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Emile Guimet. Une entreprise muséale hors du commun

Aurore Francotte

«  Ce musée [est], avant tout, une collection d’idées. »1

1Loin d’être une simple vitrine des richesses du collectionneur glorifiant la beauté des œuvres exposées, le musée des religions fondé par Emile Guimet (aujourd’hui Musée des Arts asiatiques – Guimet à Paris) est conçu selon des objectifs proches de ceux promus aujourd’hui par la muséologie d’idées. Le XIXe siècle voit la naissance de nombreux musées et leur diversification thématique. Ceux-ci sont alimentés notamment par les découvertes archéologiques lors des expéditions orchestrées par les pays européens. C’est dans cette effervescence qu’Emile Guimet décide de créer sa propre institution muséale en l’élaborant, à l’aide de multiples stratégies, comme un centre scientifique de production de connaissance et un lieu de transmission de ce savoir, et non comme un endroit dédié principalement à l’esthétisme, à la contemplation et à la démonstration de pouvoir. Ces caractéristiques sont le fruit de l’environnement dans lequel Guimet naît et grandit, et témoignent d’une ouverture d’esprit et d’une grande curiosité.

  1. Emile Guimet, le chef d’orchestre

2Ce Lyonnais voit le jour en 1836 dans une famille aisée. Son père, Jean-Baptiste Guimet (1795-1871), est le fondateur d’une usine de fabrication de couleurs industrielles à Fleurieu-sur-Saône et l’inventeur du Bleu Guimet, obtenu par un processus chimique peu couteux qui permet d’éviter l’utilisation du lapis-lazuli tout en conservant les caractéristiques du bleu d’outremer créé à partir de cette pierre. Sa mère, Rosalie Bidault (1798-1876), surnommée Zélie, est la fille de l’artiste Jean-Pierre-Xavier Bidault (1745-1813). Elle suit le chemin de son père en entamant une carrière de peintre. Il est probable qu’elle soit la source de l’intérêt pour les arts qui va marquer son fils tout au long de sa vie2.

3En effet, Emile Guimet aime la céramique, la peinture, la sculpture, le théâtre mais aussi la musique. Cette dernière est l’un des nombreux domaines où il fait preuve de paternalisme car il ne la considère pas seulement comme un plaisir personnel mais comme un moyen de tisser des liens entre les ouvriers et les dirigeants, et de les renforcer. Poussé par ce principe, il fonde des fanfares et des orphéons qui vont interpréter ses compositions musicales, sa musique populaire comme il aime la décrire : « Ma préoccupation était donc de ne faire que de la musique populaire. Quand j’écrivais le ‟Feu du Ciel” […] j’avais un valet de chambre qui était premier ténor, un palefrenier qui était second ténor, un cuisinier qui était baryton et le jardinier avait une voix de basse. »3

4Les idées du paternalisme social4 qui l’animent déterminent sa manière de gérer l’usine familiale dont il prend les rênes à la mort de son père en 1871. Emile Guimet est l’un des premiers patrons à mettre en place un système de retraite pour ses ouvriers afin de les remercier de leur travail au service de l’entreprise et il ouvre un fonds pour les accidents du travail. Sa devise résume bien sa vision du management : « LABOR - AMOR »5. Pour lui, le premier est important dans la vie car il permet de générer des produits qui contribuent au bien-être et au bonheur de ses contemporains. Le deuxième mot de sa devise se rapporte aux concepts qui régissent ses choix en tant que patron. Il ne désire par être un directeur qui prend ses ouvriers pour des bêtes de somme. Le personnel d’une usine mérite l’attention de celui qui la dirige. Il faut l’aimer et l’éduquer pour l’aider à être heureux et à s’épanouir6. C’est dans une optique similaire que s’inscrit le Musée Guimet qui est créé comme un lieu de création et de transmission du savoir. En fondant son musée, Emile Guimet pense non seulement au progrès de la société mais aussi à celui de son entreprise et de Lyon, sa ville.

  1. Voyages touristiques, voyages scientifiques

    1. Egypte et révélation

5Voyager dans les pays étrangers est un passe-temps prisé par les membres de la haute-société du XIXe siècle, notamment depuis les grandes découvertes archéologiques et ethnographiques. C’est dans cette optique qu’en 1865, Emile Guimet organise son premier périple en Egypte, destination privilégiée à la suite de l’expédition de Bonaparte et du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion qui engendrent une véritable égyptomanie. Il profite de son séjour pour observer autant le passé que le présent. Dans ses Croquis égyptiens. Journal d’un touriste, publié en 1867, il décrit ses impressions sur les us et coutumes qu’il rencontre au gré de ses promenades dans les rues et les bazars, à côté de son émerveillement pour les vestiges.

6Ce voyage au pays des pharaons est, selon lui, l’élément déclencheur de sa passion pour la religion égyptienne qui le pousse à acheter les premiers objets de sa collection et à se documenter en dévorant la littérature contemporaine sur le sujet : « je sentais que ces objets que je réunissais restaient muets et que pourtant ils avaient des choses à me dire, mais je ne savais pas les interroger. Je me mis à lire Champollion, Brusch, Chabas, de Rougé, les rares livres d'égyptologie qu'on avait publiés à cette époque »7. Cette envie de faire parler les vestiges se retrouve plus tard dans son musée où il met en place une bibliothèque à la disposition des chercheurs et un guide du visiteur pour vulgariser les connaissances.

7Sa soif de savoir l’entraine rapidement au-delà de la vallée du Nil et l’amène à s’intéresser aux autres civilisations antiques et à leurs croyances. Ses publications démontrent un esprit critique et scientifique qui le pousse à établir des parallélismes entre les religions suite à l’analyse minutieuse des vestiges et des textes.

8Son voyage en Turquie témoigne également d’une grande ouverture d’esprit lorsqu’il se retrouve face aux rites musulmans qu’il trouve comiques dans un premier temps mais qu’il envisage du point de vue des pratiquants par la suite. En parlant d’une cérémonie de derviches à laquelle il assiste, il dit : « Tout cela est très ridicule, mais avant d'en rire il faut se demander si en France nous sommes beaucoup plus raisonnables et si les promenades pieuses et fatigantes faites à genoux dans les pardons de Bretagne, si les consultations gratuites d'Ars ou de la Salette, ne paraîtraient pas comiques à des Musulmans. »8 Ces traits de la personnalité d’Emile Guimet jouent un rôle important lors de sa mission en Extrême-Orient au cours de laquelle il collecte de nombreuses informations sur les croyances locales.

    1. Mission au Japon, en Chine et aux Indes

9Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la culture nippone engendre un réel engouement qui donne naissance à un nouveau courant : le japonisme. Les artistes s’inspirent des nombreux objets mis en vente en Europe dont notamment les kimonos, les paravents ou encore les estampes des maîtres de l’école Ukiyo-e. Cet intérêt soudain fait suite à l’ouverture des frontières du pays9.  

