Éloge de Jean-Pierre Blondel (1924-2012)
Benoît Moritz est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.
Résumé
Éloge de Jean-Pierre Blondel (Rhode-Saint-Genèse, le 8 juin 1924 – Uccle, le 17 août 2012), Correspondant de la Classe des Arts le 30 avril 1998 ; Membre titulaire le 15 mai 2004 ; Membre émérite le 28 février 2011 ; architecte, urbaniste et professeur à l’Institut supérieur d’Architecture de l’État La Cambre et à l’Université libre de Bruxelles.
Abstract
Eulogy of Jean-Pierre Bondel (Rhode-Saint-Genèse, June 8, 1924 – Uccle, August 17, 2012), Corresponding Fellow of the Classe des Arts on 30 April 1998; Full Member on 15 May 2004; Emeritus Member on 28 February 2011, architect, urbanist and professor at the Institut supérieur d’Architecture de l’État La Cambre and at the Université libre de Bruxelles.
Photo Philippe Molitor
1C’est avec une certaine émotion que j’ai l’honneur de prononcer l’éloge de Jean-Pierre Blondel, en présence notamment de son fils Pierre et de quelques amis.
2J’ai moi-même rencontré et côtoyé Jean-Pierre Blondel à plusieurs reprises à la fin de la première décennie des années 2000, à l’occasion de la rédaction d’un article sur sa production dans le domaine de l’urbanisme.
3Plusieurs samedis de suite, j’ai côtoyé Jean-Pierre qui m’a parlé de sa vie d’architecte, de ses succès, de ses échecs, de ses espoirs aussi alors qu’il entamait la neuvième décennie de sa vie.
4J’ai visité avec lui Louvain-la-Neuve un dimanche après-midi sous la pluie, alors que la ville était vide.
5Nous sommes partis d’Uccle en voiture où il habitait alors dans un appartement près de la rue Langeveld où il avait réalisé un de ses célèbres immeubles en terrasse.
6Il m’a beaucoup parlé de cette époque où il avait été appelé par l’Université catholique de Louvain pour poser comme urbaniste les bases de la ville nouvelle, lui qui était un grand laïque et croyait très peu en Dieu.
7Jean-Pierre Blondel est né à Rhode-Saint-Genèse le 8 juin 1924, fils d’Élisabeth Bricoult et de Gustave Blondel. Il est décédé à Uccle, le 17 août 2012 à l’âge de 88 ans, une décennie après sa femme, Odette Filippone, tout comme lui architecte, avec qui il avait partagé une très grande partie de sa vie personnelle et qui était également son associée et sa complice tout au long de sa vie professionnelle.
8Sa carrière démarre dès l’obtention de son diplôme d’architecte en 1946 et s’achève définitivement en 2002 au moment du décès de sa femme.
9Il avait été élu correspondant à la Section Architecture de l’Académie royale de Belgique en 1994 et en est devenu membre en 2004, sa candidature ayant été proposée par ses confrères architectes Paul Émile Vincent, Albert Bontridder et Jean Cosse.
10Jean-Pierre Blondel a entrepris des études d’architecture en 1942 à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et des Arts Décoratifs de La Cambre où il fut notamment l’élève de Louis-Herrman De Koninck et les interrompt en 1944 pour entrer dans l’armée secrète. Il participera à des actions de résistance armée, entre autres aux Pays-Bas.
11À la libération, il reprend ses études à La Cambre, où il obtient son diplôme en 1946 sous la houlette de Charles van Nueten.
12En 1951, il complète sa formation par des études en urbanisme qu’il suit à La Cambre auprès de Jean De Ligne, un ami de son père Gustave, qui aura une grande influence sur lui.
13À la différence de ses contemporains Bourgeois ou De Koninck, Deligne envisage l’architecture et l’urbanisme modernes dans la continuité de l’histoire des cités et préconise l’étude empirique de la ville dans son milieu naturel afin d’en orienter le développement futur.
