Dans les allées et les ruelles du Musée de favela (MUF)1
Résumé
Cet article présente la trajectoire du Museu de Favela (MUF), fondé en 2008 par des responsables culturels vivant dans les favelas de Pavão, Pavãozinho et Cantagalo, à Rio de Janeiro. Ce musée de territoire, ancré dans la mémoire sociale et dans le patrimoine naturel et culturel, fonctionne sur la base d’une action communautaire et participative. Dans ce texte est convoquée la vision de l’avenir qui est devenue le macro-objectif du MUF, afin de raconter les conquêtes, les partenariats, les réalisations et les défis qui sont les siens, depuis les premières réunions d’organisation jusqu’aux stratégies actuelles de pérennité et de survie financière. En tout cela se révèle également le caractère médiateur de ce musée dans ses rapports avec son territoire et ses habitants, signe manifeste du respect et de la valorisation des savoir-faire et de la mémoire de ces derniers, en mettant l’accent sur la dignité et la reconnaissance de ce processus social affirmatif de résistance.
Abstract
This article presents the trajectory of the Favela Museum (MUF), founded in 2008 by cultural leaderships, residents of the favelas of Pavão, Pavãozinho and Cantagalo in the city of Rio de Janeiro. It is a Territory Museum, anchored in social memory and in natural and cultural heritage, based in communitarian and participative action. The text introduces the future vision which has become MUF’s macro-objective and describes its conquests, partnerships, accomplishments and challenges starting from the first meetings up to nowadays’ strategies for permanence and financial survival. It highlights the mediation character of the Museum in relation to the territory and its inhabitants, signaling respect and valorization for their know-how and their memories, with a focus on dignity and in the recognition of the affirmative social process of resistance.
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2Sur la base d’une action communautaire et participative a émergé une vision de l’avenir, qui est devenue l’objectif principal du Museu de favela (MUF) : œuvrer à la reconnaissance et à l’affirmation de ce que son site, le morro, un massif granitique habité au coeur de la Zona Sul, est déjà : un monument carioca2 ; un patrimoine fondamental pour l’histoire de Rio de Janeiro et ses favelas ; une référence pour la culture populaire et pour la compréhension de la formation musicale de la ville, des origines culturelles de la samba, de la culture des migrants nordestins, de la culture noire, des arts visuels et de la danse.
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4Le MUF est un musée de territoire, ancré dans la mémoire sociale et dans le patrimoine naturel et culturel (matériel et immatériel) des communautés de Pavão, Pavãozinho et Cantagalo.
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6Le Plan politique pédagogique de ce musée, élaboré par son équipe en 2014, insiste sur ces différents aspects :
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« Ce territoire et ses 20.000 habitants, avec leurs modes de vie, leurs récits, leurs créations artistiques, leurs savoirs et leurs savoir-faire, tout cela constitue la marque essentielle du MUF. [...] Le territoire du musée s’étend sur 12 hectares, au long des pentes abruptes du massif de Cantagalo, entre les quartiers d’Ipanema, de Copacabana et de Lagoa, dans la Zone sud de la ville de Rio de Janeiro, dans la région sud-est du Brésil.
Avec son répertoire culturel et sa richesse historique remarquables, sa communauté créative et généreuse, son patrimoine bâti regroupant plus de 5.300 habitations reliées par un extraordinaire labyrinthe de ruelles et d’escaliers, le MUF est un musée unique en son genre. Son patrimoine naturel inclut par ailleurs des portions de la mata atlântica, cette très ancienne forêt pluviale atlantique dont il ne reste aujourd’hui que quelques fragments, et divers bassins visuels offrant des perspectives panoramiques luxuriantes sur des paysages enchantés et enchanteurs. »
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9Les premières réunions en vue de la création de ce musée ont eu lieu sur le « chantier social » destiné aux travailleurs du Programa de aceleração do crescimento (PAC)3. C’est là qu’ont été dispensés les cours suggérés par les habitants de la communauté, dont une Introduction à la muséologie et aux notions du tourisme. Parmi les intervenants conviés dans ces enseignements on a pu compter, entre autres, des professionnels du Département des musées de l’IPHAN et de l’Université fédérale de l’État de Rio de Janeiro (UNIRIO).
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11La situation géographique des communautés de Cantagalo, Pavão et Pavãozinho, la vie communautaire qui s’y développe, la relation entre la nature et la culture, les paysages que l’on peut apprécier depuis les hauteurs du morro, tout cela confère à cette région un potentiel touristique extraordinaire. Pour profiter de ce potentiel cependant, il fallait former les habitants eux-mêmes, et développer des projets spécifiques au sein du MUF.
