La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

depuis le 10 novembre 2017 :
Visualisation(s): 105 (0 ULiège)
Téléchargement(s): 1 (0 ULiège)
print        
Carl Havelange

Puissance expressive des mondes fragiles

(2022 / 2 : Faire sens dans l'effondrement)
Article
Open Access

Document(s) associé(s)

Version PDF originale

Résumé

Comment faire sens et comment vivre dans et avec l’effondrement ? Comment opposer au déterminisme du futur – conquête, progrès, catastrophisme – en lequel le présent serait aspiré, l’évidence et la poétique de multiples présences avec lesquelles il s’agit de composer ? Au cœur même de la Modernité, et dès son origine, des voix s’élèvent pour dire, au présent, toutes les dimensions – individuelle et collectives, subjectives et circonstancielles – de la condition d’exister : façon de substituer à la conquête, toujours au futur, une forme d’accueil, toujours au présent.

Index de mots-clés : Modernité, Déterminisme, Progrès, Effondrement, Critique

Abstract

How can we make sense of and live with collapse? How can we oppose the determinism of the future – conquest, progress, catastrophism – into which the present would be sucked, with the evidence and poetics of multiple presences with which it is necessary to come to terms? At the very heart of Modernity, and since its inception, voices have been raised to express, in the present, all the dimensions – individual and collective, subjective and circumstantial – of the condition of existing: a way of replacing conquest, always in the future, with a form of welcome, always in the present.

Index by keyword : Modernity, Determinism, Progress, Collapse, Criticism

1« Faire sens dans l’effondrement ». Il y a, dans cette grave proposition qui nous est adressée par Myriam Watthee-Delmotte, l’impérieuse nécessité – en tout cas est-ce ainsi que je l’ai d’abord reçue –, de répondre aux sollicitations et aux menaces du présent. L’inventaire en est devenu quasi rituel à l’entame de toute parole donnée pour lucide et responsable : crise sanitaire, climatique, géopolitique, triangulation désormais convenue et combien manifeste de nos inquiétudes, des menaces qui pèsent si lourdement sur les lieux et les mondes qui nous sont, ou nous étaient, familiers.

2Le présent, évidemment, nous oblige : loin de moi l’idée de mettre en doute la pertinence du diagnostic, au contraire ! Comme chacun d’entre nous, je fais au quotidien l’expérience de la déroute, même si, dans la situation privilégiée où je me trouve, où nous nous trouvons, je n’en éprouve encore – pour combien de temps ? – que des effets indirects. Mais la cécité, bien entendu, heureusement, nous est devenue plus difficile et nous voici tous abîmés dans le spectacle du triple effondrement que je disais, tous abîmés sous « ce ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle » sur nos insouciances si longtemps entretenues.

3« Insouciances d’avant-guerre » : c’est là un phénomène hyperconnu que l’on retrouve, comme à l’identique, à l’aube de chaque crise majeure, de chaque conflagration, de chaque conflit, de chaque déroute. Un jour, c’est la guerre qui, la veille encore, n’était qu’incertaine et abstraite, irréelle. L’histoire, sur ce point, ne nous apprend rien, ou ne nous garantit de rien, puisque nos vitesses de clairvoyance sont toujours alenties par l’ordre irrésiliable du temps, de la conscience et de la finitude, tout cela que Samuel Beckett, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quintessenciait dans cette sublime réplique d’En attendant Godot :

« Pozzo (soudain furieux). – Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? (Plus posément.) Elles accouchent sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. (Il tire sur la corde.) En avant ! »1.

4« En avant ! », donc ! En avant, alors que, peut-être, nos yeux se décillent et qu’il nous reste un peu de temps – très peu, disent les experts –, pour infléchir ou ralentir le mouvement qui conduit vers l’effondrement. « Cap au pire », pourrait-on dire encore avec Beckett, sauf à entendre, de moins en moins audibles mais tellement agissantes, les voix en vérité terriblement conservatrices qui s’obstinent à créditer le génie humain d’une puissance inchangée d’imaginer et de mettre en œuvre les solutions, essentiellement technologiques, qui permettront de lutter efficacement contre les effets en cascade du changement climatique et la multiplication des zoonoses. En avant, également, dans l’indistinction relative – Cynthia Fleury vient encore de nous le rappeler –, des registres individuels et collectifs du devenir, leur articulation, leurs étagements, leurs emboîtements, leurs muettes et tragiques syntonies.

