La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Françoise Thys-Clément

L’économie est-elle une science ? Deux exemples : la dette publique et le travail

(2018 / 1 : Varia)
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Résumé

Cet article synthétise différents points de vue sur la capacité de l’économie à être scientifique. Pour des économistes actuels, il est évident que c’est le cas. Pour d’autres, cette discipline rencontre une volonté scientifique mais relève essentiellement des sciences humaines et l’expriment comme une science sociale.

Index de mots-clés : économie, expérimentation, science exacte, science sociale

Abstract

This article makes the synthesis of different opinions about the recognition of economics to be a scientific discipline. For some young economists it is quite evident. For others although this discipline is aiming at an obvious scientifical approach, it remains however a social science.

Index by keyword : economics, exact science, experimentation, social science

1La1 question soulève régulièrement denombreuses critiques qui proviennent tant d’autres disciplines que des économistes eux-mêmes.

2Après la charge de Paul Jorion2, l’on peut admettre que la question se pose. Anthropologue et sociologue, il estime que la « science économique » n’existe pas !

3Une de ses critiques majeures concerne le principe épistémologique fondateur de la discipline économique. C’est-à-dire « l’individualisme méthodologique » selon lequel il n’y a jamais nécessité à adopter une vue « à vol d’oiseau », une vue globale et panoramique des processus dans leur dimension collective… qu’il n’y a, du coup, aucun bénéfice à essayer d’introduire une perspective globale, pour autant que le comportement individuel soit lui-même compris.

4Claude Allègre3 écarte l’économie de son Dictionnaire amoureux de la Science, car cette discipline a cru se détacher des sciences humaines sous le prétexte qu’elle manipule des statistiques et un arsenal mathématique compliqué. Selon l’opinion d’Allègre « pourtant c’est peut-être l’une des disciplines les plus empreintes d’idéologie sous-jacente »… « elle défend en vérité des idéologies. Ce fut le cas pour le marxisme, c’est le cas pour le libéralisme aujourd’hui ».

5Les critiques formulées cette fois par des membres de la profession, des économistes renommés telles celles de Bernard Maris4 ou par le Prix Nobel (2001) Joseph E. Stiglitz5, mais également de J. K. Galbraith. Selon lui, même les « intellectuels » s’accrochent aux idées conventionnelles, comme à un radeau pour interpréter des phénomènes complexes. L’ouvrage « Les mensonges de l’économie »6 traduira ceci en « fraude innocente » qui n’engendre ni culpabilité, ni responsabilité pour ceux qui la propagent.

6L’on peut comprendre que ma formation d’économiste et d’économètre « macro » ait été interpellée !

7Pour comprendre ces différences d’interprétation revenons-en aux fondamentaux et à une définition de la macroéconomie. Celle-ci concerne la détermination de la production d’un pays, définie comme le Produit Intérieur Brut, ou la somme des valeurs ajoutées pendant une période déterminée. La valeur obtenue correspond au revenu national, soit les revenus du travail, du capital et des impôts indirects. La définition du PIB nominal, se distingue du PIB réel, pour séparer l’effet volume de l’effet prix.

8La macroéconomie concerne les éléments de la demande globale qui différencient les dépenses de consommation privée et publique, d’investissement privé et public, des exportations nettes (exportations moins importations) et enfin des variations de stock.

9La formation des salaires, des prix, l’emploi, le chômage ainsi que l’évolution de la productivité sont bien entendu au centre de l’analyse macroéconomique.

10Mes premiers travaux d’économétrie concernaient justement une perspective globale de l’évolution économique de notre pays, la Belgique, y compris dans ses dimensions régionales. J’évoque ainsi la construction du modèle RENA, c’est-à-dire un système d’équations décrivant les relations régionales et nationales construit en collaboration avec des collègues de la KUL7 et destiné au Bureau du Plan.