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13Le défi de ce musée ne s’est toutefois jamais limité au tourisme. L’un de ses principaux objectifs, depuis sa création, a été « d’offrir aux habitants du territoire de Pavão, Pavãozinho et Cantagalo l’accès à des activités culturelles et sociales, sur le morro et en dehors de celui-ci, dans le cadre du musée et dans d’autres institutions culturelles, en cherchant toujours à contribuer à la dignité sociale et améliorer la qualité de vie des habitants »4.
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15Les premières réunions, que nous avons déjà évoquées, ont également servi à constituer la Commission Pro-Musée dans le cadre du PAC. Au début, certains membres de cette Commission avaient pour mission d’interviewer des résidents illustres, habitant de longue date du morro, fournissant la matière à une première exposition intitulée Um despertar de almas e sonhos, « un éveil des âmes et des rêves ».
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17Cette exposition a été montée et ouverte au public5 dans les locaux du Club de loisirs de l’école de samba Alegria de la Zona Sul, le 14 février 2009, en présence de plus de 500 personnes dont les résidents et des personnalités des domaines de la muséologie, du tourisme, de la culture, des médias, et des représentants des trois sphères gouvernementales. À cette occasion, le musée a été officiellement inauguré et reconnu comme le premier Ponto de memória (« Point de mémoire ») du Brésil6. Par la suite, le programme Pontos de Memória a incorporé 11 nouveaux « points de mémoire » , en tant qu’initiatives pionnières de ce programme. Actuellement, l’Institut brésilien des musées (IBRAM) dénombre environ 245 Pontos de memória à travers le pays7.
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19Le caractère pionnier du MUF et son format de musée vivant, en permanente transformation, ont contribué à retenir l’attention de nombreux chercheurs et à faire de ce musée une référence importante pour la rédaction de monographies, de thèses et d'articles scientifiques. Cette demande académique significative a incité les représentants du MUF à rechercher systématiquement une plus grande proximité entre les universités et les communautés de Pavão, Pavãozinho et Cantagalo ; entre le savoir académique et les savoir-faire populaires. Ainsi, le MUF a commencé à établir, au moyen de conventions et d’autres documents, des partenariats définissant les responsabilités des deux parties afin de mieux servir la communauté.
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21Le partenariat avec l’UNIRIO, engagé depuis 2009, est axé sur la muséologie et le tourisme. L’approche muséologique a contribué à cibler et à développer des actions communautaires, tandis que celle du tourisme a permis de nouer des contacts avec les agences et implémenter des stratégies pour attirer un plus grand nombre de visiteurs nationaux et internationaux. C’est dans ce but qu’a été créé le projet du Centre de visites du Musée de favela, le CIVISMUF8. L’un des points forts de ce centre est le Circuito das Casas-Tela, (« le Circuit des maisons-toiles ») conçu par l’artiste graffeur ACME et qui présente, au long d’un parcours jalonné de scènes peintes sur les façades des maisons, la mémoire de la formation des communautés de Cantagalo, Pavão et Pavãozinho, sur la base des expériences de vie de leurs habitants.
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23Au cours des visites, le médiateur culturel présente les multiples récits qui peuvent être associés aux fresques graffitées sur les maisons-toiles.
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25Le partenariat du MUF avec l’Université catholique pontificale de Rio de Janeiro (PUC/RJ), pour sa part, par l’intermédiaire de l’équipe du Centre interdisciplinaire Mémoire, Subjectivité et Culture (NIMESC) et à travers l’organisation d’« ateliers de mémoire », vise à soutenir la création d’espaces de narration et de valorisation des expériences de vie, et la construction collective d’une collection de récits et d’images en format numérique9.
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27Dans ce cadre, des enregistrements audio et vidéo d’entrevues itinérantes ont été réalisés sur tout le territoire du musée, ainsi qu’au domicile des habitantes concourant pour le prix de la série Mulheres Guerreiras. Par cette action, qui fait désormais partie du calendrier annuel du musée, sont récompensées des femmes qui s’illustrent par leur trajectoire de vie, par leur caractère de références et leur valeur sociale pour les habitants de la favela et qui, en vertu de tout cela, méritent d’être honorées.