10Devenu un véritable passionné et animé par la curiosité, Emile Guimet organise un voyage en Extrême-Orient. Cette exploration a pour objectif l’étude des différentes religions locales et la collecte de documents et d’œuvres en rapport avec les croyances. Dans un souci d’enregistrer, comme complément d’information, des données visuelles, l’industriel demande à l’artiste Félix Régamey (1844-1907)10 de l’accompagner. En plus de la recherche sur les spiritualités, les deux compères s’intéressent aux multiples aspects de la civilisation nippone : les us et coutumes, la musique, le théâtre, la nourriture, l’architecture, la céramique et l’art.    

11Contrairement à ses premiers séjours en Europe et en Egypte qui s’apparentent plus à un plaisir touristique personnel, son périple en Asie a un caractère officiel. Le 15 mars 1876, Guimet introduit une demande auprès du ministère de l’Instruction publique, alors dirigé par Jules Ferry (1832-1893), pour transformer son voyage en mission. Cette recommandation, obtenue le 10 avril de la même année, lui permet d’avoir une certaine reconnaissance dans le domaine scientifique11 et de faciliter ses investigations sur les croyances locales ainsi que les contacts avec les religieux asiatiques. Malgré cette commodité, il est important de noter que les Occidentaux ne peuvent se déplacer à leur guise en Chine, en Inde et au Japon à cette époque. Les lieux visités par les deux Français sont, de ce fait, restreints12. Au Japon, ils se rendent à Yokohama, Tokyo, Kamakura, Nikko, Ise, Osaka et, en empruntant la célèbre route du Tôkaidô représentées dans les estampes d’Hiroshige (1797-1858),  ils rejoignent Kyoto.

12Sa mission est favorisée par le climat politique de l’époque. Le gouvernement de Meiji veut décréter le shintoïsme comme religion d’Etat au détriment du bouddhisme dont bon nombre des sanctuaires seront détruits. Depuis environ mille ans, ces deux croyances se côtoient et s’influencent mutuellement. D’après l’industriel, son étude est vue par le gouvernement japonais « comme une excellente occasion pour lui de connaître plus à fond les dogmes bouddhiques, et de rectifier d’une manière plus complète les croyances shintoïstes »13.

13La démarche employée est simple, scientifique et systématique. En France, Emile Guimet lit la littérature sur le sujet et côtoie le milieu des savants où il se forge une première idée sur le bouddhisme et le shintoïsme. Sur place, il passe aux étapes nécessaires à l’étude scientifique des comportements humains. Il se rend dans différents sanctuaires pour observer les gestes, les rites, les pratiques et les principes religieux tout en adoptant une attitude critique en se libérant des préjugés et des stéréotypes14. Il va à la rencontre des croyants afin de les questionner, de comprendre leur religion et leur implication dans le fonctionnement de la société. Le 26 octobre 1876, il a un entretien à Kyoto avec trois bonzes de la secte bouddhique Shin-Shû. L’échange est retranscrit dans le premier tome des Annales du Musée Guimet15. La série de questions posées par l’industriel s’oriente vers les points communs du bouddhisme et les particularités de la secte Shin-Shû. Les premières sont basées sur les dogmes et les pratiques en prenant ceux du christianisme comme référence. Guimet part de ce qu’il connaît pour comprendre les différentes conceptions spirituelles et les réponses qui se rapportent à des questions existentielles communes aux civilisations16. Ainsi, il interroge sur la genèse du monde, sur l’existence d’un dieu créateur, sur la notion de péché originel, sur les mondes parallèles, comme l’enfer et le paradis, et sur la notion du libre arbitre et de jugement dernier. Il s’intéresse également aux principes, à la morale et aux préceptes prêchés par les bonzes, aux différences entre les sectes au niveau des règles appliquées. Quand des similitudes apparaissent entre plusieurs religions, il cherche à identifier en quoi elles diffèrent. Ainsi, il demande quel est le but de la prière ? Quelles significations possèdent les offrandes ? Que représente la fête des morts ? Il ne se cantonne pas à la théologie et confronte les réponses des bonzes à celles de la physique et de la chimie, et il fait appel à sa vision du bon fonctionnement d’une usine. En multipliant les points de vue par la multidisciplinarité de ses interrogatoires, il fait preuve d’un esprit érudit, critique et ouvert.

14Si ces rencontres lui apportent beaucoup d’éclaircissements sur les croyances nippones, certains points restent un mystère en raison d’une méconnaissance de la part des prêtres sur leur propre doctrine17 et du problème de communication que la barrière des langues peut engendrer malgré les interprètes. Toutefois, les liens tissés lors de ce séjour seront utiles lors de la mise en place de son projet muséal et de son école des langues orientales.

15Ce voyage au Japon marque profondément Emile Guimet qui voue une réelle admiration à ce pays. Il écrit ses impressions dans ses Promenades Japonaises qui paraissent en deux tomes publiés, respectivement en 1878 et 1880.

16En novembre 1876, il met le cap sur la Chine avant de partir pour l’Inde. Ces deux étapes sont moins fructueuses que la précédente dont le contexte politique avait favorisé sa mission scientifique.

    1. Congrès et relations

17Outre ses voyages en Egypte et en Asie qui sont des points importants dans l’élaboration du Musée Guimet, l’industriel prend également part à des congrès tenus en Europe tels le Congrès d’Anthropologie et d’Archéologie préhistorique de Stockholm en 1874 et le Congrès des Orientalistes organisé à de nombreuses reprises dans différents pays. Lors des ces événements, il crée un réseau de relations profitables au développement de la fonction scientifique du musée via la participation des savants aux conférences et aux publications.

  1. Des collections au service de l’information

18Après son séjour en Egypte en 1865, Emile Guimet achète les premiers objets de sa collection, qui grossit rapidement par des acquisitions en masse lors de la mise en vente de collections entières mais aussi par dons et legs après la fondation de son musée.

19Si dans un premier temps, le seul point commun reliant ses achats relève de l’histoire des religions, très vite il se focalise sur le rassemblement de « séries significatives, le plus systématiquement et exhaustivement possible »18.  Dans un souci d’information, de pédagogie et de transmission du savoir, l’aspect esthétique est relégué au second plan tout comme la notion d’authenticité. L’industriel fait réaliser des copies et des moulages d’objets qu’il ne peut se procurer, pour assurer la cohérence des collections exposées. Ainsi, le mandala du sanctuaire Tôji, disposé dans l’annexe de l’actuel musée parisien, est une réplique19 obtenue par le concours des bonzes et d’un artisan local lors de son voyage.  

20En plus des objets de culte et des représentations divines, des livres en langue française et étrangère sont réunis pour constituer un fond de documentation dans le but d’expliciter les collections. Cette bibliothèque s’agrandit rapidement grâce aux achats et aux dons. Elle est mise à disposition de tous ceux qui souhaitent s’informer et travailler pour faire progresser la connaissance.

