La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Jean Mawhin

Éloge de Louis Nirenberg, membre associé de la Classe des Sciences

(2022 / 1 : Varia)
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Résumé

Éloge de Louis Nirenberg, décédé le 26 janvier 2020. Mathématicien, auteur de contributions majeures en analyse, il a été professeur au Courant Institute à New York.

Index de mots-clés : Nirenberg, Mathématiques, Éloge, Académie, Courant Institute

Abstract

Eulogy of Louis Nirenberg, died on January 26, 2020. Mathematician, author of major contributions in analysis, he was a professor at the Courant Institute in New York.

Index by keyword : Nirenberg, Mathematics, Eulogy, Academy, Courant Institute

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Louis Nirenberg (1925-2020)

Notre confrère Louis Nirenberg est décédé le 26 janvier 2020 à New York. Élu membre associé de la Classe des Sciences le 4 avril 2009, il est devenu émérite le 18 décembre 2013. Il avait délivré le 20 janvier 2012 à l’Académie la leçon inaugurale du colloque “A Passion for Science” dont les conférenciers étaient des membres associés récemment élus à la Classe des Sciences. Le titre annoncé de son exposé “Partial Differential Equations: a powerful and unifying tool in mathematics”, qui devint “Informal remarks on partial differential equations” le jour de la conférence sert à la fois de fil rouge pour décrire son œuvre mathématique et de témoignage de sa modestie.

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Bruxelles, 2012, avec Ingrid Daubechies

J’avais eu l’occasion en 2005, lors d’un congrès à l’université du Mississippi célébrant les 80 ans de Louis Nirenberg, de parler de cette œuvre devant l’intéressé et un public essentiellement mathématicien. Cela aurait constitué une tâche inhumaine si je n’avais été assuré d’avance de l’indulgence du héros du jour. Le public nettement plus diversifié aujourd’hui me permet de rester au niveau du sol pour décrire les septante ans de vol à haute altitude de Louis Nirenberg dans le ciel mathématique.

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Mississippi State University, 2005

Fils d’un professeur de théologie hébraïque, notre confrère est né le 28 février 1925 à Hamilton, au Canada, une ville qui (sans le vouloir) porte le nom d’un des plus grands mathématiciens du XIXe siècle. Le jeune homme décide pourtant d’étudier la physique à l’Université McGill de Montréal. Il avouera plus tard : « Je savais qu’on pouvait devenir professeur de mathématiques. Je ne savais pas qu’on pouvait devenir mathématicien ». Mais on n’échappe pas aussi facilement à son destin. Le jeune physicien commence à travailler, sur la bombe atomique, au National Research Council de Montréal. Il y a pour collègue la belle-fille de Richard Courant (un ancien de Göttingen, président du département de mathématique de l’université de New York). Le jeune physicien demande à cette dernière de consulter son beau-père sur la meilleure place à New York pour étudier la physique théorique. La réponse de Courant consiste en une interview, suivie d’un poste d’assistant en mathématiques dans son département. Voilà pourquoi le Canada n’a pas le triste privilège du leadership mondial en armes nucléaires, et pourquoi sa menace sur les États-Unis n’a existé que dans l’imagination de Michael Moore.

Entré au département de mathématique de l’Université de New York comme doctorant en 1945, Louis Nirenberg y est resté jusqu’à sa retraite en 1999, un fait très rare aux États-Unis. Sa thèse de doctorat, défendue en 1949, avec Jim Stoker comme promoteur et Kurt Friedrichs comme modèle, publiée en 1953, contient la solution complète du problème de Weyl en géométrie différentielle : étant donné une métrique riemannienne à courbure de Gauss positive sur la sphère unité, plonger cette sphère comme surface convexe dans l’espace euclidien à trois dimensions en conservant les distances.

L’histoire des sciences montre que l’œuvre d’un ou d’une scientifique peut souvent se lire dans sa première publication comme dans une boule de cristal. La solution du problème de Weyl se ramène à celle d’une équation aux dérivées partielles elliptique non linéaire, résolue par une méthode de continuité (déformation continue en un problème plus simple) grâce à l’obtention de nouvelles estimations a priori de ses solutions. Une équation aux dérivées partielles est une équation dont l’inconnue est une fonction de plusieurs variables, qui apparaît dans l’équation accompagnée de certaines de ses dérivées partielles. Elle est linéaire si la fonction inconnue et ses dérivées partielles n’y figurent qu’au premier degré, et non linéaire sinon. Ces équations sont les modèles mathématiques des champs en physique. Les exemples canoniques sont l’équation de Laplace, qui décrit les potentiels newtoniens, l’équation de Fourier, qui décrit la propagation de la chaleur, et l’équation de d’Alembert, qui décrit la propagation des ondes. Par sa structure, et par analogie avec la géométrie analytique, l’équation de Laplace est qualifiée d’elliptique, celle de Fourier de parabolique et celle de d’Alembert d’hyperbolique.

