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- 2022 / 2 : Faire sens dans l'effondrement
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Lire pour voir dans les angles morts
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Dans le besoin de sens qui nous étreint lorsque le réel se présente de manière perturbante, la littérature permet, comme les autres arts mais avec certaines spécificités de discours, de voir derrière soi, et à côté de soi, ce qui échappe au champ de vision direct. En particulier, elle offre un territoire à la subjectivité, une dimension qui ne peut pas être prise en charge dans les discours scientifiques, juridiques ou médiatiques. À cet égard, la littérature est pour le lecteur une école de complexité, et aussi de perplexité, apprentissages qui élargissent les possibilités de conduire plus lucidement sa vie. Le propos est étayé par l'analyse de deux romans contemporains qui se focalisent sur les contre-coups de la guerre.
Abstract
In the need for meaning that grips us when reality presents itself in a disturbing way, literature allows us, like the other arts but with certain specificities of discourse, to see behind us, and beside us, what escapes the direct field of vision. In particular, it offers a territory for subjectivity, a dimension that cannot be taken care of in scientific, legal or media discourses. In this respect, literature is for the reader a school of complexity, and also of perplexity, learnings that broaden the possibilities of leading one's life more lucidly. The discussion is supported by the analysis of two contemporary novels that focus on the aftermath of war.
Pourquoi avons-nous besoin de nous raconter des histoires alors que la réalité est celle des événements terribles que nous voyons ?
Parce que nous pouvons leur donner une forme.
Parce que nous pouvons leur donner une âme.
1Ces propos ne sont pas les miens, ni ceux d’un écrivain, mais d’un magistrat : Maître Jean-Louis Gillissen, spécialisé en droit international des droits de l'homme, qui a notamment défendu les intérêts des enfants soldats et qui est intervenu devant le Tribunal international pour le génocide au Rwanda. Il s’exprime ici à propos du film Tribunal sur le Congo de Milo Rau. L’artiste a instauré un tribunal du peuple en réunissant des victimes, des bourreaux, des témoins et des experts1 à propos de massacres et de crimes de guerres non traduits en justice. Un procès fictif, mais hautement symbolique, s’est tenu à Bukavu au printemps 2015. Cette performance a permis de mettre des mots sur le non-dit de toutes les parties, et elle a ainsi assigné, comme le souligne le juge Gillissen, une forme et aussi une âme, toutes deux offertes en partage, à ce qui était resté jusque-là dans la grisaille anonyme, douloureuse et incommunicable de l’informulé.
2Pourquoi le faire sous forme de fiction ? Les discours scientifiques permettent de faire sens dans l’effondrement en requérant l’intellect ; la fiction permet d’atteindre le grand nombre par l’apport d’une forme et d’une âme en convoquant la sensibilité.
3La littérature et les arts, qui ancrent le sens dans des éléments de type sensoriel et émotionnel, sont considérés aujourd’hui comme un secteur non essentiel de l’activité. Mais rappelons qu’ils sont une réalité d’ordre anthropologique : l’impulsion de la représentation est vieille comme l’espèce humaine ; elle répond à un besoin de mise à distance du vécu et d’élaboration de symbolisation caractéristique du genre humain. « La littérature », disait de manière elliptique l’écrivain Fernando Pessoa, « est la preuve que la vie ne suffit pas ». Aussi, on n’a jamais écrit davantage que durant ces deux ans de pandémie et tous les éditeurs sont aujourd’hui saturés de manuscrits. Et certains livres qu’on avait relégués au rang de ces classiques dont on ne connaît que le titre ont retrouvé un succès de lecture sans équivalent.
