La Thérésienne La Thérésienne -  2024 / 1 : Varia 

Éloge de Mario Telò (1950-2023)

Anne Weyembergh

Anne Weyembergh est membre titulaire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie royale de Belgique.

Résumé

Éloge de Mario Telò, membre titulaire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, décédé le 6 mars 2023. Politologue, il était professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles et président émérite de l’Institut d’études européennes.

Index de mots-clés : Sciences politiques, Union européenne, Europe et le monde, Relations internationales, Études européennes, Ordre mondial

Abstract

Eulogy of Mario Telò, full member of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, died on March 6, 2023. Political scientist, he was emeritus professor of the Université libre de Bruxelles and emeritus president of the Institut d’Études européennes.

Index by keyword : Political science, European Union, Europe and the world, International relations, European Studies, Global order.

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1Mario Telò est né le 3 août 1950 dans la ville de Cremona en Lombardie, ville à laquelle il demeura très fortement attaché toute sa vie. Ses parents étaient d’ailleurs originaires de la même ville. Son père, Walter Telò, était professeur de pathologie médicale et cardiologie à l'Université de Bologne avant de devenir directeur et médecin-chef de l'Hôpital de la ville de Cervia, près de Ravenne. Quant à sa mère, Maria Luisa Grisoli-Telò, elle avait brièvement enseigné les lettres classiques à l'Université de Pavie avant de se marier et d’enseigner la littérature italienne au collège local de Cervia. Mario fréquenta le Liceo Classico Dante Alighieri à Ravenne, où il appréciait tout particulièrement les cours de sa professeure de littérature italienne et de latin-grec, Mme Pasini, ainsi que les leçons de son professeur de philosophie. Il parlait avec passion de « son mai 68 » au Lycée Dante Alighieri, à l'occasion duquel les étudiants avaient organisé eux-mêmes leurs propres cours pendant une semaine, sous l’œil bienveillant du préfet.

2Mario Telò a été profondément marqué par les persécutions dont a fait l’objet sa famille anti-fasciste sous le régime de Benito Mussolini et par l’engagement de sa famille dans la résistance contre le nazisme en 1944-45, en particulier de son grand-père1, sa mère et son oncle2. Comme il le notait lui-même3, cette éducation familiale anti-fasciste, ses études au Lycée Dante Alighieri de Ravenne puis à la Facoltà di Lettere e Filosofia de l’Université de Florence à partir de septembre 1968 influenceront fortement son positionnement normatif et son parcours académique. C’est dans cette institution qu’il obtient un 1er diplôme en philosophie politique. Le Professeur Furio Cerutti, alors professeur assistant à l’Université de Florence, donnant à l’époque un séminaire sur « Hegel, Lukàcs et Korsch », se souvient de l’étudiant Mario Telò, particulièrement motivé et intéressé, qui se lancera dans l’apprentissage de la langue allemande, afin de mieux comprendre la pensée originale des auteurs étudiés sans devoir passer par les traductions4.

3Rejetant tout à la fois le maoïsme et le marxisme d’Althusser, pourtant très en vogue à l’époque, Mario Telò est profondément marqué par la pensée politique d’Antonio Gramsci dont il dit notamment qu’il peut être considéré comme un des plus grands intellectuels italiens de la première moitié du xxe siècle5. Ses Quaderni del carcere ou cahiers de prison écrits durant son emprisonnement politique par le régime fasciste (1929-1935) et ses distances prises avec le communisme stalinien furent au cœur de la thèse de Mario en histoire de la pensée politique présentée à l’Université de Florence et dirigée par Furio Cerutti, son Doktorvatter. Cette thèse portait sur une analyse critique de la pensée politique de Gramsci face à la crise économique de 1929. Pendant ses années de thèse, il bénéficiera d’une bourse de doctorat obtenue auprès de la Fondation Basso – ISSOCO à Rome (1975-1978), Fondation Basso à laquelle il restera attaché tout au long de sa carrière. Cette pensée est au centre de ses premières publications6. Après un diplôme de spécialisation en Histoire de la pensée politique à La Sapienza à Rome en 1978, il commence sa carrière académique en Italie. En 1986, il y deviendra Professeur associé en histoire de la pensée politique puis, plus tard, Professore ordinario.

