Un théorème centenaire et féminin : quand la symétrie conserve
Jean Mawhin est mathématicien, membre titulaire de l'Académie royale de Belgique et professeur émérite de l'Université catholique de Louvain. Il est spécialiste des équations différentielles non linéaires, de l'analyse fonctionnelle non linéaire, du calcul des variations, de l'analyse réelle, de l'histoire des mathématiques.
Résumé
L’année 2018 célèbre le centenaire d’un important résultat dû à Emmy Noether. Il établit un lien entre l’invariance du Lagrangien d’un principe de moindre action par rapport à des symétries et l’existence de lois de conservation pour les équations d’évolution associées. La lecture décrit ce résultat et les difficultés de la carrière académique de la mathématicienne allemande.
Abstract
We celebrate in 2018 the centenary of an important result of Emmy Noether. It establishes a link between the invariance the Lagrangian of a least action principle under some symmetries and the existence of conservation laws for the associated evolution equations. The lecture describes the result and the difficulties of the academic career of the German mathematician.
Introduction
1Ce texte raconte l’histoire d'un remarquable théorème de mathématiques1, qui fête ses cent ans ce mois-ci, se porte comme un charme, fait le bonheur des physiciens. Il raconte aussi le destin de son auteur2, la mathématicienne allemande Emmy Noether, dont la vie trop brève fut loin d’être un fleuve tranquille.
2L’énoncé sibyllin du théorème dans le titre devrait s’éclaircir au cours de l’exposé.
Une petite fille modèle
3Amalie (Emmy) Noether nait à Erlangen le 23 mars 1882 dans une famille juive. Elle est l’ainée de trois frères.
4Son père Max, professeur de mathématiques à l’Université d’Erlangen, est un expert renommé en géométrie algébrique, co-auteur d’un théorème de Brill-Noetherdont on parle encore aujourd’hui.
5Emmy est, à l’école primaire, une petite fille un peu rondelette, très myope, vive et intelligente, mais le lycée à l’époque est réservé aux garçons. Elle fréquente donc la Städtische Höhere Töchter Schule, destinée à former de parfaites maîtresses de maison. Emmy s’y montre encore bonne élève, mais profitera très peu des compétences acquises, puisque le mariage, le ménage, et la musique resteront orthogonaux à ses préoccupations, même si elle adore danser.
6Son diplôme lui permet toutefois d’obtenir des certificats d’enseignante de français et d’anglais dans les écoles de filles.
Une femme savante
7Cet environnement traditionnel n’empêche pas le développement de son goût pour les mathématiques et, coup de chance, le gouvernement ouvre l’université aux demoiselles, à condition que chaque enseignant les autorise à assister à leur cours. Il ne faut pas risquer de distraire les austères Herr Professor Doctor !
8Emmy étudie les mathématiques à l’Université d’Erlangen entre 1900 et 1902, avant d’être autorisée à séjourner un semestre en 1903 à l’Université de Göttingen, un nid de mathématiciens et physiciens célèbres.
9Elle revient à Erlangen pour préparer, sous la direction de Paul Gordan, collègue et ami de son père, un doctorat en mathématiques, qu’elle défend en 19073.
10Gordan est considéré comme le pape des invariants, une partie de l’algèbre alors très à la mode qui s’intéresse aux polynômes homogènes dépendant de plusieurs variables, et en particulier aux fonctions de leurs coefficients qui restent invariantes, à un facteur multiplicatif près, sous l’action de transformations linéaires des variables. C’était une discipline très calculatoire, qui désespérait les imprimeurs par la longueur des formules et le recours à des pages qui se déplient.
11Un schisme s’était pourtant produit en 1888 lorsque le mathématicien allemand David Hilbert, dont on reparlera, avait découvert une méthode non constructive beaucoup plus économique en calculs, pour montrer que ces invariants étaient toujours en nombre fini. Nul ne sait ce que Gordan voulait dire en qualifiant l’approche de Hilbert de « théologique plutôt que mathématique », mais il resta fidèle à ses longs calculs, et la docile Emmy le suivit dans ses premières publications. Elle les reniera plus tard comme on renie un enfant bâtard. L’approche de Hilbert a sans doute sauvé quelques forêts et réduit le taux de suicide chez les typographes.