4J’aimerais insister aujourd’hui sur le fait que, dans le besoin de sens qui nous étreint lorsque le réel se présente de manière perturbante et incertaine, la littérature permet, comme les autres arts mais avec certaines spécificités de discours sur lesquelles je reviendrai, de voir dans les angles morts, c’est-à-dire de nous orienter comme le ferait un rétroviseur qui permet de voir derrière soi, et à côté de soi, ce qui échappe au champ de vision direct2. Et qu’à cet effet, la littérature est une école de complexité, et aussi de perplexité, apprentissages qui favorisent une conduite plus juste de notre existence.
5Marcel Proust qui vivait confiné chez lui était plus que tout autre conscient de ce que la littérature donne accès à ce qui nous est naturellement inaccessible : « nous pouvons sortir de nous », disait-il, « savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune »3. Ce savoir accru concerne les lieux autant que les époques. Les littératures qui se rapportent au passé ou à l’ailleurs, soit qu’elles en proviennent, soit qu’elles en parlent, s’adressent à notre désir d’en savoir plus sur des mondes qui nous sont étrangers et apportent, de facto, une plus-value cognitive. Et toute œuvre littéraire, qu’elle soit de facture réaliste ou totalement fantaisiste, nous ouvre les portes d’un univers intérieur nouveau qui peut relativiser le nôtre et nous empêcher, à tout le moins, de l’absolutiser. C’est en quoi cette ouverture sur l’au-delà de nous-mêmes revêt une fonction éthique.
6Les circonstances que nous traversons actuellement m’engagent à prendre pour exemples deux remarquables romans français contemporains qui traitent de la guerre sous des angles inaccoutumés, décalés à l’égard de la perception commune. La guerre, malheureusement, gouverne l’humanité partout et depuis toujours. De tout temps, on n’a jamais été à court d’arguments pour faire comprendre qu’elle est nécessaire, ou inévitable, et pour arriver à faire consentir à y entrer, quoi qu’il en coûte. Une fois enclenchée, la mécanique s’emballe d’elle-même par le besoin de justice, l’envie de représailles ou la soif de vengeance, quand ce n’est pas, comme le constatait avec désolation Jean Giono, parce que la violence elle-même peut être enivrante.
7 *
8Dans Écoutez nos défaites, paru chez Actes Sud en 2016, Laurent Gaudé entreprend de raconter que ce que fracasse une guerre, ce ne sont pas seulement ses contemporains, pris dans la vrille infernale de l’événement, pas seulement les victimes immédiates – les morts, les mutilés, les endeuillés, les exilés – et leur descendance qui hérite de leurs brisures. Ce sont aussi ceux dont les victoires au prix du sang reviennent sur eux en boomerang. Les vainqueurs d’une guerre sont d’emblée aussi des vaincus.
9Ce livre nous fait voyager à un rythme exaltant entre les époques et entrer dans les pensées secrètes d’hommes qui ont contribué à construire l’Histoire en le payant chèrement. Le roman se présente comme un tissage où s’entrecroisent incessamment les fils des récits de différentes périodes, habilement agencés par un narrateur omniscient et invisible qui surplombe l’ensemble en entrant dans toutes les consciences. Cinq hommes : trois figures historiques et deux personnages de fiction, situés pour leur part dans le temps présent. Une seule femme : Mariam, une archéologue irakienne contemporaine qui tente de sauver des œuvres d’art dans la zone dévastée du Moyen-Orient et, parallèlement, de combattre le cancer qui la ronge. Au fil des pages, des parallélismes s’esquissent entre ces six trajets, et certains lieux permettent de traverser l’épaisseur du temps pour faire se croiser les destins. Le récit est construit comme un contrepoint musical, c’est-à-dire une composition dans laquelle différentes mélodies suivent chacune leur déroulement propre, mais à certains moments se croisent et parfois se font écho.
