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De la permanence et de la recomposition des élites
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L’analyse de la composition des élites économiques et politiques sur le territoire de la Belgique de la fin de l’Ancien Régime au début des années 2000 fait ressortir la lenteur de l’évolution des structures sociales et des mentalités par rapport à celle de l’économie et du système politique. Elle met à mal bon nombre de mythes.
Abstract
Analysing the composition of economical and political elites on Belgium’s territory since the end of « Ancien Régime » till the early 2000s brings out how slowly social structures and mentalities evolve versus economy and political system. It undermines number of myths.
Table of content
1La remise en question, souvent virulente, des classes dirigeantes européennes en ce début du xxie siècle invite à une réflexion sur les élites économiques et politiques aux xixe et xxe siècles1.S’aventurer dans une analyse à long terme des élites belges nous entraîne inéluctablement à envisager les structures sociales des territoires de la Belgique d’aujourd’hui avant la création de l’État belge en 1830.
2Remonter à l’aube du xixe siècle reviendra, par conséquent, à prendre en compte des régions qui ont subi, plusieurs décennies durant, une succession de révolutions, de guerres et de régimes politiques. Les provinces des anciens Pays-Bas autrichiens et la principauté de Liège, annexés en 1795 par la France révolutionnaire, sont réorganisées en neuf départements administrés par un État centralisé. À une société aux pouvoirs décentralisés et fractionnés, dont la hiérarchie était fondée sur les privilèges et l’hérédité des droits, s’est substitué le principe d’un État de droit dont les citoyens sont libres et égaux devant la loi. Le rattachement des départements belges au royaume des Pays-Bas après la chute de Napoléon débouche sur une restauration partielle de l’Ancien Régime. La révolution belge de 1830 y met fin avec la fondation d’un État indépendant doté d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire.
3Dans une première partie, cet article retracera à grands traits l’évolution de la composition des élites économiques et politiques aux xixe et xxe siècles. La seconde sera consacrée à une analyse sur la longue durée des milieux du pouvoir sur le territoire de la Belgique depuis la fin de l’Ancien Régime.
I. Évolution de la composition des élites économiques aux xixe et xxe siècles
4Six périodes se dégagent de l’analyse du sommet de la hiérarchie sociale au cours des xixe et xxe siècles. Elles sont balisées à la fois par l’évolution de l’économie et du système politique.
De la fin de l’Ancien Régime à la révolution de 1830 : transition d’une société d’ordres à une société de classes.
5C’est au cours de cette période que prend naissance le clivage catholique/libéral prédominant au sein des élites de la société belge du xixe siècle. Le régime français a aboli en une vingtaine d’années le statut et les pouvoirs de la noblesse sans avoir fait disparaître pour autant les classes supérieures de l’Ancien Régime. Par contre, il a largement ouvert l’accès au pouvoir à de nouvelles élites et consolidé le processus de francisation de la haute société en cours durant la seconde moitié du xviiie siècle.
De 1830 à la fin du xixe siècle : les classes supérieures de l’« État bourgeois ».
6La révolution de 1830 favorise l’accès au pouvoir de nouvelles élites politiques issues en majorité du milieu des jeunes juristes formés dans les universités et bloquées dans leurs perspectives de carrière par les classes dirigeantes du régime hollandais. Au milieu du siècle, la Belgique sera d’ailleurs surnommée « le royaume des avocats ». Toutefois, les violences populaires attisées par la crise économique durant les premières semaines de la révolution, et l’incertitude quant à la viabilité du nouvel État, ont imposé d’y rallier les citoyens les plus riches et les plus influents des provinces belges, en l’occurrence les grands propriétaires fonciers et l’élite des milieux d’affaires, banquiers, négociants, industriels. Considérée comme la plus libérale de son époque, la constitution belge, votée en février 1831 par le Congrès national, n’en réserve pas moins le droit de vote à une minorité qui représente seulement quelques pour cent de la population. Elle stipule la liberté et l’égalité entre tous les citoyens, mais reconnaît au Roi le droit de « conférer des titres de noblesse sans pouvoir jamais y attacher aucun privilège »2. Au milieu du xixe siècle, la Belgique est devenue le pays industriel le plus avancé du continent où la présence de la haute bourgeoisie d’affaires s’est affirmée dans les cercles du pouvoir. Pour tout patron d’entreprise un tant soit peu prospère, l’accès à la notabilité passe par le mandat électif, au moins à l’échelle communale ou provinciale à défaut du Parlement. Certains grands industriels occupent un siège parlementaire des décennies durant.
