La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Jean-Louis Kupper

Éloge de Pierre Lebrun

(2020 / 1 : Varia)
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Résumé

Éloge de Pierre Lebrun, décédé le 12 décembre 2014. Historien et économiste, il a été professeur à l’Université de Liège. Spécialisé en histoire quantitative, il a fondé la collection Histoire quantitative et développement de la Belgique.

Index de mots-clés : Histoire contemporaine, Économie, Histoire quantitative, Belgique, Industrie

Abstract

Eulogy of Pierre Lebrun, died on December 12, 2014. Historian and economist, he was a professor at the University of Liège. Specializing in quantitative history, he founded the Histoire quantitative et développement de la Belgique collection.

Index by keyword : Contemporary history, Economy, Quantitative history, Belgium, Industry

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Pierre Lebrun est né à Spa, le 28 août 1922 et décédé à Liège, le 12 décembre 2014.

Il fit des études d’histoire à l’Université de Liège dont il deviendra licencié puis rapidement docteur en 1947. Six ans plus tard, en 1953, il obtint, toujours à Liège, un diplôme de licencié en Sciences économiques et financières. Parallèlement à ce cursus, il occupe les fonctions d’assistant à l’Université de Liège puis d’aspirant, de chargé de recherches et, enfin, de chercheur qualifié au F.N.R.S. (1946-1953). Simultanément, il complète sa formation, à Paris et à Liège, où il suit des enseignements d’économie pure, d’économétrie, de probabilités et d’analyse statistique.

On l’aura compris, Pierre Lebrun va se passionner pour l’histoire quantitative. Il est convaincu par le fait que l’économétrie est de l’histoire et il entend donc développer ses recherches dans le domaine qu’il appelle lui-même (il aime ce terme) l’historiométrie.

En 1963, il obtiendra une charge de cours aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, avant qu’il ne devienne professeur ordinaire à l’Université de Liège, au sein de l’École de gestion.

Au cours des années 1969-1970, il avait occupé la Chaire Francqui à l’Université de Louvain, du haut de laquelle il exposera ses idées concernant l’histoire quantitative.

En 1977, il fut élu correspondant de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, puis membre en 1984.

Pierre Lebrun avait inauguré, en fanfare, sa carrière scientifique, dès 1948, lorsqu’il fit paraître sa thèse de doctorat, – élaborée sous la direction de son Maître Paul Harsin, lui-même disciple de François Simiand, – sous le titre : L’industrie de la laine à Verviers pendant le 18e et le début du 19e siècle.

Dans ce livre novateur, – que l’on peut replacer dans le sillage des études du sociologue et économiste François Simiand († 1935), du philosophe Henri Berr († 1954), qui lança la superbe collection Évolution de l’humanité, d’Ernest Labrousse († 1988), le « gourou » de l’histoire économique-quantitative et de l’histoire sociale structurée, – Pierre Lebrun démontrait qu’au cours de la « période cardinale », comprise entre les environs de 1750 et les années 1810, à l’initiative d’un petit groupe dynamique de fabricants-marchands et banquiers (les Franquinet, Simonis, Biolley et Cockerill), la ville de Verviers avait alors connu une extraordinaire révolution industrielle et mécanique dans le domaine du textile. Pierre Lebrun observait, par surcroît, que ce petit groupe de fabricants-marchands-banquiers contrôlait, à lui seul, les 2/3 de la fabrication, la quasi-totalité du commerce et par voie de conséquence, la majeure partie de la fortune de la ville de Verviers, fortune qui avait permis à ces « chevaliers de l’industrie » d’acheter les machines les plus modernes dans le domaine du lavage, du cardage, du filage et du tissage.

C’est, en réalité, au départ de ce livre magistral, – qui fut pour lui une sorte de « base » dans son devenir scientifique, – que Pierre Lebrun, armé ultérieurement de solides outils mathématiques, économétriques et statistiques, – autant de clés au service d’une démarche plus claire et plus rigoureuse, – fut en mesure, à partir des années 1961-1966, entouré par des collaborateurs enthousiastes venus de tous les horizons (Liège, Bruxelles et Louvain) de se lancer dans une vaste entreprise : la publication, grâce notamment au patronage de l’Académie royale de Belgique, d’une véritable collection de monographies autour du thème : Histoire quantitative et développement de la Belgique ; tous ces ouvrages, consacrés à la révolution industrielle, à l’évolution de la population, aux cités ouvrières, au commerce extérieur, à la machine à vapeur et aux chemins de fer, à l’agriculture, aux finances publiques, au monde politique, à la monnaie ou au crédit, concernent la Belgique, tenue pour une « unité expérimentale » qui, entre 1830 et 1913, épargnée qu’elle fut alors par les guerres et révolutions, dirigée par le même groupe d’individus, donc soumise au même invariant politique, vivant sous le même franc (le franc germinal) : une « unité expérimentale », disions-nous, couvrant la période comprise entre la Révolution industrielle et la guerre 1914-1918, – qui autorisait l’élaboration scientifique d’un modèle, d’une structure, en mesure d’analyser et de mieux comprendre le fonctionnement du système capitaliste belge et, par-delà, européen. Vaste et ambitieux programme, largement entamé, mais qui reste inachevé.

