabrice Larat45. Cet auteur énonce notamment certaines caractéristiques ainsi que les trois fonctions de l’instrumentalisation. Synthétiquement, on peut déterminer que l’instrumentalisation vise une adhésion de type émotionnelle, consistant à rassembler sous la bannière d’un personnage connu, considéré comme exemplaire et vidé de son contenu46. À cette définition synthétique viennent s’ajouter trois fonctions : le désir d’enracinement dans le passé, l’exemplarité et la capacité de mobilisation des symboles instrumentalisés47. Au regard de ces différents critères, la lecture de la lettre de Guy Môquet apparaît clairement comme un cas d’instrumentalisation. En effet, comme il l’a été souligné, la lecture de la lettre, les cérémonies l’accompagnant ainsi que les discours autour de la figure de Guy Môquet s’inscrivaient particulièrement dans le registre du pathos. De plus, tiré de son quasi oubli par Nicolas Sarkozy, le jeune communiste acquit une certaine notoriété et fut présenté comme un exemple à suivre pour la jeunesse48. Enfin, parmi les trois fonctions de l’instrumentalisation, le désir d’enracinement dans le passé et l’exemplarité sont relativement visibles dans ce cas. La capacité de mobilisation a été, quant à elle, plus mitigée au regard des multiples réactions et oppositions suscitées par les différentes annonces du candidat et décisions du président.
31À travers cet exemple, on constate qu’une fois encore, cette tentative d’instrumentalisation de l’histoire par Nicolas Sarkozy s’est révélée maladroite, pas assez réfléchie et n’a donc pas pu atteindre les buts éventuels qui lui étaient fixés. On rejoint ainsi la constatation de Pierre Nora, concluant une lettre écrite au ministre de la culture d’alors, Frédéric Mitterrand: « C’est dommage, mais ce domaine [l’histoire] ne lui réussit pas. En fait d’histoire et de rapport au passé national, peut-être Nicolas Sarkozy devrait- il se persuader que toute tentative d’utilisation instrumentale est vouée à l’échec »49.
Notes
1 Azéma Jean-Pierre « Guy Môquet, Sarkozy et le roman national », l’Histoire, 29 août 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.histoire.presse.fr (consultée le 14 décembre 2012).
2 Berlière Jean-Marc et Liaigre Franck, L’affaire Guy Môquet. Enquête sur une mystification officielle, Larousse, 2009, 160 pages.
3 Ibid.
4 Azéma Jean-Pierre, op. cit.
5 Discours de Nicolas Sarkozy, Université d’été des jeunes populaires UMP de Marseille, vendredi 1er septembre 2006.
6 Discours de Nicolas Sarkozy, congrès de l’UMP, dimanche 14 janvier 2007.
7 Discours de Nicolas Sarkozy, Zénith, dimanche 18 mars 2007.
8 Le Monde, « La lettre de Guy Môquet rétrogradée dans les lycées », 19 novembre 2009, disponible à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr (consultée le 14 décembre 2012).
9 De Cock Laurence, Madeline Fanny, Offenstadt Nicolas et Wahnich Sophie (dir.), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’Histoire de France, Agone, 2008, 203 p.
10 Offenstadt Nicolas, L’histoire bling-bling. Le retour du roman national, Paris, Stock, collection « Parti Pris », 2009, 148 p.
11 Chartier Anne-Marie et Albanese Ralph, « Corneille à l’école républicaine : du mythe héroïque à l’imaginaire politique en France, 1800-1950 », Histoire de l’éducation, 2009, n° 122.
12 Schill Pierre, « Guy Môquet revu et corrigé », Libération, 11 septembre 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.liberation.fr (consultée le 14 décembre 2012).
13 Discours de Nicolas Sarkozy, Université d’été des jeunes populaires UMP de Marseille, vendredi 1er septembre 2006.
14 Le Goff Jean-Pierre, « Catharsis pour un changement d’époque », Le Débat, mars 2007 n° 146, pp. 39-59.
15 Schill Pierre, op. cit.
16 Bulletin officiel n° 30, 30 août 2007 : 22 octobre : commémoration du souvenir de Guy Môquet et de ses 26 compagnons fusillés.
