Le "Mouseion d’Epictéta". Considérations sur la polysémie du mot musée
Il est l’auteur, en collaboration avec Noémie Drouguet, assistante au Séminaire de Muséologie, d’un manuel de référence dans ce domaine, paru chez Armand Colin en 2003 (3e éd. 2010). Son activité de recherche est axée principalement sur le rôle du musée dans la société. Dans un ouvrage paru en 2007, il s’interroge sur les rapports entre les musées et les guerres ; c’est l’occasion d’aborder, dans des circonstances dramatiques, la déontologie de cette institution qu’on pourrait croire « au dessus de tout soupçon ».
André Gob s’est intéressé aussi à la muséalisation du patrimoine immatériel ou plus exactement au rôle du musée dans la protection de ce dernier. Plusieurs articles ont concrétisé ces recherches.
Ses recherches actuelles portent sur l’origine du musée, dans une perspective davantage historique.
Les activités du Séminaire de Muséologie concernent aussi des aspects plus appliqués, à travers des études et des expertises demandées par des institutions muséales.
Il préside, depuis 2007, le Conseil des Musées instance d’avis de la Communauté française mise en place en application du décret sur la reconnaissance et le financement des musées de 2002.
Résumé
A partir de l’analyse d’une inscription funéraire grecque conservée au Museo Maffeiano de Vérone, l’auteur explore les différents usages du mot musée depuis l’antiquité jusqu’au XVIIIe siècle et tente de décrypter sa polysémie. Sur cette base, il montre combien l’interprétation des occurrences anciennes du mot musée est biaisée par son sens actuel. On projette dans le passé une situation présente. Dans le courant du XVIIIe siècle émerge lentement le véritable musée moderne, en rupture avec le Collectionnisme. C’est alors, notamment dans L’Encyclopédie, qu’on redécouvre le Mouseion d’Alexandrie, qui se voit assigné le rôle de précurseur de l’institution moderne. Le temps des musées de Germain Bazin est largement responsable de cette lecture déformée de l’histoire du musée, qui insère ce dernier dans une chronologie longue et confuse.
Abstract
Starting from the analysis of a Greek funeral inscription from the Museo Maffeiano in Verona, this paper explores the extremely variable use of the word museum from Antiquity up to the eighteenth century. Owing to this large polysemy, the author deconstructs the classical interpretation of the ancient occurrences of the word and supposes a teleological lecture of the historiography. It is during the XVIIIth century that the modern slowly museum emerges, breaking with Collectionnism. Simultaneously, the rediscovered Mouseion of Alexandria is seen as the antecedent of the modern institution and an artificial link is imagined between both. The Temps des Musées by Germain Bazin seems to be largely responsible for this misinterpretation of the history of the museum, setting it amid a long and confusing chronology.
1Le 21 juillet 1739, Charles de Brosses, conseiller au Parlement de Bourgogne et futur Président, arrive à Vérone et, dans les jours qui suivent, il visite la ville et notamment les vestiges antiques, à commencer par le célèbre amphithéâtre.
« Mais ce qu’il y a de mieux en ce genre est le recueil que vient de faire faire le marquis Scipion Maffei, au-devant du théâtre moderne. Il fait construire un cloître de sept pieds de haut seulement sous le plafond, lequel enveloppe toute la cour. Il est ouvert en dedans par un rang de colonnes corinthiennes1, et d’un autre côté, la muraille n’est composée, pour ainsi dire, que des bas-reliefs et inscriptions antiques, grecques et latines, arrangés avec une industrie fort agréable. A boule vue, on peut avoir ramassé dans ce lieu près de deux mille pièces antiques, grandes ou petites, bonnes ou mauvaises, y compris les cippes, chapiteaux ou autres fragments qui, n’étant pas faits pour être infixés dans le mur, ont été posés entre les colonnes. […] Je ne l’ai point trouvé [Maffei] à Vérone, dont je suis très fâché, mais je compte le rejoindre à Rome et faire usage des lettres que j’ai pour lui. »
2Qu’est donc ce « cloître » qui rassemble une vaste collection épigraphique connue sous le nom de Museum Veronense, selon le titre de la publication qu’en donne Scipione Maffei dès 1749 ? Quel est ce musée2, si précoce, dans une petite ville du nord de l’Italie, dont certains ont fait le précurseur de la galeria progressiva de Mechel ? Je reviendrai sur ces questions plus tard. Arrêtons-nous d’abord à une des inscriptions les plus fameuses de la collection de Maffei, sur laquelle le marquis aurait sans doute attiré l’attention de Charles de Brosses s’il avait été présent pour lui faire les honneurs de la visite.
3Il s’agit d’une inscription grecque disposée en huit colonnes sur quatre plaques3 de calcaire gris de 45,5 cm de haut et formant ensemble un bandeau long de 2,84 m. Elle est datée de 210-195 av. J.-C. Ces documents ont été découverts dans la seconde moitié du XVIe siècle sur l’île de Théra (Santorin), puis acheminés en Crête, la Candie des Vénitiens. Le commerce les a fait parvenir à Venise, peut-être dans la collection Grimani. Maffei les acquiert vers 1716 (Ritti 1981, p. 72). L’inscription4 figure dans Museum Veronense aux pages XIV-XV.
4Le texte est un acte de fondation réalisé par Epictéta en l’honneur de son mari et d’un fils décédés. Le monument érigé – l’inscription se trouvait sur la base portant les statues des défunts – présente une finalité mixte : culte aux défunts de la famille et culte des Muses. Le texte comprend deux parties. L’une est l’acte de fondation lui-même, avec le legs des moyens nécessaires au culte. La seconde constitue le règlement de l’association créée ad hoc et chargée de l’organisation du culte, selon des modalités bien précises.
« Sous les éphores qui sont en fonction avec Phoebotélès, Epictéta fille de Grinnos, saine d’esprit et de bon jugement, a disposé comme suit, avec l’assistance de son kyrios Hypéride fils de Trasyléon, et aussi avec l’assentiment de sa fille Epitéléia fille de Phoenix.