Bénévolat à Erlangen
12Si le gouvernement allemand a ouvert généreusement l’accès au diplôme universitaire à la gent féminine, il s’est bien gardé de l’autoriser à faire carrière à l’Université. Entre 1907 et 1915, Emmy doit se contenter, à titre purement bénévole, de remplacer régulièrement son père malade, et de l’aider dans les travaux pratiques.
13En 1911, Gordan part à la retraite et son successeur Ernst Fischer est un algébriste rompu aux techniques de Hilbert. Il initie Emmy à ces méthodes nouvelles, qui enthousiasment la jeune femme et orientent définitivement sa pensée et sa pratique algébrique.
14La réputation d’Emmy augmente plus vite que son salaire, ce qui n’est pas difficile. Invitée à plusieurs congrès annuels de la Deutsche Mathematische Vereinigung, elle s’occupe, officieusement et gracieusement, de deux doctorants de son père.
L’appel de Göttingen
15En 1915, son expertise en théorie des invariants vaut à Emmy d’être invitée à Göttingen par Felix Klein et David Hilbert, les dieux mathématiques allemands de l’époque. Les conditions financières restent les mêmes qu’à Erlangen.
16Pendant que des milliers de jeunes hommes se font tuer ou mutiler en France ou en Belgique pour conquérir ou reconquérir une colline ou quelques ruines, les mathématiciens et physiciens de Göttingen se passionnent pour la relativité générale, une théorie révolutionnaire de la gravitation qu’Albert Einstein est en train d’élaborer, et qu’il leur présente, encore inachevée, en juin 1915.
17La version définitive des équations fondamentales ne sera publiée qu’en novembre, simultanément et en suivant des voies différentes, par Einstein4et Hilbert5, avec à la clef une intrigante recherche de paternité, qui passionne encore les historiens de la physique.
18Plus intéressante pour notre propos est la nature de la conservation de l’énergie en relativité générale, une difficulté qui arrête Einstein, Hilbert et Klein pendant plusieurs années. Un petit retour en arrière est nécessaire pour éclairer le problème.
Les lois de conservation
19En mécanique, partant des équations de Newtonreliant les positions, les vitesses et les accélérations des particules, on trouve dans certaines conditions des fonctions des positions et des vitesses qui restent constantes au cours du temps. Les mathématiciens les appellent des intégrales premières et les physiciens des lois de conservation, en les associant à une quantité physique qui se conserve. Ainsi, en l’absence de forces, la quantité de mouvement (produit de la masse par la vitesse) se conserve ; pour des forces centrales, le moment de la quantité de mouvement (le couple en quelque sorte) fait de même ; pour des forces dérivant d’un potentiel, l’énergie mécanique totale (somme de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle) ne change pas, même si, au cours du mouvement, l’énergie potentielle d’un ressort ou de la pesanteur peut se transformer en énergie cinétique, pour le meilleur et pour le pire.
20En électromagnétisme, les inconnues sont les champs électriques etmagnétiques, associant un vecteur à chaque point de l’espace-temps. L’évolution de ces champs est régie par les équationsde Maxwell. Dans certaines conditions, on peut en déduire des lois de conservation de la charge électrique, de l’énergie ou de la quantité de mouvement.Elles s’expriment sous forme de l’annulation de la divergence d’un champ de vecteurs dans l’espace-temps (somme des dérivées partielles des composantes correspondantes du champ). Les tourbillons qu’on peut observer dans une rivière donnent une image d’une loi de conservation du champ des vitesses en mécanique des fluides.
La moindre action : principe ou théorème ?
21Au milieu du xviiie siècle, le mathématicien suisse Leonhard Euler est le premier à formuler les lois de la mécanique sous la forme d’un principe du minimum. Dans ce cadre, le mouvement d’un système de particules, soumis à des forces dérivant d’un potentiel, entre deux instants fixés, est décrit à partir d’une certaine expression, appelée action, égale au produit de sa durée par la différence entre son énergie cinétique moyenne et son énergie potentielle moyenne.