De la fin du xixe siècle à la première guerre mondiale : émergence de nouvelles élites à l’apogée de l’État-nation
7Au cours de cette période, les milieux du pouvoir économique et politique doivent faire face aux clivages nés de la question sociale et de la question linguistique. Du fait de l’internationalisation croissante de l’économie belge, Bruxelles s’affirme comme la capitale économique du pays et accède au premier rang des places financières de second plan en Europe. L’adoption du suffrage universel tempéré par le vote plural en 1893 ouvre la voie à la démocratisation de la vie politique et à l’intervention de l’État dans les relations sociales. La substitution de la « pilarisation » au clivage libéral/catholique des classes dirigeantes génère de nouvelles voies d’accès au pouvoir. C’est une phase majeure de l’histoire du pays où s’oppose un processus de fusion nationale de nombreux réseaux de la société aux forces centrifuges nées de la question linguistique.
De la première guerre mondiale au début des années 50 : la mise en question des élites traditionnelles
8En mobilisant les milieux d’affaires dans le soutien à la population en territoire occupé et à l’effort de guerre allié, la première guerre mondiale se révèle comme un tremplin pour le renouvellement des élites économiques et politiques, l’émergence des experts dans la vie publique et l’accès direct des financiers aux fonctions gouvernementales dans l’après-guerre. L’adoption du suffrage universel pur et simple en 1919 bouleverse les rapports de force politiques avec l’entrée en masse des socialistes au parlement. La Belgique entre dans une période d’instabilité gouvernementale où se succèdent des gouvernements de coalition. Désormais, les classes dirigeantes évoluent dans une société où l’interaction entre démocratisation et intégration dans l’État-nation est éclipséepar des processus d’interaction entre démocratisation, pilarisation et nationalisme flamand.
De 1950 aux années 80 : les élites économiques dans la démocratie de masse
9La professionnalisation et la dépolitisation du grand patronat s’accompagne d’un élargissement de son recrutement social. Plusieurs facteurs y contribuent :
10– la démocratisation des études supérieures ;
11– l’essor du capitalisme familial en Flandre au départ de petites et moyennes entreprises familiales qui développent d’importants groupes de dimension internationale ;
12– l’instauration après la deuxième guerre mondiale d’un régime d’économie mixte qui a pour conséquence une extension significative du nombre d’entreprises publiques et la formation d’une « nomenklatura », un patronat composé de managers salariés dont l’accès aux responsabilités économiques procède du lotissement de celles-ci entre les partis politiques au pouvoir.
Les milieux du pouvoir à la fin du xxe siècle
La remise à l’honneur de l’économie de marché et de l’entreprise comme moteur de la croissance économique, a pour effet d’augmenter la visibilité des élites économiques.
Que constate-t-on :
l’héritage et les alliances matrimoniales combinés à des participations croisées dans de multiples entreprises maintiennent des familles anciennes au sommet de la société ;
une participation des femmes au pouvoir économique quasiment inexistante ;
la présence active de membres de l’ancienne noblesse dans le monde de l’entreprise ;
le regain de l’attrait des distinctions nobiliaires comme consécration de l’ascension sociale des entrepreneurs et managers ;
l’élargissement du recrutement de la noblesse. À l’exception du Royaume-Uni et de l’Espagne, la Belgique est le seul pays européen qui conserve l’octroi de faveurs nobiliaires par le Roi.
La mise en question de la fonction royale et la fédéralisation du pays ont eu pour effet de modifier les modalités d’accès à la noblesse en vue d’en élargir le recrutement dans une société où les opportunités d’ascension sociale se sont diversifiées.
À la fin du xxe siècle, la démocratisation de l’accès à la notabilité ne fait aucun doute et la fédéralisation du pays a favorisé l’émergence d’un establishment néerlandophone tourné vers l’international dont l’anglais est devenu la lingua franca.
II. Que résulte-t-il d’une analyse sur la longue durée des milieux du pouvoir économique et politique sur le territoire de la Belgique ?