4Très rapidement, Mario Telò se montrera très intéressé par d’autres écoles de pensée européennes. Il sera spécialement marqué par la pensée de l’école de Francfort fondée par Theodor Adorno et Max Horkheimer dans les années 1920, et par ses discussions avec Jürgen Habermas. Dès ses débuts dans la vie académique, il donne de nombreux cours et il fait de nombreux séjours de recherche à l’étranger, en particulier en Scandinavie (au Danemark au Roskilde University Centre (1978-1979), en Suède à l’Université de Lund et Uppsala (1979, 1981), à l’Université de Stockholm (1982)… et en Allemagne (notamment à l’Université de Hambourg en 1984-85)). Il y poursuivra ses recherches sur l’histoire des idées politiques européennes au xxe siècle et y fera des rencontres qu’il qualifiera d’essentielles, entre autres avec le 1er Ministre Olof Palme ou Gunnar Myrdal, économiste suédois, le père intellectuel du « modèle suédois », auquel Mario Telò consacrera plusieurs publications7. Son ouvrage qu’il considérait comme le plus abouti pendant cette première période de sa carrière qui s’étendit de 1973 à 1983 sur l’histoire des idées politiques européennes est La socialdemocrazia europea nella crisis degli anni trenta (Milan, Franco Angeli 1985). Il sera traduit plus tard en français (Le New Deal européen dans les années Trente, Bruxelles, éditions de l’ULB, 1989). Il y montre notamment qu’un New Deal démocratique prit place en Europe, indépendamment du New Deal de Roosevelt, en particulier grâce à certaines innovations théoriques sociales démocrates, qui devinrent partie de l’âme du modèle et de l’identité sociale européenne.

5C’est aussi pendant cette première période, en 1979, que Mario Telò, se livrant à une étude comparée des idées politiques pendant les années 1930, fit un séjour de recherche à Bruxelles à l’Institut Émile Vandevelde à propos des approches politiques et théoriques de la crise économique de 1929-1936 de Henri De Man et Paul-Henri Spaak8. Un peu moins d’une décennie plus tard, il reviendra à Bruxelles mais cette fois pour s’y établir. En 1987, Mario Telò est en effet recruté comme Professeur ordinaire au Département de sciences politiques à la Faculté de Sciences économiques, politiques et sociales (SOCO) de l’ULB et ce en tant que « personnalité d'envergure internationale, embrassant les différents systèmes politiques à travers le monde »9. Cette nomination s’inscrit dans une 2e période de sa carrière scientifique qui s’étend de 1983 à 1989, au cours de laquelle ses recherches prennent une nouvelle orientation, celle des études européennes – au sens de l’intégration européenne. Parmi les divers éléments expliquant ce changement de niveau d’analyse – du niveau national vers le niveau européen – figurent le contexte international marqué entre autres par le néo-conservatisme et le néo-libéralisme des années Thatcher au Royaume-Uni et des années Ronald Reagan aux États-Unis, par la politique de relance keynésienne de François Mitterrand en 1982-1983 face à l’alternative européenne lancée par Jacques Delors. Les nombreuses discussions et rencontres avec des personnalités telles que Jean-Pierre Chevènement, Philippe Schmitter, Fritz Scharpf, Willy Brandt et Altiero Spinelli ont également joué un grand rôle. Cette 2e période est ponctuée par une série de publications, dont un ouvrage en italien sur la Sociale Démocratie allemande de Bad Godesberg au programme de Berlin paru en 1988 avec une préface de Willy Brandt10, un livre sur l’histoire de l’internationale socialiste incluant un dialogue avec le même Willy Brandt de même qu’un chapitre par Giorgio Napolitano, le futur président de la République italienne11. Notons encore un ouvrage représentatif de cette époque intitulé De la Nation à l’Europe publié en italien en 1991, puis en français en 199312.