[..] je dispose comme suit, conformément à la recommandation qui m’a été faite par mon mari Phoenix, qui a fait construire le musée en l’honneur de notre fils défunt Cratésilochos, qui a fait porter dans ce musée les portraits et les statues de lui-même et de Cratésilochos, avec les monuments funéraires, et qui m’a priée d’achever le musée et d’y placer les muses, les statues et les monuments. Deux ans après, le fils qui me restait, Andragoras, est décédé et m’a recommandé d’exécuter complètement la recommandation de son père Phoenix, d’ériger en son honneur une statue et un monument, […], de fonder une communauté des hommes du parentage et de donner à cette communauté d’hommes une somme de 3000 drachmes, dont le revenu servira aux frais de ses assemblées. » (I,2)5
5Cette fondation funéraire tient évidemment son nom – mouseion, musée – des Muses, dont le culte est associé à celui des défunts de la famille. Filles de Zeus et de Mnémosyne, Mémoire, ces nymphes président ou contribuent à l’entretien du souvenir dû aux héros : « La communauté des hommes du parentage se réunira dans le musée, chaque année, au mois Delphinios. Elle recevra de mes successeurs les 210 drachmes6, elle désignera dans son sein des officiants pour trois journées, et elle sacrifiera le dix-neuvième jour aux muses, le vingtième aux héros Phoenix et Epictéta, et le vingt et unième à Cratésilochos et Andragoras » (I,6).
6A lire un peu vite ce long texte, on pourrait établir un rapprochement avec les musées modernes, tels que nous les connaissons depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les statues disposées sur un socle qui porte les noms des personnes figurées7, l’institution permanente de cette communauté d’hommes chargée de l’entretien et de la conservation du monument, le legs d’un capital pour assurer la pérennité de ce dernier, autant d’éléments qui trouvent des résonances trompeuses dans le véritable musée moderne. Le musée d’Epictéta constitue un patrimoine inaliénable :
« Nul n’aura le droit de vendre le musée ni l’enclos des monuments. Aucune des figures qui sont soit dans le musée, soit dans l’enclos des monuments, ne pourra être mise en gage, ni échangée, ni aliénée en aucune manière, ni sous aucun prétexte, et il ne pourra être fait dans l’enclos aucune construction, à moins qu’on ne veuille construire un portique. Le musée ne pourra être mis à la disposition de personne, si ce n’est pour les noces d’un descendant d’Epitéléia.[…] Personne n’aura le droit d’emporter aucun des objets qui sont dans le musée » (I, 4).
7En dépit de la proximité fallacieuse de certains détails, le musée d’Epictéta est fondamentalement et exclusivement un lieu de culte destiné à honorer la mémoire des défunts de la famille, en y associant les Muses, divinités du souvenir et de la mémoire avant d’être celles des « arts », des arts libéraux s’entend, des activités intellectuelles, auxquels on les associe le plus souvent.
8Le musée d’Epictéta est loin d’être une particularité. Ces fondations funéraires devaient être nombreuses dans la Grèce antique et nous en possédons plusieurs témoignages ; ce qui rend exceptionnelle l’inscription de Vérone, c’est son remarquable état de conservation. A l’inverse, le musée dont je vais parler ensuite n’a guère survécu à son auteur mais, tout comme le musée d’Epictéta, c’est au souvenir et à l’immortalisation des héros qu’il doit son nom.
9Erudit fréquentant la cour pontificale des Médicis, puis celle des Farnèse sous le pontificat de Paul III, évêque de Nocera8, Paolo Giovio (1486-1552) est surtout connu comme auteur des Eloges des Hommes illustres9, recueil de biographies des plus fameux hommes de lettres et de guerre depuis l’antiquité. On y compte 145 poètes et écrivains, 133 chefs de guerre, quelques « barbares » et dix-huit orientaux. Ces récits s’inscrivent dans la tradition des éloges répandue au XVIe siècle (Eichel-Lojkine 2001). Cependant, la particularité remarquable des Eloges de Giovio - qui transparaît dans leur titre – est qu’il s’agit de la transcription des notices figurant à côté des portraits, verae imagines, de ces Grands Hommes rassemblés dans la villa qu’il a fait construire sur le lac de Côme à partir de 1536. Comme le souligne Pier Luigi De Vecchi, « il est hors de doute qu’à aucun moment, la collection de portraits ne fut conçue comme un répertoire d’images pour l’illustration du travail historique : les Eloges naîtront en fonction des portraits et non l’inverse » (De Vecchi 1977, p.90). Le projet de Paolo Giovio de rassembler des portraits précède de loin l’idée de construire cette villa. La première mention figure dans une lettre de 1521 adressée à Mario Equicola, à qui il demande de faire réaliser un portrait de fra Battista Carmelitano, ajoutant qu’il est pris du désir pressant – libido haut illaudabilis – d’orner les salles dites de Mercure et de Pallas de son appartement florentin auprès du cardinal Giulio de’ Medici des portraits des grands écrivains et poètes et qu’il en possède déjà plusieurs (De Vecchi 1977, p.89). Ce seront ensuite les hommes de guerre et d’autres personnages célèbres. Même si Giovio apprécie grandement les portraits qu’il obtient du Titien, en particulier ceux de Daniele Barbaro et du cardinal Ippolito de’ Medici « habillé à la hongroise », et d’autres artistes fameux, c’est avant tout à la valeur documentaire, plus qu’à la qualité artistique des portraits qu’il attache prix. « Jove est à la fois rigoureux dans ses recherches documentaires et indifférent à la qualité des peintures, le plus important à ses yeux étant la collection dans son ensemble » (Eichel-Lojkine 2001, p. 109, n. 19). Ce souci de former un ensemble cohérent transparaît dans l’homogénéité matérielle des œuvres. Plutôt que de rassembler une collection iconographique composée d’éléments divers, statues et bustes, médailles, gravures, peintures, Giovio fait réaliser sur toile, d’un format standard (environ un pied et demi de haut), des copies de fresque ou des portraits à partir de médaille (Müntz 1901). Il obtient les copies des portraits d’hommes illustres que Raphaël a fait exécuter à partir des fresques qui ornaient la Stanza di Eliodoro au Vatican avant que celles-ci ne fussent détruites pour faire place à la célèbre peinture du maître d’Urbino10.