22Le mouvement observé entre les deux instants minimise l’action, par rapport aux autres mouvements possibles ayant mêmes positions initiales et finales. Le principe de moindre action affirme donc que le mouvement réel rend l’énergie cinétique moyenne et l’énergie potentielle moyenne aussi proches que possible.
23Le pieux Eulertrouvait l’origine d’un tel principe dans la sagesse du Créateur, qui force la nature à procéder par les voies les plus économiques. On réalisa plus tard qu’un mouvement réel se contentait souvent de minimiser l’action dans certaines directions, en la maximisant dans d’autres, de la même manière qu’en traversant un col séparant deux montagnes, on maximise l’altitude le long de la route, et on la minimise dans la direction perpendiculaire. à la fin du xviiie siècle, Joseph-Louis Lagrange décida de se passer d’un Créateur aussi indécis, un vrai principe d’économie cette fois, tant les dirigeants coûtent cher à la population. Il obtint le principe de moindre action comme conséquence mathématique des équations de Newton. Le principe se faisait théorème, ce qui ne l’empêcha pas d’être la source de belles découvertes.
24La mécanique ayant longtemps servi de modèle aux autres parties de la physique, on a cherché à les fonder sur des principes du type moindre action, qu’on nomme aujourd’hui principes variationnels pour gommer la référence au minimum. L’électromagnétisme est mis sous cette forme par Karl Schwarzschilden 1903, la relativité restreinte par Henri Poincaré en 1905, la relativité générale par Hilbert en 1915 et la mécanique quantique par Richard Feynman en 1942. On trouvera plus de détails historiques sur le principe de moindre action dans une précédente lecture6.
25L’avantage de la formulation variationnelle réside d’abord son économie : toute l’information est concentrée dans une seule fonction, l’action, et les équations d’évolution s’en déduisent par un processus uniforme. Comme nous allons le voir, les lois de conservation associées à ces équations vont découler, par un processus explicite, des propriétés d’invariance de l’action, au lieu de s’obtenir par des manipulations plus ou moins astucieuses des équations d’évolution.
Une femme qui connaît son métier
26Nous pouvons maintenant revenir au problème de la loi de conservation de l’énergie en relativité générale. Techniquement, la difficulté réside dans le fait que les espaces de Riemann dans lesquels se formule la relativité générale nécessitent l’introduction, à côté des dérivées partielles usuelles, de dérivées dites covariantestenant compte de la courbure de l’espace. Et c’est la somme des dérivées covariantes de composantes du tenseur impulsion-énergie qui s’annule au lieu de sa divergence. Pour s’en sortir, Einstein ajoute en 1916 au tenseur d’impulsion-énergie un pseudo-tenseur, qui ne se comporte pas de manière tensorielle par changement de coordonnées. Cette solution, mal accueillie, fait dire à Einstein dans un lettre à Hilbert du 12 avril 1918 :
tout le monde rejette mon pseudo-tenseur comme non casher.
27La correspondance entre Einstein, Hilbert et Klein révèle à la fois la difficulté du problème et le rôle essentiel joué par Emmy Noether dans sa résolution. Le 27 mai 1916, Hilbert écrit à Einstein :
ma loi de l’énergie est probablement liée à la vôtre. J’ai déjà posé cette question à Mlle Noether. En ce qui concerne votre objection, [...] pour gagner du temps, je vous envoie le texte inclus dû à Mlle Noether.
28La réponse d’Einstein, datée du 30 mai 1916, confirme sa perplexité :
je comprends tout dans votre article, à l’exception du théorème de l’énergie. Je vous prie de ne pas m’en vouloir si je vous interroge de nouveau à ce sujet. Ma difficulté est la suivante [...]. Il suffirait évidemment que vous chargiez Mlle Noether de me l’expliquer.
29Quelques années plus tard, dans une lettre à Hilbert du 24 mai 1918, Einstein répète sa confiance dans les aptitudes d’Emmy :
cela n’aurait fait aucun tort à la vieille garde de Göttingen d’être envoyée comme élève à Mlle Noether. Elle semble très bien connaître son business !
30En 1918, Emmy se décide enfin à rédiger ses contributions au problème. Klein les présente à la Société des Sciences de Göttingen (Emmy n’y sera jamais élue), qui les publie dans ses annales en décembre 1918, il y a exactement cent ans, avec une gentille dédicace au cinquantenaire du doctorat de Klein7.