10L’histoire des protagonistes au xxie siècle se découvre en alternance constante avec celle des luttes menées par Hannibal marchant sur Rome, par le général Grant engagé dans une guerre totale contre les Sudistes durant la Guerre de Sécession, et par le Négus, le roi d’Éthiopie Hailé Sélassié, luttant contre le fascisme italien. On suit au pas à pas l’avancement de ces trois causes, également comprises comme justes, mais qui dégénèrent bientôt mêmement en sales et vains massacres. De bataille en bataille, le rapport des forces en présence hésite, puis l’Histoire bascule en faveur d’un des deux camps affrontés, avec l’amertume en partage pour tous. Les vainqueurs ont perdu leurs valeurs fondamentales et les vaincus se rendent souvent compte, dans l’après-coup, qu’ils n’ont jamais été aussi grands que dans la dignité maintenue au moment de leur défaite. La fin de vie de tous les chefs de guerre offensive est misérable : honte et déclin, assassinat programmé et parfois consenti, suicide. Leur cadavre lui-même peut être injurié. « Peuvent-ils encore, tous ces hommes, reposer en paix ? » (p. 250)4.
11Ces éléments historiques se trouvent enchâssés dans un récit-cadre contemporain qui est celui d’une double rencontre. Dans un hôtel de Zurich, Mariam croise Assem, un agent de renseignements français mêlé entre autres à la mission de mise à mort de Kadhafi. « Il voulait être dans l’Histoire, sentir son souffle, être au cœur du battement du cours des choses » (p. 165). Mais désormais, il est las d’avoir vu défiler les régimes politiques et mourir les hommes. Une nuit suffit à Mariam et Assem, qui se savent mêmement en bout de course, pour se sentir étroitement unis. Quelques vers de Cavafy5 dont se souvient Assem et qui résonnent étrangement en la jeune femme cèlent leur entente ; ils déclenchent ce que les Grecs appelaient un kaïros, un instant fécond : les amants d’un soir ne se reverront jamais, et cependant ils tireront de leur rencontre la force d’aller jusqu’au bout de ce que l’un et l’autre ressentent comme le juste accomplissement de soi.
12Assem a accepté une dernière mission : retrouver un certain Sullivan pour l’empêcher définitivement de nuire. Il s’agit d’un ancien membre des commandos d’élite américains qui a pris part à l’assassinat d’Oussama Ben Laden et se trouve soupçonné de trafics suspects. Lorsqu’Assem le rencontre, il se trouve confronté à son double désenchanté, un être d’une lucidité blessante. « Avez-vous gagné, lieutenant ? » (p. 161) lui demande l’agent américain ; il répond lui-même à cette question : « Les batailles qu’on nous a demandé de gagner, nous les avons gagnées, mais nous savons que nous sommes vaincus. Quelque chose est allé trop loin, ou a perdu son sens » (p. 264). L’agent français se sent percé à jour, ébranlé, intimement en accord avec ce qu’exprime son homologue. Sommé par Sullivan de se prononcer « par loyauté » quant à ce qu’il devrait faire, vivre ou mourir, Assam consent à le laisser mettre fin à ses jours, car sa mort légitimée par un pair est le seul soulagement que cet homme accablé puisse encore espérer.
13Dans cet univers amer et sombre, quelques étincelles de lumière viennent alléger le paysage et rouvrir l’horizon. Or c’est à chaque fois la puissance de la parole, a fortiori dans sa quintessence littéraire, qui fait éclater le carcan.