11Mes travaux de macro-économiste se sont poursuivis par la réalisation d’un modèle que, en dehors de toute modestie, j’ai appelé Breughel8, censé refléter la vue « à vol d’oiseau » de l’économie belge. Ce modèle a ensuite été complété principalement par Mathias Dewatripont pour éclairer le débat sur l’utilité – ou non – de la dévaluation du franc belge9, proposition émanant du Professeur E. S. Kirschen et qui a été mise en œuvre par le gouvernement belge en 1981.

12Cette thèse, très appréciée par le Jury, m’a cependant confrontée à plusieurs doutes.

13Le premier relève de la structure mathématique même du modèle pour lequel, suivant le principe formulé notamment par Henri Theili10, j’avais calculé les « valeurs propres » (c’est-à-dire pour rappeler les mathématiques, les « racines ») de celui-ci afin de l’utiliser pour établir des prévisions à vraiment très long terme. Le calcul a été réalisé grâce à un ordinateur à Amsterdam (à l’époque celui de l’ULB ne pouvait le faire… ou les physiciens qui le géraient n’en avaient cure du travail d’une jeune économiste). Le résultat obtenu avec une racine dominante supérieure à l’unité m’empêchait d’estimer la valeur finale de l’économie belge, car l’analyse mathématique montrait qu’elle explosait !

14Probablement non lucide, j’ai quand même calculé l’évolution du chômage belge à long terme et bien entendu ce chômage explosait ! Constater ces résultats à l’époque était troublant, mais plus perturbant encore était, par la suite, le fait que l’évolution du chômage réel en Belgique a vraiment, lui aussi, explosé ! Le système d’équations avait probablement « capté » une évolution future que l’on ne voyait pas par simple observation des chiffres, ou par simple analyse économétrique.

15Cette analyse comportait néanmoins plusieurs limites.

16Nous ne traiterons pas ici des problèmes suscités par les crises financières récentes. Pas plus que nous n’évoquerons non plus l’ampleur des fraudes fiscales malgré notre hommage rendu récemment à Max Frank11 qui en a très tôt signalé l’ampleur. Par contre, ce texte est cependant nourri par un ouvrage sorti en mai 2016 du Professeur Jean Tirole (Prix Nobel 2014)12. Mais nous ne tenterons pas, à part quelques citations, de vous le présenter tant sa réputation a dépassé les frontières.

17Ce texte explore la nature scientifique de l’analyse économique en considérant cinqpoints.

18Les deux premiers analysent l’évolution de faits qui pénalisent le développement de l’activité, à savoir la dette publique et le marché du travail.

19La troisième partie aborde la question de la multiplicité des pensées en économie. Peut-on être optimiste et penser que la diversité des théories est la condition nécessaire pour affronter les différentes facettes de la réalité ?

20Les évolutions méthodologiques seront envisagées en quatrième point. Nous y évoquerons certains efforts actuels du travail scientifique en suivant la suggestion de Jean Tirole qui distingue les tests d’économétrie des méthodes avec échantillon aléatoire.

21Le cinquième point rappelle que l’économie est toujours une science en mouvement.

Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique la dernière chance

22(titre emprunté à Jacques Attali13).

23Le déficit public est-il revenu ?

24Nous pensions que les études menées par des collègues belges dans le cadre du Congrès des économistes belges avaient fait le tour de la question, notamment le travail d’Henri Bogaert14 par la démonstration scientifique de l’effet « boule de neige » des intérêts de la dette publique. En novembre 2009, nous avions analysé cette situation ainsi qu’expliquée dans notre ouvrage publié avec Étienne de Callataÿ15.

25De fait le niveau de la dette publique belge a ralenti un temps, mais le déficit est revenu et le problème est devenu mondial, de la Grèce au Japon en passant par l’Amérique latine ou les États-Unis.