6La chaire ouverte à l’ULB correspondait parfaitement aux nouvelles orientations de Mario Telò puisqu’elle lui permettait de combiner l’histoire et l’approche comparée des idées et théories politiques avec les études européennes. Sa nomination à Bruxelles intervenait à un moment déterminant pour l’étude de la science politique et de l’intégration européenne. À la veille de la chute du mur de Berlin, les clés de compréhension du monde allaient être bouleversées et l’Europe se trouvait à un tournant majeur de son histoire. S’est alors ouverte une 3e période dans les recherches de Mario Telò, allant d’environ 1989 à 2001 et consacrée à l’étude de l’évolution du cadre institutionnel et politique européen. Françoise Thys-Clément, Doyenne de la Faculté SOCO puis Rectrice de l’ULB à partir de 1990, lui demanda de renforcer les recherches en politique européenne à l’Institut d’Études européennes (IEE). Il en deviendra rapidement un véritable pilier et y exercera entre autres la fonction de Directeur de la section politique pendant 15 années (de 1990 à 2005) et celle de Président de 2005 à 2009. Il y développa une série d’activités et publia de nombreux articles et ouvrages sur les changements historiques de 1989-1991, y compris la réunification allemande, leurs implications et conséquences, entre autres l’élargissement à l’est13. C’est à la même époque qu’il débuta ses recherches approfondies sur l’Europe sociale, avec entre autres Éliane Vogel-Polsky, Corinne Gobin et Janine Goetschy14 mais aussi sur l’identité européenne, avec le jeune chercheur qu’était alors Paul Magnette15, ainsi que sur la démocratie européenne16. Il se plongera notamment dans les écrits de Norberto Bobbio et publiera une traduction en français de certaines de ses contributions théoriques17. Ces travaux sur Bobbio seront cruciaux pour ses recherches sur l’idée d’Europe et lui permettront de mûrir en tant qu’expert de la théorie des relations internationales. Ils l’amèneront aussi à se diriger graduellement vers l’école néo-institutionnaliste dirigée par Robert O. Keohane, auquel il se référera et avec lequel il collaborera par la suite18.

7C’est aussi dans ce contexte qu’il s’engagea de manière plus intense encore qu’auparavant dans des projets de recherche multidisciplinaires, avec des philosophes19, des juristes entre autres concernant les réformes successives des traités et les modes de gouvernance de l’UE20, de même que des économistes et des historiens. Mario Telò s’investit aussi de plus en plus dans des missions d’expert et de conseiller auprès des institutions européennes, missions qui lui permirent de rapprocher la communauté scientifique du monde politique. Ayant obtenu en 1994 une Chaire Jean Monnet ad personam sur les « problèmes de l’Union politique en Europe », il deviendra coordinateur du réseau des chaires J. Monnet sur la gouvernance démocratique européenne et collaborera à ce titre au « Livre blanc sur la gouvernance de l'UE » en 2000-2001. Il devint aussi – et peut-être surtout – conseiller à la présidence tournante portugaise du Conseil de l’Union européenne en 2000, ce qui lui donna notamment l’opportunité de contribuer à la préparation des Conseils européens aux côtés de Maria João Rodrigues. Ils travaillèrent ensemble au développement et à la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne et lancèrent l’idée de la méthode ouverte de coordination. Mario Telò fut également membre du groupe de haut niveau pour les sciences sociales de la DG recherche coordonné par Maria João Rodrigues (2002-2007) et joua un rôle clé dans l’organisation de rencontres et de collaborations avec la Chine, l’Inde et le Brésil. Ensemble, ils développèrent la dimension internationale de la stratégie de Lisbonne. Leurs rapports finaux influencèrent le cadre conceptuel du 7e programme cadre21. Ces expériences donnèrent au Professeur une connaissance de l’intérieur du cadre institutionnel de l’UE. En résultèrent des publications comme L’État et l’Europe publié en 200522 qui situe la construction européenne dans le cadre de l'histoire de la pensée politique moderne de Machiavel à Kant et Hegel. Les concepts de citoyenneté européenne, de souveraineté et de démocratie y sont discutés en relation avec les grands auteurs classiques. La question du cadre institutionnel européen évolutif y est aussi abordée, de même que les défis qu’il pose en termes théoriques et pratiques. Plusieurs publications portèrent aussi sur la méthode ouverte de coordination23, de même que sur la dimension extérieure de la stratégie de Lisbonne24.

