La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

depuis le 10 novembre 2017 :
Visualisation(s): 260 (0 ULiège)
Téléchargement(s): 2 (1 ULiège)
print        
Mario Telò

Éloge de Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020)

(2021 / 1 : Varia)
Article
Open Access

Document(s) associé(s)

Version PDF originale

Résumé

Éloge de Valéry Giscard d’Estaing, décédé le 2 décembre 2020. Homme d’État français, président de la République française de 1974 à 1981 et président de la Convention sur l’avenir de l’Europe (2002-2003).

Index de mots-clés : Président, Libéral, Modernisation, G7, Union européenne, Parlements nationaux

Abstract

Eulogy of Valéry Giscard d’Estaing, died on December 2, 2020. French statesman, President of the French Republic from 1974 to 1981 and President of the Convention on the Future of Europe (2002-2003).

Index by keyword : President, Liberal, Modernization, G7, European Union, National parliaments

Image 10000000000001E0000002D267EF433D55A997B2.jpg

Photo Philippe Molitor

La vie et le parcours vers la présidence de la République française

1Né le 2 février 1926 à Coblence, où son père Edmond Giscard d’Estaing était en poste durant l’occupation de la Rhénanie par les forces françaises, Valéry Giscard d’Estaing fait ses études à l’école Gerson, puis aux lycées Janson-de-Sailly et Louis-le-Grand à Paris, et Blaise Pascal à Clermont-Ferrand.

2À dix-huit ans, il n’hésite pas à interrompre ses études pour s’engager dans la guerre anti-nazie : il s’engage dans la Première Armée française (campagne 1944-1945) et prend part à la Libération de Paris. Il est décoré de la croix de guerre.

3Polytechnicien, énarque, il devint un haut fonctionnaire dévoué à l’administration de la France. Inspecteur des finances, il avance en même temps dans sa carrière politique : maire de Chamalière, député français et européen, ministre, président de région. Ministre pendant 12 ans, sous les présidences de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, il contribua à assainir les finances publiques et à développer l’économie de la France durant les Trente Glorieuses. Toujours au niveau de sa carrière politique, en 1966, il fonda les Républicains Indépendants, constituant un pôle centriste et pro-européen, destiné à jouer un rôle croissant d’arbitre au sein de la majorité de droite. Son énergie et l’efficacité de son bilan au niveau national comme local firent de lui, à la disparition de Georges Pompidou, l’un des favoris à sa succession.

4C’est ainsi que Valéry Giscard d’Estaing devint le troisième président de la Cinquième République. Le 19 mai 1974, au terme d’une campagne médiatique inédite à tous égards, il remportait l’élection à 48 ans.

5Fervent défenseur de la stabilité monétaire et de l’équilibre budgétaire, il œuvra également à la politique d’indépendance énergétique et à la modernisation des infrastructures de la France, notamment par la construction du réseau des TGV.

6VGE restera comme un président de la République qui a permis à la France post-Mai 68 de se moderniser. Après les événements de Mai 68, il avait compris qu’il était temps de sortir de l’immobilisme des années de Gaulle et que des réformes sociétales étaient indispensables. « Valéry Giscard d’Estaing possédait un sincère sens de l’intérêt général, et a su, parfois contre sa propre famille politique, engager des réformes dont chacun mesure aujourd’hui l’impact ». Ce sont les quelques mots sortis de la bouche de l’ancien Ministre de la culture de François Mitterrand, Jack Lang pour rendre hommage à Valéry Giscard d’Estaing. Il est à l’origine d’une série de réformes modernisatrices : il permit aux jeunes de voter dès leurs 18 ans, aux femmes d’interrompre une grossesse non désirée en toute légalité, aux couples de divorcer par consentement mutuel, aux personnes en situation de handicap d’obtenir de nouveaux droits. Permettre aux jeunes Français de participer à la vie politique dès 18 ans était une manière de montrer que celui qui dirigeait la France comprenait les attentes d’une partie de la jeunesse. La loi, votée à l’Assemblée nationale à l’unanimité, est promulguée en juillet 1974 (pour rappel, depuis 1848, l’âge de la majorité sur le territoire français était fixé à 21 ans).