Deux théorèmes pour le prix d’un
31Dans un cadre très général, qui s’applique à la mécanique, l’électromagnétisme, la relativité restreinte et la relativité générale, Emmy révèle en deux théorèmes le lien profond entre l’invariance de l’action par rapport à certains types de symétries et l’existence de lois de conservation.
32Le premier théorème affirme que l’invariance de l’action par rapport aux transformations appartenant à un groupe continu de symétries dépendant d’un ou plusieurs paramètresnumériques conduit à des lois de conservation en nombre égal à celui des paramètres. Des exemples de tels groupes de transformations sont les translations dans le temps, les translations ou les rotations dans l’espace, ou encore le groupe de Poincaré de la relativité restreinte, formé des isométries (translations et rotations) dans l’espace-temps.
33Le deuxième théorème affirme que l’invariance de l’action par rapport aux transformations appartenant à un groupe continu de symétries dépendant d’une ouplusieurs fonctions des variables indépendantes (transformations diteslocales) conduit à des lois de conservation impropres, c’est-à-dire à des expressions à divergence identiquement nulle (indépendamment des équations de champ), ou qui s’annulent elles-mêmes (et pas seulement leur divergence) le long des solutions des équations du champ. En relativité générale, les premières redonnent par exemple les identités de Bianchi.
34On se souvient que l’humoriste Alfred Capusa complété la pédante affirmation philosophique « tout est dans tout », par un spirituel « et réciproquement ». Beaucoup plus sérieusement, Noether prouve la réciproque de ses deux théorèmes : l’existence de lois de conservation propres ou impropres implique l’invariance de l’action pour un type correspondant de symétries. Ce résultat se montre encore très utile aujourd’hui pour élaborer des modèles physiques désirant conserver telle ou telle quantité.
Une Habilitation semée d’embuches
35Ces profonds résultats font une grosse impression sur la Sainte-Trinité Einstein-Hilbert-Klein, comme en témoigne une lettre d’Einstein à Klein datée du 27 décembre 1918 :
en recevant le nouvel article de Mlle Noether, j'ai de nouveau ressenti une grande injustice de lui voir refuser la venia legendi. Je supporterai de toutes mes forces votre action énergique auprès du Ministère. Si vous pensez que ce n'est pas possible, je ferai les efforts de mon côté.
36Einstein fait allusion aux efforts entrepris par Hilbert et Klein, auprès de l’Université de Göttingen et du ministère, pour faire admettre Emmy Noether aux épreuves de l’Habilitation, condition nécessaire pour pouvoir enseigner dans une université (la fameuse venia legendi mentionnée par Einstein). L’accès est refusé à Emmy sous l’hallucinant prétexte que ce serait une injure aux courageux soldats allemands, reprenant leurs études au retour du front, d’être instruits par des femmes. Hilbert a beau répondre à ses collègues que la faculté n’est pas un établissement de bain, rien n’y fait. Il contourne l’interdiction en se faisant attribuer quelques cours qu’il confie à Emmy, sans toutefois lui rétrocéder une partie de son salaire !
37Malgré ces conditions matérielles précaires, Emmy peut continuer à assouvir à Göttingen sa dévorante passion des mathématiques, et c’est tout ce qui compte pour elle. Il faut attendre la république de Weimarpour que les femmes allemandes en général et Emmy en particulier soient autorisées à passer l’Habilitation. Elle l’obtient avec succès en 1919, avec comme thèse son article sur les lois de conservation, qui est et restera son unique infidélité à l’algèbre.
Retour au bénévolat et à l’algèbre
38Aujourd’hui, ce diplôme joint à ses travaux d’algèbre et à sa réputation scientifique aurait valu à Emmy Noether un poste académique dans une université allemande. Elle n’a pourtant d’autre choix que de poursuivre, à Göttingen, son activité bénévole, confirmée en 1922 par le titre aussi ronflant que gratuit de nichtbeamteter ausserordentlicher Professor mit Lehrauftrag, signifiant en pratique qu’elle enseigne sans statut ni salaire. Comme tout privatdozent,elle touche seulement une partie des droits d’inscription des élèves qui suivent ses cours.
