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Traduire, adapter, trahir
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Version PDF originaleRésumé
Le « faux problème » de la fidélité, a longtemps mobilisé certaines recherches sur la traduction des langues naturelles.
Or, Umberto Eco rappelle pertinemment à quel point la visée du traducteur relève de la négociation, de la transaction, non pas principalement entre les mots, mais entre les mondes. Cette démarche est caractérisée par l’imperfection, libre et responsable. Agent double, le traducteur ne pourrait que tenter de dire « presque la même chose » (Eco, 2007).
Eco pointe l’indécidabilité de nos actes linguistiques et sociaux, mais il permet aussi de réinterroger les limites et les critères du « presque la même chose ». Un tel questionnement cible les enjeux mêmes de la traduction. Dans quelle mesure celle-ci constitue-t-elle un processus, un faire interprétatif, avant d’être son résultat ? Jusqu’à quel point la traduction concerne-t-elle prioritairement les langues naturelles ? N’est-elle pas une propriété fondamentale de tous les systèmes sémiotiques ?
L’article propose un examen critique de quelques réponses apportées à ces questions. Il explore ensuite plus spécifiquement quelques mécanismes de la traduction intersémiotique.
Abstract
The “false problem” of fidelity has long mobilized some research on the translation of natural languages.
However, Umberto Eco pertinently recalls to what extent the aim of the translator is one of negotiation, of transaction, not mainly between words, but between worlds. This approach is characterized by imperfection, free and responsible. A double agent, the translator could only try to say “almost the same thing” (Eco, 2007).
Eco points to the undecidability of our linguistic and social acts, but it also allows us to re-examine the limits and criteria of “almost the same thing”. Such questioning targets the very issues of translation. To what extent does this constitute a process, an interpretative act, before being its result? To what extent does translation primarily concern natural languages? Is it not a fundamental property of all semiotic systems?
The article offers a critical examination of some answers to these questions. It then explores more specifically some mechanisms of intersemiotic translation.
Table des matières
1« Traduttore traditore » rapporte l’adage. Ce mythe de la belle infidèle a la vie dure. Or, il s’agit d’un faux problème. La traduction est un processus complexe, qui n’est pas réductible à une approche contrastive.
2Se pose d’abord la question des enjeux sociopolitiques de la traduction et de son corollaire, le multilinguisme.
3Cette problématique entraîne celle de la définition d’un cadre analytique. De nombreux débats ont nourri la théorie de la traduction des langues naturelles et des problématiques récurrentes se dégagent ; elles peuvent être mises en perspective critique.
4Il importe d’aborder ensuite l’empan de la traduction. Quelle est l’extension du champ sémantique de l’opération ? Celle-ci concerne aussi des systèmes de signes non verbaux et comprend l’adaptation, la transposition interartistique. On peut examiner la manière dont les recherches sur la traduction dite intersémiotique interagissent avec les recherches sur les langues naturelles.
LES ENJEUX
La langue de l’Europe, c’est la traduction
5Le 2 octobre 1992, lors de l’inauguration de sa chaire au Collège de France (dans une leçon intitulée La Quête d’une langue parfaite dans l’histoire de la culture européenne), Umberto Eco proposait une formule largement relayée depuis par la presse internationale : « La langue de l’Europe c’est la traduction ».
Cette phrase d’Eco, qui attribue à l’Europe une identité de performance, présente, en dépit de son retentissement, un aspect trivial, car elle ne fait somme toute que rappeler la devise, retenue en 2000 et intégrée au traité de Rome de 2004 : In varietate concordia.
La phrase d’Eco doit son succès aux enjeux politiques qu’elle révèle. Elle confirme que la traduction est devenue l’un des grands défis culturels et sociétaux d’un monde globalisé.
6Un défi qui souligne l’importance du plurilinguisme. Cette diversité des langues, portée par la traduction, est dans l’air du temps. En témoigne le débat français de mai 2021 consécutif à l’arrêt du Conseil constitutionnel condamnant tant l’enseignement en langues régionales que l’enseignement immersif. En 2021 également, un mémorandum sur le multilinguisme dans les lettres et les sciences humaines (Académie autrichienne et Institut de France) atteste l’actualité des préoccupations.
La conscience de la diversité des langues renvoie à un débat plus ancien qui concerne les relations entre langues et visions du monde.
La langue influence la représentation mentale. Pour Wilhelm von Humboldt1, chaque langue véhicule une « vision du monde ». C’est aussi la thèse de Wittgenstein. En linguistique et en anthropologie, l’hypothèse de Sapir-Whorf soutient que les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde (Weltansicht ou Weltanschauung) dépend du langage2. Ainsi par exemple, la catégorie du vouvoiement en français ou en allemand est source d’interactions sociales, de rapports socio-culturels.
