La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Philippe Van Parijs

Éloge de Jacques Drèze1

(2025 / 1 : Varia)
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Résumé

Éloge de Jacques Drèze, membre honoraire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, décédé le 25 septembre 2022. Économiste, il était professeur émérite de l’Université catholique de Louvain.

Index de mots-clés : Économétrie, Économie mathématique, Politique économique, Incertitude, Engagement chrétien

Abstract

Eulogy of Jacques Drèze, honorary member of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, died on September 25, 2022. Economist, he was emeritus professor of the Université catholique de Louvain.

Index by keyword : Econometrics, Mathematical economics, Economic policy, Uncertainty, Christian engagement

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1Pédagogue unanimement apprécié, chercheur d’envergure mondiale, entrepreneur académique sans égal, grand intellectuel engagé, Jacques Drèze est né à Verviers le 5 août 1929.

2Il est le fils du patron d’une banque d’affaires principalement au service de l’industrie textile verviétoise. Après ses études secondaires, il s’inscrit en philosophie à l’Université catholique de Louvain. Mais à la suite du décès accidentel de son frère aîné, il décide de rester à Verviers pour y prêter main forte à son père. En parallèle, il s’inscrit à l’Université de Liège et y obtient en 1951, avec la plus grande distinction et — dit-il — sans guère avoir suivi les cours, des licences en sciences économiques et en sciences commerciales et financières. C’était, dira-t-il plus tard, avant que la science économique moderne n’ait atteint Liège.

3Grâce à une bourse de la Belgian American Educational Foundation, Jacques Drèze part ensuite à l’Université Columbia (New York), où il est guidé par les futurs prix Nobel George Stigler et William Vickrey. À l’instigation de Stigler, il effectue des séjours dans d’autres centres de recherche florissants (Harvard, Michigan, Chicago, Carnegie), ce qui lui permet de côtoyer d’autres grands noms de la science économique, dont les futurs prix Nobel Paul Samuelson, Wassily Leontief, Gérard Debreu, Herbert Simon et surtout Franco Modigliani, avec qui il développera par la suite une longue et fructueuse collaboration. Après un service militaire en tant qu’expert en recherche opérationnelle au quartier général de l’armée belge, il retourne aux États-Unis en 1957-58 comme assistant professor à Carnegie (Pittsburgh) et obtient son doctorat en économie de l’Université Columbia en 1958 avec William Vickrey comme promoteur.

4Il est alors nommé chargé de cours à l’Institut des sciences économiques de l’Université catholique de Louvain, où il est promu professeur ordinaire dès 1962, à l’âge de 33 ans. En parallèle, il occupe à plusieurs reprises des positions de professeur invité à Carnegie, Northwestern, Chicago et Cornell. En 1989, à l’âge de 60 ans, il anticipe son éméritat pour faire un tour du monde en voilier avec son épouse, rejoint à l’une ou l’autre reprise par chacun de leurs cinq fils, dont Jean, l’économiste aujourd’hui de nationalité indienne auquel notre classe aurait voulu voir décerner le Prix de l’Académie il y a deux ans. Après son retour de ce grand voyage, Jacques Drèze reste un professeur émérite très présent et très actif pendant trois décennies. Habitant de Wavre, c’est cependant dans un hôpital de sa ville natale qu’il décède — alors qu’il était en convalescence à Spa — le 25 septembre 2022, à l’âge de 93 ans.

Pédagogue et chercheur

5Pédagogue unanimement apprécié, les qualités didactiques de Jacques Drèze ne se sont pas seulement déployées dans les cours d’économétrie et de théorie de l’équilibre général qu’il a enseignés à des générations d’économistes louvanistes. Elles ont également profité aux étudiants adultes du cours qu’il a accepté de donner pendant de nombreuses années en soirée et le week-end dans toute la Wallonie dans le cadre de la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES) organisée conjointement par le Mouvement ouvrier chrétien et l’Université. De manière plus occasionnelle elles ont même profité aux participants des séminaires auxquels il a continué d’assister bien au-delà de son éméritat. Il n’avait pas son pareil pour reformuler de manière intuitive l’essentiel des résultats mathématiques présentés par l’orateur et pour en faire voir la pertinence pour des problèmes socio-économiques réels.