14Assam est conscient que l’expression par son alter ego de leur condition de « défaite » a été pour lui un moment de révélation essentiel, un rare instant de vérité. L’Américain lui avait lancé, en l’invitant à se revoir : « Nous reprendrons notre conversation… Si les mots ne nous ont pas quittés d’ici là ». (p. 131). Assam est, en fait, bien en peine de trouver les mots qui justifient ses actes qui ne sont qu’obéissance aux ordres donnés par les puissances politiques changeantes. Contrairement à ceux qui se battent pour la libération des peuples, comme le Négus, Assam s’agite pour des motifs dépourvus de noble cause. « Quel mot peut-il mettre, lui, sur ce qu'il fait ? » (p. 162). Cette question fait écho chez Assam à sa brève rencontre du poète palestinien Mahmoud Darwich qui l’avait quitté sur la phrase « Ne laissez pas le monde vous voler les mots » (p. 153). Or Assam « doit bien avouer qu’il a laissé le monde lui voler les mots. Il n’a été question que de gestes. L’action, qui s’empare de tout, ne laisse plus de place à rien » (p. 95). Assem « n’a plus aucun mot en lui » (p. 268). Pourtant il arrive à prononcer le mot « mourir » qui accorde à Sullivan le droit au suicide. Le visage de l’agent américain alors s’éclaire « comme si c’était le plus beau cadeau qu’on puisse lui faire » (p. 268). Mais le cadeau est réciproque, car par cette demande terrible qui exigeait l’authenticité, il a rendu à Assem la possibilité d’être un porteur de parole vraie, forte de sens et de compassion.
15Comment trouver un langage de vérité ? Le récit apporte à cette question des indices qui sont moins historiques que littéraires. L’oncle d’Assem, grand lettré, avait attiré l’attention de son neveu au moment de son premier départ en mission sur le message que délivre le mythe de Troie : « Ce que disait le mythe, c’est qu’avant même de toucher la terre d’Asie mineure, avant même d’apercevoir les murailles d’Ilion, Agamemnon avait perdu. Il avait dû tuer sa fille. Quelle victoire valait cela ? » (p. 43). L’oncle avait insisté sur le fait « qu’on ne peut pas partir au combat avec l’espoir de revenir intact. « Souviens-toi de Mycènes… » Au départ, déjà, il y a le sang et le deuil. Au départ, déjà, il faut accepter l’idée d’être amputé de ce qui vous est le plus cher » (p. 43). Il avait initié Assem à la poésie de Césaire, d’Éluard, de Neruda entre autres, pour qu’il réalise que prendre part au grand jeu de la guerre, c’est perdre sa liberté. Mais le jeune homme ne les avait pas entendus.
16C’est cependant à la poésie qu’Assem s’accroche lorsqu’il se trouve brusquement en présence de la sincérité sans fard de Mariam au cours de leur brève rencontre et ce sont des vers de Cavafy qui cèlent entre eux un pacte de confiance inébranlable. Car c’est ce poème qui décide Mariam de confier à cet inconnu qui la bouleverse ce qu’elle possède de plus précieux : une statue de Bès, petit dieu égyptien « pour faire fuir les forces du mal », talisman « que l’on glisse sous la tête des agonisants à l’instant de mourir pour qu’il veille sur eux dans l’au-delà » (p. 258). Cette statuette, pillée jadis dans une tombe vieille de milliers d’années, représente à ses yeux « la longue chaîne d’archéologues qui acceptaient, en la prenant, la part d’ombre de leur métier » (p. 259). En la faisant passer dans les mains d’Assam, Mariam fournit l’occasion d’une résilience. En effet, Assam, arrivé au lieu même de la terrible bataille livrée par Hannibal aux Romains à Cannes, l’enfouit dans « ce sol labouré par les glaives et peuplé de squelettes et il sait que c’est juste » (p. 282). Car le petit dieu vient protéger tous les cadavres qui ont jonché les territoires en guerre, y compris ceux qui sont restés sans sépulture, et apaiser l’âme de ceux qui, comme Hannibal, Grant et le Négus, mais aussi comme Sullivan et d’autres agents de la violence, savent qu’« ils ont été trop loin, se sont perdus trop longtemps pour qu’il y ait victoire » (p. 281).
17Ce roman entremêle ainsi diverses destinées, toutes sous-tendues par l’imploration qui donne son titre au roman : Écoutez nos défaites. Il débouche sur une forme de paix ancrée dans la reconnaissance des erreurs et dans l’affrontement serein à l’irréversible. Et le roman s’achève sur un chœur de suppliants qui appellent avec douceur à la pacification intérieure.