10Jusqu’à la construction de la villa, tous ces portraits étaient rassemblés dans la maison de Giovio à Côme. Le projet de créer une villa - musée et le choix du terrain hors les murs, sur la rive du lac, à Borgovico, remontent à 1536, après la nomination d’Alfonso d’Avalos, marquis Del Vasto, comme gouverneur de Milan. Celui-ci sera l’un des principaux mécènes qui permettront la construction et l’aménagement du musée. Giovio lui manifestera publiquement sa reconnaissance en faisant peindre son portrait sur l’un des murs extérieurs donnant sur le lac11. En 1540, l’édifice est en grande partie terminé mais il faut attendre l’été 1543 pour que Paolo Giovio puisse affirmer, non sans ostentation, avoir achevé « son musée ». Entretemps, une largesse de Pier Luigi Farnèse lui aura permis d’aménager un vaste jardin alentour (De Vecchi 1977, p. 87). A vrai dire, ce nom de musée ne s’applique initialement qu’à une salle de l’ensemble, dédiée aux Muses. Anton Francesco Doni, qui visite les lieux à l’été 1543, ne tarit pas d’éloges : « Il m’a été donné de voir une infinité de palais, Monseigneur, mais celui que je vais vous décrire me plait beaucoup plus que tous les autres. Le révérendissime Giovio a choisi de construire, en un beau site sur le lac, un musée, comme il l’appelle lui-même, un lieu si gracieux qu’il semble que la délectation même l’a formé. […] En tête d’un des côtés se trouve une salle très miraculeuse avec toutes les Muses peintes tour à tour avec leurs attributs, des perspectives, des animaux, des ornements, des figurines admirables. Celle-ci s’appelle proprement le Musée »12. Les deux remarques relatives au mot « musée » sont très significatives : ce mot n’est certainement pas d’usage courant, même parmi les érudits et c’est bien aux Muses précisément, pas à la collection de portraits, qu’il se rattache, pour Doni.
11Après la mort de Paolo Giovio en 1552, la villa-musée est abandonnée et se dégrade rapidement. Des copies des fresques seront effectuées et la collection de portraits dispersée. Une peinture anonyme13, réalisée au début du XVIIe siècle à partir de la Musaei Descriptio publiée par Giovio en 1546 ainsi que de la description qu’en donne Anton Francesco Doni, constitue l’unique vestige visible du musée (De Vecchi 1977, p. 93, fig. 54). La villa fut abattue peu après 1613 pour faire place à un nouveau bâtiment.
12Les portraits rassemblés dans ce musée, selon les modalités décrites plus haut, sont accompagnés d’une petite notice, un éloge14, courte biographie du personnage. Ces textes seront rassemblés et publiés comme on l’a vu, avec des illustrations gravées à partir des portraits peints. C’est dans ce contexte précis que Giorgio Vasari, selon sa propre notice biographique (Vasari 1981-89, t. 10, p. 273-274), concevra son célèbre recueil de biographies d’artiste, les Vies, dont Michel-Ange dira qu’elles font revivre les hommes morts15.
13C’est bien ainsi qu’il faut voir les Eloges – et le musée qui en est à l’origine -, selon Patricia Eichel-Lojkine, un lieu où agissent les Muses et un instrument de leur action pour entretenir le souvenir, la gloire et l’immortalité des Grands Hommes : « Cependant, pour Pindare, ce n’est pas le poète qui donne aux héros un droit d’entrer dans les îles des Bienheureux : seules les Muses qui l’inspirent lui confèrent le pouvoir d’immortaliser le héros, l’immortalité signifiant sa participation au banquet divin et non son simple souvenir dans la mémoire humaine » (Eichel-Lojkine 2001, p. 97). On retrouve là clairement, quoique sous des formes « modernes », le musée d’Epictéta. Les portraits rassemblés par Giovio tiennent le rôle des statues des défunts dans le monument funéraire de Théra. Ce n’est pas la collection d’oeuvres, d’ailleurs sans grande valeur artistique pour la plupart, qui justifie le nom de musée donné à la villa de Giovio, c’est le rapport direct aux Muses et ce rôle mémoriel d’immortalité. C’est dans le même esprit que Marsile Ficin fait construire « son musée » au sommet d’une colline en forme de rotonde, métaphore de la grotte où séjournent les Muses16. C’est là qu’il convie des amis pour discuter et philosopher.
14On pourrait faire l’hypothèse d’un double courant pour justifier l’étymologie du mot musée (Findlen 1989, p. 60) : celui que je viens de décrire, relatif à la Mémoire et aux Muses, et un autre qui relierait le musée moderne au célèbre Mouseion fondé à Alexandrie par Ptolémée Soter, le premier souverain lagide, vers 300 av. J.-C. (Young Lee 1997). Cette hypothèse, qui trouve son origine, on le verra, dans les références étymologiques des dictionnaires encyclopédiques du siècle des Lumières, se heurte à l’extrême diversité des usages du mot musée entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et à la quasi absence de référence explicite à l’établissement alexandrin avant le XVIIIe siècle. Certes, le Mouseion d’Alexandrie, perçu alors essentiellement comme une bibliothèque, peut-il justifier l’assimilation musée – bibliothèque fréquente à cette époque, mais la situation lexicographique du collectionnisme est beaucoup plus complexe.
15Paula Findlen (1989) et Marcin Fabianski (1990) ont exploré en profondeur les occurrences et les significations du mot « musée » et de ses équivalents latins (musaeum, museum) ou vernaculaires (museo, Museum, muséum) dans les textes du XVIe au XVIIIe siècle. Il ressort de ces travaux que le mot musée s’inscrit dans toute une gamme de termes interchangeables qui balaie un large champ sémantique : « D’un point de vue philologique, son [musaeum] expansivité remarquable a permis de croiser et de se confondre avec les catégories intellectuelles et philosophiques de bibliotheca, thesaurus et pandechion, avec des structures visuelles telles que cornucopia et gazophylacium, et des structures spatiales comme studio, casino, cabinet/gabinetto, galleria et theatro, créant ainsi une terminologie riche et complexe qui décrivait des aspects significatifs de la vie intellectuelle et culturelle des débuts de l’Europe moderne, tout en faisant référence à sa configuration sociale » (Findlen 1989, p. 59). En note, elle ajoute d’autres mots qui peuvent être pris en compte : arca, cimelarchio, scrittoio, pinacotheca, metallotheca, Kunst- und Wunderkammer, Kunstschrank. On pourrait y ajouter encore stanza, camera, chambre, guardaroba17, studiolo, tribuna. Certes, tous ces termes ne sont pas synonymes mais la plupart sont lexicalement équivalents dans leur usage à cette époque et se révèlent interchangeables, parfois dans le même document, comme l’a bien montré Fabianski (1990).