21Si l’histoire des religions antiques et asiatiques est le sujet principal du Musée Guimet, il faut noter que son fondateur fait quelques écarts et s’intéresse de près à d’autres productions exotiques. Des salles d’exposition contiennent des sabres, des laques, des éventails, des paravents, des inrô, des estampes, etc. L’industrie de la céramique chinoise et japonaise et leur secret de fabrication captent également son attention : « Je ne pouvais me désintéresser de cette magnifique industrie de la porcelaine qui fait, depuis des siècles, la gloire de l'Extrême-Orient ; et, parallèlement à mes collections religieuses, je rassemblais des séries de poteries ; profitant de mes conversations avec les fabricants pour me renseigner sur les procédés qu'ils emploient de père en fils, éclairant ces explications de mes connaissances d'industriel. »20

  1. Création du Musée Guimet à Lyon

22Suite à son voyage en Extrême-Orient en 1877, Emile Guimet adresse un rapport au ministre de l’Instruction publique dans lequel il exprime son désir de créer un musée de l’histoire des religions antiques et asiatiques muni d’une bibliothèque regroupant les ouvrages qu’il a ramenés de sa mission, et de fonder une école de langues orientales pour encourager les échanges, notamment commerciaux, entre l’Occident et l’Orient. Ces deux éléments qui accompagnent son projet muséal témoignent de son intérêt pour la recherche et l’éducation dans le but de favoriser le développement de la société sur le plan économique et culturel. Le choix de localisation de son institution pourrait être considéré comme une décentralisation des activités culturelles et scientifiques de Paris vers la province. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’il habite à Lyon et qu’il veut probablement avoir son musée près de lui et de ses activités professionnelles. En l’implantant en 1878 sur le Boulevard du Nord (aujourd’hui Boulevard des Belges), ce lieu qui se veut source de connaissance et d’apprentissage, est accessible à ceux qui sont dans l’incapacité de se rendre à la capitale et participe à l’enrichissement culturel de Lyon.

23Si la vocation scientifique revêt une telle importance, au point que l’industriel compare son œuvre à une « usine scientifique »21, c’est pour éviter la création d’un lieu d’exposition des collections dans un unique but d’esthétisme. La valeur intrinsèque des objets est moins importante que leur valeur de témoin, que la connaissance dont ils sont le support. En conséquence, leur étude par des savants et la transmission du savoir relatif aux religions antiques et asiatiques sont primordiales22. Tous ces points mettent en évidence un concept muséal éloigné des musées d’art et d’archéologie et plus proche des musées d’histoire naturelle, d’histoire ou de ceux d’ethnographie qui apparaissent à cette époque.

24Le public cible du Musée Guimet est issu de toutes les couches de la population. L’enseignement est une des priorités de son créateur qui finance de nombreuses écoles en plus de la fondation de divertissements musicaux, et qui étudie minutieusement les systèmes d’éducation des pays qu’il visite comme en témoignent ses carnets de notes publiés suite à ses voyages, journal de bord de ses impressions et de ses observations. Dans sa vision positiviste, Emile Guimet considère l’instruction comme un élément essentiel du progrès de la société. Le choix du thème du musée et l’intérêt qu’il porte aux croyances en est également une preuve : « les créateurs de systèmes philosophiques, les fondateurs de religions avaient eu les mêmes pensées : que Lao-tseu, Confucius, Sakia, Mouni, [sic] Zoroastre, Moïse, Platon, Jésus, Mahomet avaient, chacun à son époque, proposé des solutions sociales. »23

  1. Stratégies pour atteindre les objectifs

25Une politique de publication est mise en place pour transmettre les connaissances acquises. En 1880, il crée les Annales du Musée Guimet qui sont principalement destinées aux spécialistes et la Revue de l’histoire des religions qui vise surtout les amateurs désireux d’en savoir plus. L’industriel fait appel à de nombreux scientifiques. Il met en place un réseau d’échange de publications avec des sociétés savantes et des musées en France, en Europe et même dans le reste du monde24. En 1889, le premier tome de la Bibliothèque de vulgarisation est édité. Elle regroupe les conférences qui se sont déroulées au musée. En 1892, la Bibliothèque d’études voit le jour. Enfin, un Petit guide illustré au Musée Guimet est publié pour accompagner le public à la manière de nos audioguides ou de nos guides du visiteur. Il est réédité plusieurs fois dans un souci de mise à jour des connaissances et des réaménagements des salles d’exposition en fonction de l’apport de nouvelles collections. Les objets repris dans ce livre sont accompagnés de notices détaillant l’histoire des religions, l’expansion du bouddhisme, les croyances, les rites, la mythologie, les divinités et leurs attributs. D’autres informations, qu’on retrouve habituellement sur un cartel, sont également mentionnées comme le matériau, la technique, la provenance, le lieu de fabrication, le nom de l’ancien propriétaire, le cas échéant la mention qu’il s’agit d’un fac-similé, etc. La datation des objets est rare mais il est probable que ce soit dû à un manque de données trouvées sur l’œuvre au moment de son acquisition vu que des dates apparaissent occasionnellement.

26Ce guide atteste du souci de communication dans le musée lors de la visite même, caractéristique peu présente à l’époque. Malgré les nombreuses lacunes25 dont il fait preuve par rapport aux attentes actuelles, il serait injuste de ne pas y voir l’ancêtre des outils de médiation distribués dans les musées du XXIe siècle.

27A côté des publications, Emile Guimet établit un cycle de conférences gratuites le dimanche où il invite des personnalités du monde scientifique à faire part de leur savoir et des nouvelles découvertes quand il ne prend pas la parole lui-même. Plus que les sujets développés, la mise en scène de ces conférences semblent être l’un des points forts de ces événements. Féru de nouvelle technologie, il intègre la lanterne magique à lumière oxhydrique26 pour accompagner le discours d’une projection d’image. Les textes des conférences sont rassemblés et publiés.   

28Toutes ces pratiques témoignent de son envie de construire un musée comme une entité vivante : « un musée qui pense, un musée qui parle, un musée qui vit.»27 Une conception actuelle de l’institution muséale qui naît dans l’esprit d’un homme du XIXe siècle qui ne souhaite que partager sa passion et contribuer au développement de la société dans laquelle il vit.

  1. Emile Guimet, homme de son temps

29Le Musée Guimet se détache du paysage muséal du XIXe siècle en France où prédominent la pure contemplation et à la mise en valeur des collections. En industriel et en chimiste, Guimet voit dans le musée un instrument du progrès social  en relation avec l’idéologie positiviste et progressiste de l’époque. Il adhère aux idées nouvelles et les appliquent à son musée.