6En tant que chercheur, Jacques Drèze a abordé des thématiques extrêmement diverses relevant de l’économétrie et de la théorie économique aussi bien que de la politique économique. Une grande partie de ses recherches a conduit à des publications co-écrites avec une cinquantaine de co-auteurs de tous âges et de toutes nationalités, parmi lesquels les prix Nobel Franco Modigliani et Robert Aumann, ainsi qu’un certain nombre de ses doctorants. Jacques Drèze a dirigé une vingtaine de thèses de doctorat, dont celle d’Henry Tulkens (la toute première) ainsi que celle de notre confrère Jean-Paul Lambert. Il trouvait la direction de thèses de doctorat particulièrement stimulante et a dit regretter que sa retraite anticipée l’en ait privé.

7Dans le domaine de la théorie économique, Jacques Drèze n’était pas satisfait de la dichotomie traditionnelle entre la microéconomie dite « néo-classique », qui vise à comprendre l’économie comme une interaction complexe entre agents rationnels, et la macroéconomie dite « keynesienne », qui vise à comprendre l’économie comme une interaction entre des agrégats tels que le PIB, le taux de chômage ou le niveau des prix. Il s’est dès lors attelé à les intégrer l’une et l’autre dans le cadre de l’ambitieuse théorie de l’équilibre général, qui s’efforce de modéliser l’interdépendance entre l’ensemble des marchés constitutifs d’une économie.

8Une telle intégration exige de la théorie de l’équilibre général qu’elle se rapproche de la réalité en faisant une large place à l’incertitude — un thème déjà central dès sa thèse de doctorat à Columbia, Individual decision-making under partially controllable uncertainty — et par suite des marchés incomplets, aux risques non-assurables et à la rigidité des prix et des salaires. Selon Jacques Drèze, une telle approche permet de mieux guider l’élaboration de politiques économiques et aussi, plus fondamentalement, la réflexion sur les systèmes économiques. Elle a par exemple contribué à inspirer son analyse du fonctionnement d’une économie entièrement composée de coopératives gérées par leurs travailleurs (Labour Management, Contracts and Capital Markets, 1989).

Recordman des DHC

9Sans surprise, cette intense activité de chercheur, dont la qualité et l’originalité sont unanimement reconnues, lui ont valu de nombreuses distinctions scientifiques. Il était notamment membre de l’American Academy of Arts and Sciences, de la British Academy, et de l’Académie des Sciences néerlandaise. Notre Académie lui a décerné le prix Émile de Laveleye en 1993 et l’a élu comme membre de notre classe en 2000. Il a cependant souhaité être mis « hors-cadre » dès 2004. (C’était avant le grand dépoussiérage entamé quatre ans plus tard par Hervé Hasquin.)

10Jacques Drèze est en outre le titulaire de dix-neuf doctorats honoris causa : deux en Belgique — Anvers et Liège —, quatorze ailleurs en Europe, et trois ailleurs dans le monde — Montréal, Chicago et Jérusalem. Vu ses positions sur la question palestinienne, le plus récent des dix-neuf — Hebrew University (2015) — était le moins évident à accepter. (Ces positions lui avaient même valu d’être arrêté par les autorités israéliennes en 1992, lors de la Walk for a Peaceful Future in the Middle East co-organisée par son fils Jean.) Mais le département d’économie — dont le membre le plus éminent était l’ultra-sioniste Robert Aumann, ami de longue date de Jacques Drèze et un de ses co-auteurs — n’ignorait rien des convictions de son docteur honoris causa, qui n’a pas manqué de les évoquer dans son discours de réception.

11Que Jacques Drèze n’ait reçu ni le Prix Francqui (en 1977), ni le prix Solvay (en 2005) est une anomalie qu’expliquent des circonstances fortuites. Qu’il n’ait pas reçu le prix Nobel — au contraire de plusieurs de ses collègues et amis proches —, alors qu’il était régulièrement mentionné parmi les nobelisables, peut être attribué à l’extrême diversité de ses contributions. Même si la littérature économique parle maintenant de « Drèze priors » en économétrie, d’un « Drèze criterium » et d’un « Drèze equilibrium » en théorie économique, son œuvre scientifique est moins facilement que pour d’autres associable à une grande percée.

