La Thérésienne La Thérésienne -  2018 / 1 : Varia 

Présence de Dante à 750 ans de sa naissance

Pierre Jodogne

Pierre Jodogne est philologue, membre titulaire de l'Académie royale de Belgique et professeur ordinaire honoraire de l'Université de Liège. Ses travaux d'histoire littéraire et de philologie concernent principalement des écrivains français et italiens de la Renaissance : Jean Lemaire de Belges, Antonio Alamanni, Leon Battista Alberti et Francesco Guicciardini.

Résumé

Le 750e anniversaire de la naissance de Dante Alighieri (à Florence, en 1265) nous donne l’occasion de mesurer l’importance actuelle de la réception de cet auteur (à la fois penseur et poète), non seulement en Italie, mais dans les régions de langue française. Différentes qualités de fond comme de forme expliquent le puissant attrait que la Divine Comédie continue d’exercer sur les esprits, au sein même d’une culture européenne grandement déchristianisée.

Index de mots-clés : Dante, Divine Comédie, éditions critiques, Roberto Benigni., traductions

Abstract

On the occasion of the 750th Anniversary of Dante Alighieri’s birth (Florence, 1265), Dante’s relevance as a thinker and poet is reassessed, not only in Italy but also within the French speaking world. Due to its particular poetic form, the Divine Comedy continues to exert a strong literary influence, despite the decline of Christianity in European culture.

Index by keyword : critical editions, Dante, Divine Comedy, Roberto Benigni., traductions

1Dante Alighieri naquit à Florence, sous le signe des Gémeaux, un jour non connu du mois de mai de l’année 1265, il y a 750 ans.

2Cet anniversaire est de ceux qu’il est juste de saluer. Honorer « l’altissimo poeta »1, c’est aussi remplir un devoir de reconnaissance. Je n’entends faire ici ni un éloge commémoratif2, ni un rappel érudit de l’importance historique, religieuse et littéraire de celui qui fut le premier grand poète européen depuis l’Antiquité, ni même une contribution savante sur quelque point particulier de son œuvre. Je ne désire qu’attirer l’attention sur la vivante présence de Dante dans notre culture et m’interroger sur les raisons de ce puissant attrait que la Divine Comédie continue d’exercer, paradoxalement, dans une Europe de plus en plus déchristianisée.

3En 1965, pour le septième centenaire de sa naissance, un prestigieux congrès international fut organisé, à Florence, à Vérone et à Ravenne, du 20 au 27 avril, dont le discours initial fut confié au poète français Saint-John Perse, prix Nobel de Littérature en 1960, tandis que le discours final le fut au poète italien Eugenio Montale, prix Nobel, à son tour, en 1975. Si je rappelle ici l’hommage de Saint-John Perse à Dante, c’est parce qu’il fut obtenu grâce à l’intervention d’un de nos maîtres regrettés, Albert Henry, professeur à l’Université libre de Bruxelles, dont l’amitié avec le poète était bien connue. C’est pourquoi le philologue italien Gianfranco Contini, membre du Comité scientifique du congrès commémoratif et ancien compagnon d’étude d’Albert Henry à Paris, avait sollicité cette intervention. Dans la grande Salle du Palazzo Vecchio de Florence, Saint-John Perse célébra donc, dans un discours intitulé Pour Dante, « celui à qui il fut donné d’éduquer une langue et par la langue, créatrice, de forger l’âme d’un peuple ». Sur l’œuvre du poète, il prononça notamment cette phrase significative : « Nous mesurons, à pas de siècles, sa portée historique ; et plus encore le mystère de sa survivance poétique ».