30Emile Guimet investit son argent et son temps dans une pléthore d’institutions reliées à l’éducation et au divertissement culturel, tout comme un « bon père de famille » le ferait pour développer le corps et l’esprit de son enfant. Empreint de paternalisme, il estime que la construction d’une société idéale est la tâche de l’élite qui doit prendre en main le prolétariat.

31Son intérêt pour les croyances anciennes et l’Asie n’est pas atypique. L’histoire des religions se développe durant cette période, et l’ouverture des frontières du Japon engendre une vague de passion pour l’Extrême-Orient. La science des croyances met en évidence, les mythes, rites et pratiques en récoltant, critiquant et comparant les données. Cette discipline découle de la philosophe des Lumières et se dégage de l’emprise de la théologie de l’Eglise catholique. Emile Guimet l’alimente par ses recherches et par son musée qui ne sera pas apprécié par les milieux chrétiens lyonnais, dans la « capitale religieuse de la France ».28

  1. Les ingrédients d’un musée d’idées

32Lors de ses voyages autour du monde, Guimet visite de nombreux musées et note les différents points qui lui semblent essentiels pour créer un musée remplissant les objectifs qu’il s’est fixé. Il s’agit notamment du guide du visiteur et du cartel mentionnant la provenance de l’objet et le contexte dans lequel il a été fabriqué, d’une bibliothèque, des publications et des conférences.

33Les musées qui lui laissent la plus grande impression après le Musée de Boulaq en Egypte, sont sans doute ceux de Copenhague où l’organisation des salles, le classement des pièces, le travail fourni par les conservateurs lui semblent parfaits. « La capitale du Danemark possède plusieurs musées célèbres, non-seulement à cause des richesses qu’ils contiennent, mais particulièrement à cause de leur intelligente organisation. Le musée ethnographique, le musée des antiquités du Nord, le muséum d’histoire naturelle et le musée des œuvres de Thorvaldsen sont autant de collections qu’on peut prendre pour modèles, soit comme système d’administration, soit comme moyens d’exhibitions, soit comme clarté de classement. Chaque musée a un nombreux personnel de conservateurs qui se divisent le travail, mais leur rôle est surtout l’enseignement, la démonstration des objets catalogués. Les jours où les collections sont ouvertes au public, au lieu de profiter de l’occasion pour aller à la campagne comme c’est l’usage en France, les conservateurs sont tenus de rester dans les salles à la disposition des visiteurs ; et, cicérones complaisants et compétents, avec une patience infatigable, ils expliquent, analysent, développent, comparent, signalent, raisonnent, enseignent avec l’autorité du professeur, la conviction du savant, le dévouement de l’apôtre. […] On a compris ici que les vitrines des collections ne sont pas seulement destinées à satisfaire la curiosité des désœuvrés, mais aussi à meubler l’intelligence et la pensée de faits intéressants dont la portée philosophique est le but. […] En somme ce qui manque à nos musées français et ce qu’on trouve ici, c’est la mise en lumière des objets ; or, telle collection, modeste, peu importante, incomplète même, mais bien classée, bien exposée et entourée d’un enseignement, rendra plus de service que les somptueux entassements du Louvre et du British Museum »29.

34La visite du musée d’ethnographie de la capitale danoise est vraisemblablement le moment où l’idée de créer un musée centré sur les religions germe dans son esprit : « Le musée ethnographique de Copenhague contient des séries très-complètes des divinités de tous les pays.[…] Et, en sortant de ce musée unique dans son genre, je me demandais si en France nous avions quelque chose d’analogue, et si nous ne devrions pas au plus tôt fonder une collection dont les enseignements sont si attrayants et si profitables. »30

  1. Le transfert à Paris

35Si les moyens mis en œuvre pour atteindre ses objectifs sont développés avec ardeur et conviction, le résultat souhaité ne semble pas être au rendez-vous. Environ trois ans après l’inauguration du musée lyonnais, son fondateur prend la décision de le déplacer à Paris. Il affirme lors du jubilé de son institution : « je me trouvais loin de la matière première et loin de la consommation. Dans ces cas-là on déplace l'usine, c'est ce que je fis : je transportai le Musée à Paris. »31

36En somme, les objectifs ne sont pas atteints. Les scientifiques ne côtoient pas ou trop peu le musée et la bibliothèque32. Les Lyonnais s’en désintéressent probablement en raison du sujet33. L’histoire des religions remet en cause les fondements religieux notamment de l’Eglise qui se sentant menacée, la voit d’un mauvais œil. Le Musée Guimet, dédié uniquement aux cultes païens, est considéré comme un lieu de propagande de ces religions. Or Lyon est une ville profondément catholique et «  le non-conformisme de Guimet ne convient guère à une bourgeoisie acquise au respect des convenances et soucieuse d’éviter toute initiative susceptible de troubler la paix sociale par le biais de querelles religieuses »34.

37Une autre raison qui favorise le choix d’un déménagement à Paris est probablement liée à l’aspect financier35. Contrairement à une usine, le musée génère peu de recettes et engendre de nombreuses dépenses relatives à l’acquisition des collections, aux publications, à l’entretien du bâtiment, le salaire du personnel, etc. Pour pallier le manque d’aide pécuniaire qui semble lui faire défaut dans sa ville natale36, Emile Guimet prend ce qui semble pour lui la meilleure décision pour l’avenir de son institution muséale.

    1. Le musée devient la propriété de l’Etat

38Le 9 janvier 1883, l’industriel prend contact avec le ministère de l’Instruction publique afin de négocier le transfert de son musée à Paris. Dans sa lettre, il fait part de ses arguments en faveur du déménagement et de ses conditions37. Il souhaite qu’un nouveau bâtiment soit construit dans un quartier culturellement et scientifiquement vivant afin d’éviter de répéter l’erreur commise à Lyon où l’édifice est excentré par rapport au centre de la ville38 en plus d’être loin des savants par sa localisation en province. Il doit être bâti selon les plans que l’architecte Jules Chatron (1831-1884), ami d’Emile Guimet, avaient dessinés pour le musée du Boulevard du Nord39. Le nom d’origine doit être conservé et son fondateur veut en être le seul gestionnaire à vie. Enfin, une demande d’aide financière s’élevant à 45 000 francs français par an pour le salaire du personnel et autres frais clôture la liste des exigences. Après de nombreux débats, une convention40 est signée à l’été 1885 en vertu de laquelle l’Etat devient propriétaire des collections et le donateur, directeur à vie du musée.

  1. Muséographie et scénographie

39En ce qui concerne sa muséographie et sa scénographie, le Petit guide illustré au Musée Guimet et des photographies témoignent de la conformité ou non aux objectifs visés par son fondateur. Les premières pages dévoilent une répartition classique des objets dans les espaces41. Les galeries sont divisées selon les zones géographiques et les grands courants religieux d’un pays sont subdivisés selon les sectes. Des salles sont consacrées à l’art japonais (paravents, sabres, estampes, etc.) et à la céramique chinoise et nippone. Au cours des années et des nouvelles acquisitions, l’aménagement des salles est modifié. On peut suivre ces évolutions grâce aux éditions successives du Petit guide illustré.