26Autre effet inattendu, les intérêts négatifs de la dette publique qui sont au plus bas mais, toujours selon Jacques Attali16 « nul ne sait quand les marchés siffleront la fin de la récréation en faisant monter partout les taux d’intérêt… aucun ratio ne permet de tracer la limite entre la bonne et la mauvaise dette, ni d’arbitrer le duel mortel entre l’État et les marchés ». Continuons de reproduire son texte, « le déclenchement d’une crise… dépend d’un très grand nombre de paramètres ». Jacques Attali évoque notamment la confiance, la capacité politique et fiscale ainsi que celle d’emprunter dans sa propre monnaie…

27Son constat est clair : « Dans ce domaine, plus qu’en aucun autre, l’économie n’est qu’une science politique. Plus politique que science… »17.

28Ajoutons que la dette peut être vue comme un ferment de révolution depuis l’antiquité, comme l’estime l’anthropologue américain D. Graeber18. Selon lui, le système financier actuel protège non pas les débiteurs, comme on l’a toujours fait dans l’histoire, mais bien les créanciers. « Le résultat est connu : des crises de la dette à répétitions depuis les années 1970 ».

29À ces éléments s’ajoute le fait que les investissements publics sont limités car pour pallier cette évolution, les gouvernements ont, dans beaucoup de pays, limité les investissements publics. Avec quelles justifications ? Rappelons-en deux.

30D’une part le « multiplicateur », c’est-à-dire l’hypothèse formulée notamment par J. M. Keynes qu’un euro en dépense publique augmente plus que proportionnellement la valeur du PIB. En petite économie ouverte où les importations sont importantes, cette hypothèse est niée scientifiquement depuis longtemps. Dans ce cas, le multiplicateur n’a plus les valeurs supposées de celles possibles en économie fermée. Elles y seraient inférieures à l’unité ! La justification d’une politique de croissance pour soutenir macroéconomiquement les investissements publics n’est plus valable.

31Et d’autre part, la volonté européenne de contenir les dépenses publiques impose une autre méthode de comptabilisation des investissements publics et celles-ci pèsent durement sur le déficit public.

32Mais en conséquence, la stagnation des investissements publics a un défaut majeur qui amène à oublier que ces dépenses concernent la satisfaction des besoins collectifs, c’est-à-dire ceux de la défense militaire, de la justice, de la mobilité,… et notamment de l’enseignement, donc du capital humain.

33Notons que plusieurs économistes19 demandent un effort en investissement public au niveau des décisions de l’Union Européenne par un budget spécifique.

34Ceci car d’une part l’investissement public conditionne également l’effort privé, mais également car d’autre part, il pourrait agir sur la croissance du PIB, cette dernière hypothèse s’appuie sur la nature du fait de l’espace économique avec un surplus de balance courante qui peut être considéré comme celui d’une économie relativement fermée.

35La gouvernance actuelle est intergouvernementale, elle néglige les intérêts collectifs européens.

36La mise en place d’une structure d’interventions européennes paraît indispensable.

37La réponse est donc également politique comme le souligne Jacques Drèze dans Le Soir du 2 juin 2016 qui estime l’effort à réaliser à 2.000 milliards d’euros.

38Nous avons traité de la question de l’enseignement il y a déjà bien longtemps20 en insistant sur le fait que le capital humain (général et non spécifique), pour la raison d’efficacité, nécessite l’intervention financière des pouvoirs publics. Les besoins spécifiques (c’est-à-dire liés à un secteur particulier) peuvent, doivent être supportés par les entreprises. Mais aussi, déjà à cette époque, nous insistions sur la complémentarité indispensable entre le capital humain général et celui lié à une activité particulière. Cette complémentarité est déterminante pour la réalisation d’une économie performante. Au risque de se répéter, si on veut permettre un développement généralisé de la « révolution de la qualité », un très gros effort est obligatoire au niveau de la formation générale, de l’école primaire à l’université, afin d’assurer ensuite les deux formes de capital humain.

Le marché du travail

39Pouvons-nous anticiper l’ampleur des transformations induites par les évolutions technologiques ?

40Nous ne reviendrons pas sur le constat de l’imposant chômage en Europe ainsi que sur les différences de situations et de causes entre les pays. Ainsi pour l’Allemagne qui a un taux de chômage faible l’on évoque l’impact du déficit démographique ou pour l’Italie, avec un taux de chômage très élevé, il serait question de l’impéritie sociale.