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29Ultérieurement, dans une version remaniée, cette exposition a été présentée au Musée de la République, dans le quartier central du Catete ; au Musée du Palácio Negro, à Petrópolis ; et enfin au Musée d’art et d’histoire de l’État de Rio (Museu do Ingá), dans la ville voisine de Niterói.
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31Les enseignants et les étudiants de l’Université catholique pontificale (PUC/RJ) ont également collaboré à la formation d’une équipe d’« auditrices de la mémoire » : un groupe de femmes des communautés de Pavão, Pavãozinho et Cantagalo, spécialement formées pour recueillir et enregistrer les histoires et les mémoires des habitants des trois communautés. L’étape suivante du partenariat entre le MUF et la PUC/RJ a été la réalisation et la publication, en format numérique et imprimé, d’un manuel traitant de l’ensemble de ce processus.
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33Toujours dans le cadre des collaborations avec les universités, il convient de mentionner la contribution de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), dont le partenariat a été plus spécifiquement orienté sur la communication du musée, notamment à travers la création de la revue numérique du Musée de favela10, la reformulation du contenu du site internet, l’élaboration d’un Hotsite (espace publicitaire pour attirer les visiteurs) ou encore de l’identité visuelle du musée.
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35Enfin, un nouvel accord vient d’être signé avec l’Université fédérale fluminense (UFF), qui prévoit la réalisation de stages au sein du MUF dans les domaines de la production culturelle, l’archivistique et la bibliothéconomie.
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37Tant le tourisme (CIVISMUF) que l’organisation d’événements sur la Terrasse culturelle du MUF11 sont des actions qui visent, en tout premier lieu, la durabilité de l’organisation et le développement de la communauté. L’ensemble des projets, les collections constituées et l’ameublement de la Base 1 du MUF à Cantagalo, ont été réalisés dans le cadre d’appels à projets publics, non sans difficultés et toujours en compétition avec des concurrents importants.
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39Il faut remarquer qu’à l’occasion de chaque action du Musée de favela, un travail de médiation est réalisé auprès des habitants. Ce qui n’est pas bon pour ces derniers ne l’est pas non plus pour le MUF. Et cela précisément du fait que toutes les actions sont centrées sur les habitants, sur leur savoir-faire, leur mémoire, leur dignité ; sur la reconnaissance du processus social affirmatif de résistance, l’identité collective, la lutte pour la citoyenneté, la quête d’une valorisation du territoire, l’inclusion définitive des favelas dans le panorama de la ville de Rio de Janeiro.
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41Les stratégies mobilisées par le MUF sont innombrables, même en période de difficultés financières, et des ressources sont recherchées pour continuer à développer le FESTMUF, un événement promu par le musée sur les lajes, les dalles des toits des habitations. Ces « dalles » sont considérées comme des zones de loisirs privées au sein des communautés. Dans le cadre du FESTMUF, une série d’activités y sont réalisées, avec des enfants, des jeunes, des adultes et des personnes âgées12 : des spectacles artistiques de chant et de danse avec les talents de la favela ; des concerts (notamment de l’orchestre Villa Lobos de Chorinho et de la Bateria Mirim do Dá, un ensemble de percussions formé d’enfants et de jeunes de la communauté) ; des défilés de mode, des séances de photographies, des goûters pour les personnes âgées, des cercles de poésie (saraus), des projections de films, des présentations de la gastronomie de la favela, avec sa variété de plats. On y accueille des visiteurs extérieurs et on se rencontre entre voisins ; on y expose des tableaux, des productions artisanales d’artistes locaux, on y réalise des célébrations... En quelques mots : on y festoie et on y favorise l’échange des connaissances.
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43Une autre action importante du musée sont les échanges avec les autres Points de Mémoire qui, comme le MUF, affirment leurs identités et leurs racines culturelles, soutiennent l’inclusion des mémoires individuelles et collectives dans les processus muséaux, et défendent le droit à la mémoire et les relations d’appartenance avec leurs territoires.
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45Les allées et les ruelles du Museu de favela sont peut-être étroites, mais quiconque les traverse peut faire l’expérience d’un monde nouveau : celui qui se tient dans chaque ruelle, dans chaque passage. Car on y trouve des personnes au cœur tellement grand et généreux, d'une si vaste ouverture d'esprit, que ce qui est étroit s’élargit, ce qui est petit s’agrandit, que les ordures ne troublent pas la clarté des cœurs qui adorent recevoir les nouveaux venus, lorsque ceux-ci arrivent sans idées préconçues et ne se laissent pas emporter par les apparences.