4De 1965 à 2015, cinquante ans déjà se sont écoulés. Mais quels changements survenus dans notre monde occidental ! Le cadre culturel et spirituel a subi de si profondes modifications que le lecteur de 2015 ne peut ouvrir la Divine Comédie avec la même préparation ni dans le même esprit que le lecteur de 1965. L’étude des auteurs grecs et latins – fondement des « lettres d’humanité » –, quand elle n’a pas disparu de la formation intellectuelle de la jeunesse, s’est réduite à très peu de chose, de même que la connaissance des textes chrétiens ou des rites de l’Église catholique. Il en résulte que la compréhension, jadis immédiate, de l’héritage des siècles chrétiens comme de l’antiquité classique, est devenue laborieuse. Or la parole de Dante se nourrit constamment de ces deux héritages. D’autre part, le caractère de notre société s’est progressivement transformé, tant en Italie que dans les autres pays européens, en raison non seulement d’une forte immigration majoritairement musulmane, mais aussi d’une radicale évolution des mœurs. Que peut signifier aujourd’hui le terme « amour » qui ne soit en contraste avec ce qu’il signifiait chez un poète du xive siècle ? Il est évident que le discours traditionnel chrétien ne s’adresse plus, aujourd’hui, qu’à une partie, de moins en moins majoritaire, pour ne pas dire de plus en plus minoritaire, de la population. Enfin, les outils prodigieux de la récente culture audio-visuelle électronique ont largement détourné les nouvelles générations de la lecture solitaire et patiente qui doit être celle d’un long poème.

5Comment donc, dans ce contexte, ne pas s’étonner de la permanence de l’œuvre de Dante au cœur même de la culture européenne ?

En Italie

6En Italie, où le poète incarne l’âme de la nation – tant il est vrai que son effigie orne aujourd’hui les monnaies de 2 euros –, les études qui le concernent n’ont cessé, en ce demi-siècle, de s’épanouir.

7Les premiers écrits et les écrits latéraux de Dante – la Vita nuova, la Monarchia, le Convivio et le De vulgari eloquentia – ne sont pas restés dans l’ombre3. Mais, si grande que soit l’importance poétique, politique, philosophique ou linguistique de ces écrits, c’est, évidemment, autour de la Divine Comédie, l’œuvre des vingt dernières années de la vie du poète, entre 1301 et 1321, que les travaux savants ont été les plus nombreux. Les recherches philologiques ont été primordiales. On sait que les premiers manuscrits de la Divine Comédie ont disparu4, comme a disparu toute trace matérielle de la main de Dante, et l’on déplore que le poème ait été altéré très tôt dans de multiples passages. L’établissement du texte était et reste donc une question lancinante. Peu après le septième centenaire, entre 1966 et 1967, parut enfin l’édition critique, due à Giorgio Petrocchi, fondée sur ce qu’on appelle l’« ancienne vulgate », à savoir le texte antérieur à la copie correctrice qu’en fit Boccace, en 1355.

8D’autres éditions critiques ont été ensuite proposées, sur la base de choix philologiques différents5. Entre-temps, de nouveaux commentaires détaillés de l’œuvre ont été publiés6.

9Signalons aussi que c’est dans ce même demi-siècle, entre 1970 et 1978, que parurent les cinq grands volumes de l’Enciclopedia dantesca, somme admirable d’informations, qui couvre, à partir de l’œuvre de Dante, tout l’univers historique et littéraire du Moyen Âge européen.

10Mais la preuve la plus convaincante de la présence toujours vivante de Dante au sein de sa patrie, on la trouve dans le véritable exploit médiatique accompli par Roberto Benigni, l’artiste internationalement connu pour avoir réalisé et interprété en 1998 le film audacieusement intitulé La vie est belle (La vita è bella), qui décrit avec autant d’humanité que de bouffonnerie les camps de concentration nazis.

11En juillet 2006, Benigni a présenté, commenté et récité, pendant treize soirées consécutives, un chant différent de l’Enfer, à Florence, à ciel ouvert, sur une estrade construite sur le parvis de l’église franciscaine de Santa Croce, sous le regard de la statue de Dante qui s’élève à cet endroit, devant plus de quatre mille auditeurs-spectateurs massés sur la place et subjugués. Cet immense succès amena l’acteur à poursuivre l’expérience au cours des années suivantes, dans différentes autres villes italiennes, et à présenter et réciter d’autres chants, de sorte qu’on évalue à plus d’un million le nombre de spectateurs et auditeurs auxquels il a fait entendre, comprendre et aimer les vers de Dante. Benigni l’a donc bien montré : Dante peut encore susciter aujourd’hui, dans notre monde plutôt matérialiste, un émerveillement populaire.