41Nous savons que l’actuelle transformation robotique et numérique affectera les emplois, mais pour en comprendre les difficultés sociales il faut pour cela bien différencier les concepts de « travail », de « l’emploi » et donc du « chômage ».

42Examinons à présent les conséquences de la révolution industrielle liée à Internet.

43L’on constate également que la révolution industrielle liée à Internet n’a que peu d’effet sur la croissance. Robert Gordon21 rappelle que la productivité globale des facteurs, qui mesurent les effets du progrès technique sur la croissance, a progressé trois fois plus vite pendant la période lointaine de 1920 à 1970 qu’actuellement. La croissance actuelle est faible particulièrement en Europe.

44Revenons à l’emploi qui est une activité rémunérée par un salaire, quelles que soient la nature, l’intérêt de cette activité, sa rémunération et sa durée.

45L’emploi rémunéré est certes affecté par l’évolution technologique. Cependant, combien de fois n’avons-nous pas souligné devant nos étudiants que le « travail » (parmi d’autres exemples) des contrôleurs français des autoroutes devait être pénible, surtout ennuyeux, et en rien associé à une activité significative. Le numérique permet par un « clic » d’y remédier. Mais que sont devenus ces employés ?

46La question de cette transformation de l’emploi lorsqu’elle devient générale impressionne. Les « machines » vont-elles tout faire et remplacer la plupart de nos activités ? On peut mener une série impressionnante d’activités par de simples manipulations de boutons.

47Tous les décideurs sont inquiets et, parmi eux, l’OCDE22 qui vient de traiter du problème des transformations négatives prévues. Comme souvent, l’Organisation rassure en estimant, en premier argument, que le risque de voir apparaître un chômage technologique massif est variable suivant les régions mondiales (6 % pour la Corée et 12 % pour l’Autriche) ; en seconde hypothèse, elle évoque aussi une compensation des emplois disparue par la possibilité de création de nouveaux métiers. Je me méfie très fort de ce sentiment qui cache des transformations profondes.

48Cela pose en fait la question des travailleurs qualifiés versus les travailleurs non qualifiés.

49Car des économistes, dont Daniel Cohen23, ont souligné, il y a déjà quelques années, le changement de paradigme organisationnel du monde contemporain en utilisant l’exemple de la disparition du métier de dactylo. De fait, les nouvelles technologies rendent plus productifs les travailleurs qualifiés et dévalorisent ceux qui le sont moins. Avec comme conséquence, une montée de l’inégalité des revenus et des régions ce qui, nous en sommes convaincus pose plusieurs questions (22) mises en évidence de manière remarquable par Thomas Piketty24. Les chances d’ascension sociale sont également limitées comme l’a bien montré le Professeur G. Kurgan-Van Hentenryck lors son exposé « De la permanence et de la recomposition des élites » à la séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 9 mai 2016.

50Nous assistons en fait à un profond changement de paradigme sociologique.

51Sans évoquer ici les bouleversements quotidiens, et dans toutes les activités, dus aux robots ; nous savons qu’ils peuvent tout faire ! Une lecture passionnante est celle du livre de la journaliste Dominique Nora25, qui concerne la transmission démographique inversée : les enfants d’aujourd’hui initient leurs géniteurs aux nouvelles technologies pour que ces parents ne soient pas perdus demain ! L’on assiste à une vraie révolution sociologique où la jeune génération soumise à un chômage important, peut être à même de développer un travail individuel. Les journaux sont remplis d’expériences diverses de jeunes entrepreneurs qui développent de nouvelles activités sans recourir nécessairement au crédit, mais grâce à leur grande qualification26.