14Cette approche aura une grande influence sur Jean-Pierre Blondel, au moment de concevoir Louvain-la-Neuve à la fin des années soixante, ville qu’il concevra comme une réinterprétation moderne de la cité médiévale que l’université francophone était contrainte de quitter.
15Jean-Pierre Blondel a déployé une vie professionnelle bien remplie que je voudrais parcourir avec vous à travers quelques éléments biographiques et réalisations, sans prétendre à une quelconque forme d’exhaustivité.
16Pour m’aider dans ce bref éloge de la vie et la description de l’œuvre de Jean-Pierre, je voudrais m’appuyer sur trois postures professionnelles qu’il a combinées et qui font également la spécificité de son parcours.
171. Jean-Pierre Blondel, l’architecte
182. Jean-Pierre Blondel, l’urbaniste
193. Jean-Pierre Blondel, l’enseignant
Jean-Pierre Blondel, l’architecte
20Jean-Pierre Blondel appartient à la génération d’architectes belges diplômés peu après la Deuxième Guerre mondiale et qui ont fait évoluer l’architecture fonctionnaliste dogmatique de l'entre-deux-guerres vers un modernisme souple et nuancé, voir plus poétique.
21L’œuvre construite de Jean-Pierre Blondel se démarque par une co-production importante de projets qu’il conçoit toujours avec sa femme Odette Filippone, et, de 1953 à 1963, avec un troisième associé l’architecte Lucien Jacques Baucher (décédé récemment), puis plus tard avec l’architecte Robert Courtois au sein du bureau AUA.
22Sa production est vaste et s’intéresse principalement au logement, individuel puis collectif, avec également quelques réalisations exceptionnelles à l’occasion de l’Expo 58 et au moment de la construction de Louvain-la-Neuve.
23Je voudrais épingler ici quelques réalisations remarquables dans l’œuvre construite.
24Dans la famille des maisons, réalisées au moment de l’association avec Baucher :
25• la villa Leguerrier
26• la villa Molter
27• la villa von Gelderen
28L’association de trois jeunes architectes est particulièrement prolifique et réalise des maisons dans un esprit moderne et organique, avec des influences scandinaves et une attention particulière à l'implantation des volumes dans le paysage.
29Dans la famille des résidences, Jean-Pierre Blondel réalise tout d’abord une série d’immeubles le long de l’avenue Louise, contribuant à la transformation radicale de sa skyline pendant les années soixante.
30Il réalise plusieurs immeubles qui prennent place à l’emplacement d’anciens hôtels de maitres, et contribue ainsi au changement d’échelle de l’avenue.
31La résidence Vincennes, est certainement la réalisation la plus aboutie, combinant un travail fin sur la densification résidentielle le long d’une grande avenue bruxelloise à un souci de qualité d’hospitalité et d’accueil des espaces communs. C’est également à l’occasion de la réalisation de ce projet que l’association avec l’architecte Baucher est dissoute en 1962.
32Dans le courant des années septante, de façon concomitante à l’expérience de Louvain-la-Neuve, il innove radicalement en matière de typologie architecturale en inventant une nouvelle forme d’habitat collectif, les immeubles en terrasses associant la générosité spatiale de l’habitat individuel au confort de l’immeuble collectif. Plusieurs déclinaisons sont réalisées, à Uccle, la résidence Fond Roy, la résidence Les Terrasses, et plus tard, en 1985 il réalise avec son fils Pierre une dernière déclinaison quelque peu méditerranéenne de cette typologie.
33Construit dans le sud-est de Bruxelles, en deuxième couronne de ville verte, ces immeubles sont aujourd’hui encore des démonstrations éclatantes de la capacité à vivre collectivement de façon qualitative tout en donnant une attention particulière au logement de chacun.