40Malgré la volonté de clarté affirmée dans le guide du visiteur, les photographies dévoilent des vitrines bourrées d’œuvres et des murs recouverts de kakemonos42 et de peintures documentaires de Félix Régamey. En voulant avoir des séries complètes et cohérentes, Emile Guimet privilégie l’abondance à la lisibilité des œuvres d’un point de vue didactique, la décoration intérieure des murs et des plafonds ajoutant à l’effet de surcharge.

41Les articles de journaux parus lors de l’inauguration en 1889 permettent de se faire une idée sur l’apparence du Musée Guimet. Le Monde illustré écrit qu’ « Il y a même, à l’angle, une sorte de rotonde peinte en rouge antique »43 pendant que Le Rappel raconte : « En entrant, on se trouve dans une rotonde supportée par des colonnes égyptiennes peintes en ocre et en brun rouge […] Enfin au sommet de la coupole une salle est préparée pour l’installation d’un vaste panorama qui synthétisera successivement les religions égyptienne, indoue, chinoise, japonaise, en réunissant dans un vaste horizon les temples particuliers à chaque race et restés fameux. »44

  1. Autour de l’exposition

42En plus des multiples publications et des cycles de conférences mis en place pour transmettre les connaissances et les nouvelles découvertes sur l’histoire des religions et les civilisations antiques et asiatiques, des spectacles qui sont, dans un certain sens, les ancêtres de nos animations culturelles, se déroulent aux musées. A trois reprises, des cérémonies bouddhiques sont organisées principalement dans la bibliothèque. Elles sont réalisées par des bonzes issus de sectes différentes dont deux proviennent du Japon (Shin-shû et Shingon) et une du Sri Lanka. Léon de Milloué, le conservateur du musée des religions, précise lors de la première cérémonie que ce « n’est pas un simple divertissement organisé pour satisfaire la curiosité ésotérique de quelques personnes, mais un office absolument sérieux, tel qu’on le pratique au Japon, dans le véritable culte Boudha [sic]. »45

43Une deuxième prestation considérée comme activité culturelle concerne la danse brahmanique exécutée par Lady MacLeod (1876-1917)46, plus connue sous le pseudonyme de Mata Hari. Réalisée par une Européenne, elle relève plus de la vision occidentale de ce rituel que de l’exactitude de ses gestes et de ses attitudes. Ses prestations dégagent une dose d’érotisme et de sensualité destiné à séduire les visiteurs masculins.

  1. La mort du patron remise les idées

44Emile Guimet utilise force stratagèmes pour faire vivre son musée comme une entité scientifique et pédagogique. En vieillissant, il pense à l’avenir de son institution après sa mort. En 1907, il crée un Comité-Conseil composé d’amateurs d’art, de scientifiques et d’un membre de sa famille comme président pour assurer la pérennité de son projet.

45Cependant, le musée des religions connaît après la mort de son fondateur, le 12 octobre 1918, des changements qui l’éloignent radicalement du plan original, si novateur pour l’époque. L’histoire des croyances antiques et d’Extrême-Orient est totalement abandonnée au profit de l’art asiatique. Les aspects scientifiques et pédagogiques laissent place à la simple contemplation de la beauté des œuvres qui sont devenues muettes, dans une nouvelle scénographie dépouillée. Beaucoup de représentations de bouddhas et de divinités sont renvoyées dans les réserves et ne seront ressorties que vers la fin du XXe siècle. En particulier, la copie du mandala du Tôji qui trouve aujourd’hui un nouvel écrin dans l’ancien hôtel Heidelbach, à quelques pas du musée. La superficie d’exposition est augmentée par la construction d’une verrière au dessus de la cour intérieure qui devient un carrefour entre les différentes zones géographiques. Malgré les rénovations récentes du Musée des Arts asiatiques – Guimet et la tendance actuelle à vouloir créer des musées qui mettent le visiteur au centre de leurs préoccupations, l’exposition permanente garde un caractère esthétique dominant où quelques informations sont parsemées via des textes ou un audioguide parmi une pléthore de divinités et d’objets.

  1. Un siècle d’avance

46Au XIXe siècle, les modalités d’exposition dans les musées se fondent surtout sur l’accumulation : des amas de collections regroupées par catégories dans de piètres conditions de conservation et accompagnées par peu d’informations ; le visiteur doit faire appel à sa propre érudition pour comprendre ce qu’il voit. Certes, le Musée Guimet regorge lui-aussi de salles remplies à en déborder d’objets, cependant l’aspect scientifique et la communication y sont déjà intégrés par la volonté de son fondateur et les stratégies que celui-ci met en place pour atteindre au mieux ses objectifs.

47Ainsi, sa politique de publication relaie le savoir auprès des spécialistes et des amateurs hors les murs du musée. Et à l’intérieur, le visiteur est accompagné par un guide imprimé qui lui fournit la documentation en rapport avec les œuvres qu’il a sous les yeux. Les conférences présentant des thématiques diversifiées sont multipliées pour partager les connaissances d’une autre façon. Enfin, l’organisation des cérémonies bouddhiques et des danses brahmaniques permet d’introduire une nouvelle forme de médiation pour faire connaître les rites de l’Extrême-Orient, au risque d’attirer moins pour leur côté pédagogique que pour leur aspect distrayant.

48Ces caractéristiques témoignent de l’envie de créer un lieu vivant où le public vient à la rencontre des pièces exposées et dialogue avec elles. En lisant les informations et en observant les objets, le visiteur s’interroge et confronte ces données avec ses propres images mentales. Bien entendu, il est difficile de mesurer précisément l’impact réel d’une telle approche du musée sur le public mais le fait que ces objectifs existent dès la fin du XIXe siècle doit être souligné.  

49Les idées d’Emile Guimet s’inscrivent pleinement dans l’état politique et idéologique de la France du XIXe siècle. Le paternalisme, le socialisme et le positivisme, l’importance de l’éducation et l’accroissement de la laïcisation qui sont deux points essentiels de la Troisième République, le développement et la diversification des sciences, les changements opérés par le choc des cultures suites aux nombreuses expéditions, les colonies, etc., tous ces éléments forment un contexte qui doit être corrélé avec la création du musée de l’histoire des religions.

50Emile Guimet est un homme de son temps. Son originalité, c’est d’appliquer, pour le développement du musée des religions, des concepts a priori éloignés de l’univers muséal : un regard scientifique sur les religions, un objectif d’émancipation du public et, partant, l’importance du rôle pédagogique du musée. Sa personnalité engendre une institution atypique qui apparaît comme précurseur du musée actuel.