5« En avant » ! Mais comment s’y retrouver ? Et comment penser ces avancées, « cap au pire » ou – de plus en plus évidemment compromis –, au Meilleur ? Je ne suis, pour ma part, qu’un modeste historien, un peu pédestre et sans grande voilure. Et je n’ai aucune vocation ni prétention à dire en vérité le sens des effondrements que nous vivons, encore moins, cela va sans dire, à identifier en connaissance de cause les moyens de s’en affranchir. Comme beaucoup d’entre nous, mes inquiétudes s’organisent autour de la notion d’anthropocène ou, dans une formulation plus engagée, de capitalocène, ces notions nouvelles – celle d’anthropocène a été pour la première fois proposée en 2000 dans une revue de sciences naturelles –, ces notions nouvelles qui nous permettent de comprendre l’effondrement, d’en reconnaître ou d’en interpréter certains motifs, leurs causes, leurs effets, leurs remèdes peut-être – de donner sens à l’effondrement, somme toute, mais non pas vraiment d’y faire sens, à quoi nous invite cependant la proposition de Myriam Watthee-Delmotte.

6La nuance est d’importance, en vérité décisive pour le propos que je tente de développer. En effet, les figures de l’effondrement, telles que communément nous les recevons, se déclinent toujours au futur. L’effondrement, somme toute, est toujours à venir. Il est la figure, catastrophiste, d’un devenir qui tantôt oriente et tantôt paralyse l’action, mais en tout cas, profondément, la détermine.

7C’est-à-dire, pour le dire d’une trait un peu rapide, qu’il s’inscrit dans la perspective toute téléologique d’une temporalité univoque et linéaire, orientée comme une flèche, dans une seule direction, où, – pour reprendre les termes de Bernadette Bensaude-Vincent dans son dernier livre, magnifique –, où, disais-je, « le futur guide le cours de l’histoire »2. À ce titre, le temps de l’effondrement, la manière dont nous en construisons le sens, n’est pas étranger au temps propre en lequel s’est déployé ce que l’on appelle communément la modernité. Le temps de l’effondrement ou de la catastrophe est la figure exactement jumelle du temps du Progrès. Cap au meilleur ou cap au pire : l’histoire se retourne comme un gant, peut-être, mais dans un cadre de perception exactement symétrique et, pour tout dire, inchangé. De même que dans ce cadre restent inchangées les promesses, tenues ou non tenues, de la modernité, tout l’attirail qui en accompagne les développements au cours des quatre derniers siècles.

8Il s’agissait, écrivait Descartes, en 1637, à la fin du Discours de la méthode, de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Il nous faut en rabattre aujourd’hui, assurément. Mais sommes-nous pour autant affranchis des modes d’exister, de penser, de percevoir, d’agir et d’espérer dont nous avons hérités ? Je ne le pense pas. En tout cas sommes-nous toujours déterminés par l’idée ou par l’ethos d’un présent qui serait comme aspiré par le futur – le temps linéaire qui oriente le devenir –, et par le grand récit concomitant d’une histoire qui serait placée sous la seule gouvernance et la seule responsabilité de l’espèce humaine, dont témoigne avec évidence l’idée-même d’anthropocène, donnant forme à nos inquiétudes, sans doute, mais sans rien abandonner des imaginaires qui ont donné corps à la modernité :

9« En propageant le grand récit épique de « l’humanité devenue force géologique », l’hypothèse de l’Anthropocène perpétue la tradition du temps linéaire, global, centré sur l’ascension de l’humanité »3.

10Les débats sur la « transition écologique » n’en sont-ils pas aujourd’hui l’expression parfois presque caricaturale ? Et la nécessité et les promesses de l’innovation, essentiellement technologique, psalmodiées aujourd’hui comme un mantra par tous les inventeurs de lendemains mieux chantant, ne reconduisent-elles pas, encore et encore, le même imaginaire d’une modernité désenchantée seulement en apparence ? Il en va de même de nos savoirs qui ne cessent de rejouer, dans le détail de leurs procédures et la variété de leurs objets, sciences naturelles et humaines confondues, le même projet, au fond politique, de l’éminence, de la conquête et, au mieux, de la responsabilité.