En France et en Belgique

12Le qualificatif « dantesco » signifie en italien ce qui se rattache à Dante et, positivement, ce qui frappe par sa grandeur et sa profondeur. Différemment, dans la langue française, en raison peut-être d’une lecture limitée à l’Enfer, le qualificatif « dantesque » est toujours synonyme d’« effroyable »7.

13Il n’empêche que c’est en France, davantage peut-être que dans d’autres pays d’Europe, que l’œuvre de Dante a suscité depuis longtemps le plus vif intérêt. La première traduction française de l’Enfer, malheureusement anonyme, remonte au xve siècle8. Et la liste est longue des traductions françaises qui se sont succédé de siècle en siècle.

14Dans les cinquante dernières années seulement, on ne compte pas moins de cinq nouvelles traductions françaises de la Divine Comédie9 et plusieurs ouvrages qui s’y rapportent, dont l’un des plus significatifs est le dialogue de Philippe Sollers avec Benoît Chantre, tous deux lecteurs passionnés de Dante, dialogue intitulé précisément La Divine Comédie, en 200010.

15Il est un autre lecteur du poème de Dante que je voudrais citer ici, car c’est un savant libre-penseur, peu sensible au christianisme et totalement tourné vers l’Antiquité : l’historien Paul Veyne, âgé de 84 ans, dans son livre de Souvenirs11, en 2014, écrit ceci : « Je viens de relire la Divine Comédie pour la cinquième fois depuis ma jeunesse ».

16Moins démonstratif, moins connu du grand public, mais non moindre connaisseur du poème de Dante, fut Robert Vivier, professeur à l’Université de Liège et membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. On lui doit de très belles pages notamment sur la relation du personnage Dante avec Virgile12.

17Il est clair qu’au cours de ce dernier demi-siècle, l’œuvre de Dante, couronnée par la Divine Comédie, est restée, tant en France qu’en Italie – pour ne parler que de ces deux pays –, un passionnant objet de lecture et d’étude. Ce poème n’est donc pas, comme le Roman de la Rose, une œuvre citée seulement dans les histoires de la littérature médiévale, elle n’est pas non plus, comme l’Iliade, l’Odyssée ou l’Énéide, une œuvre admirée, toujours étudiée dans les écoles, mais dans les écoles seulement.

18*

19Qu’est-ce qui, dans la Divine Comédie, peut susciter encore aujourd’hui, si loin du xive siècle, tant de lectures ferventes et tant d’études passionnées ? Les beautés de la langue et du style de Dante, si grandes que des vers, des tercets, des passages entiers du poème s’inscrivent pour la vie dans la mémoire des lecteurs, ces beautés ne peuvent être, de toute évidence, pleinement appréciées que par ceux qui ont une sérieuse connaissance de la langue toscane.

20Mais la parole de Dante transcende heureusement sa propre forme, si bien que, même traduite, cette parole s’adresse à tout homme attentif, de quelque condition, de quelque religion qu’il soit. Non seulement l’invention de la structure métrique et la grandiose architecture imaginaire de l’au-delà s’imposent à l’admiration du lecteur, mais tout lecteur est immédiatement captivé par la voix de Dante lui-même, acteur et narrateur de cette épopée spirituelle, de même qu’il est touché, voire ému, par les destins tragiques, accidentés ou glorieux des personnalités que le poète rencontre au cours de son voyage.

21La lecture de ce long poème, qui s’étend sur 14.233 vers – mais peut tenir dans un petit livre de poche sur papier bible –, n’est pourtant pas toujours aisée ; elle exige un effort persévérant. Car l’expression de Dante, tantôt claire et tantôt voilée, devient par moments incompréhensible sans le secours d’un commentaire approprié. Elle se nourrit en effet constamment de métaphores, de métonymies ou de périphrases qui réclament une attention soutenue, ou encore d’allusions à des faits historiques inconnus de nous, qui appellent une explication. C’est pourquoi la lecture de la Divine Comédie se fait, depuis toujours, avec l’indispensable soutien d’explications linguistiques, érudites et historiques. Ces commentaires, qui se renouvellent, se corrigent et se précisent d’âge en âge, font désormais partie, eux-mêmes, du patrimoine littéraire européen.

