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Éloge de Jacques Delors

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Version PDF originaleRésumé
Éloge de Jacques Delors, membre associé émérite de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, décédé le 27 décembre 2023. Homme politique français, il a été président de la Commission européenne de 1985 à 1995.
Abstract
Eulogy for Jacques Delors, emeritus associate member of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, who died on December 27, 2023. A French politician, he was President of the European Commission from 1985 to 1995.
Jacques Delors prononçant son discours lors de la Séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques le 6 mai 2013.
1Jacques Delors, décédé en décembre 2023, membre associé de la Classe des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique depuis 1996, aura été président de la Commission européenne pendant dix années fastes de la construction de l’Europe.
2Il arriva en effet à Bruxelles en janvier 1985, à la fin d’une longue période de stagnation de l’activité communautaire. Celle-ci avait commencé avec la crise du pétrole de 1974 mais se prolongea ensuite pendant presque dix ans, du fait, notamment du long blocage institutionnel provoqué par Margaret Thatcher – avec son fameux "I want my money back".
3Pendant les dix années qui ont suivi, de 1985 à 1995, Jacques Delors aura été l’un des principaux artisans d’une relance spectaculaire : conclusion de l’Acte unique européen et mise en place du marché intérieur communautaire, conclusion de la négociation d’adhésion de l’Espagne et du Portugal, conclusion de l’accord de Schengen, lancement du projet Erasmus ; puis, à travers ce qu’on appela le « Comité Delors », intégration dans le Traité de la politique économique et monétaire ; enfin, après la fin de la guerre froide, mise en place de l’Union européenne, avec le traité de Maastricht.
4Jacques Delors est né le 20 juillet 1925 à Paris et mort dans son sommeil, à Paris également, le 27 décembre 2023 à l’âge de 98 ans. Il commença à travailler à dix-neuf ans comme « rédacteur » à la Banque de France, où travaillait son père. Il étudia le droit en parallèle, évitant son université occupée par les Allemands. Il fit carrière à la banque de France jusqu’en 1962 et s’engagea en même temps dans le syndicalisme, au sein de la Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFTC qui devint plus tard la CFDT.
5Peu après la guerre, il épousa Marie Lephaille, qu’il avait rencontrée à la Banque et dont il eut deux enfants : une fille, Martine, devenue Martine Aubry, qui fit une brillante carrière au parti socialiste et est maire de la ville de Lille depuis 2001 ; il eut aussi un fils, Jean-Paul, né en 1953 mais qui décéda d’une leucémie à l’âge de vingt-neuf ans.
6En 1962, Jacques Delors entra au Commissariat général du Plan et y resta jusqu’après mai 68 ; de 1965 à 1975, il donna un cours à l’École Nationale d’Administration, l’ENA ; sous Georges Pompidou, en 1969, il devint chargé de mission auprès du premier ministre Jacques Chaban-Delmas, mais, en 1974, il adhéra au Parti socialiste, où il se rapprocha rapidement de François Mitterrand. En 1979, il fut élu député européen mais ne le resta que deux ans ; en 1981, en effet, après l’élection de Mitterrand à la présidence de la République, il devint ministre de l’Économie et des Finances dans le gouvernement de Pierre Mauroy.
7En 1984, Mitterrand le pressentit pour succéder à Mauroy à Matignon, mais il préféra le poste de président de la Commission européenne, auquel il accéda à soixante ans, le 1er janvier 1985, succédant à Gaston Thorn. Ses fonctions ministérielles lui avaient déjà acquis une certaine notoriété – et le soutien du chancelier allemand Helmut Kohl qui « lobbya » pour lui auprès de Mitterrand ainsi que celui de Margaret Thatcher, qu’il avait aidée à se tirer d’affaire lors du Conseil européen de la présidence française de 1984 à Fontainebleau.