17 Bulletin officiel n° 35 du 24 septembre 2009 : 22 octobre : commémoration du souvenir de Guy Môquet et de l’engagement des jeunes dans la Résistance.
18 Schopenhauer Arthur, L’Art d’avoir toujours raison, Paris, Éditions mille et une nuits, 95 p.
19 Le Goff Jean-Pierre, op. cit.
20 Discours de Sarkozy pour les martyrs du bois de Boulogne, 16 mai 2007.
21 AFP, « Polémique autour de la lecture de la lettre de Guy Môquet », Le Monde, 22 octobre 2007, disponible à l’adresse suivante: http://www.lemonde.fr (consultée le 14 décembre 2012).
22 Villach Paul, « Guy Môquet, nouvelle star d’une campagne publicitaire du PCF », Agoravox, 24 octobre 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.agoravox.fr (consultée le 14 décembre 2012).
23 Reuters, « Un hommage contrasté et contesté à Guy Môquet », Le Huffington Post, disponible à l’adresse suivante : http://archives-lepost.huffingtonpost.fr (consultée le 14 décembre 2012).
24 Rtl, « La lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées : variée et contestée », RTL.be, 22 octobre 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.rtl.be (consultée le 14 décembre 2012).
25 Ibid.
26 Daoual Yves, « L’histoire officielle (communiste) imposée aux enfants », in Papet Pierre et Roux Jean-Pierre, « Étudier la lettre de guy moquet en historien », disponible à l’adresse suivante : http://cinehig.clionautes.org (consultée le 14 décembre 2012).
27 Cédelle Luc, « La lecture de la lettre de Guy Môquet divise les enseignants », Le Monde, 19 octobre 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr (consultée le 14 décembre 2012).
28 Crumley Bruce, « A French Debate over Guy Môquet », Time, 23 octobre 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.time.com (consultée le 14 décembre 2012).
29 Grandjean Geoffrey et Piet Grégory (dir.), Polémiques à l’école. Perspectives internationales sur le lien social, Paris, Armand Collin, 2012, 197 p.
30 Grandjean Geoffrey et Piet Grégory (dir.), op. cit.
31 Berlière Jean-Marc et Liaigre Franck, op. cit.
32 Ibid.
33 Ibid.
34 Discours de Sarkozy pour les martyrs du bois de Boulogne, 16 mai 2007.
35 Azéma Jean-Pierre, op. cit.
36 Michel Johann, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 71.
37 Discours de Nicolas Sarkozy à Tours, 10 avril 2007.
38 Discours de Sarkozy pour les martyrs du bois de Boulogne, 16 mai 2007.
39 La signification de cette expression serait que, telle une propriété intellectuelle, la figure de Guy Môquet tombée dans le domaine public est libre de droit : elle n’appartient plus à un parti ou une idéologie particulière, mais peut être reprise par quiconque le désire.
40 De Cock Laurence, Madeline Fanny, Offenstadt Nicolas et Wahnich Sophie, (dir.), op. cit.
41 Esplugas Pierre, « Élection présidentielle de 2007 et démocratie », Pouvoirs, mars 2007, n° 122, pp. 139-154.
42 Thiesse Anne-Marie, « L’Histoire de France en musée », Raisons politiques, janvier 2010, n° 37, pp. 103-117.
43 Dossier de presse « La Lettre », disponible à l’adresse suivante : http://ups.jbmaunier.net/ (consultée le 14 décembre 2012).
44 Voy. les critères énoncés par Nora Pierre, « Entre Mémoire et Histoire », in Nora Pierre (dir.), Les lieux de mémoire. Tome 1, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, pp. 23-43.
45 Larat Fabrice, « L’Europe à la recherche d’une figure tutélaire. L’instrumentalisation de la symbolique carolingienne comme tentative de fondation d’un projet politique. », Politique européenne, janvier 2006, n° 18, pp. 49-67.
46 Larat Fabrice, op. cit.
47 Ibid.
48 Discours de Nicolas Sarkozy, Zénith, dimanche 18 mars 2007.
49 « Le débat du Débat », Le Débat, 2011/1, n° 163, pp. 189-192.
Para citar este artículo
Acerca de: Jérôme Nossent
Titulaire d’un bachelier en science politique