Inversement le monde peut aussi façonner la langue. C’est le point de vue exprimé par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, qui consacre un chapitre entier à la manière dont « la démocratie américaine a changé la langue anglaise ». George Bernard Shaw ne souligne pas autre chose en prétendant que le Royaume-Uni et les États-Unis sont deux pays « séparés par la même langue ».
Si la traduction fait prendre conscience de la diversité, notamment linguistique, elle suppose un double renoncement.
Choisir, c’est renoncer
Choisir la diversité revient à renoncer à la communication dans une langue globale, voire dans une non-langue, généralement, une langue de service, purement communicationnelle et, qui relèguerait au rang de dialecte les langues de culture. Cette question est cruciale en matière scientifique. L’organisation des États ibérico-américains constate dans une enquête récente que 20 % des hispanisants et 3 % des lusophones publient dans leur langue maternelle. Pour l’allemand, le russe et le français les chiffres sont même inférieurs.
L’anglais, devenu la langue véhiculaire de la communication scientifique, marginalise les autres langues. Les causes de l’hégémonie sont multiples. Le système des référencements et de classements des connaissances est d’abord incriminé : les grandes entreprises de validation privilégient les facteurs d’impact des revues publiées en anglais.
Ce « colonialisme » peut avoir pour effet préoccupant de restreindre l’horizon d’analyse, surtout lorsque la tradition bibliographique ou les outils conceptuels ont été déterminés par un usage linguistique. Par exemple, l’anglais ne connait qu’un seul mot, language, là où le français différencie langue et langage ; or on sait à quel point cette distinction entre langue et langage a nourri une littérature critique importante (de Metz à Genette).
Sans anticiper sur la suite du débat, on peut affirmer que la traduction n’est pas seulement une affaire intra- ou interlinguistique mais aussi une entreprise interdiscursive, de l’ordre de la divulgation ou de la médiatio : il ne s’agit pas seulement de faire circuler la signification des mots (comme en astronomie ou en physique) mais aussi de faire comprendre, de partager, de mettre à l’épreuve les valeurs sous les mots, derrière les mots.
Le choix de la diversité implique un deuxième renoncement : à la hiérarchisation.
Traduire s’est aussi renoncer au nationalisme ontologique qui considérerait, comme le pensait Heidegger, que certaines langues sont plus importantes que d’autres. Le « génie » des langues se mesurerait selon une valeur marquée par leur enracinement dans une race et dans un sol. D’autres positions axiologiques défendues par Ward Dixon3 considèrent que certaines langues sont supérieures en raison de leur plus grande complexité grammaticale (par exemple le fait de disposer de trois genres, de flexions, etc.).
Or, comme le souligne Claude Hagège dans Le Souffle de la langue, il n’existe pas de langue « supérieure pour des raisons de richesse intrinsèque. Un parler ne se développe jamais en raison de l’ampleur de son vocabulaire ou de la complexité de sa grammaire, mais parce que l’État qui l’utilise est puissant militairement – ce fut, entre autres choses, la colonisation – ou économiquement – c’est la mondialisation ». « Le français ne s’est pas imposé au détriment du breton ou du gascon en raison de ses qualités linguistiques, mais parce qu’il s’agissait de la langue du roi, puis de celle de la République »4.
L’heure est à une perspective pluraliste incarnée notamment par Amin Malouf. En 2007-2008, celui-ci préside, pour la Commission européenne, un groupe de réflexion sur le multilinguisme, qui produit un rapport intitulé « Un défi salutaire : comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe »5. Voici la conclusion : chaque élève devrait apprendre, très jeune, une première langue « de cœur », puis une « langue internationale ». «Si on arrive à l'imposer, on arrivera assez vite à maintenir la viabilité de toutes les langues tout en pouvant communiquer les uns avec les autres ».