34Parmi les réalisations singulières, l’Expo 58 donne l’occasion à Jean-Pierre Blondel, associé à Lucien-Jacques Baucher et Odette Filippone, d’accéder à une commande dans laquelle ils développent un sens omniprésent de l'expérimentation de nouveaux matériaux et de techniques nouvelles. Le trio participe à treize concours dont trois sont gagnés et aboutissent chacun à la réalisation de projets remarquables qui restent encore aujourd’hui dans l’histoire de l’architecture belge :
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les bureaux du Commissariat général de l’exposition ;
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le pavillon Marie Thumas ;
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le pavillon d’information de la Ville de Bruxelles à la place de Brouckère.
35Une anecdote me revient qui m’a été racontée par Jean-Pierre Blondel alors que nous étions en route vers Louvain-la-Neuve : alors âgé d’une trentaine d’années, sa fougue et son enthousiasme pour l’architecture l’amène à contacter l’ingénieur français René Sarger pour la réalisation des structures des deux pavillons dont son équipe a la charge.
36René Sarger, qui est une sommité en matière de structure tendue, lui fixe un premier rendez-vous tôt à Paris vers 9 heures. Pour ne pas être en retard à ce rendez-vous, Jean-Pierre se rend en train la veille et sur place se rend compte qu’il n’a pas l’argent pour se payer un hôtel. Il dormira sur le pont Neuf, et se rendra le lendemain sans avoir pu se laver au premier rendez-vous donné par le célèbre ingénieur.
Jean-Pierre Blondel, l’urbaniste
37Comme urbaniste, Jean-Pierre Blondel est particulièrement actif sous l’angle des idées en publiant un nombre très important de textes et réflexions tout au long des années 1950 et 1960 dans les revues Architectures, Rythme et Habiter.
38Dans le cadre de l’association avec Lucien-Jacques Baucher et Odette Filipone, il s’intéresse au développement de la vie communautaire en développant des projets de lotissements groupés dont aucun ne sera réalisé.
39Le trio participe à différents concours en Belgique, mais aussi à Tunis en 1960 où il s’agira de construire le cœur des institutions du nouveau pays qui vient d’accéder à l’indépendance. On retrouve dans la proposition certaines idées inspirées de l’enseignement de Deligne, notamment l’idée d’une place forum regroupant une série d’institutions, idées qui seront déclinées ultérieurement et sous une autre forme au moment de la conception de Louvain-la-Neuve.
40Au début des années soixante, en pleine période de discussions sur la (première) loi organique de l’aménagement du territoire qui sera approuvée en 1962, Jean-Pierre Blondel recentre le débat sur le cadre méthodologique de l’urbanisme en Belgique, notamment en identifiant un instrument de « l’urbanisme véritable », soit le rapport plancher/sol (ou P/S) qu’il découvre lors d’un voyage à Hambourg.
41Sa contribution principale au domaine de l’urbanisme est particulièrement incarnée dans la réalisation au début des années septante du Plan Directeur pour la ville nouvelle de Louvain-la-Neuve, qu’il réalise en collaboration avec l’historien de l’art Raymond Lemaire et l’économiste Pierre Laconte, au sein de l’équipe UA également composée d’une série de jeunes recrues issues de La Cambre.
42Des trois, Jean-Pierre Blondel est le premier nommé pour l’université. Il expliquait cette situation par le fait que laïque convaincu, il était éloigné des discussions et débats internes à l’institution.
43Louvain-la-Neuve est pour Blondel l’occasion d’actualiser ce que Jean De Ligne avait identifié comme l’élément fondamental des Pays-Bas méridionaux c’est-à-dire un grand forum bordé par les grandes institutions de la démocratie : le Beffroi, la Halle, l’hôtel de ville tel qu’on les retrouve à Ypres, ville dévastée au cours de la Première Guerre mondiale à la reconstruction de laquelle De Ligne s’attachera. On retrouve dans le plan développé pour Louvain-la-Neuve cette même idée du forum articulé autour d’un bipôle sciences humaines, sciences exactes placés sur les points hauts des terrains reçus par l’université sur les hauteurs d’Ottignies.
44Entre ces pôles vient s’installer le centre-ville commerçant et civique, sur une dalle vouée aux piétons, et en dessous de laquelle se trouve un vaste parking régional connecté au réseau des routes nationales.
