Éloge de Haïm Brezis
Jean Mawhin est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.
Résumé
Éloge d’Haïm Brezis, décédé le 7 juillet 2024. Mathématicien, il a été professeur à l’Université Paris VI.
Abstract
Eulogy of Haïm Brezis, died on July 7, 2024. Mathematician, he was a professor at the Université Paris VI.
1Notre Confrère Haïm Brezis, élu membre associé de la Classe des Sciences en 2002, est décédé à Jérusalem le 7 juillet 2024. La Classe l’avait déjà distingué en 1990 en lui attribuant le Prix Eugène Catalan.
2Il est né à Riom-ès-Montagnes, un petit village du Cantal, le 1er juin 1944, quelques jours avant le débarquement allié en Normandie. Son père, un juif roumain arrivé à Paris dans les années trente, réfugié dans le Massif Central durant la guerre, y rencontre la future mère de Haïm, une juive hollandaise réfugiée avec ses parents depuis 1942, et l’épouse. Ils nomment leur premier enfant Haïm, ce qui signifie « vie » en hébreu, mais le déclarent pour protéger la sienne sous le nom de Jean-Jacques Vienne. Six mois plus tard, ils quittent l’Auvergne pour Paris, où notre confrère peut recouvrer sa véritable identité, même si, pendant toute sa scolarité, il porte le nom de Rémi Brézis, Haïm ne figurant pas au calendrier français. Il ne reprend son prénom initial qu’à l’âge de 22 ans. Pour corser le tout, lorsqu’il découvre plus tard en Roumanie l’origine de son nom de famille, il pourchasse farouchement l’accent aigu que d’aucuns ajoutent au « e » de son patronyme.
Quand Haïm Brezis évoque ses origines
3Le père de Haïm Brezis, un fourreur installé dans le quartier latin, rue Claude-Bernard, a entretenu toute sa vie des rapports cordiaux avec l’école rabbinique. Les amateurs de prédestination feront remarquer que la rue Claude-Bernard est celle où le mathématicien Henri Poincaré a passé une grande partie de sa vie. En rédigeant, en 1998, avec Felix Browder dont nous reparlerons, un article remarqué sur l’histoire des équations aux dérivées partielle, Haïm Brezis découvrira l’importance des contributions de Poincaré, lui vouera une admiration sans bornes et consacrera un congrès à Paris au grand mathématicien français qui fut, lui aussi, associé de notre Classe.
Haïm Brezis parlant de Poincaré
4La mère de notre confrère dirige bénévolement une école d’enseignement juif. Pas étonnant que le petit Haïm apprenne à lire l’hébreu avant le français et que l’étude de la Tora et du Talmud soit l’autre passion de sa vie. Il y trouvera de surprenantes analogies avec les mathématiques. Son intérêt pour cette discipline et la révélation de son talent mettent plus de temps à se manifester et ce n’est qu’au Lycée Henri IV qu’un professeur lui conseille d’entrer à l’École Normale Supérieure. L’une des épreuves du concours d’entrée se déroule un samedi et Brezis, qui observait déjà scrupuleusement le Chabbat comme il le fera toute sa vie, ne s’y présente pas et n’est pas admis. Il doit se rabattre sur une licence en mathématiques à la Faculté des Sciences de Paris. La qualité des enseignants atténue sa déception, mais la plaie restera ouverte. Elle a sans doute conforté Haïm Brezis dans sa pratique scrupuleuse de sa religion, ancrée dans une longue tradition familiale. Un mariage heureux avec Michal Govrin, bien connue dans le monde littéraire, lui donne deux filles, Rachel et Myriam, qui se sont orientées avec succès vers la biologie et la médecine.
Mirika, Michal et Rachel
5Haïm Brezis rédige sa thèse de troisième cycle sous la direction de Gustave Choquet qui, sans être un spécialiste du sujet, lui fait lire un paquet d’articles du mathématicien américain Felix Browder sur les opérateurs monotones dans des espaces abstraits. On peut les voir comme une généralisation non-linéaire d’un opérateur linéaire fondamental en mathématiques et en physique mathématique, le Laplacien, noté , qui, à une fonction u de plusieurs variables associe la somme i 2u/ xi 2. Ce Laplacien sera un aiguillon essentiel de l’œuvre mathématique de notre confrère, passé maître dans la manière de l’assaisonner à toutes les sauces, et d’en tirer des résultats surprenants. Cette thèse contient les germes de la notion d’opérateur pseudo-monotone, qui, entre ses mains et celles d’autres mathématiciens, généralise et unifie les nombreuses extensions des opérateurs monotones.