16A cette liste déjà large de mots, il y manque le principal d’entre eux, tant il va de soi, la collection, raccolta. Findlen souligne l’ambition encyclopédique du collectionnisme, qui explique des termes tels que cornucopia et pandechion. Mais la collection seule ne justifie pas l’étendue extrême de ce champ. Elle n’est en fait qu’un des supports, un des objets de l’étude personnelle, privée, l’activité qui sous-tend et explique cet ensemble de termes qui en recouvre les lieux, les objets et les moyens. Le musée est alors, avant tout, un lieu d’étude privé : « Le musée est le lieu où l’érudit s’assoit seul, à l’écart des autres hommes, attaché à ses études, lisant les livres » écrit Comenius en 1659 dans son célèbre manuel illustré d’apprentissage du latin18. C’est là que résident les Muses, le guidant dans son travail19. Les mots cabinet/gabinetto et leurs équivalents studio, studiolo, scrittoio, camera, chambre correspondent au mieux avec ce concept20.
17Dans ce contexte, le mot « musée » désigne des choses très différentes, selon une série de glissements métonymiques révélateurs. Il peut désigner le lieu lui-même, le cabinet, mais aussi ce que celui-ci contient, la collection (d’objets, de manuscrits ou de livres) ou même la description de celle-ci dans un livre, un catalogue, comme on le verra pour le Museum Veronense de Scipione Maffei. Musée s’applique aussi au mobilier : les armoires destinées à accueillir la collection, qui portent parfois une décoration ad hoc ou au moins des inscriptions qui en identifient le contenu ; il peut s’agir aussi d’un meuble spécifique – qu’en français actuel on appelle précisément cabinet - pourvu de nombreux tiroirs et petits espaces de rangement ; ou encore de coffres divers.
18La polysémie du mot « musée » reflète le caractère indéfini de la chose et explique la grande variabilité sémantique. Il est impossible – au moins jusqu’au milieu du XVIIIe siècle – d’associer de façon univoque le terme « musée » à un concept ou à une chose définie. Cet usage désordonné du mot dénote seulement la volonté de signifier le rôle ou la présence des Muses dans l’objet du discours. C’est, tout compte fait, sa réelle étymologie : qui est relatif aux Muses, mais il s’agit davantage d’un vocable qualifiant que de la dénomination d’une chose précise. En ce sens, le musée n’existe pas en tant qu’entité clairement identifiée, à cette époque.
19En particulier, il est souvent associé ou confondu avec la bibliothèque, aussi bien physiquement que conceptuellement21. Lorsque Fortunio Liceti, le 5 septembre 1642, adresse son dernier livre au cardinal Francesco Barberini, neveu d’Urbain VIII, il lui écrit espérer que l’ouvrage « aura l’honneur de trouver place dans son musée » (Findlen, 1989, p. 67 et n. 71). Un siècle plus tard, dans l’article « bibliothèque » de l’Encyclopédie, Denis Diderot décrit la Bibliothèque Médicis comme l’une des plus riches et des plus prestigieuses du monde. Il ajoute : « Le musaeum florentinum peut seul donner une juste idée de ce magnifique cabinet » c’est-à-dire le catalogue qui en a été publié sous ce nom (Diderot 1751, t. I, p. 235). Cet exemple montre qu’on retrouve encore, en 1751, associés dans une même phrase et quasi synonymes, la bibliothèque, le musaeum et le cabinet. Lors de l’inauguration de l’Ashmolean Museum, à Oxford en 1683, dans un bâtiment à proximité de la Bodlean Library, le vice-chancelier de l’université affirme : « Le musée est une nouvelle bibliothèque, qui peut contenir les parties les plus remarquables du grand livre de la Nature et rivaliser ainsi avec la collection bodléienne de manuscrits et d’imprimés » (MacGregor 2001). C’est aussi une bibliothèque, de nature épigraphique toutefois, qu’installe Scipione Maffei à Vérone à partir de 1716.
20Lorsque le (futur) président de Brosses visite Vérone en juillet 1739, le musée de Maffei est tout récent. Les débuts de la collection épigraphique de l’Academia Filarmonica remontent à 1612 mais c’est seulement en 1716 que le marquis Scipione Maffei, qui préside cette académie, forme le projet d’aménager, à l’arrière du théâtre alors en reconstruction22, une cour entourée d’un portique bas dont le mur, aveugle vers l’extérieur, supporterait les pierres inscrites. Il écrit à Francesco Bianchini, le 20 juillet 1716 : « Je garde à l’esprit le bâtiment de l’Académie sur la Brà, avec cet atrium soutenu par de grandes colonnes doriques [sic]. Dans le grand cortile qui est devant, se trouvent plus de 50 inscriptions à moitié cachées dans les orties. J’ai tant fait que finalement, la décision a été prise de les rassembler décemment en les encastrant dans la muraille qui est le long de la cour et qui comprendra noblement une corniche. Mais à cette occasion, j’espère que nous accroîtrons de beaucoup la collection […] »23. Le projet tarde à se concrétiser, au grand désespoir de Maffei, qui accepte une solution moins ambitieuse et qu’il espère provisoire. Le mur destiné à recevoir les inscriptions, surmonté d’un petit toit pour les protéger, est construit entre 1721 et 1724, au devant du pronaos ionique donnant accès aux salles de l’Académie. Mais Maffei n’abandonne pas la perspective d’un projet plus important, qui est mis en œuvre entre 1735 et 1745, sous la direction de l’architecte Alessandro Pompei24. Ce dernier conçoit, sur trois côtés de la cour, un portique fait d’une succession de pilastres doriques supportant une architrave de façon à laisser le maximum de visibilité aux documents lithiques enchâssés dans le mur du portique25. Ainsi amplifié, l’ensemble ne manque pas de prestance, l’imposante colonnade du pronaos servant de toile de fond aux galeries qui abritent les inscriptions26.