Le relativisme est mis en avant aujourd’hui par certains anthropologues qui proposent de remplacer le terme de langue naturelle par langue du vivant. Il y aurait place pour une approche attentive à la manière dont chaque langue interagit avec son environnement. Chaque espèce se représente son environnement, la manière dont celui-ci agit sur elle, et la façon dont elle y forge sa place. On peut citer ici le travail novateur et stimulant d’Eduardo Kohn, professeur à McGill et au Collège de France, qui signe en 2017 un ouvrage préfacé par Philippe Descola : Comment pensent les forêts ? Kohn estime que la capacité à interpréter les différentes catégories de signes est le propre non seulement de l’humain mais du vivant, qui en retour, est défini comme un processus intrinsèquement sémiotique. L’auteur a étudié les tribus Runas en haute Amazonie équatorienne et a remarqué « l’existence d’une langue interespèces ». Ainsi les Runas intègrent dans leur langue des sons qui leur permettent d’interpréter les représentations des animaux sauvages, mais aussi de communiquer avec ceux-ci. Nous croyons être les interprètes des signes alors que nous en serions le produit. Les êtres de la forêt se représentent le monde et élaborent donc aussi ce que nous sommes pour eux, par exemple une proie ou un autre être qui leur ressemble. Kohn en déduit que l’on peut en quelque sorte provincialiser les langues naturelles ou humaines. Ce serait par un accident historique que les langues naturelles auraient écarté le non humain pour imposer la langue la plus universelle. La diversité et la non-hiérarchisation, impliquent aussi une dimension écosémiotique de la langue.
Choisir, c’est s’engager
Unie dans la diversité, l’Europe de la traduction repose sur un double renoncement, mais aussi sur un double engagement : elle est censée respecter à la fois la langue à traduire et celle vers laquelle on traduit.
Dans son ouvrage Dire presque la même chose, Eco souligne le fait que cet engagement suppose que l’on prenne en compte la multiplicité des paramètres et des compétences mobilisés par le passage d’une langue à une autre. Il rappelle que le paramètre linguistique, mais surtout les facteurs contextuels et culturels, interviennent dans les choix et moyens du traducteur. Ces choix dépendent souvent de la culture ambiante. Galisson parle de lexiculture en dépôt dans les mots, ces expressions que l’on dit « intraduisibles alors qu’elles le sont mais à un certain niveau »6.
Le cas de la traduction des expressions idiomatiques, cité par Eco, illustre cet ancrage dans une culture donnée, It is raining cats and dogs ne se traduit pas en français par « il pleut des chats et des chiens ». Deux isotopies condensées en anglais, l’abondance de la pluie et la métaphore animale le sont aussi en allemand (« kleine hunde regen »), mais le français impose une disjonction.
Celle-ci privilégie par exclusion soit l’abondance (Il pleut des cordes, des hallebardes, à verse, à seaux) soit l’isotopie animale (il pleut des grenouilles).
L’opération implique la détermination préalable d’un niveau de pertinence, d’un seuil du choix, qui permet non seulement d’élire mais aussi d’exclure, en fonction du contexte et des hypothèses notamment culturelles (sur les « mondes possibles », dit Eco).
C’est précisément à propos des critères du choix que naissent tout au long de l’histoire les désaccords sur les enjeux de la traduction.
LE CADRE ANALYTIQUE. LES PRINCIPALES MODALITÉS DU CHOIX
Langue source, langue cible
On a vu apparaître au XXe siècle une approche binaire, linéaire et vectorisée opposant « langue source » ou « langue de départ » et « langue cible » ou « langue d’arrivée » termes qui ont polarisé la recherche sur la confrontation de deux systèmes et sur un passage monodirectionnel de la source à la cible.
Or, cette vectorisation source-cible a été remise en cause : elle a surtout été nuancée par la réflexion, évoquée ci-dessus, sur le contexte culturel dans la traduction.
Comme le précise Eco, la traduction ne peut se cantonner au contexte linguistique du dictionnaire, mais doit prendre en compte aussi celui de « l’encyclopédie », de l’information sur le monde partagée par une communauté : il faut tenir compte de l’hypothèse sur le monde possible que représente ou que décrit ce texte. Ce monde possible dépend de l’information véhiculée par les récepteurs, de la nature du texte et de son environnement.
Ainsi certains termes comme l’anglais américain downtown et uptown, apparemment simples selon le dictionnaire, ne le sont pas vraiment : Downtown est certes le quartier des affaires, mais aussi celui des « bas-fonds », selon la ville américaine où l’on se trouve (New York ou Los Angeles). Eco conclut : « un traducteur doit connaître la langue, mais aussi le contexte voire le monde, en l’occurrence la topographie de chaque ville ».
L’hypothèse sur le monde possible est liée à de nombreux paramètres parmi lesquels le pacte de véridiction (différent selon que l’on a affaire à une fiction ou un document.).
7La question préjudicielle est donc celle de l’environnement culturel. Le traducteur, défini comme un passeur, intériorise des nomes de traduction, souvent impensées, puisque invisibles. Ces normes font que la culture d’arrivée va d’une manière ou d’une autre s’imposer, restructurer en fonction de ses attentes, altérer donc inévitablement, les signifiés de départ.