18La littérature de fiction qui s’attache à faire entendre, dans les angles morts de l’Histoire, ce type de suppliants peut sans doute s’apparenter à l’antidote à la violence que convoquait, de manière pour sa part bien réelle, le Père de la nation indienne Gandhi, lui aussi confiant dans le langage. Il a en effet adressé deux lettres à Adolphe Hitler. Dans la première, le 23 juillet 1939, il écrit : « Il est assez clair que vous êtes aujourd’hui la seule personne au monde qui puisse empêcher le déclenchement d’une guerre pouvant réduire l’humanité à l’état sauvage. Devez-vous payer ce prix pour atteindre un objectif, aussi précieux vous semble-t-il ? »6. Un an et demi plus tard, le 24 décembre 1940, il tente un second appel en ces termes : « Nos dirigeants peuvent avoir nos terres, et nos corps, mais pas nos âmes. Nous avons trouvé dans la non-violence une force […]. Dans la technique de non-violence, il n’existe pas quelque forme de défaite. […] Si vous gagnez la guerre, cela ne signifiera pas que vous aviez raison. Cela prouvera seulement que votre pouvoir de destruction était le plus fort. Vous ne laisserez aucun héritage à votre peuple dont il puisse se sentir fier. Il ne peut pas tirer fierté d’un récital de cruautés, aussi ingénieusement organisées qu’elles puissent être »7. Les lettres ont semble-t-il été interceptées et ne sont jamais arrivées jusqu’au Führer ; on est toutefois en droit de douter de l’impact qu’elles auraient pu avoir sur les convictions intimes et la politique d’un dictateur narcissique. Les sentiments complexes et l’introspection critique que Laurent Gaudé prête à Hannibal, à Grant et au Négus sont sans doute de bienheureuses rêveries, au même titre que ses protagonistes imaginaires Assam, Sullivan et Mariam. Mais les lire fait surgir une autre subtilité de pensée. Car on ne sort pas de ce récit sans en être affecté. On regarde désormais sa propre existence comme une minuscule embarcation soulevée par les éternelles marées meurtrières du monde, et on se sent pris de l’urgence de s’atteler, en s’appuyant tant que faire se peut sur le pouvoir rassérénant de la parole, à la seule conquête qui en vaille la peine, celle du bonheur de vivre et d’épanouir son humanité dans la paix.
19 *
20Si l’écrivain peut trouver des mots pour l’informulé, c’est qu’il est appelé à offrir un territoire à la subjectivité, une dimension qui n’est pas prise en charge dans les discours officiels relatifs à la guerre. Les trois types de discours que sont l’actualité médiatique, l’Histoire et la Justice s’attachent à rendre compte de la factualité de la guerre sous un angle radicalement différent. Le discours médiatique, qui se tient dans la simultanéité des faits, a pour mission d’informer la société, ce qu’il réalise sous un angle idéologique particulier plus ou moins conscientisé, et dans la perspective de produire une parole univoque. Le discours historique, qui requiert la distance temporelle propre à l’étude exhaustive des sources, s’entend à repérer objectivement les causes, les acteurs, les conséquences des faits sur l’axe du déroulement diachronique. Le discours juridique répond à un idéal de justice ; il vise, dans l’après-coup, l’intelligibilité des faits en vue de dégager des responsabilités pour poser un jugement. Ces trois modes de discours rendent compte de réalités sociétales et au service de la société. Par contraste, la littérature peut se focaliser sur l’intériorité des acteurs, des témoins et de leurs descendants, ce qui induit un infini jeu des nuances, d’ambivalences, de complexités liées à la prise en charge des subjectivités.