Bibliographie

BAWIN, Julie, Japonisme et collectionnisme en Belgique. Le collectionneur Hans de Winiwarter (1875-1949), Thèse du Doctorat en Histoire de l’art, dactylographié, 3 tomes, Université Paris-Sorbonne (Paris I) et Université de Liège, 2004.  

BEAUMONT, Hervé, Les aventures d’Emile Guimet. Un industriel voyageur, Paris, Arthaud, 2014.

FREY, Jean-Pierre, Le rôle social du patronat. Du paternalisme à l’urbanisme, Paris, L’Harmattan, 1995.

GALLIANO, Geneviève (dir.), Un jour, j’achetai une momie. Emile Guimet et l’Egypte antique, cat.exp., Lyon, Musée des Beaux-Arts, 2012.

GUIMET, Emile, « Huit jours aux Indes », dans Le tour du monde. Nouveau journal des voyageurs, Paris, 1888, p. 65-96.

GUIMET, Emile, Promenades japonaises. Tokio-Nikko, Paris, 1880.

GUIMET, Emile, « Rapports au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts sur la mission scientifique de M. Emile Guimet dans l’Extrême Orient », dans Annales du Musée Guimet, tome 1, Paris, 1880, p. 1-12.

JARRIGE, Jean-François, « Bernard Frank et le Musée Guimet », dans Arts Asiatiques, n°52, Paris, 1997, p. 140-141.

JARRIGE, Jean-François, « Emile Guimet (1836-1917), un novateur et un visionnaire », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions & des Belles-Lettres, 144e année, n°4, Paris, 2000, p. 1361-1368.

LAFONT-COUTURIER, Hélène (dir.), Les trésors d’Emile Guimet. Un homme à la confluence des arts et de l’industrie, cat.exp., Lyon, Musée des Confluences, 2014-2015.

LEVY-RUEFF, Bruno, Emile Guimet (1836-1918). Fondateur et donateur du musée d’histoire des religions : le Musée Guimet, mémoire du Master en histoire, dactylographié, Université Paris X Nanterre, 1998.

MACOUIN, Francis et OMOTO, Keiko, Quand le Japon s’ouvrit au monde, Paris, Découvertes Gallimard, 1990.

MAURIAC LE HERON, Muriel, « Raisons et conséquences des transformations du Musée Guimet dans les années 1930 », dans Livraisons d’histoire de l’architecture, n°1, Paris, 2001, p. 89-104.

Annexes

Annexe 1 :

« Vous voyez que si j’ai fait de l’industrie, c’était pour être utile au peuple, si j’ai fait de la musique, c’était pour le distraire et lui donner le goût de l’art ; si j’ai fait des écoles, c’était pour l’instruire ; si j’ai subventionné des sociétés de secours mutuels, c’était pour le soulager dans ses tristesses, et je vais vous expliquer que si je me suis occupé de philosophie, si j’ai fondé le Musée des Religions, c’était pour donner aux travailleurs le moyen d’être heureux […] Mon existence n’a eu qu’un but : aimer et servir les prolétaires. »

GUIMET, Emile, « Toast de M. E. Guimet au banquet du 3 juillet », dans Emile Guimet : 1er janvier 1860-1er janvier 1910, cinquantenaire, Lyon, 1910, p. 56-57.

Annexe 2 :

« Quand on veut vraiment apprécier les civilisations anciennes ou exotiques qui faisaient l’objet des mes préoccupations, on doit faire abstraction de ses propres croyances, se dépouiller des idées toutes faites données par l’éducation, par l’entourage. Pour bien saisir la doctrine de Confucius il est bon de se donner un esprit de lettré chinois ; pour comprendre le Bouddha il faut se faire une âme bouddhique. Mais comment y arriver par le seul contact des livres ou des collections? […] Il est indispensable de voyager, de toucher le croyant, de lui parler, de le voir agir ».

Le jubilé du Musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation 1879-1904, Paris, 1904, p. IV-V.

Annexe 3 :

« MONSIEUR LE MINISTRE,

Lorsque, à la suite de la mission scientifique que m'avait donnée votre Ministère, j'ai organisé le Musée qui porte mon nom ; je n'avais pas osé prévoir les résultats que sa création a produits. Je voulais réunir, pour mon usage personnel, des divinités, des livres, des manuscrits religieux, des objets sacrés, et m'entourer d'indigènes chargés d'en expliquer le sens. Les savants de tous les pays se sont intéressés à cette entreprise ; ils ont visité mes collections, m'ont offert des travaux sur les questions qui me préoccupaient, et de cet ensemble d'études sont nées, d'une part les Annales du Musée Guimet, d'autre part la Revue de l'Histoire des Religions qui forme comme une annexe des Annales.

Maintenant que le Musée est en correspondance et a un service d'échange avec tous les musées ethnographiques et archéologiques, avec les bibliothèques publiques, les académies et les sociétés savantes ; maintenant qu'il a la collaboration de tous les savants qui s'occupent des questions religieuses de l'Orient et de l'antiquité, je suis obligé de reconnaître que cette institution qui rend quelques services à Lyon, au fond de la province, en rendrait de bien plus grands à Paris, au centre des savants de la capitale et à portée des nombreux étrangers qui viennent en France et dont bien peu s'arrêtent à Lyon.

L'impulsion que j'ai donnée, presque sans m'en douter, aux études religieuses, va faire instituer en Angleterre, en Allemagne, en Suède, en Hollande, etc., des musées analogues au mien, et il serait fâcheux que la France, qui a donné l'exemple, parût laisser dans l'ombre le premier musée des religions qui ait été créé.

Je sais que les collections ethnographiques du Trocadéro vont remplir cette lacune et que les habiles Conservateurs de ces richesses vont organiser leur musée dans cet esprit ; déjà le savant Dr Hamy a classé les divinités du Mexique, et révèle chaque jour au public intelligent des découvertes qui semblaient impossibles à faire ; mais ne serait-il pas utile de juxtaposer à cet ensemble les séries japonaises, chinoises, indiennes, organisées et expliquées par mes collaborateurs ?

C'est pour arriver à ce résultat que j'ai l'honneur de vous proposer, Monsieur le Ministre, la combinaison suivante :

J'offre de donner à l'Etat toutes mes collections d'objets religieux, de manuscrits, de livres, avec le mobilier, les vitrines, etc. ; en un mot, tout ce qui constitue le musée Guimet.

Je mets à ce don les conditions suivantes :

1° L'Etat fera construire, sur le modèle du palais qui existe à Lyon, un monument à Paris, soit au Champ-de-Mars, soit à l'emplacement dit « Magasin des Phares », soit sur tout autre point plus rapproché du centre ;

2° L'espace de terrain devra être assez vaste pour qu'on puisse terminer le musée suivant le plan général qui en a été dressé (actuellement la moitié seule est construite) ;

3° Le musée gardera son nom, et j'en serai le seul administrateur. Il y aura à chercher un arrangement pour le cas où je viendrais à mourir ;  

4° L'Etat me donnera pendant quarante ans une somme annuelle de quarante-cinq mille francs qui seront employés ainsi :

Personnel ………………..16 000 francs.