21Les motivations de Scipione Maffei sont explicites : il s’agit de préserver des documents - importants pour l’histoire, précise-t-il dans une lettre à la comtesse Canossa27 – de l’incurie et des injures du temps ; mais surtout, ces inscriptions doivent être exposées en un lieu public pour éviter « les erreurs que commettent ceux qui se contentent de les voir imprimées. Pour faire de l’épigraphie grecque et latine un véritable auxiliaire de l’histoire, il est besoin de récolter, de conserver et d’étudier les originaux et, partant, les musées deviennent nécessaires ; ils doivent être publics parce que ceux qui appartiennent à des personnes privées sont facilement sujet à dispersion »28. C’est bien d’une bibliothèque lapidaire dont il s’agit, extension, en quelque sorte, de la bibliothèque de l’Academia Filarmonico. C’est, selon moi, en raison d’un intérêt exclusif pour le texte que Maffei néglige de donner les indications de provenance des inscriptions dans son Museum Veronense, ce qui lui sera reproché, notamment par Momsen (Ritti 1981, p. 10).
22Cette bibliothèque épigraphique est ordonnancée comme telle et non comme pourrait l’être une collection archéologique : subdivision en quatre parties selon la langue du texte (grec, latin, étrusque, « barbare ») puis répartition selon les thématiques et selon l’ordre chronologique. Ce dernier point a fait dire erronément à de nombreux historiens des musées (Poulot 2001, p. 18-23 ; Mairesse 2002 ; et encore Gob & Drouguet 2010, p. 24) que le musée de Maffei était à l’origine de la galleria progressiva mise en œuvre par de Mechel à la Galerie impériale de Vienne. Organiser l’exposition des peintures selon le développement de l’histoire de l’art est une chose bien différente de l’ordonnancement épigraphique voulu par Maffei. Toutefois, l’un et l’autre cas témoignent de l’introduction de considérations scientifiques modernes dans le classement et la présentation des collections. Ceci me conduit à aborder la dernière question de cette analyse, la définition du musée dans les dictionnaires encyclopédiques29 du XVIIIe siècle et singulièrement dans l’Encyclopédie.
23L’article « musée », signé de Joncourt, est bien connu30. Il définit le musée comme un « lieu de la ville d’Alexandrie en Egypte, où l’on entretenait, aux dépens du public, un certain nombre de gens de lettres distingués par leur mérite, […]. Le nom des Muses, déesses et protectrices des beaux-arts, était incontestablement la source de celui du musée ».31 Suit une longue description du Mouseion d’Alexandrie. Puis vient un très bref alinéa qui fait référence aux musées contemporains : « Le mot de musée a reçu depuis un sens plus étendu et on l’applique aujourd’hui à tout endroit où sont renfermées des choses qui ont un rapport immédiat aux arts et aux Muses. Voyez cabinet. », avant d’enchaîner sur un assez long passage sur l’Ashmolean Museum, qui termine la notice. Le renvoi à l’entrée « cabinet » est significatif. Dans ce dernier article, après l’énumération des différents types de cabinet que peut comprendre une demeure de gentilhomme, on trouve un exposé très détaillé sur les cabinets d’histoire naturelle et en particulier sur le Cabinet du Roi, objet de tous les éloges. Le mot « musée » est totalement absent de cette notice.
24L’article « musée » de Joncourt dans l’Encyclopédie a induit une vision déformée de l’histoire – et de la préhistoire – du musée en faisant de l’institution alexandrine un point de départ obligé. La plupart des historiens des musées y font référence, n’hésitant pas, souvent, à projeter aussi loin dans le passé l’origine de l’institution muséale (Bazin, 1967, p. 16). Roland Schaer (1993, p. 11) parle de « restaur[er] une institution créée à l’époque hellénistique » . Et pour justifier cette filiation, on invente des œuvres d’art – fort plausibles au demeurant – et des collections naturalistes dans les salles et les galeries du Mouseion32, et on projette un modèle alexandrin sur le développement des cabinets des temps modernes alors que, nous l’avons vu, les références au Mouseion d’Alexandrie y sont rarissimes. Dans Le temps des musées, Germain Bazin (1967, p. 153) écrit : « En 1765, celui-ci [Diderot], dans l’article ‘’Louvre‘’ de l’Encyclopédie, tome IX, expose un projet qui ferait du Louvre quelque chose d’analogue à ce qu’avait été le Mouseion d’Alexandrie ». Pourtant, l’article « Louvre » (signé DJ, de Joncourt) de L’Encyclopédie (t. IX, 1765, p. 706-707) ne fait aucune référence au Mouseion d’Alexandrie. Son projet est assez éloigné du véritable musée moderne qui est en train de naître et s’il réclame un réaménagement du palais du Louvre, c’est pour y loger plus à l’aise les Académies et les artistes, qui en seront précisément délogés lorsque sera créé le Muséum central des Arts en 1793 (Poulot 1997, p. 83-84 ; Young Lee 1997, p. 402).
25Ce dernier fixe définitivement – et paradoxalement33 – l’emploi du mot « musée », d’abord sous sa forme latine, pour désigner l’institution nouvelle. Le véritable musée moderne apparaît en effet dans le dernier tiers du siècle, à Rome avec le Museo Pio-Clementino (1771-1796), à Dresde avec la Gemälde Galerie (1786), à Düsseldorf avec la Kurfürtliche Galerie (vers 1770) et à Paris en 1793. La galerie de Dresde affirme, inscrit au-dessus de l’entrée, « museum usui publico patens », musée ouvert à l’usage public. Ces premiers musées34 marquent volontairement une rupture nette avec le collectionnisme et affirment d’emblée des caractéristiques que l’on retrouve aujourd’hui dans la définition officielle du musée, celle de l’ICOM35. S’ils rassemblent et conservent des collections patrimoniales, c’est pour les mettre à la disposition du public en vue de son éducation et son enrichissement intellectuel, faire progresser les connaissances et contribuer au développement de la société.