8Depuis 2001 et de plus en plus intensément par la suite, Mario Telò établit un lien grandissant entre les études européennes, les études globales et le régionalisme comparé. C’est ce qui caractérise la 4e et dernière période de son parcours scientifique. Comme il le dit lui-même : «I became gradually aware that EU studies are part of global studies and that nothing can be really understood about the past, present and future of the European construction process without situating it within the changing international context from the Cold War via the 1989-1991 historical change in the global system to the current multipolar and uncertain world»25. En témoigne entre autres sa participation active au réseau EUNRAGG (EU, New Regionalism and Global Governance) aux côtés de Richard Higgott, Percarlo Padoan and Andrew Gamble, qui débouchera notamment sur son ouvrage EU and New Regionalism (2001). Ce réseau s’étendra par la suite pour former le réseau GARNET (financé par le 6e programme-cadre – 2003-2008)). Mario Telò poursuivra avec la (co)-coordination académique de grands projets européens, comme le projet GR:EEN « Europe's role in the emerging global order » (7e programme-cadre) et la constitution de réseaux mondiaux multidisciplinaires, dont le Globalization, Europe and Multilateralism – GEM Erasmus-Mundus Joint Doctorate (2010-2018) et son successeur GEM-STONES European Joint Doctorate que j’ai eu la chance de coordonner avec lui (Marie Skłodowska-Curie Action Innovative Training Network (2016-2020)), le tout en collaboration étroite avec Johan Robberecht et surtout Frederik Ponjaert. C’est aux côtés de ce dernier, qu’à partir de 2012, il s’engagera comme éditeur de la série GEM (Globalization, Europe, Multilateralism) chez Routledge26. Cette période sera extrêmement prolifique. On mentionnera plusieurs ouvrages au titre de seul auteur tels que Europe. A Civilian Power? EU, global governance and world order27, International Relations. A European Perspective28, Regionalism in Hard Times. Competitive and post-liberal trends in Europe, Asia, Africa and the Americas29, L’Europe en crise et le monde30 mais aussi un nombre impressionnant d’ouvrages collectifs, comme The European Union and Global Governance31, State, Globalization and Multilateralism. The challenges of institutionalizing Regionalism32, The EU’s Foreign Policy. What kind of Power and Diplomatic Action?33, Globalization, Multilateralism, Europe. Towards a better Global governance?34, The Politics of Transatlantic Trade negotiations. The TTIP in a globalized world35, Interregionalism and EU. A Post-revisionist approach to the Europe’s place in the world36, Deepening EU-China Partnership, Bridging ideational and institutional differences37, Cultures, Nationalism and Populism. New Challenges to Multilateralism38, Supranational Governance at Stake39, Regionalism and Multilateralism. Politics, Economics and Culture40, China and the EU in the era of regional and interregional cooperation. The Belt and Road initiative in a comparative perspective41, European Union and New Regionalism42, Towards a New Multilateralism: Combining Cultural Diversities with Policy Convergence43. Mario Telò développe alors non seulement la dimension internationale et globale de l’IEE en tant que Président et en se consacrant plus tard, 2009 à 2015, comme Vice-président de l’Institut, aux relations internationales de celui-ci. À partir de 2010, il deviendra Professeur d’intégration européenne au Département de Sciences Politiques de la Libera Università Internazionale degli Studi Sociali Guido Carli (LUISS) de Rome. Il y enseignera entre autres les cours relatifs aux Institutions européennes et au Régionalisme comparé. Parmi les collègues avec lesquels il y collaborera de manière étroite figurent Leonardo Morlino, Sergio Fabbrini et Rafaele Marchetti.

9C’est aussi pendant cette 4e étape de sa carrière, en 2006, qu’il est élu membre titulaire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques à l'Académie royale des Sciences des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Il y publiera notamment, avec André Sapir et Donald Sassoon, La place de l’Europe dans le monde du 21e siècle44. À partir de 2017, il y sera notamment responsable des « Rencontres internationales », sous le patronage conjoint de l'Académie et du Haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité commune. En 2016, il fut décoré du titre de Grand Officier de l’Ordre de la Couronne, Belgique.