11La verticalité du connaître et de l’agir est la conséquence directe et l’opérateur continué du projet de maîtrise, au plus généralement défini, – « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » –, en lequel s’inventent les sciences modernes. La maîtrise parait-elle échapper ? Les frontières entre Nature et Culture se troubler, s’effacer ou se déchirer ? Les moyens, pourtant, nos moyens de pensée et d’action, nos moyens d’exister, ne s’en trouvent pas modifiés. Ici aussi, ici encore, la figure de l’effondrement ne nous fait vraiment changer ni de perspective ni de monde.

12Nous restons, comme malgré nous, déterminés au présent par l’idée du futur ; conduits par nos soifs de conquête et d’innovation, fussent-elles mâtinées, aujourd’hui, d’un projet de réparation ; et nous restons comme engoncés dans la verticalité des regards que nous portons sur le monde, sur les êtres et sur les choses. Envers et contre tout, nous restons modernes, quoi qu’il en soit des signes, des menaces ou des prophéties d’effondrement de la modernité.

13                                                                                                       *

14Comprenez-moi bien. D’aucune manière je ne veux, comme on dit, jeter l’enfant avec l’eau du bain, ni récuser tous les efforts consentis, aujourd’hui, pour parer les menaces d’effondrement. Je sais également tout ce que la notion de modernité, telle que trop rapidement je la convoque, peut avoir de réducteur, sinon de caricatural. Futur, innovation, verticalité : ce ne sont là, bien entendu, que quelques lignes de crête d’une réflexion qui devrait être autrement approfondie ! Mais ce sont bien elles, ces lignes de crêtes un peu trop sommairement dessinées, en lesquelles je reconnais, pour une part, nos identités aujourd’hui, la mienne tout aussi bien, si profondément déroutées.

15Alors, bien entendu, il ne s’agit pas ici, d’aucune manière, de « proposer des solutions », ni de donner sens à l’effondrement. Je ne suis, je le répète, qu’un modeste historien et l’effort dont je tente de rendre compte s’échouerait s’il conduisait à l’illusion d’une intelligence en quelque sorte prescriptive ou normative de l’effondrement ! Je voudrais plutôt faire un pas de côté et tenter ainsi, je l’espère, de mieux répondre à l’invitation de Myriam Watthee-Delmotte : faire sens dans l’effondrement, c’est-à-dire en son présent, en son actualité même ; ou faire sens malgré l’effondrement ; ou faire sens avec l’effondrement, s’il est vrai, comme le dit Beckett, que l’effondrement est une dimension structurelle de la condition subjective et que l’invitation de Pozzo – « en avant ! » –, à la fois si terrible et si tendre, nous invite à penser et à vivre au présent avec l’effondrement dont nos existences sont tissées.

16Vivre dans et avec l’effondrement dont je suis fait : c’est, à titre strictement individuel, mon modeste viatique non moderne, la petite morale portative que je tiens toujours avec moi : « En avant ! », donc, en avant, mais avec, dans et malgré l’effondrement qui, toujours au présent, donne sens à l’énigme d’exister et dès lors m’affranchit – je l’espère si vivement ! –, du carcan des verticalités, des conquêtes et des innovations de façade. Ou, pour le dire encore autrement, qui me permettrait de « Substituer à l’orgueil de la conquête, la modestie de l’accueil », ainsi que l’écrivait François Cheng dans le livre magnifique qu’il a consacré aux « Peintres chinois de la voie excentrique ».

17« Substituer à l’orgueil de la conquête la modestie de l’accueil » : cette phrase que je tiens également toujours avec moi comme un talisman et dont je comprends mieux maintenant tout le pouvoir de subversion et la puissance d’invention puisque, en effet, elle oppose au déterminisme du futur en lequel le présent, toujours, serait aspiré, l’évidence et la poétique d’un présent – ou plutôt de multiples présences –, avec lesquelles il s’agit de composer.

18La conquête se décline au futur, l’accueil toujours au présent.

19N’est-ce pas cela, au fond, que nous invite à considérer la proposition de Myriam Watthee-Delmotte. « Faire sens dans l’effondrement » : c’est-à-dire identifier les ressources, individuelles mais tout aussi bien collectives, nous permettant de ne plus penser l’effondrement dans la seule perspective, finaliste, d’un catastrophisme qui n’est que la figure inversée d’un Progrès dont les rentes, aujourd’hui, se sont si singulièrement amenuisées.