Le recours à l’hypothèse sur le monde possible n’est pas récent. Voltaire interroge la possibilité de produire des résultats en se fondant sur « l’esprit » plutôt que sur la « lettre » du texte. Il n’hésite pas à renoncer à la lettre de l’œuvre-source au nom de l’esprit du texte, censé permettre toutes les latitudes : il corrige l’Œdipe de Sophocle, au nom de l’idéologie du progrès, Ou remanie Shakespeare dans les Lettres philosophiques7.
L’équivalence dynamique
Le clivage entre « sourcistes » et « ciblistes » masque une attitude problématique que nous avons décrite : le fait de limiter le processus à deux ensembles. L’émergence et la mise en question du statut de l’équivalence entre source et cible illustrent cette mise en cause.
La notion d’équivalence en traduction a évolué au fil des années et des différentes théories...
Dans Toward a Science of Translating (1964), Eugene E. Nida propose une distinction entre l’équivalence formelle et l’équivalence dynamique.
La première consiste à rendre mécaniquement la forme de l’original, entreprise vouée à l’échec dans la mesure où elle nie la part de l’interprétation.
Ainsi, dans sa nouvelle du recueil Fictions, Borges imagine un héros Pierre Ménard auteur du Quichotte réécrivant « mot à mot et ligne à ligne » le roman de Cervantès.
In fine, dit Borgès, le Quichotte de Ménard se révèle plus riche et plus complexe que celui de Cervantès, « composé à la diable, entrainé par la force d’inertie du langage et de l’invention ».
Certains lecteurs du Quichotte de Ménard s’extasient sur des passages rigoureusement identiques, à ceux conçus par Cervantès, auxquels ils confèrent des sens distincts par la seule force de leur imagination. Un texte écrit à une époque donnée n’aurait pas le même impact que son jumeau réécrit plusieurs siècles après. C’est la notion même d’interprétation qui est remise en question : jusqu’à quel point doit-on relier un texte à son contexte, à, des compétences culturelles et épistémiques ?
Quant à la seconde, l’équivalence dynamique, elle transforme la relation texte-source vs texte cible de manière à produire dans la langue-cible le même effet que celui produit par la langue-source.
8L’équivalence d’effet est également préconisée par Eco et conçue non comme une reproduction de signifié, mais comme une analogie fonctionnelle. Le traducteur fait une hypothèse interprétative sur la performativité de son opération. « Traduire », affirme Eco, « c’est comprendre le système intérieur d'une langue et la structure d’un texte donné dans cette langue, et construire un double du système textuel qui, sous une certaine description, puisse produire des effets analogues chez le lecteur »8.
Ces effets, analogues à ceux induits par le texte source, peuvent être sémantiques, stylistiques, phoniques mais aussi émotionnels. You are just pulling my leg pourrait se traduire par un verbatim (« Tu me tires la jambe ») : il s’agit d’une transposition formelle, mais la vraie « fidélité » consiste à placer le lecteur francophone dans la posture imaginée pour le lecteur anglais pour produire un effet ironique (« tu te paies ma tête »).
9Le double imaginaire défini par Eco n’est pas vierge, il est influencé par ce que je suis et par ce que je sais, par mon encyclopédie (ensemble de concepts raisonnablement partagés par une communauté). Eco s'attache d’ailleurs à nuancer l’opération de transmutation, pensée en termes de « négociation » entre univers de référence. À quel niveau de pertinence et de cohérence d’effet se situe la transposition ? Comment créer un système culturel, restituer l'idéologie ?
Si l’on accepte cette dimension d’équivalence d’effet, on s’oriente vers une poétique de la traduction telle que l’imagine Henri Meschonnic9 lorsqu’il évoque la « traduction-texte ».
10Dans le domaine de la traduction poétique, on estime que la « traduction-recréation » est la plus pertinente, car « elle recrée l’ensemble, tout en conservant la structure de l’original ». Selon Roman Jakobson10, « seule est possible la transposition créatrice ». C’est aussi la position de Walter Benjamin11.
Une traduction ne sert donc pas seulement à rendre l’original en termes de gains et de pertes, mais elle doit aussi constituer elle-même une œuvre.