21Je vous propose un autre exemple de ce processus, à l’œuvre dans un roman poignant de Jérôme Ferrari. Dans À son image, texte également publié chez Actes Sud et qui a obtenu le Prix littéraire du Monde 2018, Jérôme Ferrari invite à s’interroger sur la portée de la représentation photographique de la violence et met en évidence, lui aussi, le pouvoir de l’expression verbale à déterminer le sens.
22Le roman met en scène Antonia, une jeune photographe de guerre qui se trouve confrontée, dans l’ex-Yougoslavie, à l’irreprésentable. Les clichés pris par l’héroïne dans la fiction sont mises en lien, comme le précise la postface, avec des photographies réelles de reporters, non reproduites mais décrites, commentées ou citées en exergue à chaque chapitre, qu’il est donc facile au lecteur de se remémorer ou de retrouver. Le récit-cadre est le déroulement de la messe des funérailles d’Antonia qui n’a pas survécu à son expérience de témoin de la violence incessante du monde.
23Quant au récit enchâssé dans ce contexte, il contient différentes allusions à des photographes connus. Ainsi Gaston Chéreau, que l’on considère comme le premier reporter de guerre8, exprime la sidération devant les mises à mort et la scission intérieure qu’elle provoque en lui, qui l’entraîne à doubler le discours de glorification des vainqueurs auquel sa fonction officielle l’oblige d’une parole intime qu’il réserve pour son épouse :
Dans la nuit, à quatre heures du matin, il assiste à l’exécution, sur la place du Marché-au-Pain où l’échafaud a été dressé. Il en fait un compte rendu d’un irréprochable professionnalisme dans Le Matin ; mais à sa femme, il écrit qu’il n’a pas voulu dormir de peur de faire des rêves terrifiants. Il ne comprend pas l’apparente indifférence avec laquelle les condamnés sont morts, il ne comprend pas non plus l’indifférence de la foule qui s’est massée autour du gibet auquel les quatorze cadavres restent suspendus toute la journée, au soleil, dans l’épais vrombissement des mouches, et il prend en photo tout ce qu’il ne comprend pas, il s’approche des pendus, il fait des gros plans sur leurs visages, il les trouve très beaux, il est tout près d’eux, personne ne s’approche aussi près. Il ne détourne pas le regard. […] J’en pleure encore, écrit-il. (p. 57-58)9
24Le récit évoque aussi le travail du photographe serbe Rista Marjanovic durant la Première Guerre mondiale. D’abord, il prend des clichés à des fins de propagande guerrière :
Il accumule les photos des supplices, il les classe, les annote. En 1916, elles seront exposées au Louvre et au Victoria Museum avant d’être envoyées aux États-Unis. La bestialité de l’ennemi est désormais documentée et chacun peut se repaître du spectacle tout en s’octroyant le luxe de l’indignation. (p. 118)
25Mais ensuite, le reporter rend compte de la misère dans les hôpitaux et, selon le commentaire du narrateur, il abandonne toute ambition esthétique pour s’en donner une sur le plan éthique : « Il ne cherche pas le meilleur point de vue. Il veut simplement garder la trace de ce qui s’est passé ici. Au dos de la photographie, il note Mort quinze minutes plus tard. (p. 120). Et au fil du temps, il se trouve dans l’impossibilité d’exercer encore son rôle de photographe. Le narrateur suggère le motif de cette renonciation :
Peut-être est-ce simplement parce qu’à ses yeux il ne restait plus rien à photographier dans le monde épuisé qui l’entourait. Tout avait été dit, répété jusqu’à la nausée dans un insupportable bégaiement. (p. 125)
26L’évocation par le biais d’un narrateur de l’intériorité du reporter placé dans la position du témoin obligé de la violence permet de signifier la conscience d’en devenir le possible complice. Si les clichés sont factuels et se veulent objectifs, le récit tissé autour d’eux affirme pleinement la subjectivité du sens.