131- Sans prétendre à l’exhaustivité, cette approche fait ressortir l’inertie et la lenteur des transformations des structures sociales et des mentalités.
14Elle met en évidence l’importance de l’enracinement local et des réseaux familiaux dans la formation des élites économiques et politiques, mais aussi la présence d’acteurs d’origine étrangère et le problème de leur intégration dans la haute société.
152- Au-delà de leur rôle économique, aborder ces milieux sous des angles multiples, social, culturel, politique, met au jour des traces non négligeables de la société d’Ancien Régime dans la composition des classes dirigeantes jusqu’à la fin du xxe siècle et au-delà.
16Retenons parmi elles deux traces caractéristiques :
17a. la permanence et la fonction symbolique des lieux occupés par le pouvoir à Bruxelles à la fin du xviiie siècle. Ce n’est pas un hasard si, dans sa volonté d’affirmer la puissance de la Flandre, l’élite économique et politique occupe à Bruxelles, suite à la régionalisation, des lieux symboliques du pouvoir depuis le xixe siècle, qu’il s’agisse de la résidence du ministre président de la région flamande et du cercle « De Warande » aux abords du Parc royal, ou du Concert noble au Quartier Léopold.
18b. la persistance de l’octroi de faveurs nobiliaires qui renouvelle partiellement et diversifie la composition de la noblesse tout en maintenant en son sein la hiérarchie traditionnelle que confèrent à ses membres leur caractère héréditaire, le titre, l’ancienneté de la lignée.
193- À bien des égards, l’évolution de ces élites offre nombre de similitudes avec celle d’autres pays européens, mais le cas belge s’en distingue par le problèmede leur rapport à la formation puis à l’existence d’un capitalisme national depuis l’accession de la Belgique à l’indépendance.
204- La précocité de la révolution industrielle et l’ascension spectaculaire de la bourgeoisie d’affaires a occulté le poids des propriétaires fonciers dans la société du xixe siècle. Fondement de la fortune des familles de l’aristocratie d’Ancien Régime qui ont réussi à sauver leur patrimoine, la propriété foncière représente pour la bourgeoisie d’affaires non seulement une source d’enrichissement, mais la voie d’accès au sommet de la hiérarchie sociale. Son étude offre des perspectives intéressantes sur le rôle des grands propriétaires fonciers dans le développement et l’occupation de l’espace urbain comme dans la mise en valeur du patrimoine foncier suite à la chute des revenus de l’agriculture.
215- En dépit de l’essor précoce du capitalisme industriel et financier, l’histoire du patronat a longtemps pâti de la persistance du tabou de l’argent comme de la méfiance de l’opinion et des milieux intellectuels à l’égard de l’entreprise capitaliste. La réhabilitation de celle-ci et la vogue des success stories largement diffusées par les media à partir des années 1980 aura pour effet de concentrer lʼattention sur le rôle économique des chefs d’entreprise. Il en résulte une vision monolithique du grand patron, riche d’images, de clichés, voire de mythes qu’il y a lieu de confronter à la réalité.
22Dès lors qu’on aborde le patronat en tant que groupe social sur la longue durée, on ne peut manquer de s’interroger sur la pertinence de quelques-unes de ces représentations. Retenons-en trois parmi elles : le patron modèle d’une époque, le self-made man incarnation del’avènement de la méritocratie, la fusion des élites.
23Dans la construction de ces représentations, le rôle des valeurs véhiculées par le patronat, n’est pas négligeable.
Le patron modèle d’une époque
24Peut-on adhérer à l’idée que chaque époque est incarnée par un type de patron. Qu’au patron du xixe siècle, pionnier de l’industrie, autoritaire, paternaliste dans le meilleur des cas, a succédé le patron social d’après la deuxième guerre mondiale, puis le grand prédateur de la fin du xxe ?
25La diversité du monde patronal dans l’espace et dans le temps invite à relativiser la pertinence de ces images qui sont révélatrices de l’évolution des rapports de pouvoir au sein de la société. Parmi les facteurs majeurs de cette diversité, il y a lieu de retenir :
26– la nature du secteur d’activité ;
27– la coexistence de l’entreprise familiale et de l’entreprise managériale ;
28– le problème de la dissociation ou non de la propriété du capital et de sa gestion ;
29– le rapport entre secteur privé et secteur public.