22On ne lit donc jamais Dante tout seul. Il serait sot de vouloir entrer dans son poème naïvement, comme certains, hostiles à l’érudition, l’ont préconisé, car l’érudition retrouve ici son plus beau rôle, son sens premier de sortie de l’ignorance et d’exaltation du savoir. Le lecteur de la Divine Comédie doit donc avoir l’humilité du pèlerin, qui, pour pouvoir progresser dans son cheminement, accueille avec gratitude, comme Dante s’appuie sur Virgile, l’assistance de plus savants que lui. Les premiers commentateurs de la Divine Comédie furent Pierre et Jacques, les fils mêmes de Dante13.

23Dès le premier tercet de la Divine Comédie, l’attention du lecteur se trouve captivée. Ce tercet contient in nuce tout le sens du poème.

Au milieu du chemin de notre vie,

je me retrouvai dans une forêt obscure

car la voie droite était perdue14.

Nel mezzo del cammin di nostra vita

Mi ritrovai per una selva oscura

Che la diritta via era smarrita.

24Le poème racontera le voyage que Dante, héros de son propre récit, accomplira pour recouvrer sa liberté. Égaré comme il l’est, au milieu de la vie, dans un lieu d’effroi, dont, seul, il ne peut s’échapper, il ne sera sauvé que grâce à l’intervention de forces protectrices.

25Le thème de l’angoisse existentielle et de la perte des repères dans un état d’erreur et de folie ne peut laisser personne indifférent. Tout homme y est sensible, pour peu qu’il ait vécu, si moderne soit-il.

26Le récit de la libération de Dante par la traversée des trois règnes – du mal, de la résipiscence et de la sainteté – se fait, comme il se doit au xive siècle, dans un cadre religieux chrétien, où les références bibliques, évangéliques et liturgiques sont prédominantes, mais où – soulignons-le – les références à la littérature latine classique sont également très nombreuses. La Divine Comédie rassemble et résume en effet toute la culture médiévale au moment même où celle-ci s’apprête à développer les germes d’un âge nouveau, celui de l’humanisme.

27Sur le plan doctrinal comme sur le plan moral, l’orthodoxie catholique de Dante, quoi qu’il lui en coûte quelquefois, se veut irréprochable. Malgré de vives critiques adressées au clergé, les jugements du poète ne s’écartent jamais de ceux de l’Église. De même qu’il damne les épicuriens et les hérétiques, il damne évidemment les schismatiques. Aussi Mahomet, fondateur de l’Islam, dans le chant xxviii de l’Enfer, se voit-il cruellement puni.

28L’esprit du héros qui visite les trois règnes de l’au-delà est insatiablement curieux. Dante ne cesse de se poser des questions, d’interpeller ses guides et d’interroger sur leur destin les hommes et les femmes qu’il arrête en chemin. Et nous le suivons pas à pas, entraînés par lui-même dans son périple. Car le poète nous associe à sa recherche. Dans le premier vers déjà, il ne dit pas « au milieu du chemin de ma vie », mais « de notre vie ». Son appel à l’attention de son lecteur est permanent :

Ô vous qui avez l’intelligence saine,

considérez la doctrine qui se cache

sous le voile de ces vers mystérieux. (Inf. ix, 61-63)

O voi ch’avete li ’ntelletti sani,

Mirate la dotttrina che s’asconde

Sotto ’l velame de li versi strani.

29La rencontre de damnés, de pénitents ou de bienheureux, s’accompagne de dialogues et de réflexions qui concernent toujours la vie terrestre. Les passages les plus célèbres de la Divine Comédie sont effectivement ceux où Dante présente et fait parler les figures pathétiques ou radieuses qu’il a croisées : celles, notamment, de Francesca de Rimini, d’Ulysse ou d’Ugolino dans l’Enfer, de Sordello ou de la Pia dans le Purgatoire, de Cacciaguida, son trisaïeul, ou des disciples de saint François et de saint Dominique dans le Paradis. Et que dire de l’attachante et très humaine figure de Virgile, tant admirée par Robert Vivier, ou de la radieuse et souriante figure de Béatrice ? C’est toute l’humanité qui se trouve ainsi représentée, dans ses laideurs comme dans ses beautés. Que cette humanité soit apparemment antique ou médiévale importe peu ; elle est foncièrement, essentiellement, la nôtre.