26A l’exception du nom, qu’ils doivent l’un et l’autre à celui des Muses, il n’y a aucun rapport entre le Mouseion et le véritable musée moderne. L’article « musée » dans l’Encyclopédie dénote selon moi, la volonté, dans une démarche antiquisante, de rationaliser l’origine et l’usage du mot, et de le placer dans la perspective des Lumières ; d’où la mention détaillée de l’Ashmolean Museum, dont la création en 1683 s’inscrit dans la ligne de la nouvelle philosophie des sciences et de la Nature de Francis Bacon (MacGregor 2007, p. 41). Mais la structure curieuse de cet article reflète surtout le fait que le mot « musée » n’a pas de signification univoque dans la langue du XVIIIe siècle. Le « Musée de Monsieur » désigne encore en 1781 un « salon » où l’on enseigne les disciplines scientifiques (Badinter & Badinter 1988, p. 223-224 ; Poulot 1997, p. 96-97). Fondé par Pilâtre du Rozier, intendant du cabinet de Monsieur, le comte de Provence, ce musée accueille hommes et femmes de la haute société qui viennent y chercher une « teinture de culture scientifique ». Le Musée de Monsieur sera fermé à la mort de Pilâtre en 1785 et remplacé par une nouvelle institution du même ordre, qui prend le nom de Lycée, où enseignent plusieurs académiciens (Condorcet, Monge, Marmontel).
27Krzysztof Pomian (1995) se demande « si le Luxembourg était perçu à l’époque comme un musée »36 alors qu’il n’est jamais qualifié comme tel. La question est ambigüe : Pomian veut-il dire « perçu comme un véritable musée moderne » ou bien fait-il référence au musée dans un sens ancien ? Quel sens ? Pour qualifier un lieu d’exposition de peintures, c’est le mot « galerie » qui est alors utilisé, comme on le voit à Dresde ou à Düsseldorf. Les collections royales françaises, elles, sont toujours dénommées « cabinet du Roy », au XVIIIe siècle.
28Dans cet article, j’ai cherché à établir trois points relatifs à l’origine du musée, le mot et la chose.
291. Le mot musée et ses équivalents étrangers présentent une grande variété d’usages et de significations jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle. Ils ne désignent rien de précis, rien qui puisse être appelé musée de façon univoque.
302. Rien ne permet de rattacher le véritable musée moderne au Mouseion d’Alexandrie, ni dans la nature de l’institution ptolémaïque, ni dans les références ou l’imaginaire des érudits de la Renaissance et de l’époque classique.
313. La filiation du musée des Lumières, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, avec le Mouseion d’Alexandrie est purement théorique et projetée a posteriori par les historiens des musées.
32L’histoire des musées est profondément marquée par une perspective téléologique. On interprète des événements ou des phénomènes anciens en fonction de la situation actuelle ; au besoin, on l’a vu, on invente les détails ad hoc. L’exemple le plus clair de cette distorsion est la prétendue création du Musée du Capitole en 1471 par Sixte IV, affirmation reprise par presque tous les historiens des musées. Et pour affermir la chose, on invente des détails, on amplifie la réalité. Pierre Grimal écrit : « C’est à Sixte IV que revient l’honneur d’avoir fondé, le 14 décembre 1471, le musée du Capitole, groupant et rendant accessibles à tous des trésors que la passion des collectionneurs particuliers tendait à disperser en une infinité de palais et de villas » (Grimal 2004, p. 67). Qu’en est-il exactement ?
33En 1471, peu après son élection, le pape Sixte IV « restitue au peuple de Rome » quatre statues de bronze qui se trouvaient jusqu’alors au palais du Latran, siège de l’évêché romain : la Louve, le Tireur d’épine, le Camille et la Tête colossale de Constantin. Ces statues sont remises aux Conservateurs, c'est-à-dire aux représentants de l’autorité civile de la Ville, qui siègent au Capitole. Aujourd’hui, ces quatre œuvres antiques font partie des collections des Musei Capitolini. Il n’en faut pas plus aux historiens du musée pour voir, dans ce geste de Sixte IV, l’acte de sa fondation. A vrai dire, il n’en est rien. Cette restitution est un geste politique pour apaiser les querelles et les revendications du peuple romain à l’égard de l’autorité du pape, sur le mode « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Le « restituendas » de l’inscription commémorative37 est clair : le pape ne fait que rendre au peuple de Rome ce qui lui revient, c’est-à-dire des sculptures antiques, païennes. Les bronzes sont alors disposés sur la façade (la Louve) ou dans les salles du palais communal et ils y restent, rejoints par d’autres – dont les fameux Fasti consolari, tout aussi symboliques du pouvoir civil38 – avant qu’un premier musée public ne soit créé en 1734 par Clément XII lorsqu’il achète la collection Albani et l’installe dans le Palazzo nuovo, récemment construit39 en face du Palazzo dei Conservatori, selon le plan d’ensemble dessiné par Michel-Ange un siècle plus tôt. C’est à ce moment-là seulement qu’on peut parler de musée. Les bronzes, eux, restent en place dans les salles de représentation du Palais des Conservateurs. Ce dernier n’est intégré aux Musei Capitolini qu’après 1870, la « mairie » (Syndaco) de Rome étant alors transférée au Palazzo Senatorio voisin.
34L’origine d’une collection ne signifie pas nécessairement celle du musée et l’histoire de celle-là, pour intéressante qu’elle soit, ne fait pas partie de l’histoire de celui-ci. C’est le glissement qu’a opéré Germain Bazin, marquant par ce choix l’historiographie du musée. Pour Bazin, il y a musée là où il y a collection. A vrai dire, son « Temps des musées » brasse encore plus large car l’auteur utilise un double critère, soit que l’institution possède une collection, soit qu’elle porte simplement le nom de musée, comme on l’a vu pour le Mouseion d’Alexandrie. La polysémie du mot musée et la nécessaire distinction entre collection et musée, largement acceptée aujourd’hui, rendent inacceptable, à mes yeux, la position de Bazin (Gob, 2014). Or, on a voulu, depuis Bazin, enfiler les musées – ou ce que l’on considérait comme tel – comme des perles, sur un lien unissant le Mouseion d’Alexandrie au véritable musée moderne. Ce fil, totalement artificiel, crée l’illusion d’une continuité sur le long terme.