39Cela ne l’empêche pas, après l’intermède relativiste, de développer avec passion et combativité ce qu’on appelle aujourd’hui l’algèbre moderne. C’est une algèbre où les symboles sur lesquels on opère ne représentent plus seulement des nombres réels ou complexes, mais, suivant les cas, des polynômes, des matrices, des vecteurs, des classes d’équivalence de nombres, et bien d’autres choses encore. Noether défend bec et ongles cette approche novatrice et la méthode axiomatique correspondante, au point d’être considérée comme la « mère de l’algèbre moderne ».
40Sa réputation attire à Göttingen de nombreux étudiants de thèse et jeunes docteurs, venus d’Allemagne et surtout de l’étranger, malgré son exécrable réputation comme enseignante. Un de ses cours chaotiques est pourtant transformé par Bartel van der Waerden, qui fut membre associé de notre compagnie, en un incontournable ouvrage de référence intitulé Moderne Algebra,traduit en de nombreuses langues et sans cesse réédité8.
41Au début des années trente, avec un humour discutable, on qualifie à Göttingen les étudiants d’Emmy de Noetherjugend (jeunesses noethériennes), tandis que la chemise traditionnelle de ses étudiants russes, qui tranche avec le complet-veston des étudiants allemands, devient le Noetheruniform. Tous discutent avec passion de groupes qui ne sont pas d’assaut, de corps qui ne sont pas aryens, d’anneaux qui ne sont pas wagnériens et d’idéaux qui ne sont pas fascistes.
42Emmy est une vraie mère-poule pour ses élèves, les comprenant d’autant mieux qu’elle partage leur précarité.Quand l’excursion traditionnelle en forêt ne se termine pas dans un Gasthof, Emmy ramène ses étudiants dans son petit appartement pour leur préparer un pudding, qu’on espère meilleur que ses leçons, et que la vodka des ressortissants russes doit rapidement transformer en advocaat local.
La Patrie reconnaissante…
43La réputation mathématique d’Emmy suit une courbe exponentielle : première femme invitée à délivrer une conférence plénière au Congrès International desMathématiciens de 1932 à Zürich, elle partage avec Emil Artin, la même année, le Prix Alfred Ackermann-Teubnerpour la promotion des mathématiques. Sa situation pécuniaire suit toujours une courbe désespérément logarithmique, jusqu’à ce que les lois racistes d’un certain Adolf Hitler la placent en première ligne dans la longue et prestigieuse liste des personnes expulsées de Göttingen. Non seulement Emmy est juive, mais sympathisante d’un parti d’extrême gauche depuis son séjour en URSS, à l’invitation de Paul Alexandrov. Comme pour d’autres collègues, des professeurs aryens de Göttingen tentent bien d’infléchir la décision ministérielle, insistant sur le fait qu’elle coûte si peu à l’état !
44Le fanatisme du régime l’emporte sur son sens de l’économie, et Emmy émigre aux états-Unis en 1933. Un poste de professeur visiteur l’attend au Bryn Mawr College en Pennsylvanie. Cette institution privée, réservée aux jeunes filles, est heureusement proche de Princeton, où Emmy est autorisée à organiser un séminaire hebdomadaire. Elle touche enfin, à cinquante et un ans, son premier salaire. Le poste est renouvelé pour l’année académique suivante mais, en avril 1935, Emmy est hospitalisée pour des raisons bien féminines, l’ablation d’un kyste ovarien. Elle décède après l’opération le 14 avril 1935, des suites d’une septicémie foudroyante, que les antibiotiques décrits par notre directeur auraient pu enrayer s’ils avaient existé à l’époque.
45Malgré la situation politique en Allemagne, van der Waerden publie une notice nécrologique de la juive Emmy dans les Mathematische Annalen de 19359. Aux états-Unis, Einstein rédige une notice pour le New York Times10, et le discours de Hermann Weyl aux funérailles d’Emmy est publié dans les Scripta Mathematica11. Alexandrov, alors président de la Société mathématique de Moscou, lui rend hommage dans les Comptes rendus de ladite société12.