8À Fontainebleau, en effet, le « problème britannique » venait d’être réglé et une volonté forte de transformer la Communauté économique en Union européenne se manifestait – notamment au Parlement européen avec le projet de Traité Spinelli, mais aussi dans la plupart des pays fondateurs. Jacques Delors sut exploiter brillamment cette dynamique : dès son arrivée à Bruxelles, il avait confectionné, avec le commissaire britannique Lord Cokfield, une liste de trois cent dix directives qui devraient être adoptées pour que le marché commun puisse être mis en place ; le problème était que, depuis la mise en œuvre du Traité de Rome, notamment du fait de l’intransigeance du général de Gaulle, toutes les décisions communautaires continuaient à être prises à l’unanimité, même celles pour lesquelles le Traité prévoyait le vote à majorité qualifiée ; il suffisait donc qu’un haut fonctionnaire ait mal au foie dans uns des États membres, pour qu’un projet de directive d’harmonisation reste bloqué pendant des années, ce qui évidemment rendait impossible le progrès vers la mise en place du marché commun.
9Delors eut l’idée géniale de lier ce problème à la démarche institutionnelle : il fit remarquer que pour harmoniser les normes et réglementations nationales dont les écarts entre pays justifiaient jusqu’alors les contrôles aux frontières, il était nécessaire non seulement de voter à la majorité, mais aussi de modifier le Traité pour faire basculer tout un pan des compétences communautaires dans le domaine du vote à la majorité. C’est ce qui se fit en six mois, en 1985, au sein d’une conférence intergouvernementale qui aboutit à l’Acte Unique européen, première modification substantielle du Traité de Rome.
10J’ai assez bien connu Jacques Delors pendant cette période car il venait souvent au Comité des représentants permanents, le Coreper, où j’assistais l’ambassadeur belge, et où l’essentiel de la négociation eut lieu. Delors avait un charisme particulier : quand il prenait la parole, tout le monde l’écoutait en silence et se retrouvait rapidement pris au piège de sa dialectique. Parfois, il pouvait se fâcher et n’hésitait pas à dire énergiquement ce qu’il pensait ; mais très vite revenait ce petit sourire, qui rassurait, car on savait qu’il avait gagné et que quand il gagnait, c’était l’Europe qui gagnait... Il était aussi facile d’accès, savait écouter et entretenait de bonnes relations avec la presse, qu’il utilisait à bon escient. Un vrai leader.
11L’Acte Unique qui, outre l’extension du vote à majorité, avait aussi introduit la coopération politique dans le Traité, n’incluait toutefois pas la dimension économique et monétaire, ce que Delors considérait comme une grave lacune. Il rédigea des notes qui furent mises à l’étude dans un comité composé des gouverneurs des banques centrales, appelé « Comité Delors », qui aboutit au projet de la monnaie commune, l’Euro, qui allait être mise en place au tournant du siècle.
12On commençait donc à préparer un nouveau traité pour y inclure l’Union économique et monétaire, lorsque la fin de la guerre froide en 1989 vint offrir de nouvelles perspectives plus ambitieuses encore pour la construction européenne : Jacques Delors se battit, contrairement à de nombreux chefs de gouvernement européens, pour soutenir la réunification allemande, – « Ich habe keine angst » dit-il au chancelier Kohl. Il suggéra ensuite que la révision en cours du Traité pour y inclure l’UEM se double d’une négociation politique – ce qui devint le traité de Maastricht, conclu en 1992 et qui donna enfin naissance à l’Union européenne.
13La négociation du traité de Maastricht, malgré l’euphorie ambiante, fut difficile. Delors aurait voulu davantage d’intégration des politiques économiques pour soutenir la future monnaie européenne ; il déplora aussi, de son propre aveu, les approches « souverainistes » des diplomaties française et britannique et de certains autres, qui imposèrent qu’à côté de la méthode communautaire, où la Commission jouit du monopole d’initiative pour exprimer l’intérêt général européen, le Traité d’Union européenne place les nouvelles compétences en matière de politique étrangère et de justice dans deux « piliers » différents du pilier communautaire et soient soumises à la méthode intergouvernementale, c’est-à-dire au consensus, ce qu’il jugeait évidemment moins efficace.