6Il n’est pas surprenant que ce travail attire l’attention du maître incontesté des opérateurs monotones en France, notre regretté confrère Jacques-Louis Lions. Il dirige la thèse d’état de Brezis, soutenue à Paris VI en 1971. Elle porte sur les inéquations variationnelles, un avatar des opérateurs monotones particulièrement bien adapté au traitement des problèmes unilatéraux et des problèmes avec obstacles en mécanique.
7Nommé professeur à l’Université de Paris VI en 1972 (court-circuitant le traditionnel passage par une faculté de province), il partagera plus tard son temps entre cette institution, la Rutgers University à New Brunswick, où il retrouve Felix Browder, et le Technion à Haïfa. Chercheur à l’enthousiasme communicatif, il a dirigé pas moins de 58 thèses de doctorat ! Si on ajoute que sa passion à communiquer en mathématiques, la profondeur et la variété de ses résultats, et la brillante clarté de ses conférences lui valent d’innombrables invitations dans des universités et à des congrès dans le monde entier, on trouvera sans peine des esprits chagrins pour lui reprocher son empreinte carbone. Haïm Brezis a été élu membre, entre autres compagnies, de l’Académie des Sciences de Paris et de la National Academy of Science aux États-Unis. Il est titulaire de nombreux prix, dont plusieurs de l’Académie des Sciences de Paris, et le Leroy P. Steele Price for Lifetime Achievements de l’American Mathematical Society en 2024.
8Les liens de Haïm Brezis avec la Belgique sont anciens et étroits. Dans son curriculum, ils débutent par un exposé au Troisième Colloque du CBRM sur l’Analyse Fonctionnelle organisé à Liège en septembre 1970 par notre regretté confrère Henri-Georges Garnir. Mais c’était loin d’être sa première visite de notre pays. Enfant, il traversa souvent la Belgique pour passer ses vacances chez ses grands-parents maternels, résidant à Scheveningen, près de La Haye. Il revint à Bruxelles et Louvain-la-Neuve en 1975 donner un cours dans l’école d’été sur les opérateurs non linéaires et le calcul des variations organisée en collaboration avec mes collègues de l’ULB Lucien Waelbroeck, Jean-Pierre Gossez et Enrique Lami-Dozo. En 1979, Brezis fait partie du jury de thèse de doctorat de notre Directeur Michel Willem, une expérience renouvelée en 2000 pour la thèse de Didier Smets, récemment élu associé de notre classe, et en 2004, pour celle de Jean Van Schaftingen. En 1996, notre regretté confrère est proclamé docteur honoris causa de l’UCL (son premier grade académique honoraire, suivi de beaucoup d’autres). Là aussi les amateurs de prédestination noteront que les grands-parents maternels de Brezis habitaient la Leuvenstraat à Scheveningen ! En 2004, Brezis revient à l’UCL comme titulaire de la chaire de La Vallée Poussin. En 2008, il est, dans les locaux de notre compagnie, l’un des conférenciers principaux du congrès marquant mon 65e anniversaire, en nous régalant en prime d’un succulent discours d’après banquet. On se doit aussi de mentionner sa fructueuse et féconde collaboration avec le regretté analyste belge Jean Bourgain et leur séminaire commun à Princeton. Des mathématiciens belges figurent parmi les co-auteurs des derniers articles publiés par notre regretté confrère.
Jean Bourgain et Haïm Brezis
9Un aspect plus délectable de l’attachement de Haïm Brezis pour la Belgique est son goût immodéré pour notre chocolat. À chaque visite, avant de rentrer en France, il échangeait chez un chocolatier les maigres honoraires de ses belles conférences contre des ballotins de pralines destinées à son usage personnel et à ses amis. J’ai proposé à l’université de le payer directement en chocolats belges, mais l’inertie de l’administration a une fois de plus fait obstacle à cette simplification. Par contre, le cadeau était facile à trouver lorsqu’on lui rendait visite ou lorsqu’on le célébrait.