Machisme académique
46Bien que Weyl ait été un collègue, un proche et un ami d’Emmy, son éloge contient de curieuses remarques machistes, sans équivalent dans les éloges de mathématiciens de l’autre sexe :
Emmy Noether était de stature lourde et forte en voix. […] Personne ne pourrait prétendre que les Grâces présidèrent à son berceau. […] Si, à Göttingen, nous l'appelions pour la taquiner « der Noether », c'était aussi par reconnaissance respectueuse de sa puissance créatrice qui semblait avoir traversé la barrière des sexes. […] Les aspects essentiels de la vie humaine restèrent non développés en elle, parmi lesquels, je suppose, l’érotique.
47Son meilleur biographe, Auguste Dick13, n’y échappe pas non plus :
Les parents exhortaient leurs fils, qui auraient préféré une plus jolie partenaire ou une plus gracieuse danseuse, pour qu'ils invitent Emmy à danser.
48D’autres témoins de sa vie font preuve de la même délicatesse, comme Norbert Wiener14 :
Emmy Noether était dans le train, ressemblant comme toujours à une blanchisseuse énergique et très myope,
49ou Edmund Landau :
je puis certifier qu'Emma Noether était une grande mathématicienne, mais, qu'elle soit une femme, je ne peux pas le jurer.
Plus admirée que citée
50On a vu dans leur correspondance combien le théorème de Noether avait impressionné Einstein, Hilbert et Klein. Si Klein lui consacre une demi-page de Schlussbemerkungen d’un article de 191815, Einstein ne la cite jamais, et Hilbert la mentionne seulement en 192416, dans une note en bas de page sous-entendant qu’elle a essentiellement développé une de ses propres idées.
51Dans les années 1920, les ouvrages de référence Raum, Zeit, Materie de Weyl17 et Relativitätstheorie [Pau] de Wolfgang Pauli (pourtant directement informé par une lettre de Klein), la mentionnent à peine. Les traités mathématiques de calcul des variations de l’époque ignorent tout autant la problématique noethérienne, et Théophile De Donder, l’apôtre bruxellois de l’application du calcul des variations à la physique mathématique, ne la mentionne nulle part et n’utilise pas son théorème. Quand le physicien américain E.W. Hillconsacre enfin un article sur le sujet dans les Reviews of Modern Physics de 195118, il ne mentionne que le premier énoncé.
52Il n’est pas étonnant dès lors que le théorème de Noether ait sombré dans l’oubli, même chez les spécialistes des symétries en physique quantique comme Eugen Wigner. Il faut attendre les années 1970 pour que le développement des théories de jauge en physique des particules élémentaires et des interactions fondamentales le remette définitivement à l’honneur.
53C’est alors une véritable explosion, comme le montrent, parmi beaucoup d’autres, deux témoignages de physiciens, celui de Crease et Mann19 en 1986 :
la simplicité, la puissance et la profondeur du théorème de Noether mit du temps à devenir apparente. Il constitue aujourd'hui une part indispensable des fondements de la physique moderne [...], avec plus d'une douzaine d'importantes lois de conservation et leurs symétries associées,
54et celui de Neuenschwander20 en 2017 :
à cause du rôle central des lois de conservation, on pourrait arguer que le théorème de Noether offre un principe d'unification stratégique pour une grande partie, sinon pour l'entièreté, de la physique.
55En témoigne aussi beaucoup plus près de nous, dans la proclamation qui va suivre, l’attribution du Prix De Donder à un physicien de l’ULB pour ses contributions au problème très actuel des trous noirs. Ses recherches font régulièrement appel aux théorèmes de Noether, et le préambule de sa thèse de doctorat de 2006 débute par un portrait d’Emmy et une description de ses travaux.
56L’unique infidélité d’Emmy Noether à l’algèbre a laissé plus de traces dans son héritage scientifique que son œuvre pionnière dans ce domaine. Si vous tapez « Théorème de Noether » dans Google, presque toutes les réponses renvoient à son théorème de conservation. Comme dans les meilleures familles, une seule infidélité laisse plus de traces que le reste de vie irréprochable.