L’aporie esthétique
Selon George Steiner12, la traduction ne peut se réduire à la seule dimension linguistique ». Steiner pose ainsi l’existence d’une poétique de la traduction, .où l’interprétation a sa part. Notre confrère Ost13 parle à juste titre d’une érotique de la traduction. C’est pourtant cette question de la poétique du traducteur qui va mener à une espèce d’aporie, décrite par Georges Mounin14 dans Problèmes théoriques de la traduction. Pour ce dernier la traduction ne peut concerner que les invariants dénotatifs du texte. Mounin estime que la connotation est incommunicable, comme la vision du monde d’ailleurs15. Il condamne le traducteur à adopter une espèce de moratoire et réduit ainsi la démarche à l’impuissance.
La dimension sémiotique des processus permet un élargissement de la perspective et suggère une résolution partielle des apories pointées par Mounin.
LA TRADUCTION INTERSÉMIOTIQUE
11Dans sa typologie des traductions, Roman Jakobson16 intègre l’interprétation dans le concept de traduction. Il distingue la traduction
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endoliguistique, ou reformulation, de signes verbaux en d’autres signes verbaux de la même langue naturelle,
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interliguistique, ou traduction proprement dite c’est-à-dire l’interprétation d’un système de signes linguistique au moyen d’une autre langue, la traduction de signes verbaux en d’autres signes verbaux appartenant à d’autres langues naturelles,
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intersémiotique interprétation d’un système de signes linguistiques au moyen d’un système de signes non linguistiques, la transmutation de signes verbaux en d’autres langages. Pour Jakobson, contrairement à Eco, l’adaptation fait partie de ce processus.
12La position de Jakobson, telle qu’elle vient d’être décrite, inspire une réflexion sur les typologies établies antérieurement.
13La tripartition jakobsonienne fournit une vision très large de la traduction, car elle englobe toute transformation interprétative ayant lieu à l’intérieur d’un système de signification ou entre systèmes de signification différents.
14Elle ménage ainsi une large place au récepteur.
15Implicitement, cette position interroge le statut soi-disant privilégié des langues naturelles : la signification est d’abord une activité (ou une opération de traduction) avant d’être son résultat.
16Enfin, la tripartition de Jakobson maintient la condition spécifique à la traduction : l’équivalence, mais au prix d’une nuance majeure. Elle fait référence à une équivalence particulière, à une « équivalence dans la différence ». Une traduction peut être approfondie, expliquée par plusieurs équivalences ou par un commentaire.
17Eco17 franchit une étape supplémentaire et considère la traduction intersémiotique comme un processus de resémiotisation. Celle-ci conceptualise les transformations de signification à travers des ressources sémiotiques différentes, que l’on peut identifier. L’enjeu est alors d’objectiver les rémanences ou changements de signification résultant de la resémiotisation, voire de la désémiotisation.
18L’introduction des systèmes sémiotiques non verbaux ou multimodaux dans l’étude de la traduction constitue un renversement copernicien. Plus récemment chez Kourdis18 et autres19, elle déplace la question du passage d’un système de signes à un autre au profit à la circulation de la signification à travers la mobilisation de ressources sémiotiques différentes. Lorsque les choix sont resémiotisés, les différentes ressources sémiotiques, donnent accès à un nouveau potentiel de signification. Quelles significations sont conservées et modifiées en raison de la resémiotisation et comment cette circulation peut-elle être modélisée20 ?
19L’intérêt d’une analyse (inter)sémiotique est de rapprocher l’étude de qu’on appelle parfois la traduction étendue et qui ne portent pas seulement sur la langue, mais aussi sur de grands ensembles textuels, voire sur des systèmes de signes plus larges.
20Il est frappant de constater que l’analyse sémiotique progresse à partir des questions posées à propos des langues naturelles, reformule rétroactivement le cadre analytique et apporte un éclairage nouveau.
21Ainsi en va-t-il du débat entre sourcistes et ciblistes réévalué à l’aune de la dimension interprétative qu’implique la transposition/traduction. Celle-ci suppose
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a un lien entre source et cible, une conscience des emprunts ;
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b une interrogation sur les « équivalents » impliquant la perception d’invariants communs aux deux univers de la source et de la cible.
a- Le lien entre source et cible
22Là où le lien source/cible fonctionne par évidence pour les langues naturelles, le passage à de grands ensembles textuels modifie la donne. Il explicite les enjeux.
23On peut s’interroger non seulement sur l’identification des repères, mais sur les critères de la conscience de la traduction, sur la manière dont sont légitimées comme telles les opérations d’emprunts ou de translation à une œuvre.