35A cette continuité linéaire, je propose de substituer un modèle articulé sur une rupture entre le Collectionnisme - un phénomène en soi, avec ses pratiques, ses institutions, son vocabulaire – et le musée moderne, qui apparaît au cours du XVIIIe siècle, dans la perspective des Lumières. La figure emblématique du Collectionisme, on l’a vu, est le cabinet, lieu d’étude privé, personnel, alors que le musée moderne naît, notamment, de l’apparition de la sphère publique (Habermas, 1978, p. 51) et d’une volonté nouvelle de rationalisme et de démocratie.
36Certes, les collections anciennes se retrouvent parfois dans le musée moderne, mais souvent, aussi, elles restent, inaccessibles, entre les mains de collectionneurs privés. La rupture, elle, est bien marquée, sur deux plans : le musée est destiné au public, pour « son éducation et sa délectation » et il exerce une action patrimoniale, à la différence du collectionneur et de son corollaire, le marché. Le caractère public du musée ne se réduit pas à admettre des visiteurs dans les salles et laisser voir les collections. Il se mesure en termes d’intentionnalité (Gob, 2014).
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Notes
1 En fait, il s’agit de pilastres doriques ! Le Président de Brosses a corrigé, voire réécrit les lettres après son retour à Dijon, entre 1744 et 1755. C’est sans doute à ce délai et à une mémoire quelque peu déficiente qu’il faut attribuer cette inexactitude. Sur les Lettres, voir l’introduction de Frédéric d’Agay dans Lettres 1986. Le passage cité ici figure à la p. 182 du vol. 1 .
2 Lorsqu’on veut analyser la signification d’un mot et ses usages anciens, il est toujours périlleux, mais inévitable, d’utiliser ce mot dans son propre texte. J’ai choisi d’employer le mot « musée », en français (plutôt que musaeum ou museum) et sans autre précision, pour signifier le sens qu’il possède dans le contexte auquel se réfère le passage, en particulier le sens que lui donne l’auteur cité. J’utilise l’expression « véritable musée moderne » pour désigner le musée tel qu’on le connaît depuis la fin du XVIIIe siècle.
3 La distribution des colonnes ne tient pas compte de la division des dalles : le texte a été gravé lorsque la pierre était en place et présentait une surface unie (Ritti 1981, p. 80)
4 Hiller von Gärtringen 1898, n° 330 ; Ritti 1981, n° 31. Je tiens à remercier mon collègue Etienne Famerie pour l’aide qu’il m’a apportée concernant ce texte ancien. Je remercie par la même occasion ma collègue Noémie Drouguet, dont les relectures attentives et pertinentes sont toujours source d’enrichissement et d’affinement de l’argumentation.
5 Trad. Dareste et alii 1898, n° 24A, p. 78-94.
6 Il s’agit du revenu annuel du capital de 3000 drachmes (ndla).
7 « Les noms qui forment l’intitulé sont ceux des quatre personnes dont les statues se dressaient sur une base commune ; celui du mari, Phoenix, a disparu : il occupait probablement une ligne entière, au-dessus de celle qui s’est conservée » Dareste et alii, p. 105, n. 1.
8 Petite ville de Campanie où Giovio ne se rendit jamais. Voir sa biographie dans le Dizionario Biografico degli Italiani en ligne : www.treccani.it/enciclopedia.
9 Paolo Giovio, Elogia veris clarorum virorum imaginibus apposita quae in museo ioviano comi spectantur, Venetiis, Tramezinus, 1546, 80 f° ; id., Elogia virorum bellica virtute illustrium veris imaginibus supposita, quae apud musaeum spectantur, Florentiae, L. Torrentinus, 1551, 343 f°.
10 Ces copies, transmises à Giulio Romano, élève et héritier de Raphaël, à la mort de ce dernier, seront cédées à Giovio pour orner son musée de Côme, selon le témoignage de Giorgio Vasari, dans la vie de Piero della Francesca (Vasari 1981-89, t. 3, p. 318).
11 Alfonso d’Avalos figure aussi en cavalier dans la fresque représentant le Parnasse, dans la salle des Muses.
12 Lettre de A. F. Doni au comte Agostino Landi, 20 juillet 1543 publiée dans P. Barrocchi (a cura di), Scritti d’arte del Cinqucento, vol. III, p. 2895-2903 et citée d’après De Benedictis 1998, p. 194. Traduction de l’auteur.
13 Conservée au Museo civico de Côme.
14 C’est le sens d’elogium : inscription.
15 Il qualifie Vasari de risucitatore d’uomini morti : Salem 2002, p. 150-151.
16 Fabianski 1995 : voir en particulier sa note 26 (p. 142) où il cite un passage d’Anton Francesco Doni relatif au musée de Ficin. Voir aussi ma note 19 ci-dessous.
17 Ce mot est utilisé, par exemple, dans la lettre que Vincenzo Borghini adresse à Giorgio Vasari le 30 août 1570, à propos du studiolo de Francesco I° de’ Medici dans le Palazzo Vecchio : « La petite chambre que l’on construit de neuf aura pour fonction de servir de guardaroba de choses rares et précieuses, et par leur valeur marchande et par leur qualité artistique, bijoux, médailles, pierres taillées, cristaux travaillés ou taillés en forme de vase, mécanismes ingénieux et toutes ces choses semblables, pas trop grandes, déposées chacune dans une armoire appropriée selon sa catégorie. » (Frey 1930, p. 529).
18 Johannes Comenius, Orbis sensualium pictus, Londres, 1659, n° XCIX, p. 120: “Museum est locus ubi studiosus, secretus ab hominibus, sedet solus deditus Studiis, dum lectitat Libros[…]”. Cette définition est reprise dans plusieurs dictionnaires au XVIIIe siècle (Pomian 1995 ; Young Lee 1997).
19 « Le musée est assurément l’endroit où siègent les Muses » écrit Claude Clemens, en 1634, dans son guide pour la gestion des bibliothèques (Musei sive bibliothecae tam privatae quam publicae extructio, cura, usus) cité d’après Findlen (1989, p. 59). Les Muses séjournent aussi dans la nature et en particulier dans les grottes, selon Pline et Varron et on savait utiliser, dans l’Italie du XVIe siècle, les décors grotesques pour évoquer le séjour des Muses (Fabianski, 1995, p. 133). Au palais de Mantoue, la Grotta d’Isabelle d’Este n’était accessible que par son studiolo et en constituait, en quelque sorte, le sanctuaire.