27Le roman soulève ainsi l’instrumentalisation voyeuriste possible du travail de reportage par l’évocation du cas authentique de Kevin Carter. Récompensé par le Prix Pullizer pour l’image d’un enfant africain qui meurt de faim, un vautour posté derrière lui dans l’attente de son cadavre, le jeune photographe finit par se suicider suite aux accusations dont il est l’objet, produites par un angélisme aux effets pervers.
Très rapidement, apparurent des photomontages sur lesquels la tête de Kevin C. remplace celle du vautour. De bonnes âmes indignées lui reprochaient d’avoir actionné le déclencheur au lieu de secourir l’enfant. Que la photo soit obscène, c’était indiscutable pour Antonia, comme ce devait être également indiscutable pour Kevin C. lui-même et c’était sans doute la raison pour laquelle il l’avait prise, afin que nul ne puisse prétendre ignorer l’obscénité du monde dans lequel il consentait à vivre. Kevin C., quant à lui, n’y consentit pas bien longtemps. (p. 194)
28En un mot, si le reporter est le témoin malheureux de la guerre, le narrateur romanesque, et par-delà cette instance l’écrivain qui choisit ce dispositif textuel, endossent ici le rôle du témoin du témoin, celui que Paul Celan appelait de ses vœux dans un vers célèbre d’Aschenglorie : « Niemand / zeugt für den / Zeugen ». N’y a-t-il personne qui témoigne pour le témoin ?10 L’écrivain, par les nuances indéfinies que permet le récit, est précisément celui qui peut répondre à cet appel. Que peut la littérature face à l’insoutenable ? La réponse est vielle comme le monde : tenter de dégager du sens dans l’effondrement afin de survivre et, peut-être, de modifier le cours des choses par l’exercice d’une parole qui fait bouger les représentations et en appelle à l’éthique.
29La tragédie grecque, on s’en souvient, opposait les héros (qui meurent) et le chœur (qui en témoigne en pleurant). Les héros meurent d’être pris dans des engrenages de violence qui les dépassent, mais auxquels ils ont souvent donné eux-mêmes l’impulsion de départ. Ils meurent d’être piégés dans des convictions rigides et univoques au point d’y sacrifier leur propre existence et celle de leur entourage. Le chœur, comme l’écrivain, ne meurt pas : il est celui qui, seul, peut témoigner des différents points de vue en présence, et de l’impasse cruelle à laquelle l’aveuglement à l’égard de la réalité d’autrui peut conduire.
Le drame est joué.
Pourquoi, dès lors, quelqu’un s’avancerait-il ?
Parce que quelqu’un survécut au naufrage.
30Ces mots sont tirés de Moby Dick, la grande fresque romanesque de 1851 d’Herman Melville11. L’écrivain américain désigne ici Ismaël, le jeune mousse rescapé qui va relater la terrible aventure de l’équipage entraîné par le Capitaine Achab dans la mort, à la poursuite de la mythique Baleine blanche. Un écrivain peut occuper la position d’Ismaël ; il peut relater comment un idéal peut devenir mortifère, comment l’obstination peut engendrer la tragédie ; il donne aussi sa voix à la communauté des hommes souffrants réduits à l’impuissance et assure le droit aux larmes qui signent notre humanité. Et ce faisant, il modifie la situation de par sa parole même, qui donne accès à ce qui restait hors-champ. Si la détresse est l’élément même de l’Histoire, dit le romancier contemporain Yannick Haenel, elle appelle l’invention d’un langage « qui lui réponde et soit capable d’opérer une métamorphose sur le monde et sur nous-mêmes12. Il faut de l’audace pour se donner un tel défi. Mais c’est ainsi que le travail littéraire nous permet, à nous, lecteurs, de voir dans les angles morts de notre expérience singulière, et d’élargir nos possibilités de conduire plus lucidement, et par là plus équitablement, notre vie. La littérature n’a certes pas pour fonction première de prodiguer des leçons, et l’écrivain authentique n’obéit qu’à son propre élan intérieur, mais comme le dit si pertinemment le poète Marc Dugardin :
L’oiseau non plus ne chante pas pour consoler.