Après sa retraite, pendant son éméritat et jusqu’à son décès le 6 mars 2023, que ce soit à l’Académie ou à l’Institut d’études européennes de l’ULB, Mario Telò restera extraordinairement investi dans ses activités scientifiques. Comme l’avait prédit, au moment de son passage à l’éméritat, le Professeur Balveer Arora, ancien Recteur de l’Université Jawaharlal Nehru de New Delhi : « L'énergie intellectuelle de Mario ne lui permettra pas de rester à l'écart des initiatives académiques couvrant les cultures et les continents ». En témoignent entre autres son investissement dans le projet européen GEM-Diamond coordonné par Ramona Coman, sa participation à la FEPS – Foundation for European Progressive Studies45 ou son dernier ouvrage intitulé Multilateralism: Past, present and Future – A European Perspective46 salué par tous et entre autres par Amitav Acharya « Mario Telò has moved the boundaries of comparative regionalism significantly… this outstanding book captures the depth and breadth of his exceptional scholarship and would be welcomed by scholars and policymakers around the world » et par Josep Borrell « Peace or war? This latest book by Mario Telò (…) makes clear that the status quo is not an option in this dangerous world… (It) is an outstanding contribution for all citizens who fight everywhere for a sustainable peace ».

10Pour terminer cet éloge, quatre lignes de fond méritent d’être mises en exergue dans le parcours de ce grand intellectuel européen qu’était Mario Telò.

  • Il y a tout d’abord l’évolution très logique de ses centres d’intérêts en matière de recherche, la richesse et la cohérence de son cheminement intellectuel, toujours en prise avec sa propre histoire et les développements des contextes nationaux et internationaux. Ensuite, il y a cette grande fidélité à travers les années aux thématiques qui furent ses centres d’intérêts dès le début : ainsi par exemple l’Italie restera toujours au centre de ses réflexions47, de même que l’Allemagne et la Social-Démocratie.

  • Le 2e trait saillant du parcours et de la personnalité de Mario Telò est sa ferme volonté et grande capacité à transmettre ses connaissances, son expertise. Les liens qu’il a tissés et maintenus au fil du temps avec ses anciens doctorants – parmi lesquels Pascal Delwit, Jean-Michel Dewaele, Éric Remacle, Pierre Vercauteren, Jean Vogel, Sebastian Santander, Paul Magnette –, avec les doctorants des réseaux GEM ou GEM Stones mais aussi avec bon nombre de ses étudiants montrent à quel point sa transmission fut généreuse et réussie. Cette réussite doit beaucoup à sa grande disponibilité et son goût du dialogue. En atteste notamment le message que lui adressa l’un de ses tout premiers étudiants, Bahadır Kaleağası, et qui fut lu lors de sa dernière leçon en décembre 2017 : « Tu as été la personne la plus déterminante pour la formation de ma pensée académique et ma vie professionnelle (…). Ton impact intellectuel et ta personnalité sincère ont influencé plusieurs générations d’étudiants (…) ; nous avons tous quelque chose de Mario Telò en nous ».

  • Le 3e élément marquant à souligner chez Mario est sa très grande ouverture d’esprit. Son ouverture au monde, son rayonnement international sont remarquables. Il a publié ou dirigé plus de 45 livres et produit plus de 200 articles et chapitres scientifiques, et ce dans pas moins de 13 langues (français, italien, anglais, allemand, néerlandais, grec, suédois, mandarin, japonais, serbo-croate, espagnol, portugais et vietnamien). Tout au long de sa carrière, il n’a eu de cesse de promouvoir la dimension mondiale de la recherche et de la formation doctorale. Innombrables sont les universités où il a donné cours, présenté des conférences et fait des séjours de recherche48. Les multiples éloges en provenance du monde entier qui nous sont parvenus à l'occasion de son dernier cours à l’ULB en décembre 2017 témoignent de la portée mondiale de ses travaux mais aussi des si nombreux ponts qu’il a bâtis entre les continents. L’on citera par exemple le Professeur José Luís de Sale de l’Institut d’études européennes de Macao qui a salué sa contribution à l’institutionnalisation et au développement de relations scientifiques reliant l’Europe et l’Asie ou l’un de ses anciens doctorants, le Professeur Xiaotong Zhang de l’Université de Wuhan : « Mario a réussi à établir des partenariats avec plusieurs universités chinoises, dont l’université de Wuhan. Ses efforts inlassables pour combler le fossé entre la Chine et l’Europe constituent une avancée significative dans la construction d’un partenariat intellectuel entre la Chine et l’Europe, en tant que deux grandes civilisations ».