10Il serait fastidieux de chercher à décrire les nombreuses et importantes contributions de Haïm Brezis aux mathématiques en général, et aux équations aux dérivées partielles non linéaires en particulier. Permettez-moi d’en retenir deux, selon un choix tout à fait personnel et subjectif.
11Une équation aux dérivées partielles a été introduite indépendamment par Llewellyn Thomas et Enrico Fermi en 1927 pour modéliser, dans le cadre de la mécanique quantique, une approximation du potentiel électrostatique d’un atome comprenant de nombreux électrons. Elle contient le Laplacien (mentionné plus haut) du potentiel, un terme non linéaire, le potentiel à la puissance 3/2, et un terme indépendant. Même si le terme indépendant est une mesure (celle de Dirac en particulier), on peut démontrer mathématiquement l’existence d’une solution dont la forme décrit bien la situation physique. Le mathématicien américain Elliott Lieb a proposé une version relativiste de cette équation, qui contient cette fois le potentiel à la puissance 5, sans réussir à prouver l’existence de solutions. Brezis, en collaboration avec Philippe Bénilan, a prouvé en 1977 que cette nouvelle équation, malgré sa ressemblance formelle avec la précédente, n’avait pas de solutions du tout lorsque le terme indépendant est la mesure de Dirac ! Les physiciens, étonnés, ont dû changer de modèle !
12Un des outils les plus efficaces pour montrer l’existence d’une solution d’un système d’équations non linéaires dans un ensemble E donné, lorsque le nombre d’équations est égal au nombre d’inconnues est un nombre entier appelé le degré topologique. Ce nombre ne change pas quand on perturbe suffisamment peu les équations, et, s’il n’est pas nul, le système possède une solution dans E. On peut le définir et le calculer de multiples manières, et je ne le ferai pas, bien entendu. C’est un outil puissant pour étudier l’existence et le nombre de solutions d’équations non linéaires de types très variés. Comme le suggère l’adjectif « topologique », toutes ses définitions imposaient la continuité des fonctions intervenant dans le système d’équations. Les travaux de Brezis et de ses collaborateurs sur la modélisation des cristaux liquides l’ont conduit en 1995 à étendre la notion de degré topologique, en collaboration avec notre regretté confrère Louis Nirenberg, à des classes d’applications non continues. Cette découverte a surpris fortement la communauté mathématique, les topologues en particulier, qui ont dû changer quelque peu de paradigme. Ce degré joue depuis lors un rôle important et croissant dans de nombreuses questions d’analyse.
Haïm Brezis et Louis Nirenberg
13Un des mythes qui perdurent en sciences est que les brillants chercheurs sont généralement de piètres enseignants. L’affirmation ne résiste pas à une enquête rigoureuse. Il existe des contre-exemples particulièrement brillants et Haïm Brezis en fait partie. Chez lui, le chercheur original et passionné se double d’un enseignant dont la clarté et l’enthousiasme sont mondialement reconnus. Ces qualités se retrouvent dans ses écrits et son livre d’analyse fonctionnelle, publié en français en 1986, n’est dépassé que par la Bible, Simenon ou Tintin pour le nombre de traductions en d’autres langues. Dans ma présentation de Brezis comme docteur honoris causa de l’UCL, pour mettre en évidence les qualités pédagogiques hors du commun du nouveau docteur, il m’a suffi de rappeler que son livre d’analyse fonctionnelle était l’ouvrage le plus souvent volé à la bibliothèque du département de mathématiques et de physique ! On s’est même demandé s’il ne faudrait pas l’assurer.
Haïm Brezis titulaire de la Chaire de La Vallée Poussin
14Dans les stériles discussions qui comparent les mathématiques dites pures aux mathématiques dites appliquées, on cite souvent la controverse courtoise qui a opposé le mathématicien français Joseph Fourier à son collègue allemand Carl-Gustav Jacobi. Ce dernier, dans une lettre à Legendre du 2 juillet 1830 à l’occasion de la mort de Fourier, écrit :
15M. Fourier avait l’opinion que le but principal des mathématiques était l’utilité publique et l’explication des phénomènes naturels ; mais un philosophe comme lui aurait dû savoir que le but unique de la science, c’est l’honneur de l’esprit humain.
16L’œuvre de Haïm Brezis est un splendide hymne de réconciliation posthume entre Fourier et Jacobi1.
Notes
1 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique du 10 octobre 2024.