52Revenir sur le travail de l’OCDE cité précédemment permet de comprendre également la disparité des projections économiques du fait des changements des méthodes utilisées. Même en résumé, cette recherche est longue à expliquer : donc en bref, plutôt que d’utiliser une méthode relative aux professions, les auteurs OCDE ont pris en compte l’hétérogénéité des tâches au sein des professions. Ils aboutissent ainsi à un chiffre nettement plus faible que celui des études utilisant directement les professions. La conclusion est cependant toujours la même : comment faire face à la croissance des inégalités et à veiller à former (ou former à nouveau) les travailleurs peu qualifiés ?

La multiplicité des pensées en économie

53L’économie est-elle politique ?

54La réflexion sur la nature scientifique de l’économie est ancienne, mais pour se référer au monde académique, rappelons que le Professeur Alexis Jacquemin, Prix Francqui et Membre de l’Académie, en collaboration avec le Professeur H. Tulkens27,ont en 1970, consacrés un long paragraphe à l’incertitude liée à la définition traditionnelle de l’économie politique. Ils préféraient ce vocabulaire à celui d’« économique » ou de « science économique ». Faute de mieux, ils retenaient comme définition pour l’économie politique celle de la « science sociale qui étudie les comportements humains devant des moyens rares sollicités par des fins multiples ».

55A. Jacquemin et H. Tulkens poursuivaient en distinguant divers plans du raisonnement en soulignant qu’en tant que science positive l’économie peut partir d’un examen détaillé de la réalité mais qu’en tant que science normative, elle part au contraire de la théorie qu’elle utilise comme donnée scientifique d’explication des liens entre les faits.

56Le débat entre les définitions d’économie politique ou d’économique est loin d’être tari.

57On trouve dans le dictionnaire des sciences humaines en 200428, un rapide panorama de la diversité des courants de pensée en économie. L’on sait que l’on y trouve deux grands courants, celui des libéraux partisans du libre marché et des keynésiens plutôt favorables à la régulation du marché et des institutions par l’État. Il existe une multitude d’écoles au sein de chacune des disciplines. L’on peut citer les néo-classiques, des néo-keynésiens, des monétaristes, des institutionnalistes...

58Les avis sont partagés sur la question de les voir réussir à se mettre d’accord, tant est grande la diversité des sujets d’études et les méthodes utilisées. Peut-on retenir l’hypothèse optimiste que « la multiplicité des théories est peut-être la condition pour affronter les diverses facettes du réel » ?

Les évolutions méthodologiques

59En suivant l’exposé de Jean Tirole (p. 124 et suivantes), l’on peut distinguer des méthodes d’interrogations sur les implications des différentes théories. En bref, nous reprendrons ici les évolutions qui concernent les tests d’économétrie, c’est-à-dire de l’application des statistiques à l’économie afin d’en mesurer le degré de confiance que l’on peut avoir dans les relations entre variables mais aussi les expériences sur le terrain ou en laboratoire avec l’expérimentation par échantillon aléatoire (par analogie avec des recherches menées en politique médicale).

60Au départ de nos travaux, les modèles économétriques ne géraient qu’un nombre limité de données, avec un support informatique lourd et contraignant.

61Actuellement les données sont multiples et la capacité des ordinateurs, des liens informatiques est immense.

62La question de l’intérêt du « big data » est évoquée dans l’ouvrage publié par le Professeur Guillaume Wunsch29 et ses collègues, dans la collection L’Académie en Poche. Ils estiment que « le défi du big data n’est pas tellement dans le « big » vu les moyens actuels de production et d’analyse de données ». « Le défi… est davantage d’adapter les outils conceptuels tout en développant les outils techniques ».

63Il s’agit de repenser les relations entre l’analyse exploratoire des grandes bases de données et la modélisation structurelle ».

64Plus que jamais les efforts théoriques sont indispensables au double niveau des liens existants entre les phénomènes économiques et les méthodes d’investigations statistiques et mathématiques.

65La prudence, voire la modestie, est également indispensable car comme le souligne le Gouverneur de la Banque Nationale de Belgique, Jan Smets, il est nécessaire de garder en tête que les modèles actuels ne peuvent traiter de tous les aspects, de tous les problèmes.