20 Selon Findlen (1989, p. 71), le caractère privé du cabinet s’oppose au dynamisme et à l’ouverture de la galerie, « un espace à travers lequel on passe, au contraire du principe statique du studio, spatialement fermé ». La galerie est aussi le signe du caractère public que prend le musée à partir du milieu du XVIIIe siècle.
21 Au Vatican, plusieurs musées sont créés suite à des donations ou des achats au cours du XVIIIe siècle, mais il s’agit en fait de salles meublées d’armoires au sein de la Bibliothèque apostolique vaticane : le Sacro Museo (auj. Museo cristiano) créé par Benoît XIV en 1757 (Motu proprio du 30 sept. 1757 : voir Pietrangeli 1993, p. 44 n. 25), par exemple, est un ensemble d’armoires contenant des documents épigraphiques et iconographiques attestant historiquement l’existence du christianisme. Il faut attendre 1771-1775 pour qu’un véritable musée moderne indépendant de la BAV soit créé, le Museo Clementino (ensuite Pio-Clementino).
22 Le théâtre philharmonique, d’inspiration palladienne, est construit de 1605 à 1624 par l’architecte véronnais Domenico Curtoni. Il comporte un majestueux pronaos hexastyle d’ordre ionique. L’incendie qui ravage la salle du théâtre au début du XVIIIe siècle épargne ce pronaos ainsi que les locaux de l’Academia filarmonica situés dans cette partie du bâtiment. Le nouveau théâtre, construit de 1716 à 1729 sur un plan de Francesco Bibiena, s’adosse à la partie préservée du bâtiment de Curtoni. Il est inauguré le 6 janvier 1732 par une représentation de la Fida Ninfa, d’Antonio Vivaldi sur un livret de Scipione Maffei. Ce second théâtre sera lui-même détruit par un incendie en 1749 et remplacé par l’actuel bâtiment, dû au crayon de Giannantonio Paglia (Magagnato 1982).
23 Cité d’après Franzoni (1982, p. 37). Traduction de l’auteur.
24 Franzoni (1982, p.42-47) donne plusieurs gravures qui permettent de voir les différentes phases de construction.
25 Franzoni 1982, p. 39. Le cloitre dont parle de Brosses ne peut correspondre qu’à ce portique, qui devait être en construction à l’été 1739, si l’on en juge par le présent (« il fait construire ») de la lettre de de Brosses et la gravure de Filosi antérieure à 1743 (voir Franzoni 1982, p. 43).
26 D’autres transformations interviendront encore sous le régime fasciste, à partir de 1927, et donneront au musée son apparence actuelle.
27 Notizia del nuovo Museo d’iscrizioni in Verona, Notice sous forme de lettre à la Contessa Adelaide Felice Canossa Tering di Seefeld, citée d’après De Benedictis 1998, p. 309.
28 Franzoni 1982, p. 38. Il résume la pensée de Maffei. Trad. de l’auteur. Maffei reprendra ces arguments, avec encore plus de force, dans sa préface au Museum Veronense, paru en 1749.
29 Remarquons que plusieurs publications périodiques allemandes à vocation encyclopédique du XVIIIe siècle s’intitulent « Museum », tel le Deutsches Museum ! (Herding 1995, p. 441 sv.)
30 Paula Young Lee (1997) a publié une étude approfondie des définitions du mot « musée » dans les dictionnaires du XVIIIe siècle.
31 L’Encyclopédie, t. X, 1765, p. 893 sv. Soulignons en passant l’erreur révélatrice de Joncourt à propos des Muses : les arts auxquels elles président ne sont pas « les beaux-arts », ceux dont on rencontre le plus couramment les productions dans les musées d’art, mais les « arts libéraux », les activités intellectuelles, filles de la mémoire et de l’inspiration (divine). La Muse, c’est le poète qu’elle inspire et non le peintre. C’est aux arts libéraux aussi, et non aux beaux-arts, qu’était dédié le Mouseion d’Alexandrie.
32 « Les savants logés au Mouseion ont recours à la bibliothèque ou (peut-être) à des collections, mais ces dernières sont loin de constituer le centre de l’activité du musée antique » (Mairesse 2004, p. 17). Voir aussi Pommier 1989, p. 7.
33 Young Lee 1997, p. 402-411, s’étonne à juste titre et s’interroge sur les raisons de ce « muséum », bien vite devenu « musée », plutôt que « galerie », pour désigner le Louvre. On peut sans doute invoquer deux raisons : d’une part, le parallélisme avec le Muséum d’Histoire naturelle, d’autre part, le fait que le projet est beaucoup plus large que la simple exposition de peintures et, en particulier, qu’il comprend d’emblée une salle des Antiques.
34 Quelques précurseurs, plus modestes ou éphémères, les ont précédés. On ne comprendra toutefois pas dans cette catégorie le British Museum, fondé en 1753, mais qui ne devient véritablement public qu’au début du XIXe siècle. L’Ashmolean Museum à Oxford, par contre, est peut-être la plus ancienne institution à prendre en compte dans cette perspective du musée des Lumières, même s’il s’agit avant tout, à ses débuts, d’un musée universitaire (MacGregor 2007, p. 41).
35 Statuts de l’ICOM adoptés par la 22e Assemblée générale de l’ICOM (Vienne, Autriche, 24 août 2007), art. 3, sect. 1.
36 Le Palais du Luxembourg a abrité, entre 1750 et 1779, une petite partie des collections royales, groupées autour de la série de tableaux commandés par Marie de Medici à Rubens ; il était ouvert au public deux jours par semaine.
37 Apposée sur un mur du cortile du Palazzo dei Conservatori, lieu du pouvoir civil communal romain, elle se trouve aujourd’hui, sans avoir été déplacée, dans l’enceinte du musée puisque ce palais fait aujourd’hui partie des Musei Capitolini.
38 Il s’agit de plaques de marbre portant une liste de consuls romains, découvertes sur le forum romain en 1546 et offertes par le Cardinal Farnèse « au peuple de Rome ».
39 Il est terminé en 1667 par l’arch. Carlo Rainaldi.