24Quand Éric-Emmanuel Schmitt s’adresse au récepteur et fait inscrire au générique du film d’Aghion (2000) tiré de sa pièce Le libertin « film librement trahi d’après l’œuvre d’E. Schmitt » sommes-nous autorisés à entériner le lien entre les œuvres ? Pouvons-nous prétendre qu’il s’agit encore d’adaptation/de traduction intersémiotique. Que faire si un auteur ne reconnaît pas la relation à son œuvre ? Peut-on considérer que l’adaptation du Nom de la rose par Jean-Jacques Annaud (1986) est une traduction intersémiotique, si Eco fait des déclarations contestant la parenté entre le scénario et le film. Peut-on de la même manière faire fi des dénis de Marguerite Duras concernant la dette à son œuvre que revendique le film d’Annaud (1992), L’amant.
25Dans une telle perspective, les notions de source et de cible, de vectorisation doivent faire place à une approche plus systémique comprenant une mise en dialogue des processus de traduction.
26Là où la traduction des langues naturelles opère par filiation de la source et de la cible, la traduction intersémiotique fonctionne de manière systémique. La première condition est la complexification de la source. La source se mue en concept pluriel pour inclure une comparaison, une dialectisation des processus de traduction intermédiaire.
27Laurence Olivier porte Hamlet à l’écran en 1948 et révèle tout le poids de la scénographie élisabéthaine dans le projet dramaturgique shakespearien (travellings dans le donjon, les coins et recoins de l’ordre élisabéthain).
28Kenneth Branagh n’emprunte pas à Shakespeare, mais à Laurence Oliver. « Je veux être Laurence Olivier ou rien », déclare-t-il. Plusieurs mondes de référence coexistent pour produire l’hypothèse sur le monde possible : le monde contemporain de l’œuvre d’arrivée, le monde de référence de l’œuvre de départ, l’archéologie du genre ; plusieurs paramètres prennent place dans la chaîne de références. Le film renvoie au théâtre de Shakespeare mais aussi à d’autres films. Qui ont pris place dans l’histoire de l’adaptation.
Un tel rapprochement, du moins s’il est méthodologiquement acceptable, permet de reformuler en termes de polysystèmes certaines questions récurrentes que se posent les linguistes.
b- La question des équivalents
29La part du contexte culturel, de l’univers de référence, constitue un élément central du processus de traduction, qui permet d’éclairer la notion d’effet, de double, d’intention du texte plus que celle de l’auteur.
30Choderlos de Laclos écrit un roman, Les liaisons dangereuses, qui, dans le contexte du mouvement des Lumières du XVIIIe siècle, constitue une réflexion philosophique sur le libre-arbitre et l’autonomie de la femme. Vadim, tout en respectant l’intrigue comme invariant, produit un film sous le même titre, mais réalise une radiographie de la libération sexuelle dans les années 60. Le contexte culturel a modifié la nature du projet qui est devenu un document sociologique gommant la dimension philosophique : on peut se demander, malgré le respect narratif, si les deux œuvres ont encore un quelconque lien. La traduction est redéfinie en termes de dialogue entre contexte de départ et contexte d’arrivée.
Là où la traduction des langues naturelles procède plutôt par ajouts et suppressions apportés par la cible à la source, la traduction intersémiotique ouvre une large part au pari interprétatif, qui montre à quel point l’équivalence d’effet est complexe, voire peut dégager des lisibilités nouvelles dans l’œuvre-source. La cible finit par inciter à relire la source.
Le roman 1984 donne lieu à un film de Radford, intitulé 1984, et à un deuxième film de Terence Hawk : Brazil. Dans le film 1984, la diégèse suit fidèlement le récit orwellien. Le monde possible, le projet de référence, à savoir l’anticipation traduite par l’écriture romanesque, devient dans le film de Radford une vérification documentaire des hypothèses sociologiques d’Orwell. Non seulement le support a changé (on passe du roman au film) mais l’univers de référence, l’anticipation, a totalement disparu. Dans Brazil, même si le film s’éloigne du récit orwellien, il retrouve la dimension anticipative et invente de nouveaux moyens (l’utilisation du clip, de la bd, de la vidéo) pour transposer à l’écran le projet de référence qu’il nous invite par ailleurs à relire. Le mouvement se fait en quelque sorte dans les deux sens.
Plutôt que de filiation linéaire, il s’agit bien dans le cadre du pari interprétatif d’émettre une hypothèse sur le monde possible et sur le niveau de pertinence : sans cette hypothèse, le processus de traduction n’a pas lieu, même s’il a les apparences de la fidélité.