Indigènes ……………….. 10 000 —

Publications ……………..14 000 —

Frais divers ………………..5 000 —

 45 000 francs.

Je ne mets aucune condition pour les acquisitions nouvelles, ou les recherches et fouilles que je fais faire constamment. Le musée doit profiter de toutes ces augmentations et je voudrais, de ce côté là, conserver aux collections que j'offre le caractère de don qui m'autorise à demander à l'Etat quelque soulagement dans les frais annuels en échange de l'abandon que je lui fais.

Je désire, dans l'intérêt de la science, que cette proposition vous agrée, Monsieur le Ministre, et je me tiens à votre disposition pour en expliquer et discuter tous les détails. »

« Lettre d’Emile Guimet du 9 janvier 1883 », citée d’après Le jubilé du Musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation 1879-1904, Paris, 1904, p. 1-3.

Annexe 4 :

« CONVENTION

L'an mil huit cent quatre-vingt-cinq et le vingt-deux du mois de juillet ;

Entre le ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, agissant au nom de l'Etat et sous la réserve de l'approbation législative ;

D'une part,

Et M. Etienne Emile Guimet, demeurant à Paris, 7, rue Saint-Philippe-du-Roule, agissant en son nom personnel ;  

D'autre part,

Il a été convenu ce qui suit :

ARTICLE PREMIER.

M. Guimet cède et transporte à l'Etat la propriété pleine et entière des collections contenues dans l’établissement connu à Lyon sous le nom de Musée Guimet, et M. le ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, agissant au nom de l'Etat, accepte cette cession.

ART. 2.

La cession comprend :

1° Toutes les collections classées et cataloguées audit Musée ;

2° Les collections non cataloguées encore, mais classées dans la galerie du rez-de-chaussée ;

3° Les collections non cataloguées, mais classées, qui figurent dans les galeries du deuxième étage, dites galeries égyptienne, grecque, romaine et gauloise ;

4° Les collections en caisses déposées au Trocadéro ;

5° La Bibliothèque renfermant environ 13 000 volumes, tant imprimés que manuscrits.  

ART. 3.

Il est mis à la disposition de M. Guimet une somme de sept cent quatre-vingt mille francs (780 000 fr.), qui sera ordonnancée directement à son nom sur état nominatif en trois annuités. Cette somme de 780 000 francs sera employée, ainsi qu'il est stipulé dans les articles suivants, à la construction et à l'aménagement à Paris du Musée Guimet, travaux qui devront être exécutés dans le délai de trois ans. Ces constructions et aménagements sont évalués à la somme de 1 590 000 francs.

ART. 4.

M. Guimet s'engage à faire construire à Paris, à ses frais, risques et périls, dans le délai de trois ans, un immeuble dont les plans sont ci-annexés, sur un terrain agréé par lui et par l'Etat (cédé à cet effet par la Ville de Paris).

ART. 5.

M. Guimet s'engage également à faire exécuter à ses frais tous les travaux d'aménagement intérieur, à solder toutes dépenses provenant du fait du transport et de la mise en ordre des collections, de l'installation des vitrines, mobilier, etc., existant à Lyon, aussi bien que de l'achat de tout matériel supplémentaire nécessaire à la bonne installation du Musée à Paris.

ART. 6.

De plus, il est assuré au Musée Guimet un crédit annuel de quarante-cinq mille francs (45 000 fr.) payable à partir du 1er janvier 1885. Ce crédit devra être affecté :

1° Aux frais provenant du fait de la publication intitulée Annales du Musée Guimet.

2° A la rétribution due à des indigènes collaborant aux publications.

3° A la solde du personnel.

4° Aux frais divers de tous genres, entretien, chauffage, éclairage, etc.

Les dépenses prélevées sur ce crédit seront justifiées par les pièces exigées par les règlements de comptabilité publique.

ART. 7.

Le Musée portera perpétuellement le nom de Musée Guimet.

ART. 8.

M. Guimet en sera nommé Directeur à vie, il renonce à tout émolument personnel.

Le conservateur et le personnel seront nommés ou révoqués par le ministre de l'Instruction publique sur la proposition du Directeur.

ART. 9.

Les collections cédées à l'Etat seront perpétuellement affectées au Musée ; toutefois le Directeur pourra, si certains objets se trouvent en double, opérer des échanges sous la surveillance et avec l'approbation du ministre de l'Instruction publique.

ART. 10.

Aussitôt l'approbation du présent traité par le pouvoir législatif, les collections telles qu'elles sont décrites ci-dessus seront propriété de l'Etat.  

Le ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes prendra, au nom de l'Etat, livraison du Musée et des bâtiments le jour de l'achèvement de tous les travaux de construction et d'aménagements opérés par les soins de M. Guimet en exécution des articles 4 et 5 de la présente Convention. »

 « Convention ratifiée le 4 août1885 par l’Assemblée générale et le 6 août 1885 par le Sénat » citée d’après Le jubilé du Musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation 1879-1904, Paris, 1904, p. 11-13.

Annexe 5 :

« Un musée des Religions devant être avant tout une collection d'idées, nous nous sommes surtout attachés à présenter un classement méthodique rigoureux, une démonstration claire. Prenant chaque peuple en particulier, nous avons classé ses religions d'après l'ordre chronologique de leur apparition et en les subdivisant en leurs différentes sectes ou écoles, toutes les fois que la précision de nos renseignements nous l'a permis. Dans chacune de ces subdivisions, nous avons groupé les diverses représentations d'une même divinité, de façon à bien faire ressortir les modifications que le temps ou le progrès des idées a apportées soit dans ses traits caractéristiques, sa forme et son attitude, soit dans ses attributs et son sens mythique. Chaque fois que cela a été possible, nous avons mis en relief dans nos vitrines les pièces les plus remarquables par leur rareté, leur antiquité, leur perfection artistique ou par leur matière.»

MILLOUE (de), Léon, Petit guide illustré au Musée Guimet, Paris, 1897, p. V-VI.

Notes

1 Le jubilé du Musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation 1879-1904, Paris, 1904, p. 3.

2 LEVY-RUEFF, Bruno, Emile Guimet (1836-1918). Fondateur et donateur du musée d’histoire des religions : le Musée Guimet, mémoire du Master en histoire, dactylographié, Université Paris X Nanterre, 1998, p. 25.