Le discours d’Ulysse, au chant xxvi de l’Enfer, texte d’anthologie, est l’un des plus exaltants. Je ne m’arrêterai que sur celui-ci. Dante s’appuie sur la légende selon laquelle Ulysse, au terme de son périple, ne revint pas à Ithaque, mais entraîna ses compagnons dans l’aventure de la découverte du monde. Ulysse lui déclare :

« Ni la tendresse pour mon fils, ni la compassion pour mon vieux père, ni l’amour que je devais à Pénelope et qui devait faire son bonheur,

Ne purent triompher en moi de l’ardeur qui me possédait d’acquérir l’expérience du monde, des vices des hommes et de leurs vertus ;

Mais je pris la mer, la haute mer sans bornes, seul sur un navire, avec ce peu de compagnons qui ne m’ont jamais abandonné.

[…]

Mes compagnons et moi nous étions vieux, nous n’étions pas agiles quand nous arrivâmes à ce passage étroit où Hercule posa ses signaux » (au détroit de Gibraltar).

30C’est là, c’est alors, qu’Ulysse dit à ses compagnons des mots dont, à Auschwitz, en 1944, un prisonnier nommé Primo Levi se souvint pour se donner courage. Levi le raconte dans son livre de témoignage, Si c’est un homme (Se questo è un uomo), publié en 1958. Son chapitre 11 s’intitule précisément Le chant d’Ulysse. Profitant d’un moment de répit, lors d’une corvée, le prisonnier Levi tente de donner à Jean, son compagnon d’infortune, étudiant alsacien, quelque idée de ce que Dante représente pour lui.

31« Attention, ouvre grands tes oreilles et ton esprit, j’ai besoin que tu comprennes :

Considerate la vostra semenza :

fatti non foste a viver come bruti

ma per seguir virtute et canoscenza.

Considérez quelle est votre origine :

vous n’avez pas été faits pour vivre comme brutes,

mais pour ensuivre science et vertu.

32Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis ».

33Ainsi, dans l’enfer d’Auschwitz, la voix de Dante aidait un Juif à relever la tête.

34*

35En parlant à la première personne, en se mettant lui-même en scène – héros d’une aventure à la fois physique et spirituelle –, le poète exerce sur son lecteur une influence permanente, dont l’importance est, à mon avis, l’un des fondements de la force attractive du poème et à laquelle j’ai été particulièrement sensible lors de ma dernière relecture de la Comédie. Jusqu’au dernier vers de son immense poème, Dante exprime non seulement les pensées qui le travaillent, mais aussi les sentiments qui l’émeuvent – sentiments de peur, d’étonnement, de souffrance, de joie, d’admiration, d’émerveillement –, et cela jusqu’aux larmes souvent, parfois même jusqu’à l’évanouissement.

36Dante, acteur et narrateur, est l’homme de chair qui confère aux mondes immatériels qu’il visite un aspect parfaitement matériel, une réalité concrète. C’est physiquement qu’il entreprend le voyage que lui conseille Virgile. Il évolue non dans un rêve ni dans un monde allégorique ou fantastique, mais dans un univers peuplé d’humains qui ont fait, mal ou bien, l’expérience de la vie.

37Le poète a imaginé son Enfer, son Purgatoire et son Paradis comme autant de lieux concrètement structurés. Le Purgatoire, lieu de purification et d’espérance, était à l’époque, on le sait, une invention de la croyance populaire que l’Église venait à peine d’accepter (en 1274) comme un article de foi. C’est Dante qui a donné à ce lieu l’aspect d’une montagne à gravir, au sommet de laquelle se trouve le jardin de l’innocence retrouvée, le Paradis terrestre.