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47Le Musée de favela est une expérience radicale de célébration de l’existence, la démonstration que dans la favela, il y a du bonheur, de la vie, de la solidarité et de vraies amitiés, un contact direct et constant, des conversations au bord du chemin, des barbecues sur la laje, la feijoada collective, la maison pleine de gens, la nourriture abondante. Tout cela est honoré par le Musée de favela, tout cela est à nous, tout cela est légitime. C’est le visage de la favela.
Notes
1 Traduction Chloé de Sousa Veiga et Dominique Schoeni.
2 NdT : L'ajectif carioca fait référence à la ville de Rio de Janeiro et à ses habitants. La Zona Sul (la « Zone Sud ») représente la partie la plus riche et la plus touristique de cette ville.
3 NdT : Le Programa de aceleração do crescimento (PAC) est un programme national de financement de projets d'infrastructure et de développement économique, créé en 2007 et comportant un volet « social ». À Rio de Janeiro, ce programme s'est concentré plus particulièrement sur les favelas.
4 Voir le Plano Político Pedagógico do Museu de Favela, 2014.
5 Après avoir été présentée aux communautés de Pavão, Pavãozinho et Cantagalo, cette exposition a circulé dans trois musées de l’État de Rio de Janeiro : le Musée Solar dos Mellos, à Macaé, le Musée Forte Defensor Perpétuo (MFDP), à Paraty, et le Musée de Arte Religiosa e Tradicional (MART), à Cabo Frio.
6 NdT : Le programme des Pontos de Memória (« Points de mémoire »), mis en place en 2009 par l'Institut brésilien des musées (Ibram, Instituto Brasileiro de Museus) en partenariat avec le Ministère de la culture et l'Organisation des États ibéro-américains (OEI), était adressé aux divers groupes sociaux qui n'ont habituellement pas la possibilité de raconter et d'exposer leur propre histoire, leur mémoire et leur patrimoine, afin que ceux-ci soient reconnus et valorisés comme une partie intégrante de la mémoire sociale brésilienne.
7 Des informations complémentaires peuvent être trouvées sur le site de l’IBRAM : https://antigo.museus.gov.br/acessoainformacao/acoes-e-programas/pontos-de-memoria/.
8 Voir le site : http://www.museudefavela.org.
9 Ce partenariat a bénéficié également de la participation du Département d’Arts et design de l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro (PUC), ainsi que de l’appui du Conseil national pour le développement scientifique et technologique (CNPq) et de la Fondation Carlos Chagas Filho pour le soutien à la recherche de l'État de Rio de Janeiro (FAPERJ). Le livre qui a résulté de ces collaborations, réalisé par Cintia Carvalho, Rita de Cássia Santos et Solange Jobim e Souza (Museu da Favela : histórias de vida e memória social, Rio de Janeiro, Ed. PUC-Rio, 2016, 120 p.), incluait sa version multimédia en DVD, à présent disponible sur : http://www.editora.puc-rio.br/media/ebook_historias_de_vida_e_memoria_social/index.html.
10 NdT : Ces publications peuvent être consultées sur le site internet du musée à l’adresse suivante : https://www.museudefavela.org/sobre-o-muf/nossas-publicacoes/.
11 NdT : Une des bases du MUF, à Cantagalo, dispose d’un toit en terrasse pouvant accueillir des événements. Depuis la publication originale de cet article, le musée a dû quitter ce bâtiment et partage actuellement des locaux avec d’autres associations de la favela.
12 NdT : Offrir un accès public aux lajes a impliqué un long travail préalable de la part de l’équipe du MUF auprès des propriétaires des habitations, dont le consentement était évidemment essentiel, ainsi que pour s’assurer en chaque lieu des conditions nécessaires à l’organisation d’un événement public. On relèvera ici que les formulations qu’utilise l’auteure pour parler des lajes, comme « zones de loisirs privées », renvoient autant à leurs usages de divertissement par les familles ou les groupes d’amis (regarder le coucher du soleil, faire des grillades, écouter de la musique, danser) qu’à une forme d’identification jubilatoire de celles-ci aux terrasses des coberturas, les appartements des résidents les plus riches des quartiers environnants, au sommet des tours : le cadre des premières, compte tenu de la vue panoramique qu’offrent les hauts du morro, n’a bien souvent rien a envier aux secondes (Rita de Cássia Santos Pinto, communication personnelle).