Entrepreneur académique

12Et puis surtout, comme Jacques Drèze le dit lui-même dans un entretien de 2005 avec Pierre Dehez et Omar Licandro « [sa] contribution à la science économique en Europe a consisté principalement à encourager, promouvoir et faciliter la recherche d’autres plutôt que dans [ses] recherches personnelles ». Et en effet, personne n’a joué un rôle plus décisif dans le développement de l’économie mathématique en Europe. Arrivé à Louvain en 1958, l’intense activité intellectuelle des grandes universités américaines lui manque cruellement. Il conçoit dès lors de créer à Louvain un centre de recherche interdisciplinaire et international associant économistes et ingénieurs. Grâce à ses contacts nord-américains, il parvient à obtenir un important financement de la Fondation Ford qui permettra, avec l’appoint de l’université, de créer de nouveaux postes de professeur et d’accueillir de nombreux visiteurs étrangers.

13Ce sera le Centre for Operations Research and Econometrics (CORE), que Jacques Drèze fonde en 1966 au sein de l’Université de Louvain encore unitaire, qu’il dirige jusqu’en 1971, qu’il préside jusqu’en 1983 (y compris donc au moment du transfert d’Heverlee à Louvain-la-Neuve en 1977), et qu’il continue à soutenir par sa présence active et ses nombreux contacts jusque dans ses toutes dernières années. Surtout à l’époque pionnière où Jacques Drèze le dirigeait, le CORE n’était pas seulement un centre de recherches unique en son genre en Europe, où professeurs, chercheurs et doctorants vivaient l’excitation d’une collaboration exigeante et contribuaient à la construction d’un dense réseau international. C’était aussi, selon celles et ceux qui ont eu le privilège d’en faire partie, une communauté humaine chaleureuse à laquelle la famille du fondateur était étroitement associée et dont beaucoup de visiteurs conservent un souvenir ému.

14Inspirés par le CORE, d’autres centres analogues se sont ultérieurement créés ailleurs en Europe, souvent par d’anciens doctorants ou visiteurs du CORE, mettant ainsi fin à une suprématie totale des institutions anglo-saxonnes dans cette discipline que beaucoup — à tort ou à raison, pour s’en réjouir ou s’en lamenter — considèrent comme la discipline-reine des sciences humaines : l’économie mathématique. Dans la foulée de la création du CORE et dans le même esprit, c’est à Jacques Drèze qu’on doit une autre initiative pionnière : la création, au début des années 1970, d’un Advanced MSc in Economics, qui fut, avec les BA en philosophie et en théologie créés vers la même époque à la KU Leuven, le tout premier programme universitaire belge en langue anglaise.

15Parallèlement, tout en jouant un rôle important au sein de la communauté scientifique mondiale, notamment comme co-éditeur de la revue Econometrica de 1964 à 1969, comme président de l’Econometric Society en 1970 et comme président de l’International Economic Association de 1996 à 1999, Jacques Drèze est à l’initiative du lancement, en 1979, du European Doctoral Programme in Quantitative Economics, en coopération avec la London School of Economics et l’Université de Bonn, ainsi que de la création, en 1985, de la European Economic Association, dont il est le premier président. Par ces initiatives et dans ces diverses fonctions qui ont absorbé une grande part de son temps et de son énergie, Jacques Drèze a inspiré directement et indirectement bien d’autres initiatives, facilité bien des collaborations, suscité bien des vocations.

Intellectuel engagé

16Enseignant et chercheur admiré, entrepreneur académique hors du commun, Jacques Drèze était aussi un intellectuel engagé, et cela d’abord au sein de son université. En 1967, il publie avec Jean Debelle, à la demande de la Fondation Industrie-Université, un petit livre intitulé Conceptions de l’Université, dans lequel il plaide notamment — bien avant qu’elle n’entre dans les mœurs — pour la mobilité internationale des étudiants comme des professeurs. Ce livre contribuera à inspirer l’année suivante le Groupe de programmation académique (GPA) mis en place par le Conseil académique de l’UCL en juillet 1968 pour repenser en profondeur l’avenir de l’Université dans le contexte de son transfert forcé à Louvain-la-Neuve et des contestations étudiantes en Belgique et à l’étranger. Avec nos défunts confrères François Rigaux et Jacques Taminiaux, Jacques Drèze figure parmi les sept professeurs qui constituent le groupe à ses débuts (avant de céder la place à son collègue Albert Kervyn). Ultérieurement, il est aussi à diverses reprises membre de la délégation syndicale du personnel académique au Conseil d’entreprise. Et lorsqu’en 1996, l’Université fut forcée de faire des économies drastiques en raison de la crise financière de la Communauté française, il propose, avec Albert Kervyn, que les professeurs acceptent volontairement une réduction de leurs salaires.