7Valéry Giscard d’Estaing a su non seulement parler à une partie de la jeunesse mais a aussi révolutionné les codes de la communication politique. Contrairement à Charles de Gaulle (1959-1969) et à Georges Pompidou (1969-1974), VGE a senti qu’il fallait renouveler les codes établis et moderniser la façon de s’exprimer en politique. Il sera même nommé par la presse le « Kennedy français ». VGE n’a aucun mal à mettre en scène sa vie privée, il veut montrer l’image d’un chef d’État jeune et dynamique, en opposition totale avec ses prédécesseurs. Durant son unique mandat, on le verra en maillot de bain sur une plage, au ski avec sa famille ou encore s’invitant chez les Français pour dîner avec eux.

8En tant que président de la République, il a représenté la stratégie de la modernisation libérale, le « changement sans risque » face à l’alliance des gauches et à celui qu’il avait un peu trop vite qualifié de « l’homme du passé », François Mitterrand, son adversaire, tant en 1974, qu’en 1981, avec deux résultats opposés.

9Très controversée était la politique économique de Giscard. Confronté aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, cet inspecteur des Finances de formation ne pourra que regretter la fin de la période de forte croissance des Trente Glorieuses et l’arrivée du chômage de masse. La portée de la souffrance sociale explique largement sa défaite de mai 1981 face à la campagne « force tranquille » de François Mitterrand, donné par les sondages comme perdant jusqu’à quelques semaines avant le deuxième tour. Pendant les dernières années de la présidence VGE, le gouvernement semblait impuissant face à la crise. L’inflation monte, la production industrielle baisse, la croissance est faible et le déficit commercial explose, la facture pétrolière a presque doublé. 1.660.000 chômeurs, quatre fois plus que sept ans auparavant On sait que le bilan de son septennat a été jugé négatif par une majorité de Français. Mais saura-t-on jamais de quelle désaffection personnelle a souffert le président sortant ? Désaffection due à celle que ses critiques dénonçaient comme sa manière froide, voire hautaine, d’exercer le pouvoir, au comportement parfois maladroit de son entourage politique, au poison distillé dans le pays par l’affaire des diamants. La défaite, pour lui, n’est pas tant politique que personnelle. Il a été meurtri par la défaite, toujours convaincu qu’il avait manqué plus de voix de droite au président sortant que de voix de gauche à son adversaire.

La politique mondiale et les trois contributions à l’union de l’Europe

10Il n’a jamais caché son goût pour la dimension mondiale de la politique et de l’économie. On doit à son initiative la création du G7 (Groupe des 7, formé de l’Allemagne, du Canada, des États-Unis, de la France, de l’Italie, du Japon et du Royaume-Uni), les 7 pays les plus riches et industrialisés de la planète. Les 7 chefs d’État et de Gouvernement ont décidé, au lancement de ce groupe, de se réunir annuellement, avec une présidence tournante afin de discuter des grands sujets économiques et financiers.

11C’est pourtant sur le plan européen que VGE a laissé trois marques, reconnues aussi par les critiques :

  1. Il est celui qui a relancé l’axe franco-allemand, travaillant étroitement avec le chancelier fédéral allemand d’alors, Helmut Schmidt. De Gaulle s’entendait bien avec Adenauer et le traité de l’Élysée de 1963 en est une preuve. Mais les deux avaient une conception de l’unité européenne très différente, même aux antipodes : l’Europe des patries au général et l’Europe fédérale au chancelier catholique, beaucoup plus proche de Schuman et de De Gasperi. Alors que la correspondance entre le social-démocrate de Hambourg et VGE, qui parlait allemand, était plus profonde et justifiait une relation spéciale.