Quand Visconti tourne, en 1967, une adaptation de L’étranger, il reconstitue les bains-douches d’Alger campés par Camus dans son roman. Mais il omet l’essentiel : le roman est écrit au passé composé et à la première personne (voix off) et cette énonciation, le film n’en rend pas compte. Malgré le respect minutieux du décor, le projet de référence ’est pas restitué : la question de l’énonciation n’est pas transposée à l’écran.
Il s’agit plutôt de déplacer la démarche, d’interroger moins l’équivalence que l’écart entre un univers de référence et les mondes possibles et de porter l’effort sur la manière dont cet écart peut être restitué par d’autres moyens. Pour la langue, on évoquera le rythme par exemple, les effets sémantiques, stylistiques, phoniques mais aussi émotionnels.
La pièce de Cocteau La voix humaine (1930) est construite autour d’un objet, un téléphone en scène et d’une parole. Le texte dramatique comprend des points de suspension, que la mise en scène traduit par le silence. On sait qu’au théâtre le silence est particulièrement signifiant. Lorsque Roberto Rossellini tourne Una voce umana (première partie du film L’amore sorti en 1948), il passe de la voix dramatique à l’image fonctionnelle ; l’énonciation du silence et la longue attente du spectateur seront traduits par le regard d’Anna Magnani, par le mouvement des yeux. « Trahison » qui rend particulièrement bien compte du niveau de pertinence auquel la lecture filmique du projet a conduit. Par son « écart », Rossellini met en évidence le niveau de lecture et le dialogue des deux œuvres.
CONCLUSIONS
31Les études sur la traduction des langues naturelles insistent sur la contradiction entre le terminatif et le tensif, entre la fin de quelque chose et la projection vers l’avant. La reformulation par « as de côté » se trouve au cœur du paradoxe que Ricoeur21 situe entre le souvenir et le deuil. Souvenir, car il faut comprendre le texte à traduire, lui donner un sens. Mais deuil aussi, c’est-à-dire renoncement à l’idéal de la traduction parfaite et acceptation de « l’intraduisibilité » relative de tout texte. Sibylle de Pury22 évoque de la même façon un Traité du malentendu.
Faire le deuil, trahir le texte d’origine, c’est parfois rester fidèle au public à qui s’adresse la traduction. En ces termes se pose la question du Dire presque la même chose cher à Eco. Que signifie « presque » ? Et pour qui ? Mars est-elle « presque comme la terre » parce que de forme circulaire. Ce trait est-il pertinent pour justifier la comparaison ? La psychologie cognitive23 parle de trait « essentiel ». En l’occurrence, ce trait essentiel est choisi en fonction du niveau de pertinence fixé par le récepteur.
La question de la traduction débouche sur une question sémiotique fondamentale : celle du partage de la vérité, non pas le dire vrai mais les conditions d’acceptation, sur les choix, qui font que pour l’individu un fait est considéré comme vrai, qu’un texte source est considéré comme référence valide24.
Si la traduction intersémiotique est l’interprétation de signes verbaux par d’autres signes verbaux ou non, la question qui traverse l’opération est moins celle de la fidélité que celle du contrat de vérité. La « vérité » ne serait rien d’autre qu’un accord intersubjectif sur l’interprétation, sur la médiation négociée du sens. En ce sens parodiant la formule de Nattiez à propos de l’opéra, on peut considérer que si la traduction est affaire de fidélité, le sémioticien figure résolument du côté des traitres25 !
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Notes
1 von Humboldt W, Über die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues (1827-1829), Berlin, Hofenberg, 2016.
2 Sapir E., Language. An Introduction to the Study of Speech, Harvest book, 1949. Le langage. Introduction à l’étude de la parole. Trad. fr. Guillemin, S/M., Paris, Payot, 2001 et Whorf B. L., Language, Thought and Reality, Cambridge, MIT Press, 1956, p. 7.
3 Dixon R. M. W., Are Some Languages Better Than Others?, Oxford, Oxford University Press, 2016.
4 Hagège Cl., Le Souffle de la langue. Voies et destins des parlers d’Europe, Paris, Odile Jacob, 1992.
5 Malouf A., Un défi salutaire. Comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe, Bruxelles, Commission européenne, DG Éducation et culture, 2008.