38Dante s’engage donc dans l’au-delà avec toute son humanité, charnelle autant que spirituelle. Pour décrire ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il perçoit, il a très fréquemment recours à des comparaisons qui le ramènent dans notre monde vivant et lui donnent l’occasion d’esquisser en quelques vers des tableaux colorés de la vie rurale, artisanale ou citadine. Ses descriptions colorées de la gelée matinale (Inf. xxiv,1-15), du passage d’un troupeau (Purg. iii,79), du travail dans l’arsenal de Venise (Inf. xxi,7) et de tant de situations de l’existence ordinaire, sont de vrais médaillons ou miniatures.

39Le héros est par ailleurs constamment pressé, soucieux de ne rien perdre du temps dont il dispose et conscient du perpétuel changement des choses, en conséquence de quoi toute gloire humaine est une vanité (« la vostra nominanza è color d’erba », Purg. xi, 115).

40L’attention du poète n’est pas seulement tournée vers l’extérieur, elle se concentre parfois sur l’intérieur de son propre esprit, dont il analyse les mouvements, les faiblesses et les instants particuliers, distinguant toujours intelligence (Inf. xxiii,10), mémoire et imagination (Purg. xvii,13). Voyez comment il observe en lui-même l’animation des idées :

Une pensée nouvelle pénétra mon esprit

Dont il naquit plusieurs autres fort diverses

Et de l’une à l’autre j’errai si bien

Que par plaisir je refermai les yeux,

Et ma pensée finit en rêverie. (Purg. xviii, 141-145)

Novo pensiero dentro a me si mise,

Del qual più altri nacquero e diversi ;

E tanto d’uno in altro vaneggiai

Che li occhi per vaghezza ricopersi

E ’l pensamento in sogno trasmutai.

41Il décrit aussi la capacité qu’a l’imagination de s’abstraire du monde physique :

Ô puissance d’imaginer, toi qui nous emportes

Parfois si loin hors de nous qu’on ne s’aperçoit pas

Que sonnent alentour mille trompettes,

Qui te met en mouvement, si les sens ne t’excitent ?

O imaginativa che ne rube

Tal volta sì du fuor, ch’om non s’accorge

Perché dintorno suonin mille tube,

Chi move te, se’l senso non ti porge ? (Purg., xvii, 13-16)

42Quant au langage, le poète s’exprime fréquemment et avec perspicacité sur les limites des moyens linguistiques dont il dispose pour rapporter ce qu’il comprend15. En conséquence, pour traduire en mots les réalités transcendantes qu’il perçoit, il n’hésite pas à forger des nouveaux termes.

43Dante, ne l’oublions pas, est un homme meurtri, que sa patrie, ravagée par les luttes intestines, a exilé. Sa souffrance se traduit par de constantes allusions soit à la situation politique de Florence et de l’Italie, soit à la lutte entre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial. Aussi les faits particuliers, régionaux ou locaux auxquels il se réfère acquièrent-ils, dans son poème, une signification symbolique universelle. Dante, poète, assume alors les traits du prophète, de celui qui avertit, blâme et rappelle le bien.

44Celui que Virgile a sorti de la forêt d’angoisse est avidement désireux d’accéder à l’entière possession de la liberté morale, qui donne accès à la pleine connaissance et à la joie spirituelle. Dante, platonicien, sait que l’homme est né pour s’élever (« Ô race humaine, née pour voler au ciel, / pourquoi tomber ainsi au moindre vent ? »16) et pour accéder à des réalités supérieures (« Ne vous apercevez-vous pas que nous sommes des larves, nés pour former ce papillon du ciel qui s’envole vers la justice »17). Il reproche donc à ses contemporains de se contenter d’une existence médiocre (« Le ciel vous appelle et tourne autour de vous et vos yeux restent fixés sur la terre »18« Ô soucis insensés des hommes, combien sont en défaut ces syllogismes qui vous font battre les ailes vers la terre ! »19).

45Le poète atteindra son affranchissement moral et spirituel au bout de son ascension de la montagne du Purgatoire, quand Virgile, avant de le quitter et de le confier à la conduite de Béatrice, le déclarera désormais parfaitement libre :

« N’attends plus de moi ni paroles ni gestes :

ton jugement est libre, droit et sain,

il serait mal de ne pas en suivre la conduite ;

c’est pourquoi je te donne sur toi-même

le pouvoir de la couronne et de la mitre. » (Purg. xxvii, 139-142).