  • Quant au 4e élément marquant chez Mario Telò, c’est bien sûr le profond engagement pro-européen qui l’animait, tout en se montrant critique à l'égard de l'intégration européenne et de ses lacunes. Cette « mission » était manifeste non seulement dans ses enseignements, ses recherches, ses activités d’expert et de conseil mais aussi dans la part intense prise au débat public sur l’intégration européenne, la politique internationale et le rôle de l’Union européenne sur la scène mondiale. Nombreux sont ses contributions aux médias, ses articles dans la presse écrite européenne et internationale (par exemple dans Le Soir, La Libre Belgique, Il Mondo, La Repubblica, Das Parlament, Libération) et ses interviews dans les médias européens et mondiaux. À l’occasion de son passage à l’éméritat, Lucio Levi, professeur émérite de sciences politiques comparées et de politique à l'université de Turin disait : « Ses analyses rigoureuses sont toujours associées à des conclusions pratiques, particulièrement importantes pour nous guider dans le contexte du monde contemporain et du processus de mondialisation. Pour s'opposer à la course effrénée vers l’abîme du nationalisme, du protectionnisme et de la guerre qui reviennent, il nous avertit qu’il n’y a qu’un seul remède : le régionalisme, compris comme un mouvement nécessaire vers le renforcement et la démocratisation des Nations unies et d’autres organisations internationales. C'est la voie à suivre pour créer un nouvel ordre mondial ». Retenons que malgré son attachement à l’Europe, un des points forts de sa démarche « globale » a été d’éviter l’arrogance d’une approche visant à voir et à imposer l’Europe comme une puissance normative, d’éviter l’européocentrisme49.

Au-delà de ses « stricts » intérêts professionnels, Mario Telò était un grand humaniste, un homme d’une vaste culture, dans la vie duquel tant la littérature que l’art (la musique et le cinéma entre autres) et l’histoire ont joué un rôle crucial.

Le décès de Mario Telò est une immense perte pour l’Union européenne, pour les institutions dans lesquelles il s’est investi sans compter, parmi lesquelles l’ULB et son Institut d’études européennes, ainsi que pour l’Académie. Mais c’est surtout une immense perte pour ses très nombreux amis et collègues de longue date, compagnons de réseaux et de recherche de par le monde, ses anciens doctorants et étudiants. Une perte tragique bien sûr et surtout pour sa famille, son épouse Carolina Vermeulen-Telò, professeur de Néerlandais, et leurs « due figli eccezionali », Alessandro et Andrea Telò. Nés respectivement en juin 1997 et juillet 2000, dont Mario était infiniment fier. Il leur a d’ailleurs dédicacé plusieurs de ses livres. Leur intérêt pour les études approfondies en Analyse financière pour Alessandro ou en Politique européenne pour Andrea le rendait tout simplement heureux.

L’Institut d’Études européennes et l’ULB lui sont et resteront extrêmement reconnaissants. Mario restera un exemple plus qu’inspirant50.

Notes

1 Son grand-père, qui s’appelait aussi Mario Telò, avait été licencié de son emploi de fonctionnaire parce qu’il avait refusé de s’inscrire au Parti fasciste dans les années 20. Il avait ensuite fondé sa propre entreprise. Il avait finalement été envoyé 'in confino' ou en exil en Calabre en 1933-34 par le Ras fasciste de Crémone, Farinacci.