14La même année 1992, Delors put apprécier le succès de son projet de « Europe 92 », la finalisation du marché unique sans frontières pour les marchandises qu’il avait lancé sept ans plus tôt ; et trois ans plus tard, en 1995, il vit entrer en vigueur l’accord de Schengen qui supprimait le contrôle aux frontières pour les personnes entre la plupart des États membres. En 1995, l’année de son départ, trois pays neutres – la Suède, la Finlande et l’Autriche – entrèrent dans l’Union ; par ailleurs, dès 1993, la commission Delors avait entamé le processus qui mènera, dix ans plus tard, à l’adhésion à l’Union des pays de l’Est libérés du communisme. L’ambition de Delors de voir se développer en Europe, selon son expression favorite, bien que paradoxale, une « fédération d’États nations » s’était donc très largement concrétisée lorsqu’il acheva son deuxième mandat en 1995.
15Rentré à Paris, au moment du départ de Mitterrand, Delors était donné comme favori pour lui succéder, mais, à la surprise générale, il renonça à se présenter à l’élection présidentielle, ce qui mit fin définitivement à sa carrière politique ; comme on le sait, le candidat socialiste qui le remplaça, Lionel Jospin, dut céder la victoire à Jacques Chirac et le parti le tint ensuite à l’écart. « Je n’ai pas de regrets, mais je ne dis pas que j’ai eu raison », expliqua Delors plus tard : « J’avais un souci d’indépendance trop grand, et je me sentais différent de ceux qui m’entouraient. Ma façon de faire de la politique n’était pas la même ». Ce commentaire est bien révélateur de sa personnalité : Delors, en réalité, s’est toujours méfié de la politique partisane ; il se considérait fondamentalement comme un syndicaliste chrétien – et son projet politique était essentiellement la construction de l’Union européenne...
16En 1996, il fonda l’institut de recherche « Notre Europe » et devint président du conseil d‘administration du Collège d’Europe, à Bruges, au moment ou celui-ci se dédoublait à Natolin près de Varsovie. En 2015, le Conseil européen le nomma « citoyen d’honneur de l’Europe », ce qui en fit le troisième grand acteur de la construction européenne distinguée de cette manière, après Jean Monnet en 1976 et Helmut Kohl en 1998. On n’a toujours pas trouvé de quatrième... L’actuelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, lui rendit à son décès cet hommage : « Jacques Delors était un visionnaire qui a rendu l’Europe plus forte. Son œuvre a eu un impact profond sur la vie de générations d’Européens, dont la mienne ».
17Jacques Delors vécut 10 ans à Bruxelles et y entretint de solides amitiés avec plusieurs de nos compatriotes. À commencer par notre Confrère Étienne Davignon, qui avait failli être président de la Commission à sa place en 1985, et avec lequel il allait soutenir l’équipe de football d’Anderlecht. Il y eut aussi Pierre Defraigne et Jean Durieux, à la Commission, Philippe Maystadt et, avec lui, l’aile sociale de la démocratie chrétienne belge ; Jean Godeaux, enfin, le gouverneur de la banque nationale de Belgique qui contribua activement à la préparation du rapport Delors sur l’UEM.
18Le 29 mai 1995, Jacques Delors devient membre associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de notre Académie. Il fit, lors de la séance publique de la Classe en 2013, un brillant exposé sous le titre L’Europe entre le renouveau et le déclin. Le titre est proche d’une formule, plutôt pessimiste, utilisée fréquemment par lui et qu’il explique dans ses mémoires : « la survie ou le déclin » ; il avait vécu la Deuxième Guerre mondiale et le déclin de l’Europe qui s’en suivit, et il voyait dans l’Union le seul moyen de la voir survivre – mais aussi de se renouveler. Comme l’explique son fidèle compagnon de route Pascal Lamy, « pour lui, soit on faisait l’Europe et alors ses valeurs... survivraient, soit on n’y parvenait pas, et elles étaient condamnées par l’Histoire ».
19En 2013, il se préoccupait encore beaucoup de la crise de la zone Euro, lui qui avait tant contribué à la naissance de la monnaie unique.
20Nous aurions aimé l’entendre encore aujourd’hui nous parler des défis nouveaux auxquels l’Europe doit faire face1.
Notes
1 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 12 mai 2025.
Pour citer cet article
A propos de : Jean De Ruyt
Jean De Ruyt est membre titulaire de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie royale de Belgique.