Plus d’un tiers des titres des articles de Louis Nirenberg contiennent le terme « elliptique », et une fraction beaucoup plus grande porte sur les équations et les systèmes elliptiques. Il y a peu d’aspects de ces équations qu’il n’a pas renouvelés. La régularité des solutions tout d’abord. On possède des voies royales pour prouver l’existence et l’unicité de solutions faibles (c’est-à-dire a priori peu régulières) des problèmes elliptiques. Il est beaucoup plus délicat de montrer qu’elles sont plus lisses qu’elles n’ont l’air. Aucun étudiant en analyse n’ignore aujourd’hui la méthode des différences de Nirenberg pour prouver cette régularité. Pour l’équation de Navier-Stokes, une équation parabolique non linéaire qui régit le mouvement des fluides, la régularité des solutions faibles en dimension trois est encore ouverte plus de quatre-vingts ans après le travail de pionnier de notre regretté associé Jean Leray. Les résultats de Caffarelli-Kohn-Nirenberg sont ce qu’on a fait de mieux dans ce problème.

Il semble difficile pour un analyste d’être un démocrate car son succès professionnel dépend beaucoup plus des inégalités que des égalités. Malgré ses préférences politiques, Louis Nirenberg est l’une des figures de proue de ce libéralisme sauvage mathématique. Les inégalités de Gagliardo-Nirenberg, de John-Nirenberg and de Caffarelli-Kohn-Nirenberg, qui généralisent et unifient de nombreuses inégalités entre une fonction et ses dérivées, sont sans cesse invoquées. Louis Nirenberg a reconnu, à plusieurs reprises, son amour immodéré des inégalités : « Friedrichs était un grand amoureux des inégalités et cela m’a influencé très fort. Le point de vue était que les inégalités sont plus intéressantes que les égalités. […] Si quelqu’un me montre une nouvelle inégalité, je dis : oh, c’est magnifique, laissez-moi y penser et je peux avoir quelques idées qui lui sont connectées. »

Un autre type d’inégalité précieuse pour étudier des classes importantes d’équations aux dérivées partielles elliptiques et paraboliques s’appelle le principe du maximum. Dans le cas elliptique, ce principe force les solutions dont les valeurs sont fixées sur la frontière d’un domaine de l’espace (le fameux problème de Dirichlet), à rester comprises entre sa plus petite et sa plus grande valeur sur cette frontière. La virtuosité de Louis Nirenberg dans l’emploi de ce magnifique instrument est inégalée. Avec Basilis Gidas et Wei Ming Ni, et plus tard Henri Berestycki, ce Paganini du principe du maximum en a tiré des propriétés surprenantes de symétrie des solutions d’équations elliptiques non linéaires.

L’intérêt de Louis Nirenberg pour les problèmes non linéaires a duré toute sa vie. J’ai harcelé mes doctorants avec deux phrases de sa conférence plénière au Congrès des Mathématiciens de 1962 à Stockholm. La première observe que « la plupart des résultats sur les problèmes non linéaires sont encore obtenus par linéarisation, c’est-à-dire malgré le fait qu’ils soient non linéaires et non parce qu’ils le sont.» La seconde commente un résultat de son collègue Moser : « La non-linéarité des équations est utilisée d’une manière essentielle ; il obtient des résultats à cause de la non-linéarité et non malgré elle. » Louis Nirenberg a exploré magistralement les deux directions, avec Luis Caffarelli, pour étudier des équations monstrueusement non linéaires, comme l’équation de Monge-Ampère.

Mais, en digne émule du Dr Jekyll et Mr Hyde, notre maître de la non-linéarité n’a pas hésité à trahir son parti en contribuant magistralement aux problèmes linéaires. Mr Hide se défendra en rappelant qu’une partie des résultats étaient nécessaires à la solution de problèmes non linéaires. Mais il aura du mal à justifier ainsi les conditions nécessaires et suffisantes de résolubilité des équations aux dérivées partielles linéaires générales obtenues avec François Trèves et l’introduction et l’étude, avec Joseph Kohn, du fructueux concept d’opérateur pseudo-différentiel, qui généralise et unifie les opérateurs singuliers et aux dérivées partielles linéaires. Et je vous ferai grâce de ses importantes contributions, avec August Newlander et avec Kunihiko Kodaira et Donald C. Spencer, à différentes questions d’analyse et de géométrie dans le champ complexe.

La topologie, c’est-à-dire l’étude des propriétés géométriques des figures qui résistent à des déformations continues (un topologiste confond un beignet et une tasse), n’a pas cessé d’inspirer l’activité mathématique de Louis Nirenberg. Dans un travail avec notre associé Haïm Brezis, il a surpris les experts en étendant la topologie à des déformations non nécessairement continues rencontrées dans l’étude d'équations aux dérivées partielles.

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Paris, 2004, avec Haïm Brezis

Le fait que leur ensemble ait été baptisé VMO témoigne d’une méconnaissance tout à fait excusable du paysage politique flamand. La topologie est également présente de diverses manières dans l’application par Louis Nirenberg et Haïm Brezis des méthodes variationnelles aux équations aux dérivées partielles qui proviennent d’un principe extrémal.