Mais s’il ne chantait pas, comment ferions-nous pour vivre dans l’inconsolable ?1314
Voetnoten
1 Entre autres la journaliste Colette Braeckman, la militante des droits de l’homme Saran Kaba Jones, l’économiste et sociologue Saskia Sassen, ou encore Harald Welzer qui a étudié les mécanismes psychosociaux qui peuvent expliquer les crimes de masse.
2 Antoine Compagnon, qui était accueilli à l’Académie royale de Belgique en mars 2022 dans le cadre des invitations réciproques du Collège Belgique et du Collège de France, défend l’étude des Belles Lettres parce qu’elles offrent « un moyen – certains diront même le seul – de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps, ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie ». Compagnon A., La littérature, pour quoi faire ?, leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 6 novembre 2006, URL : http://books.openedition.org/cdf/524.
3 Proust M., Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1987-1989, 4 vol., t. iv, p. 474.
4 La pagination renvoie ici à l’édition de poche « Babel », Arles, 2018. Les citations à l’ouvrage analysé sont indiquées en italique et sans guillemets, sauf lorsqu’elles en comportent dans le texte source.
5 « Corps souviens-toi non seulement de l’ardeur avec laquelle tu fus aimé, non seulement sur des lits sur lesquels tu t’es étendu, mais dans ces désirs qui brillaient pour toi dans les yeux et tremblaient sur les livres ».
6 Van Grasdorff G., Les Vies cachées de Gandhi, Paris, Le Cerf, 2018, p. 24.
7 Idem.
8 Marcandier Chr., « Dire la violence (À fendre le cœur le plus dur) », dans Entretiens, 2017, [en ligne], https://diacritik.com/2017/10/11/dire-la-violence-a-fendre-le-coeur-le-plus-dur-2/ L’essai explicitement titré À fendre le cœur le plus dur vient renverser les perspectives initiales du travail de documentation médiatique : là où, à l’époque de Chéreau, son reportage était censé faire voir la grandeur d’une nation conquérante travaillant selon les valeurs de l’ordre et de la justice, le recadrage textuel ultérieur de Jérôme Ferrari et Olivier Rohe fait office de dénonciation de la brutalité. Et ce qui est vrai dans l’essai est décuplé dans la fiction qui permet d’entrer dans les consciences des personnages.
9 Toutes les citations renvoient ici à l’édition originale, Arles, Actes Sud, 2018.
10 Dans la traduction française de Jean-Pierre Lefebvre, généralement la plus connue, le choix a été fait de l’usage pronominal de niemand : « personne ne témoigne pour le témoin » ou nominal que permet la présence logique d’une majuscule en début de vers, en renvoyant à Ulysse : « c’est Personne qui témoigne pour le témoin ». Dans Jan Karski (Gallimard, 2009, p. 11), Yannick Haenel propose en exergue une interprétation interrogative, qui lui semble plus accordée à l’esprit même de l’œuvre de Celan car elle résonne comme un appel : « Qui témoigne pour le témoin ? ».
11 Melville H., Moby Dick [1851], épilogue, traduction d’Henriette Guex-Rolle, Paris, Garnier-Flammarion, 1989, p. 571.
12 Haenel Y., Le rire embrasé de l’étoile. Sept siècles avec Dante, dans En attendant Nadeau, 3 juin 2020. URL : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/06/03/experience-paradis-haenel/.
13 Dugardin M., Psaume, passant, Bruxelles, Le Chat polaire, 2022, p. 15.
14 Discours prononcé à la séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques du 14 mai 2022.
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Over : Myriam Watthee-Delmotte
Myriam Watthee-Delmotte est romaniste spécialisée en littérature française contemporaine. Elle est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique, Directrice de recherches du FNRS et professeure émérite de l'UCLouvain.