  2. Son entente avec Schmidt donna lieu à la naissance, bien qu’informelle, du Conseil européen en 1974. Loin des fédéralistes, il pensait que la tâche d’orienter la Communauté était à attribuer à un organe expression de la volonté politique des États, le Conseil européen. Ces réunions politiques, toujours définies comme « Sommets » par les journalistes paresseux, évoquées par l’Acte unique, ont par la suite été transformées en véritable institution de l’UE en bonne et due forme à l’initiative de son successeur François Mitterrand et de Helmut Kohl : le traité de Maastricht par son article D en a structuré la composition, les règles, les procédures et un calendrier régulier (4 réunions ordinaires par an) et finalement par un président permanent avec la Convention et le traité de Lisbonne.

    Giscard insista sur cet acquis de son engagement européen, le rôle d’orientation politique du Conseil européen, à l’occasion de la première des deux rencontres que j’ai eu l’opportunité d’avoir avec lui, à l’occasion d’un repas officiel organisé en son honneur par le président de la Chambre belge des représentants, Charles-Ferdinand Nothomb en 1993. En effet, je me souviens qu’il prévoyait un avenir tout à fait central pour cette institution controversée de l’UE, que Jean Monnet avait définie dans ses Mémoires « un gouvernement provisoire », soulignant le mot provisoire, et que Spinelli diabolisait comme un reliquat du Concert européen du xixe siècle. Force est de constater que le Conseil européen a accru son importance politique et son leadership, dans le cadre de l’Europe élargie, où l’idée fédéraliste n’est pas très partagée au sein des nouveaux États membres.

  3. Le troisième trait de son engagement européen est souvent, à tort, négligé par les biographes ressortissants de l’Hexagone. Lorsqu’il quitta l’Élysée en 1981, battu par François Mitterrand, VGE conclut son discours avec les mots surprenants : « Au revoir ». En effet on ne l’a plus revu comme protagoniste de la vie de la République, mais de celle de l’UE. Vingt ans plus tard, en 2002, suite à la « Déclaration de Laeken » par laquelle, le Conseil européen, sous présidence belge, avait approuvé le mandat pour la Convention européenne, VGE fut élu à l’unanimité comme président de la Convention, avec deux anciens premiers ministres comme vice-présidents, Jean-Luc Dehaene et le constitutionnaliste Giuliano Amato. Cet organe consultatif inédit a transformé l’exercice traditionnellement diplomatique de la révision des Traités en un débat public sans précédents, ouvert non seulement aux Ministres des affaires étrangères, mais aux Parlement européen, à la Commission européenne, aux délégations des Parlements nationaux (y compris des pays candidats), à la société civile, aux académiciens spécialistes.

    Pendant cette phase pleine d’espoir, l’UE semblait suivre l’enseignement de Jürgen Habermas concernant le développement graduel d’un espace public européen. J’ai pu suivre, comme d’autres experts, chaque séance des travaux de la Convention européenne entre 2002 et 2003 et me souviens de la joie de Giscard le dernier jour pour ce qu’il avait défini, à la suite du vote final unanime, « un résultat inespéré » : le traité constitutionnel. L’emploi du terme Convention, évoquant le précédent de la Convention de Philadelphie, faisait partie d’une rhétorique qui encouragea la tendance de Giscard de se sentir – c’était le commentaire des journalistes les plus compétents – comme un « nouveau Montesquieu », le maitre du constitutionnalisme libéral et l’auteur le plus cité par les constituants américains.

    Le projet de la Convention fut approuvé par la conférence intergouvernementale et signé en grand pompe à Rome en octobre 2003. S’il eut l’air d’un grand succès, ce fut grâce à sa sagesse, à sa capacité de favoriser les compromis sans frustrer aucun membre de la Convention.