66Examinons ensuite les expériences sur le terrain et la méthode des échantillons aléatoires.

67Joseph Stiglitz, déjà cité, a obtenu le Prix Nobel d’Économie (avec ses collègues Georges Akerlof et Michaël Spence) pour ses travaux sur l’asymétrie d’information dans les marchés imparfaits.

68Critique envers sa discipline, il a également contesté la politique des grandes institutions financières internationales dans les pays en voie de développement.

69Nous savons que près d’un milliard de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour.

70Comment apprécier l’échec des politiques de développement qui n’ont pas réussi à éradiquer la pauvreté ?

71Répondre à cette question a été mené de manière remarquable par les travaux d’Abhijit Banerjee et Esther Duflo30 qui ont étudié le comportement des pauvres à l’échelle mondiale.

72Deux méthodes ont été principalement utilisées.

73La première concerne les enquêtes approfondies sur le terrain afin de comprendre ce que les pauvres sont capables d’accomplir et de savoir à quels moments et pour quelles raisons ils ont besoin d’un coup de pouce.

74La seconde est d’utiliser le modèle des essais aléatoires pour répondre aux nombreuses questions soulevées par les enquêtes sur le comportement des personnes pauvres.

75Leur laboratoire au Massachusetts Institute of Technology a mis en exergue 240 expérimentations (chiffre cité en 2011) pour comprendre et apporter solution à ce défi en utilisant la méthode d’évaluation aléatoire (ou randomisée).

76Comme ces personnes reçoivent de manière aléatoire différents traitements (l’analogie avec la pratique médicale est évidente), la différence des résultats peut être attribuée au traitement ou programme d’actions.

77Les conclusions de ces auteurs sont très prudentes car selon eux il n’existe pas de formule magique pour éradiquer la pauvreté, mais ils insistent sur la nécessité de fournir des informations à partir de sources crédibles dans le but de les aider à prendre de bonnes décisions dans les multiples choix relatifs à l’assainissement de l’eau, leurs petites épargnes et aussi d’assurer que le prix d’un produit soit assez attractif pour créer un marché tout en dépassant l’ignorance, l’inertie et l’idéologie des experts.

78Comment détecter les discriminations ?

79Nous évoquerons pour cela le travail de Marianne Bertrand, récemment faite (19 mai 2016)31 Docteur Honoris Causa de l’ULB, sous le parrainage de M. Dewatripont. Ainsi, en utilisant la méthode des Randomized Control Experiments, elle a montré l’impact très différencié (aux États-Unis) des Curriculum Vitae avec des prénoms « blancs » avec ceux typiquement « noirs ». Il y a bien une discrimination importante, les premiers générant 50 % de réponses positives en plus que ceux portant les seconds ! De même, M. Bertrand a montré l’étendue de la pénalité salariale des femmes cadres en situation d’interruption de travail pour le fait d’enfant.

80Pour conclure, nous dirions que l’économie est une science : toujours en mouvement…

81Nous avons évoqué rapidement l’évolution de la pensée en économie. Voir la synthèse du « Point », référence de mars-avril 2016 : « Comprendre l’Économie ».

82De plus on admettra qu’elle est une science sociale qui analyse les comportements humains de façon macroéconomique tout en soulignant qu’en macroéconomie la prise de décision est souvent politique.

83Si donc puisque l’économie utilise des méthodes scientifiques, avec des développements en microéconomie, elle devrait faire des avancées en macroéconomie.

Notes

1   Tous mes vifs remerciements à Madame Patricia Dekie pour la patience et l’intelligence de son travail et qui m’a accompagnée depuis tant d’années.

2   Jorion P., Misère de la pensée économique, Fayard, 2012, p. 50.

3   Allègre C., Dictionnaire amoureux de la Science, Plon-Fayard, 2005.

4   Maris B., Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Points-Économie, 2003.

5   Stiglitz J. E., Le triomphe de la cupidité, Babel, 2010.

6   Galbraith J. K., Les mensonges de l’économie, Grasset, 2004.

7   De Corel L., van Rompuy P. et Thys-Clément F., RENA, A regional-national model for Belgium, in Modèles Régionaux-Nationaux. Actes du IIe Colloque International d’Économétrie Appliquée, publiés par R. Courbis, Ed. Cujas, Collection Game, n° 1, 1979, p. 103-122.