30Outre la difficulté de réunir des données statistiques cohérentes sur le long terme, la qualité de l’information sur les élites économiques varie considérablement selon la période envisagée et le secteur d’activité. Il suffit à cet égard d’évoquer l’ampleur de l’historiographie de la révolution industrielle par rapport à celle consacrée à la fin du xxe siècle. D’autre part, peu de secteurs ont fait l’objet d’une étude de leur patronat en tant que groupe social. À cet égard, les banquiers, les patrons de l’industrie lourde et de l’électricité figurent sans conteste parmi les catégories privilégiées.
Mythe ou réalité du self-made man ?
31Cette image-clé, abondamment évoquée pour célébrer l’avènement de la méritocratie dans les sociétés démocratiques, invite à s’interroger sur l’accès des acteurs économiques, des grands patrons, au sommet de la hiérarchie sociale. Cette image met en jeu la problématique de la mobilité sociale. Abordons-la en privilégiant l’examen de leur origine sociale et des modalités de leur intégration dans la haute société. Loin de progresser de façon linéaire, la trajectoire s’avère relativement courte pendant le xixe et la première moitié du xxe siècle. Rares sont les membres de la haute bourgeoisie ou les anoblis issus des classes populaires ou de la petite bourgeoisie. Sans minimiser l’importance de leurs qualités personnelles, force est de constater que le milieu familial et son environnement social jouent un rôle non négligeable dans leur réussite. La professionnalisation des dirigeants d’entreprise, la démocratisation des études, l’essor de l’économie mixte après la deuxième guerre mondiale contribuent sans conteste à l’essor de la méritocratie et à la diversification du monde patronal, sans faire disparaître pour autant le poids des réseaux familiaux et de l’héritage dans la formation des élites économiques. En témoigne l’émergence de nouvelles dynasties issues de la technostructure et du milieu des petites entreprises familiales flamandes.
Qu’en est-il de l’image de la fusion des élites dans la société démocratique depuis la fin du xixe siècle ?
32Est-elle pertinente dans une société pilarisée, écartelée entre repli communautaire et ouverture sur le monde ? L’étude des réseaux sociaux, des modes de vie et des valeurs véhiculées par la noblesse et la haute bourgeoisie offre des perspectives prometteuses pour répondre à cette question. Elle invite à l’explorer plus avant en distinguant l’espace public et l’espace privé, en s’interrogeant sur le cosmopolitisme comme sur le rapport au politique, en examinant l’impact de la libération des mœurs sur le rôle patrimonial et social du mariage.
33La médiatisation des manifestations mondaines publiques contribue à la promotion de l’image de la fusion des élites. La fusion des élites se réalise-t-elle pour autant dans la sphère privée ? Au-delà de la domination avérée de l’establishment économique sur les élites intellectuelles, au sein même des élites économiques, la fortune et le train de vie ne suffisent pas à assurer l’accès au sommet de la hiérarchie sociale dont le prestige reste fondé sur l’ancienneté des familles de la noblesse et de la haute bourgeoisie.
34L’observateur contemporain ne manquera pas pour sa part d’être sensible au problème de la relève des générations et de l’allongement de l’espérance de vie qui accentue au xxe siècle le décalage entre la dynamique du changement de l’économie et la recomposition des milieux du pouvoir3.
Notes
1 Pour une information documentée de cet exposé, voir Kurgan-van Hentenryk G., « Permanence et recomposition des élites », dans Vanthemsche G. (éd.), Histoire sociale de la Belgique de 1800 à 2000, Bruxelles, CRISP, 2016, p. 401-442.
2 Le Droit nobiliaire et le Conseil héraldique (1844-1994). Het Adelsrecht en de Raad van Adel (1844-1994), Bruxelles, Larcier, 1994, p. 6.
3 Cet article est la version revue du discours prononcé en séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique le 9 mai 2016.
To cite this article
About: Ginette Kurgan-van Hentenryk
Ginette Kurgan-van Hentenryk est historienne, membre titulaire de l'Académie royale de Belgique et professeur émérite de l'Université libre de Bruxelles. Elle s'est spécialisée dans l'histoire économique et sociale et dans l'histoire des relations internationales de la Belgique.