6 Galisson R., « Cultures et lexicultures. Pour une approche dictionnairique de la culture partagée », dans Cahiers d’Études Hispaniques Médiévales, 1988, p. 325-341. Selon Robert Galisson (1988), la « culture savante » est contenue dans la définition sémantique d’un mot, alors que la « culture courante » est la référence à laquelle renvoie implicitement un mot, dans la culture populaire, culture partagée par le plus grand nombre de locuteurs d’une même langue. Jean Pruvost définit la lexiculture comme « la culture courante partagée par tous et en dépôt dans les mots, au-delà de leur définition sémantique […] La lexiculture est le plus souvent ignorée, ne surgissant que lorsqu’un exemple contient en supplément de l’usage du mot une information extralinguistique. Or […] la lexiculture […] fait partie intégrante de la définition du mot » (Jean Pruvost, « Quelques concepts lexicographiques opératoires à promouvoir au seuil du XXIe siècle », dans Éla. Études de linguistique appliquée, Paris, 2005/1, n° 137, p. 7-37).
7 Voltaire, Lettres philosophiques 1734 (édition de 1964, p. 122). Lettre XVIII. « Sur la tragédie ». « J'ai choisi le monologue de la tragédie d'Hamlet, qui est su de tout le monde et qui commence par ce vers : To be or not to be, that is the question. C'est Hamlet, prince de Danemark, qui parle. Demeure ; il faut choisir, et passer à l’instant / De la vie à la mort, ou de l’être au néant. / Ne croyez pas que j'aie rendu ici l'anglais mot pour mot ; malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole, énervent le sens ! C'est bien là qu'on peut dire que la lettre tue, et que l'esprit vivifie. »
8 Eco, op. cit., p. 17.
9 Meschonnic H., Éthique et politique du traduire, Lagrasse, Verdier, 2007.
10 Jakobson R., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.
11 Walter Benjamin (« La tâche du traducteur », Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 258) établit une distinction entre le commentaire considéré comme une métonymie, comme un travail de l’extensif, la traduction apparentée à la mimésis, à la ressemblance : elle serait métaphore et relèverait d’un travail de l’intensif. Schleiermacher (Des différentes méthodes du traduire. Trad. Antoine Berman, édition bilingue révisée par Christian Berner, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p 73 et 106) définit le commentaire par opposition à la paraphrase : « Le commentaire qui, s’il ne vient pas changer le texte original, arrive par un procédé quantitatif – addition ou soustraction de langage – à transformer le texte, mais seulement en degré : dire plus simplement tel argument, complexifier une formule trop vite lancée par l’auteur, etc.» Cf. aussi Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p.106 et ss.
12 Steiner G., (1975), Œuvres, Paris, Gallimard Quarto, 2013.
13 Ost Fr., Traduire. Défense et illustration du multilinguisme, Paris, Fayard, 2009.
14 Mounin G., Problèmes théoriques de la traduction, Paris Gallimard, 1963.
15 Mounin G., op. cit., p. 181-182. Mounin s’inspire en l’occurrence de Bloomfield. Pour ce dernier, le sens d’un énoncé provient de la situation à laquelle il est lié. La traduction ne peut porter que sur les traits communs entre les langues corrélés à des situations communes. Est écarté du champ de la traduction tout ce qui relève de la singularité « incommunicable » de la situation : « cris, larmes, caresses, baisers, soupirs ».
16 Jakobson R., op. cit., 1963.
17 Eco, U., Lector in fabula, Paris, Grasset, 1979.
18 Kourdis E., « Le concept d’intersémioticité. Une approche critique », dans Degrés, 184-185, Bruxelles, 2021.
19 Halliday M. A. K., Language as Social Semiotic: The social Interpretation of Language and Meaning, London, Edward Arnold, 1978.
20 On parle de traduction multimodale (théorie systémique fonctionnelle de Michael Halliday) (1978), et de combinaisons de choix sémiotiques modélisables en termes d’information expérientielle (encyclopédie), qui structure l’expérience du monde et la signification logique, interpersonnelle : pour constituer les relations sociales et créer une attitude à l’égard du monde, textuelle, qui organise la signification expérientielle et interpersonnelle dans le message.
21 Ricoeur P., Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.
22 de Pury S., Traité du malentendu, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
23 Rosch E. et alii, “Structural Basis of Typicality Effects”, dans Journal of Experimental Psychology Human Perception and Performance, 2 (4), 1976.
24 Face à la variation des attitudes à l’égard de la vérité, la sémiotique structurale a proposé naguère le concept de véridiction. Or le « dire-vrai » est lui-même déterminé par la manière dont la vérité est fabriquée et pratiquée, et pas seulement énoncée.
25 Article résultant de l’exposé d’André Helbo à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 6 décembre 2021.
Pour citer cet article
A propos de : André Helbo
André Helbo est sémiologue et théoricien des arts du spectacle vivant. Il est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique et professeur émérite de l'Université libre de Bruxelles.