    On sait que, malgré la ratification par 18 États membres, le Traité constitutionnel fut rejeté à l’occasion des référendums promus par la France et les Pays-Bas en 2005.

    On connait sa déception qui restera profonde même après le traité de Lisbonne. Mais on ne souligne pas assez que, aussi pendant les travaux de la Convention, VGE avait connu l’amertume d’un insuccès personnel : il s’agissait de la représentation des parlements nationaux dans le cadre du processus décisionnel européen, une réponse à la question toujours brûlante du déficit démocratique. La proposition de Giscard d’Estaing allait bien au-delà de ce que les parlements nationaux ont effectivement obtenu : la « procédure d’alerte précoce », au nom du principe de subsidiarité, contre les possibles débordements de l’initiative de la Commission. Il proposait, soutenu sur ce point par des personnalités de la culture comme Jean Louis Quermonne, une Conférence annuelle des parlements nationaux, un Congrès qui puisse enraciner davantage la construction européenne au sein des démocraties nationales : un Congrès, se réunissant une fois par an pour débattre en public d’un Rapport sur l’état de l’Union et, il ajoutait, éventuellement l’élection d’un président. Il me parait que cette problématique revienne à l’actualité de l’agenda de la Conférence sur le futur de l’Europe.

    C’est peut-être un bon moment pour réfléchir à cette idée de Giscard pour relancer le débat sur le rôle des parlements nationaux dans la construction européenne, à l’occasion de la Conférence sur le futur de l’Europe lancée le 9 mai 2021, car beaucoup a été fait pour la démocratisation de l’UE mais pas assez et les propositions de Giscard, contrairement à d’autres, n’avaient pas comme but de diminuer le poids du Parlement européen.

Membre des Académies françaises et belge

12Valéry Giscard d’Estaing, dont Maupassant et Baudelaire furent des guides littéraires indépassables, était enfin un homme de lettres, un esprit vif et cultivé. Il est à l’origine du musée d’Orsay consacré aux arts du xixe siècle. Auteur d’essais, de romans et de mémoires, il fut élu à l’Académie française le 11 décembre 2003 comme écrivain au fauteuil de Léopold Sédar Senghor (16e fauteuil), et fut reçu le 16 décembre 2004 par Jean-Marie Rouart.

13Il a présenté à l’Académie des sciences morales et politiques, une remarquable communication intitulée « L’opinion publique et le pouvoir »1. Il y invite à distinguer le rôle indispensable de l’opinion publique dans une démocratie du phénomène des lobbyings : « Il arrive que des décisions sur lesquelles le chef de l’État et l’opinion publique convergent soient combattues plus ou moins insidieusement par les lobbies civiques ou médiatiques. Ces lobbies ne sont pas des partis politiques. Leurs dirigeants ne sont pas élus, et recherchent souvent l’anonymat. Ils défendent des intérêts privés ». Fin de citation.

14En 2001, il a reçu la médaille d’or de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, en 2002 le prix Charlemagne décerné par la ville d’Aix-la-Chapelle, et en 2006, avec Helmut Schmidt, le prix De Gaulle-Adenauer à Berlin.

15Il a été élu, le 24 avril 2006, associé de l’Académie royale de Belgique.

16À ce titre, l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique l’a accueilli le 24 avril 2008 au Palais des Académies. Présenté par notre Confrère très regretté, Philippe de Schoutheete, il donna une conférence sur la citoyenneté européenne. Nous gardons toujours le souvenir de cette journée et, en général, du président Giscard d’Estaing, avec respect et haute considération2.

Notes

1 Publiée dans Giscard d’Estaing V., Opinion publique et crise de la démocratie, Paris, 2019.

2 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 10 mai 2021.

Pour citer cet article

Mario Telò, «Éloge de Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020)», La Thérésienne [En ligne], 2021 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1102.

A propos de : Mario Telò

Mario Telò est membre titulaire de l’Académie royale de Belgique.