20L’effondrement n’est pas seulement de circonstance, il est aussi structurel, il est d’origine, il est natif, il est attaché, irréductiblement, à notre condition d’être humain et de vivant. Il est le lieu même où se composent et sans cesse se recomposent les fragilités irréductibles dont nous sommes l’expression et le produit.

21Alors comment procéder, sinon en identifiant, en reconnaissant, en éprouvant, en inventant des poches de densité, de sens, de savoir et d’agir qui paraissent comme indifférentes aux mouvements auxquels, communément, nous accrochons nos désirs de comprendre et de faire – futur, innovation, verticalité –, des poches d’existence « non modernes », peut-être, mais alors seulement au sens un peu restrictif et caricatural où j’ai défini, tantôt, la modernité. Car en effet, la modernité, ces quelques siècles dont nous héritons le plus directement, disons de la Renaissance à nos jours, sont bien entendu infiniment plus riches et plus complexes que ces lignes de crêtes à quoi je les ai ramenés. Ici encore, nous serions bien mal avisés – et sans doute bien arrogants, bien « modernes », encore, au sens restrictif du terme –, de prétendre faire table rase du passé et jeter ainsi, une fois encore, l’enfant avec l’eau du bain.

22Dès qu’elle s’institue, en effet, au seuil de l’Âge classique, la « triomphante solitude du sujet moderne », promis donc à la maîtrise et à la possession de la nature, est mise en balance, exactement, par son contraire. C’est cela qu’il m’importe maintenant de considérer quelques instants.

23« Nous n’avons en partage que du vent et de la fumée », écrivait Montaigne peu de temps avant Descartes, inaugurant ainsi l’exact contrechant du grand récit en devenir de la modernité, creusant dans les Essais une tout autre manière d’appréhender l’homme, le monde et l’ensemble des existants, fondée, non pas sur l’élection de l’homme, ni sa vocation à se rendre « maître et possesseur de la Nature », mais au contraire sur l’incomplétude irréductible et la diversité des conditions, quelles qu’elles soient, sur l’universelle finitude, l’étroitesse et la clôture relative de chaque situation d’existence, leur essentielle réciprocité, seule déterminant, au ras des choses, des êtres et des circonstances, comme à fleur d’exister, la possibilité de faire monde.

24« Quand je joue avec ma chatte », demande par exemple Montaigne, sapant dès l’origine tous les fondements du Naturalisme, « qui sait si elle ne tire pas plus son passe-temps de moi que je ne le fais d’elle » ?

25Montaigne, et bien d’autres jusqu’à Beckett, des guerres de religion au xvie siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale au cœur du xxe, n’ont cessé de faire sens dans l’effondrement. Ce sont les voix lunaires de la modernité, mélancoliques et tendres, rebelles et résistantes, puissances expressives des mondes fragiles, ces fragilités qui sont nôtres, dont on ne cesse, malgré tout, de renaître ; ces voix, allumées comme des lucioles dans la nuit des conquêtes ou des catastrophes et qui, d’un même chant, disent au présent toutes les dimensions, individuelles et collectives, subjectives et circonstancielles, de la condition d’exister.

26« En avant ! », donc, « En avant ! », malgré tout, « En avant ! » dans et par l’effondrement dont nous sommes faits. Peut-être est-ce là, pour une part, la garantie d’un peu plus de clairvoyance à l’égard de ce qui advient et la condition « moderne » nous permettant, effectivement », de « substituer à l’orgueil de la conquête la modestie de l’accueil »4.

Notes

1 Beckett S., En attendant Godot, 1948.

2 Bensaude-Vincent B., Temps-paysage. Pour une écologie des crises, Paris, Le Pommier/Humensis, 2021.

3 Ibidem, p. 131.

4 Discours prononcé à la séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques du 14 mai 2022.

Pour citer cet article

Carl Havelange, «Puissance expressive des mondes fragiles», La Thérésienne [En ligne], 2022 / 2 : Faire sens dans l'effondrement, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1461.

A propos de : Carl Havelange

Carl Havelange est historien et photographe. Il est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique, maître de recherches du F.R.S.-FNRS à l'Université de Liège et directeur artistique et scientifique du Trinkhall Museum à Liège.