Non aspettar mio dir più né mio cenno :

Libero dritto e sano è tuo arbitrio,

E fallo fora non fare a suo senno :

Perch’io te sovra te corono e mitrio

46Dante découvrira ce qu’est la joie céleste au chant xxx du Paradis et la traduira dans ces trois vers ascendants :

Lumière de l’esprit pleine d’amour,

amour du véritable bien, plein d’allégresse,

allégresse qui surpasse toute douceur. (Par. xxx, 40-42)

Luce intellettual piena d’amore,

amor di vero ben pien di letizia,

letizia che trascende ogni dolzore.

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48L’univers de Dante n’est certes plus le nôtre, pas plus que son Europe ou que sa Chrétienté, mais la parole du poète nous atteint encore, nous enchante et nous stimule, tant par la plénitude de son témoignage humain que par ses qualités poétiques.

49S’il est vrai que les nouvelles générations ne connaissent plus le latin, ne sont plus formées par les « lettres d’humanité » classiques, sont ignorantes du christianisme et ne sont plus à même de comprendre le Moyen Âge, il reste toutefois vrai que la Divine Comédie n’est pas pour autant une œuvre embaumée, honorée seulement parce qu’on l’a sacralisée. Tandis qu’elle attire toujours l’intérêt des doctes, elle peut encore surprendre les foules, dès lors qu’un présentateur a le talent d’en montrer les beautés.

50Pour toutes les raisons que nous avons évoquées, cette œuvre appelle encore et appellera des lecteurs. Tous ne pourront pas en faire une lecture exhaustive, mais tous, comme dans la visite d’une cathédrale, guidés par Dante lui-même, acteur et narrateur, seront inévitablement sensibles à l’esprit qui en émane. À l’intérieur d’une forme chrétienne et médiévale, ils y entendront l’appel à la plus haute des recherches20.

Notes

1   Expression employée par Dante lui-même (Enfer, IV, 80) pour désigner Virgile.

2   Cette année 2015 ne sera sans doute pas, ni en Italie, ni dans le monde, l’année des plus grandes manifestations en l’honneur du poète, car ces manifestations se préparent pour l’année 2021, pour le septième centenaire de sa mort, survenue le 14 septembre 1321. Son chef-d’œuvre à peine achevé, Dante mourut à Ravenne à l’âge de 56 ans.

3   Rappelons que son œuvre poétique de jeunesse a brillé dans la Florence de la fin du XIIIe siècle à côté de celle de son ami Guido Cavalcanti et que la Vita Nuova a gardé jusqu’à nos jours un charme original. La Monarchia est un traité politique qui seul aurait suffi à assurer la renommée de Dante, par la séparation qu’il préconise du pouvoir religieux et du pouvoir politique, du Pape et de l’empereur. Quant au Convivio, il contient des réflexions philosophiques qui seront ensuite exploitées dans l’œuvre majeure. Enfin le traité qui concerne la langue vulgaire et son usage poétique, le De vulgari eloquentia, est le premier traité linguistique de l’Europe romane. Dante y décrit les différentes formes de la langue vulgaire de la Péninsule et prend la défense de son usage littéraire.

4   La copie la plus ancienne est le manuscrit 1083 de la Biblioteca trivulziana de Milan, daté de 1337, de seize ans postérieur à la mort de l’auteur.

5   Celles d’Antonio Lanza, en 1995, de Federico Sanguineti, en 2001, et de Giorgio Inglese, en 2007 (Enfer) et 2011 (Purgatoire). Mais le travail de Giorgio Petrocchi continue de s’imposer comme le plus solide.

6   Par Emilio Pasquini et Antonio Quaglio, en 1988, puis par Anna Chiavacci Leonardi, en 1999-2001. Ces travaux ont eu le mérite de mettre à jour, mais sans le rendre obsolète, le commentaire de Natalino Sapegno, publié de 1955 à 1957, qui avait aidé de nombreuses générations d’étudiants dans la lecture du poème.

7   On observe la même distorsion malheureuse dans le qualificatif « machiavélique », qui désigne, en français et en français seulement, un comportement « rusé et perfide », suggéré par la seule lecture du Prince, alors que, mieux connu, Machiavel, foncièrement républicain, ne peut qu’inspirer de la sympathie.