3 Emile Guimet : 1er janvier 1860-1er janvier 1910, cinquantenaire, Lyon, 1910, p. 53.

4  Le paternalisme régit les différents aspects de la vie de l’ouvrier. Le patron crée ou finance des habitations, des écoles, des églises pour encadrer le quotidien de ses employés. Le développement de Le Creusot par la famille Schneider en est un bon exemple. Cette générosité vise à améliorer les conditions de vie du prolétariat et surtout à contrôler celui-ci afin d’augmenter la productivité de l’usine.

5 « Travail et Amour », devise d’Emile Guimet (Emile Guimet : 1er janvier 1860-1er janvier 1910, cinquantenaire, Lyon, 1910, p. 59.)

6 Cf. Annexe 1.

7 Le jubilé du Musée Guimet. Vingt-cinquième anniversaire de sa fondation 1879-1904, Paris, 1904, p. III.

8 GUIMET, Emile, L’Orient d’Europe au fusain, Paris, 1968 p. 106-107.

9 Durant environ 200 ans, le Japon est soumis à la politique d’isolement instaurée par le shogun Iemitsu Tokugawa (1604-1651) en 1641. Le commerce avec les pays étrangers est aboli. Seul le port de l’île de Dejima est autorisé à traiter avec les Chinois, les Coréens et les Hollandais. Le 8 juillet 1853, le commodore américain Matthew Calbraith Perry (1794-1858), entre dans la baie d’Edo (ancien nom de Tokyo) à la tête de son escadre et « demande » au gouverneur japonais d’ouvrir le pays au commerce international. En 1867, le shogunat est vaincu et l’empereur revient au pouvoir. En avril 1868, l’ouverture des frontières japonaises est officialisée par la signature d’un traité.

10 Félix Régamey naît dans une famille d’artistes le 7 août 1844. Il se spécialise en peinture, en gravure à l’eau-forte et, comme son père, en chromolithographie. Il évolue dans le monde de l’illustration et de la caricature en travaillant pour Le Monde illustré, la Vie parisienne, L’Illustration et Le Journal amusant.Après 1870, il va en Angleterre et en Amérique où il admire l’art japonais présenté à l’Exposition universelle de 1876 à Philadelphie et où il rejoint Emile Guimet pour participer à sa mission en Extrême-Orient.

11 LEVY-RUEFF, Bruno, op. cit., p. 32.

12 La lettre du ministère de l’Instruction publique permet seulement d’accéder aux « parties de la Chine et du Japon où les européens [sic] sont admis à résider, en vertu des traités » (Ibidem).

13 Extrait du rapport d’Emile Guimet au ministère de l’Instruction publique, publié dans les Annales du Musée Guimet, tome 1, Paris, 1880, p. 5-6.

14 Cf. Annexe 2.

15 Idem, p. 336-363.

16 Le Musée des Confluences à Lyon, ouvert fin 2014, consacre une salle de l’exposition de référence à ces interrogations universelles et leurs réponses par les religions et la science. Soit plus d’un siècle après Emile Guimet.

17 Entretien avec la secte Kitano Tenmagû daté du 24 octobre 1876, cité d’après MACOUIN, Francis et OMOTO, Keiko, Quand le Japon s’ouvrit au monde, Paris, Découvertes Gallimard, 1990, p. 153.

18 MACOUIN, Francis, « La collecte des objets asiatiques », dans  GALLIANO, Geneviève (dir.), op.cit., p. 123.

19 Cette « copie » n’est pas identique à l’original nippon. Cette différence peut s’expliquer par l’évolution des conceptions de la secte Shingon qui dirige ce temple et qui fournit vraisemblablement les données pour la réalisation de la réplique. Idem, p. 124-125.

20 Le jubilé du Musée Guimet. op. cit, p. XI.

21 Idem, p. XIII-XIV.

22 « je [Emile Guimet] cherche à propager la science, à semer de la graine de savants, et si sur cent graines une seule prospère, j’aurai atteint mon but »(Congrès provincial des Orientalistes. Compte rendu de la troisième session Lyon – 1878, Tome 2, Lyon, 1880, p.154).

23 Le jubilé du Musée Guimet. op. cit., p. III.

24 Une liste des membres de ce réseau est reprise à la fin du livre (Idem, p. 163-172).  

25 Les lacunes du Petit Guide illustré du Musée Guimet sont : le nombre de pages trop important (plus de trois cents), la rédaction qui suppose que tout visiteur est un visiteur modèle et qu’il s’arrête à chaque vitrine, du jargon et des mots étrangers définis une seule fois dans le corps du texte et non repris dans un glossaire et les commentaires de nombreux objets qui se limitent aux données de base.

26 GALLIANO, Geneviève (dir.), op. cit., p. 151.

27 Le jubilé du Musée Guimet. op.cit., p. XV.

28 Lyon, ville de résidence du Primat des Gaules.

29 GUIMET, Emile, Esquisses scandinaves, Paris, 1874, p. 20-22.

30 Idem, p. 39-42.

31 Le jubilé du Musée Guimet. op. cit., p. XIV.

32 LEVY-RUEFF, Bruno, op. cit., p. 55-56.

33 GALLIANO, Geneviève (dir.), op. cit., p.134-135.

34 Ibidem.

35 LEVY-RUEFF, Bruno, op. cit., p. 53-54.

36 Ibidem.

37 Cf. Annexe 3.

38 Idem., p. 67.

39 Le musée parisien possède toutes les ailes dessinées par l’architecte, contrairement au musée de Lyon qui n’était pas terminé lors de son inauguration et qui n’a jamais été achevé en raison du déménagement.

40 Cf. Annexe 4.

41 Cf. Annexe 5.

42 Rouleau servant de support, de cadre à une peinture ou à une calligraphie sur papier ou sur soie. Il est généralement suspendu au mur.

43 GEROME, « Courrier de Paris », dans L’Univers illustré, n°1810, Paris, 1889,  p. 755.

44 MARSY, Emile, «Le Musée Guimet », dans Le Rappel, n°6474, Paris, 1887, p.3. Ce panorama est peint par Félix Régamey.

45 RUELLES (des), Jehan, « Actualités », dans Gil Blas, n°4115, Paris, 1891, p. 2.

46 Margaretha Geertruida Zelle est une danseuse originaire des Pays-Bas. Elle se marie avec Rudolf MacLeod avec qui elle part aux Indes néerlandaises (Indonésie) où elle s’initie aux danses locales. De retour en Europe et divorcée, elle se fait rapidement connaître comme danseuse exotique et prend le pseudonyme de Mata Hari (signifiant soleil). Lors de la Première Guerre mondiale, elle est engagée comme espionne par la France grâce à ses capacités linguistiques et sa séduction. Cependant, soupçonnée de collaboration avec l’ennemi, elle est arrêtée et fusillée pour trahison.

Pour citer cet article

Aurore Francotte, «Emile Guimet. Une entreprise muséale hors du commun», Les Cahiers de muséologie [En ligne], Articles, Numéro 0, p. 21-38 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=169.