Observons que cet ambitieux chantier scientifique fut dirigé au départ d’une sorte de lieu mythique, situé au cœur des bois du Sart-Tilman près de Liège, la villa Gathy, dans laquelle Pierre Lebrun régnait en maître des lieux : la villa Gathy – tout comme l’école de Sagrès d’Henri le Navigateur au cap Saint-Vincent, ou encore la Hofkapelle des rois d’Allemagne – joua donc, pendant quelque temps, le rôle de centre de recherche de l’histoire quantitative de la Belgique du XIXe siècle.

Pierre Lebrun fut un chercheur-historien passionné. Comme beaucoup de ces hommes hors du commun, il était parfois d’humeur sombre et nourrissait des sentiments d’amertume, désenchanté qu’il était alors par les aléas et les aigreurs qui sont, il est vrai, choses courantes dans la vie universitaire et la vie tout court.

Je l’entends encore me dire, alors même qu’il parvenait au sommet de sa carrière, « Monsieur Kupper, on me les a fait toutes ! ». Il regrettait aussi amèrement, manifestation de son état d’esprit, que pendant la dernière guerre les bombes volantes V1 aient détruit des richesses archivistiques inestimables, tout en laissant intactes de vieilles usines juste bonnes à être rasées puis reconstruites : c’est ce qu’il appelait la « farce germanique ».

À la « farce germanique », il opposait aussi le cynisme américain, lorsqu’il observait qu’au lendemain du largage de la bombe atomique sur Hiroshima, le 6 août 1945, – bombe qui était fabriquée à base d’uranium, – le déjà vainqueur de la guerre du Pacifique avait détruit la ville de Nagasaki, le 9 août 1945, au moyen d’une bombe, non plus à l’uranium, mais, cette fois, au plutonium, à titre expérimental…

Dans un domaine tout à fait différent, il ne parvenait pas à supporter l’idée que la Banque Bruxelles-Lambert ait un jour détruit les archives qui lui avaient été confiées de la Banque Dubois de Liège, c’est-à-dire d’une institution financière étroitement impliquée dans l’ascension des Cockerill. Anecdote amère, dans le contexte qu’il appelait la « conspiration des banques ».

Un jour que je lui parlais de l’intérêt qu’il y aurait d’écrire quelque chose sur le déclin économique de Verviers, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il me répondit : « Ce serait un sujet intéressant, mais je ne me sens pas capable de l’aborder : c’est trop lamentable, trop médiocre, trop affligeant ».

Le pessimisme apparaît régulièrement sous la plume de cet historien, par ailleurs très souvent rempli, à l’inverse, d’enthousiasme communicatif. « Quand on entreprend un peu trop tôt », écrivait-il, « un type de travail que, demain, tout le monde pratiquera, on rencontre plus d’obstacles que d’encouragements, bien plus d’adversaires que de partisans. Nous pourrons faire le procès facile de ceux qui nous firent un procès injuste. Nous pensons plus positif de rappeler les aides qui nous ont été accordées et d’exprimer notre reconnaissance à ceux qui nous ont soutenu. » Il songeait ici, notamment, à son bon Maître Paul Harsin.

Cette phrase, ce me semble, est très symptomatique. Elle reflète, fidèlement, une personnalité parfois déconcertante, certes, mais aussi très riche, fort attachante et, intellectuellement, géniale. Un historien qui avait pour vocation de faire école.

Une de ces personnes que, dans nos disciplines respectives, nous sommes heureux d’avoir un jour rencontrées, connues et, mieux encore, côtoyées.

C’est effectivement un immense privilège, que le nôtre, qui nous permet de fréquenter, dans les milieux universitaires et académiques, de belles personnes : des personnalités d’excellence…

Or, Pierre Lebrun, incontestablement, faisait partie de ce groupe digne de la plus grande admiration1.

Notes

1 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 3 février 2020.

Pour citer cet article

Jean-Louis Kupper, «Éloge de Pierre Lebrun», La Thérésienne [En ligne], 2020 / 1 : Varia, 1-3 URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1062.

A propos de : Jean-Louis Kupper

Jean-Louis Kupper est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.