Notre confrère montrait la même mine gourmande devant une nouvelle inégalité et un spaghetti aux funghi porcini. Amoureux inconditionnel de l’Italie, pour ses paysages, ses œuvres d’art et sa gastronomie, il fut un passionné de cinéma, de littérature, d’humour yiddish et de musique, avec une affection particulière pour le tango. L’Italie lui a bien rendu son amour en l’élisant à l’Accademia dei Lincei et en organisant plusieurs conférences en son honneur.

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Como, 2006, avec Margaret Mawhin et Nanette Aubin

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Verviers, 2012, avec Nanette Aubin

On peut aussi se demander comment un tel apôtre des inégalités a pu construire tant de relations professionnelles et personnelles avec des Français pétris de « Liberté, égalité, fraternité ». Élu à l’Académie des Sciences de Paris et promu docteur honoris causa de l’Université de Paris, Louis a aussi gagné le cœur de Nanette Aubin, une charmante historienne de l’art, qui l’a tendrement accompagné jusqu’à ses derniers jours. Notre confrère avait perdu son épouse en 1998, victime de la maladie d’Alzheimer. Elle lui avait donné un fils et une fille.

On a déjà parlé de l’égalité. Avec neuf articles sur dix écrits en collaboration, Louis Nirenberg sait ce que fraternité veut dire. On ne compte plus ceux qui ont reçu de lui, un jour ou l’autre, un encouragement chaleureux ou une remarque stimulante. Ses quarante-six doctorants peuvent témoigner en première ligne. Les questions qu’il posait avec bonhomie à la fin d’un exposé – je suis quasi sûr qu’il en connaissait la réponse – avaient pour seul but de valoriser le conférencier. Les présidents de départements avaient renoncé à lui demander des lettres de recommandation, les trouvant inutiles parce que trop élogieuses !

La générosité de Louis Nirenberg se manifestait aussi par l’enthousiasme avec lequel il présentait les résultats d’autres mathématiciens dans ses magnifiques conférences et ses lumineux travaux d’ensemble. C’était souvent pour lui l’occasion de changer une pépite d’argent en une pépite d’or. Il commençait presque toujours ses exposés en s’excusant de ne pas être un expert dans le domaine couvert. Et chaque auditeur rêvait de devenir un non-expert à la Nirenberg.

La liberté, Louis Nirenberg la trouvait dans les mathématiques. Liberté surveillée par la nécessité de prouver ce qu’on affirme ; les preuves de Louis Nirenberg brillent par leur clarté et leur élégance. Liberté du choix des problèmes, limitée par la nécessité que d’autres les trouvent intéressants. Notre confrère faisait l’unanimité. Il chérissait cette liberté qui n’était ni anarchique, ni égocentrique.

Le monde serait profondément injuste si cette combinaison d’une personnalité exceptionnelle avec des réalisations extraordinaires n’avait pas été reconnue et couronnée par de nombreuses et importantes distinctions. Lauréat des prix Bocher (1959) et Steele (2014) de la Société mathématique américaine, et de la médaille nationale des sciences (1985), il fut le premier titulaire du prix Crafoord (1982) et de la médaille Chern (2010) de l’Union mathématique internationale. En 2015, il reçut le prix Abel (le Nobel des mathématiciens), conjointement avec John Nash (le héros du film A beautiful mind). Les deux lauréats rentrèrent ensemble à New York après la remise des prix en Norvège. Nash et son épouse perdirent la vie dans un accident de circulation en regagnant Princeton en taxi. L’appartenance à de prestigieuses académies aux États-Unis et à l’étranger, les doctorats honoris causa dans plusieurs universités et les nombreux congrès organisés en son honneur montrent le caractère universel de la reconnaissance témoignée à Louis Nirenberg.

Si notre confrère a bénéficié d’une vie particulièrement longue, et s’il est resté très longtemps actif, il a affronté avec un courage énorme et surmonté sans jamais se plaindre de nombreux et graves problèmes de santé, de multiples opérations chirurgicales. Pendant quelque dix années, son fauteuil roulant n’a pas empêché ses voyages à travers le monde. Sa volonté et sa résilience lui ont permis de rester, dans ces conditions difficiles, le personnage chaleureux, amical et plein d’humour chéri par ses nombreux amis.

Louis Nirenberg affirmait, dans une interview récente : « Une des merveilles des mathématiques est de se rendre quelque part et de rencontrer d’autres mathématiciens, et c’est comme une grande famille. Et cette grande famille est une joie magnifique. » Cette grande famille est aujourd’hui orpheline. Mais elle est plus riche des leçons mathématiques d’un savant exceptionnel et de la leçon de vie qu’il nous a donnée par sa gentillesse, sa simplicité, son enthousiasme et son courage1.

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Arezzo, 2010, avec Bernhard Ruf, Jean Mawhin et Nanette Aubin

Notes

1 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique du 5 février 2022.

Para citar este artículo

Jean Mawhin, «Éloge de Louis Nirenberg, membre associé de la Classe des Sciences», La Thérésienne [En ligne], 2022 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1212.

Acerca de: Jean Mawhin

Jean Mawhin est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.