2 Sa mère avait adhéré avec son frère Angelo d’à peine 17 ans (qui deviendra professeur de droit européen) à un groupe de résistance catholique. Son oncle prit les armes contre l'occupant et fut grièvement blessé en avril 1945, seul survivant de son groupe lors de combats contre les forces allemandes en retraite.

3 Ponjaert F., « From the Twentieth to the Twenty-First Century: Between Two Major Historical Junctures? An Interview with Mario Telò Covering his Research Career from 1975 to 2017 », Dewaele J.M., Grevi G., Ponjaert F.et Weyembergh A. (eds), Rethinking the European Union and its Global Role from the 20th to the 21th Century, Liber Amicorum Mario Telò, éd. de l’Université de Bruxelles, p. 246.

4 Cerrutti F., «Europe as a Reserach Topic and a Lifeworld Dimension», in Liber Amicorum Mario Telò, p. 233 et s.

5 Ponjaert F., in Liber Amicorum Mario Telò, op. cit., p. 247.

6 Voy. Telò M., « I ceti medi nei Quaderni di Gramsci », il Politico, University of Pavia, 1975 and « Strategia consiliare e sviluppocapitalistico in Gramsci », Problemi del socialismo, 1976.

7 Telles que Telò M., « Le origini del modello svedese », in Collotti E. (ed.), « L’internazionale operaia e socialista tra le due guerre, Annali della Fondazione Feltrinelli », XXII 1983-1984, Milano, 1984, p. 595-639.

8 Il en sera notamment question dans Crisi e Piano. Le alternative degli anni ’30, Bari, De Donato, 1979.

9 Thijs Clément F., «Tribute to Professor Mario Telò», in Liber Amicorum Mario Telò, op. cit., p. 13.

10 Roma, Editori Riuniti, 1988-89.

11 Rome, 1990.

12 Bruxelles, Bruylant.

13 Un défi pour la CE : les bouleversements à l’Est et au centre du continent, éd. de l’Université de Bruxelles, 1991 ; Vers une nouvelle Europe ? Towards a new Europe?, éd. de l’Université de Bruxelles, 1992 ; L’UE et les défis de l’élargissement, Université de Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1993.

14 Voy. par exemple L’Europe sociale, 1993 ; Telò M. (éd. en collaboration avec C. Gobin), Quelle Union sociale européenne ?, éd. de l’Université de Bruxelles, 1994.

15 Voy. entre autres Télo M. et Magnette P., « Justice and Solidarity », in Cerutti F. (ed.), A Soul for Europe, Peeters, 2001, contribution à laquelle J. Habermas fera d’ailleurs référence dans certains de ses écrits.

16 Télo M. (éd.), Démocratie et construction européenne, éd. de l’Université de Bruxelles, 1995.

17 L'État et la démocratie internationale – de l'histoire des idées à la science politique de Norberto Bobbio (traduit par N. Giovannini, P. Magnette, J. Vogel et édité par M. Telò), Complexe, 1999. Voy. aussi Telò M., « Il contributo di Bobbio tra globalismo giuridico e relativismo », in Teoria politica, Univerité de Turin, 1999.

18 Ponjaert F., in Liber Amicorum Mario Telò, op. cit, p. 264.

19 Voy. par exemple l’ouvrage édité en collaboration avec Guy Haarscher, Après le communisme. Les bouleversements de la théorie politique en Europe, éd. de l’Université de Bruxelles, 1993.

20 Telò M. et Magnette P. (éds), Repenser l’Europe, éd. de l’Université de Bruxelles, 1996 ; Telò M. et Magnette P. (éds), De Maastricht à Amsterdam. La réforme des traités européens, Complexe, 1998.

21 Sur ces aspects, voy. entre autres Rodrigues M. J., «An Innovative Understanding of Intellectual Commitment in the Twenty-First Century: Combining High Level Research, Policy Recommendation and Large Scale Outreach», in Liber Amicorum Mario Telò, op. cit., p. 237-238.

22 Telò M., L’État et l’Europe : Histoire des idées politiques et des institutions européennes, Bruxelles, Labor 2005, traduction de l’ouvrage en italien Dallo Stato all’Europa, Roma, Carocci, 2005.