17L’engagement de Jacques Drèze ne s’arrêtait bien sûr pas aux frontières de son université. Son œuvre de chercheur, d’enseignant et d’entrepreneur académique était largement motivée par la conviction que de meilleurs outils d’analyse des données et une théorie économique rigoureuse pourraient contribuer à résoudre les problèmes économiques auxquels nos sociétés font face et à rendre celles-ci moins injustes. Particulièrement préoccupé par le chômage, il a consacré beaucoup d’efforts à la détermination des conditions sous lesquelles diverses politiques de résorption du chômage pouvaient réussir. Ainsi, avec Edmond Malinvaud, professeur au Collège de France (et membre associé de notre classe dont Mathias Dewatripont a fait l’éloge en 2021), il a coordonné en 1994 une initiative européenne plaidant pour une politique de relance qui combine investissements publics, baisse des taux d’intérêt, modération salariale, suppression des cotisations sociales sur les bas salaires et taxe européenne sur les émissions de CO2 et sur les revenus du capital.

18Très affecté par le conflit communautaire qui a mis fin à l’expérience du CORE comme entité bicommunautaire fonctionnant à Leuven en anglais, il a également porté un intérêt constant à la dimension économique de la relation entre les composantes de la Belgique. Témoin par exemple un étonnant essai sur les conditions auxquelles une région souhaitant faire sécession d’un état membre de l’Union européenne pour des raisons identitaires doit satisfaire, en particulier quant au partage de la dette publique, pour préserver la solidarité et éviter l’opportunisme économique ("Regions of Europe: A feasible status, to be discussed", Economic Policy, 1993). C’est aussi à Jacques Drèze qu’a été confiée la lead piece (On the interaction between subsidiarity and interpersonal solidarity, 2009) de l’événement et du e-book qui ont inauguré l’initiative bi-communautaire Re-Bel (Rethinking Belgium’s Institutions). Cartes blanches et panels télévisés n’étaient pas dans son style. Pour être peu visible, son impact — en profondeur et à long terme — sur le débat public belge et européen n’en est pas moins bien réel.

19Comme cet autre grand intellectuel engagé qu’a été son ami Jean Ladrière, Jacques Drèze n’a jamais caché que son engagement social était aussi un engagement chrétien, même si certains aspects de la chrétienté institutionnelle l’offusquaient. Dans ses jeunes années, Jacques Drèze a été responsable national de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Son activité au service d’un programme coorganisé par le MOC et au sein d’une cellule syndicale de la CSC en témoignent également, de même que sa participation, dans les années 1990, aux activités de l’Académie pontificale des sciences sociales, présidée à l’époque par Edmond Malinvaud.

20Les funérailles de Jacques Drèze ont été célébrées à l’église Saint François de Louvain-la-Neuve. Le catafalque était vide, le défunt ayant exprimé le souhait de faire don de son corps à la science. Également selon les vœux du défunt, la cérémonie n’a pas été présidée par un prêtre. Elle l’a été par une de ses anciennes étudiantes, la prorectrice Marthe Nyssens. Pour Jacques Drèze, en effet, le statut subordonné auquel l’Église catholique condamne les femmes constituait une forme intolérable de discrimination qu’il ne pouvait pas avaliser.

21À peine arrivé à Louvain, doctorat en poche, en 1958, Jacques Drèze est entré en douce rébellion contre une science économique poussiéreuse et une université refermée sur elle-même. C’est aussi par un acte de douce rébellion qu’il a quitté Louvain-la-Neuve, bardé de dix-neuf doctorats supplémentaires, 64 ans plus tard. Pour cette raison et pour bien d’autres, il restera pour toutes celles et ceux qui l’ont connu, une inoubliable source d’inspiration2.

Notes

1 Je remercie vivement Pierre Dehez, Jean Drèze, Mathias Dewatripont et Jean-Paul Lambert pour leur précieux feedback sur une version antérieure de ce texte, et Véronique Fillieux, responsable des Archives Jacques Drèze à l’UCLouvain, pour de précieux compléments d’information.

2 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 7 octobre 2024.

To cite this article

Philippe Van Parijs, «Éloge de Jacques Drèze1», La Thérésienne [En ligne], 2025 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1773.

About: Philippe Van Parijs

Philippe Van Parijs est membre titulaire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie royale de Belgique.