Jean-Pierre Blondel, l’enseignant
45L’enseignement complète la description du parcours professionnel et du legs de Jean-Pierre Blondel. Il est en effet très tôt engagé dans l’enseignement qui joue pour lui un rôle important dans la production et la transmission des savoirs. Jean-Pierre Blondel est ainsi très prolifique en matière de production de syllabi dont chacun constitue en soi une forme de « traité d’urbanisme ».
46À la fin des années cinquante, Jean-Pierre Blondel est engagé à La Cambre ou il est appelé à donner des cours dans la section des Arts décoratifs.
47À partir de 1965, il est chargé de cours et devient titulaire des cours d’urbanisme.
48Son parcours d’enseignant, proche de la pratique, lui vaut à la fin des années soixante et au cours des années septante de se confronter aux mouvements estudiantins animés par Maurice Culot qui revendique le refus de toute nouvelle construction et la rénovation systématique du bâti hérité du passé.
49La période est pour Jean-Pierre Blondel problématique puisqu’elle coïncide avec la crise économique consécutive aux chocs pétroliers, et à une baisse de la commande en architecture. Jean-Pierre Blondel est également remercié par l’Université catholique qui met fin à sa collaboration avec le groupe UA.
50En 1980, Jean-Pierre Blondel accède à la notoriété scientifique et professionnelle qui lui permet de porter le titre de professeur. En 1977, il est appelé à enseigner à l’Institut d’Urbanisme de l’ULB d’abord comme maitre de conférences puis comme chargé de cours, et ce jusqu’en 1989.
51En 1994, à l’âge de 65 ans Jean Pierre met fin à l’ensemble de ses activités professionnelles, tout en prolongeant quelque peu celles-ci à travers une collaboration ponctuelle avec son fils Pierre, et ce jusqu’en 2002.
52À l’issue d’une vie bien remplie qui a traversé le XXe siècle et ses bouleversements, Jean Pierre s’est éteint le 17 août 2012, quelques six mois à peine après que la biographie consacrée au trio d’architectes Blondel-Baucher-Filipone coordonnée par mes collègues Maurizio Cohen et Irene Lund ne soit rendue publique en février 2012. En préparant cet éloge, Maurizio Cohen me disait que c’était comme s’il avait attendu pour disparaître que ce travail patient de répertoire de ses œuvres, de ses écrits et de ses pensées ne soit achevé.
53Il est vrai que la publication de ce vaste ouvrage était nécessaire pour réhabiliter le travail d'un architecte dont la contribution essentielle à l’architecture belge avait quelque peu été mise de côté par les tenants du post-modernisme dans le courant des années quatre-vingts et nonante.
54Je voudrais terminer cet éloge par un souvenir personnel, indéniablement gravé dans ma mémoire.
55Nous sommes à Louvain-la-Neuve, à la fin de la visite du centre-ville que nous avons arpenté sur dalle de part en part.
56Nous retournons à la voiture et Jean-Pierre me suggère d’aller voir l’église de l’abbaye Sainte-Gertrude. Il s’agit, me dit-il, d’un projet réalisé avec Odette, et qui se distingue par la teinte blanche de sa maçonnerie extérieure. L’église se trouve dans un des quatre quartiers résidentiels conçus autour du centre.
57Nous arrivons à la rue Haute et je gare la voiture. Nous descendons, et je peine à entrevoir où se trouve cette église. Jean-Pierre se glisse derrière une haie, et ouvre soudainement une porte.
58Nous rentrons dans un espace très domestique, qui est accessoirement une église, je suis époustouflé par la modestie et la justesse de ce que je vois.
59Un espace de spiritualité, ramené de façon quasi essentielle et existentielle à l’échelle de l’homme.
60Je ne peux m’empêcher de penser à la célèbre phrase de Le Corbusier qui disait que « l'architecture est le jeu savant correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière »1.
Notes
1 Éloge prononcé à la séance de la Classe Arts de l’Académie royale de Belgique du 30 mars 2023.