23 Parmi lesquelles Telò M., «The Open method of Coordination» in Rodrigues M. J. (ed.), The New Knowledge Economy in Europe. A strategy for International Competitiveness and Social Cohesion, London, Elgar, 2002.

24 Entre autres ses chapitres dans Rodrigues M. J. (ed.), Europe, Globalization and the Lisbon Agenda, London, Elgar, 2009.

25 Ponjaert F., in Liber Amicorum Mario Telò, op. cit., p. 265-266.

26 Au 15 avril 2024, la série compte pas moins de 28 ouvrages.

27 Hampshire, Palgrave Macmillan, 2006.

28 Ashgate, 1re edition, 2009 (avec une préface de R. O. Keohane, 2009).

29 Routledge, 2017.

30 Éditions de l’Université de Bruxelles, 2016.

31 Routledge, 2009.

32 Springer, 2012.

33 Telò M. and Ponjaert F. (eds), Ashgate, 2013.

34 Ashgate, 2013.

35 Morin J.-F., Novotná T., Ponjaert F., Telò M. (eds), Ashgate, 2015.

36 Telò M., Fawcett L., Ponjaert F. (eds), Routledge, 2015.

37 Telò M., Ding Chun, Zhang Xiaotong (eds), Routledge, 2018.

38 de Sales Marques J., Meyer T., Telò M. (eds), Routledge, 2020.

39 Telò M., Weyembergh A. (eds), Routledge, 2020.

40 Meyer T., de Sales Marques J., Telò M. (eds), Routledge, 2020.

41 Telò M., Yuan Feng (eds), Peter Lang, 2020.

42 Ashgate, 2014.

43 Meyer T., de Sales Marques J., Telò M. (eds), Routledge 2020.

44 L’Académie en poche, Bruxelles, 2017.

45 Voy. Telò M. (ed.), Reforming Multilateralism in Post-Covid Times. For a more regionalized, Binding and Legitimate United Nations, FEPS, 2020.

46 Routledge, 2023.

47 Voy. par exemple Telò M., Tomini L. et Sandri G. (éds), L’état de la démocratie en Italie, éd. de l’Université de Bruxelles 2013.

48 Parmi celles-ci, on mentionnera le Harvard-CES, la John Hopkins University, Boston University; l’Université de São Paulo, la Fondação Getúlio Vargas Rio de Janeiro ; l’Indian Institute of Advanced Studies de Dehli, le Pondicherry French Institute, la J. Nehru University de Delhi ; la Waseda University, l’Hitotsubashi University, l’International Christian University et la Chuo University (Tokyo), l’Université de Kyoto (Kyoto) ; la Fudan University (Shanghai), la Remnin University and Beijin University, le European Studies Institute de la Chinese Academy of Social Science (Pékin) ; Seoul University et Korea University (Séoul) ; Academy of diplomatic studies and Universities of Hanoi and Ho Chi Min City ; l’Institut d’Études européennes de Macau ; l’Université de Amman Univ ; l’Université hébraïque de Jérusalem ; la Manouba (Tunis). Et bien sûr d’innombrables universités européennes telles les universités de Cambridge, d’Oxford, Queen Mary of London, Warwick ; les universités de Stockholm, de Göteborg, Lund, Uppsala ; la Freie Universität Berlin, la Humboldt Universität, les universités de Bonn, Stuttgart, Giessen, Hambourg, Heidelberg ; les Universités Paris-Sorbonne, Paris-Nanterre, Bordeaux ; les universités de Genève et de Zürich et bien d’autres encore, y compris des universités italiennes (entre autres Roma 3, University of Bologna, Bari, Catane, Parma, Pavia, Padua, Milan, San Marino, Perugia, Lecce, Salerno, Cagliari, Aosta, Siena, Palermo).

49 Voy. entre autres Rodrigues M. J., Liber Amicorum Mario Telò, op. cit., p. 241.

50 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 15 avril 2024.

Pour citer cet article

Anne Weyembergh, «Éloge de Mario Telò (1950-2023)», La Thérésienne [En ligne], 2024 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1748.