8   Thys-Clément F., Une généralisation dynamique de la théorie de Tinbergen sur la politique économique,Cahiers Économiques de Bruxelles, n°s 68 et 69, 1975-1976.

9 Adam M. C., Dewatripont M., Thys-Clément F. et Van Regemorter D., « The Devaluation Controversy : the Integration of Monetary and Real Variables in a Small Open Economy », Journal of Policy Modelling, 8, 1, 1986.

10   Teil H. et Boot J. G. C., « The Final Form of Econometric Equations Systems » in Readings in Economics Statistics and Econometrics, ed. A. Zellner, Little Brown & Co, Boston 1968.

11   Thys-Clément F., « Notice biographique de Max Frank », Nouvelle Biographie Nationale, Académie royale de Belgique, tome 13, 2016.

12   Tirole J., « Économie du Bien Commun », Presses Universitaires de France, 2016.

13   Attali J., Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique la dernière chance, Fayard, 2010.

14   Bogaert H., Déficit des finances Publiques : l’effet boule de neige, 6e Congrès des Économistes belges de langue française, Commission 2, Rapport préparatoire, CIFOF, Charleroi, 1984.

15 de Callataÿ É. et Thys-Clément F. (éds), The Return of the Deficit, Leuven University Press, 2012.

16   Voir référence n° 13 p. 19-21.

17   Voir référence n° 12.

18   Le Monde, culture et idées, samedi 31 janvier 2015.

19   Dont P. De Grauwe, mais également Sapir A. et al., An Agenda for a Growing Europe : The Sapir Report, OUP Oxford, 2004.

20   Thys-Clément F., « Capital humain : formation générale, formation spécifique. Quels rôles pour l’Université ? », Discours prononcé à l’occasion de la séance solennelle de rentrée, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1992.

21 Gordon R., The Rise and Fall of American Growth, janvier 2016 et son interview dans Le Point du 27 avril 2016.

22 Arntz M., Gregory T. et Zierahn U., The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries : A Comparative Analysis, OECD Social, Employment and Migration Working Papers n° 189, 2016, Paris.

23   Cohen D., Trois leçons sur la société post-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2006.

24   Piketty Th., Le Capital du XXIème siècle, Seuil, 2013.

25   Nora D., Lettres à mes parents sur le Monde de demain, Grasset, 2015.

26   Voir notamment Le Soir du 30 mai 2015.

27   Jacquemin A. et Tulkens H., Fondements d’Économie Politique, La Renaissance du Livre, 1970, p. 19-21.

28   Dictionnaire des Sciences Humaines sous la direction de J. F. Dortier, Éditions des Sciences Humaines, PUF, 2004, p. 437 et suivantes.

29   Wunsch G., Mouchart M. et Tusso F., Les limites de la connaissance en sciences sociales, Collection l’Académie en Poche, Académie royale de Belgique, 2015.

30   Banerjee A. et Duflo E., Repenser la pauvreté, Points-Essais, Éditions du Seuil, 2012.

31   Bertrand M., séance solennelle de remise des insignes de Docteur Honoris Causa, de l’Université et des Facultés.

To cite this article

Françoise Thys-Clément, «L’économie est-elle une science ? Deux exemples : la dette publique et le travail», La Thérésienne [En ligne], 2018 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=191.

About: Françoise Thys-Clément

Françoise Thys-Clément est économiste, membre titulaire de l'Académie royale de Belgique, professeur émérite et recteur honoraire de l'Université libre de Bruxelles. Ses travaux de recherche portent sur l'économétrie, l'économie publique et le fédéralisme, ainsi que sur l'économie de l'éducation.