Faire plus avec moins
57En suivant l’envahissante pensée ultra-libérale, on aurait pu voir naître un Prix Européen de la Productivité Scientifique (en abrégé PEPS), destiné au scientifique obtenant sur la période considérée, l’indice de productivitéle plus élevé. Cet indice serait défini en divisant la valeur de sa contribution scientifique (on semble admettre aujourd’hui qu’un seul nombre puisse la mesurer !), par le coût total de ses recherche (salaires, subventions, prix,…). On couronnerait ainsi le ou la plus apte à faire plus avec moins. Afin de ne pas diminuer son indice futur, le prix ne rapporterait rien au lauréat.
58J’espère vous avoir convaincu qu’Emmy Noether aurait eu peu de concurrents dans l’attribution du PEPS pour la période 1908-193321.
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Notes
1 Noether Emmy, « Invariante Variationsprobleme », dans Nachr. König. Gesellsch. Wiss. Göttingen, Math.-Phys. Klasse (1918), 235-257.
2 Dick Auguste, Emmy Noether, 1882--1935, Birkhäuser, Basel, 1970. English translation by H.I. Blocher, Birkhäuser, Boston, 1981.
3 Noether Emmy, « Über die Bildung des Formensystems der ternären biquadratischen Form, Erlangen, 72 S. 2 Tabellen ». dans Journal reine angew. Math. 134 (1908), 23-90.
4 Einstein Albert, « Die Feldgleichungen der Gravitation »,dans Sitzungsber. Königl. Preuss. Akad. Wiss. (Berlin) (1915), 844-847.
5 Hilbert David, « Die Grundlagen der Physik (Erste Mitteilung) », dans Nachr. König. Gesellsch. Wiss. Göttingen, Math.-Phys. Klasse (1915), 395-407.
6 Mawhin Jean, « Le principe de moindre action : de la théologie au calcul », dans Bull. Cl. Sci. Acad. R. Belgique (6) 3 (1992), p. 413-427.
7 Noether Emmy, « Invariante Variationsprobleme », dans Nachr. König. Gesellsch. Wiss. Göttingen, Math.-Phys. Klasse (1918), p. 235-257.
8 van der Waerden Baerten, Moderne Algebra, 2 vol., Springer, Berlin, 1930-31.
9 van der Waerden Baerten, « Nachruf auf Emmy Noether », dans Math. Ann. 111 (1935), p. 469-476.
10 Einstein Albert, Letters to the editor, dans The New York Times, May 4, 1935, p. 12.
11 Weyl Hermann, Noether Emmy. Memorial Address delivered in Goodhart Hall, Bryn Mawr College, on April 26, 1935, dans Scripta Math. 3 (1935), p. 201-220.
12 Alexandrov Paul S., « In memory of Emmy Noether. Address delivered before the Mathematical Society of Moscow, September 5, 1935 », dans Proceed. Moscow Math. Soc. 2 (1936).
13 Dick Auguste, Emmy Noether, 1882--1935, Birkhäuser, Basel, 1970. English translation by H.I. Blocher, Birkhäuser, Boston, 1981.
14 Wiener Norbert, I am a mathematician,MIT Press, Cambridge, Mass., 1964.
15 Klein Felix, « Über die Differentialgesetze für die Erhaltung von Impuls und Energie in der Einsteinschen Gravitationstheorie », dans Nachr. König. Gesells. Wiss. Göttingen, Math.-Phys. Klasse (1918), p. 568-585.
16 Hilbert David, « Die Grundlagen der Physik », dans Math. Ann. 92 (1924), p. 1-32.
17 Weyl Hermann, Raum, Zeit, Materie, 3e ed., Springer, Berlin, 1919.
18 Hill E.W., « Hamilton’s principle and the conservation theorems of mathematical physics », dans Reviews of Modern Physics 23 (3) (1951), p. 253-260.
19 Crease Robert P., Mann Charles C., The Second Creation: Makers of the Revolution in Twentieth century Physics, Rutgers Univ. Press, New Brunswick, 1986.
20 Neuenschwander E., Emmy Noether's Wonderful Theorem, 2nd ed., The John Hopkins Univ. Press, Baltimore, 2017.
21 Lecture délivrée à la Séance publique de la Classe des Sciences du 15 décembre 2018.