8   Elle est conservée dans le manuscrit L. III. 17 de la Biblioteca Nazionale Universitaria de Turin.

9   L’année 1965 vit paraître la traduction française de la Divine Comédie par André Pézard dans la “Bibliothèque de la Pléiade” au sein du recueil des Œuvres complètes du poète, traduction délibérément archaïsante, ainsi que l’édition bilingue intégrale du poème dantesque publiée par les « Libraires associés » (« pour le 7e centenaire ») avec la traduction de Louise Espinasse-Mongenet. Citons ensuite la traduction, volontairement modernisée, de Jacqueline Risset, publiée de 1985 à 1990, puis celle Christian Bec, en 1996, et enfin celle de Jean-Charles Vegliante, de 1996 à 2007. Le travail de Jacqueline Risset a sans conteste été le plus diffusé jusqu’ici. J’avoue que la traduction française qu’il m’arrive de consulter encore avec profit est celle d’Alexandre Masseron, rédigée en versets de prose, et publiée entre 1947 et 1950.

10   Parmi les ouvrages érudits les plus remarquables consacrés au poète florentin, signalons celui de Jacques Le Goff sur la Naissance du Purgatoire, en 1981, qui accorde à Dante la place importante qui lui revient. Le Purgatoire est la partie de la Divine Comédie où Dante a donné à ce lieu de l’au-delà, récemment accepté par l’Église, une structure, une forme et une architecture. C’est là que le poète a le mieux parlé des artistes, des musiciens et des peintres.

11   Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Souvenirs, Paris, Albin Michel, 2014, p. 231.

12   Ses premières pages sur Dante – une étude intitulée Ce que Virgile fut pour Dante – parurent en 1937. Sa traduction commentée d’extraits de la Vita Nuova et de la Divine Comédie, parut un peu plus tard, en 1941. Cinq essais sur la Divine Comédie suivirent entre 1951 et 1969. Deux d’entre eux furent écrits en 1965 pour honorer le septième centenaire de la naissance du poète. Celui qui intéresse Vivier n’est – on s’en doute – ni l’homme politique, ni le théologien, ni l’encyclopédiste, mais l’artiste, uniquement. Vivier s’interroge tout particulièrement sur la signification du choix que Dante fit de Virgile, autre poète, comme guide de son propre personnage dans la traversée l’Enfer et l’ascension du Purgatoire.

13   Pourquoi cette œuvre austère s’appelle-t-elle une « comédie » ? C’est Dante lui-même qui l’a nommée ainsi (Enfer, XVI, 128, et XXI, 2), donnant à ce terme le sens technique qu’il avait dans la rhétorique médiévale, laquelle distinguait trois styles : le style tragique, réservé aux sujets graves et nobles (dans l’Enfer, XX, 113, Virgile appelle l’Énéide « l’alta mia tragedia »), le style élégiaque, réservé aux sujets populaires et triviaux, puis, précisément, le style comique, qui accorde à l’auteur la liberté du registre moyen, propre à la « comédie ». L’adjonction du qualificatif divine est due à Boccace, en raison tant de la beauté que du sujet du poème.

14   L’interprétation hésite entre l’effet ou la cause : « une forêt à ce point obscure que la voie droite était perdue » ou « dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue ».

15   Enfer, xxvii, 4.

16   O gente umana per volar su nata, perché a poco vento così cadi ? (Purg., xii, 95-96).

17   Non v’accorgete voi che noi siam vermi, / nati a formar l’angelica farfalla / che vola alla giustizia senza schermi (Purg., x, 124-126).

18   Chiamavi il ciel e ‘ntorno vi si gira / e l’occhio vostro pur a terra mira (Purg., xvi, 149).

19   O insensata cura dei mortali / quanto son difettosi sillogismi / quei che ti fanno in basso batter l’ali ! (Par., xi, 1-3).

20   Cet article est la version revue de l’exposé présenté en séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique le 4 mai 2015.

To cite this article

Pierre Jodogne, «Présence de Dante à 750 ans de sa naissance», La Thérésienne [En ligne], 2018 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=156.