La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Vincent de Coorebyter

Les paradoxes de la représentation

(2018 / 1 : Varia)
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Résumé

Officiellement, nous vivons dans une démocratie représentative. Mais la nature du lien de représentation reste mystérieuse. Comment s’opère cette représentation, et comment en garantir l’effectivité ? Ces questions sont abordées ici en suivant la pensée de Kelsen, qui a établi avec rigueur le caractère indirect – et non représentatif – de notre système démocratique, ce qui donne un sens particulier au mécanisme de l’élection sans, pour autant, le disqualifier au profit du tirage au sort.

Index de mots-clés : démocratie, élections, populisme, représentation, tirage au sort

Abstract

We are supposed to live in a representative democracy. However, the very nature of the representative relationship remains obscure. How does representation operate? How to get sure it is effective? These questions will be broached through Kelsen’s thought. This paper will expose how Kelsen rigorously stated the indirect – thus, non-representative – nature of our democratic system. It will show that Kelsen’s understanding of the representative regime gives an original meaning to the electoral mechanism, without necessarily disqualifying it at the benefit of legislature by lot.

Index by keyword : democracy, elections, legislature by lot, populism, representation

1Nous vivons dans une démocratie représentative : ce point est hors de doute. Cette évidence paraît d’autant plus incontestable qu’elle est assénée, non seulement par les défenseurs de notre système politique, mais aussi par ses adversaires. Ceux qui proposent avec insistance, aujourd’hui, de rénover nos pratiques politiques en créant des parlements de citoyens tirés au sort revendiquent de dépasser la démocratie représentative au profit d’une forme de démocratie directe.

2Ce vocabulaire, pourtant, a de quoi surprendre. Un parlement de citoyens, fussent-ils désignés par le sort et non par l’élection, reste un parlement. Il ne s’agit pas là du peuple en corps, de démocratie directe, qui supposerait que le peuple en personne élabore et adopte la loi. Pourtant, ces parlements de citoyens sont montés en épingle à titre d’antithèse de la démocratie représentative. Il faut donc en conclure que nos parlements sont représentatifs parce qu’ils sont composés d’élus et non de citoyens : c’est l’élection qui fait la représentation.

3Mais à quel titre nos élus peuvent-ils être considérés comme nos représentants ? On peut difficilement prétendre qu’ils nous représentent au plan sociologique, qu’ils constituent un reflet fidèle de la population au nom de laquelle ils sont censés agir. S’ils accueillent davantage de femmes, de jeunes et de personnes issues de l’immigration que par le passé, nos parlements d’élus restent déséquilibrés à l’aune de ces trois critères, et ils sont depuis toujours élitistes au plan socio-économique. La diversité des métiers et des conditions est loin d’être présente dans ces assemblées peuplées de juristes, de professions libérales et de diplômés de l’enseignement universitaire en général. En outre, la plupart des élus sont des professionnels de la politique, qui y consacrent un pan significatif de leur carrière et constituent, à ce titre, un monde à part — non pas une classe ou une caste, termes poujadistes, mais assurément un corps spécifique et spécialisé.

4Si l’on retient le critère sociologique, ce sont au contraire les parlements de citoyens qui devraient être considérés comme le summum de la démocratie représentative. Dans ces enceintes, quelques dizaines ou quelques centaines de citoyens représentent la population entière, comme dans un parlement d’élus. Et ils peuvent le faire de manière d’autant plus légitime que l’on veille toujours à tirer au sort des échantillons reflétant fidèlement la structure de la population, en respectant les grandes stratifications classiques : proportion de femmes et d’hommes, tranches d’âge, catégories socio-professionnelles, etc. Rien n’est plus représentatif, en première analyse, que ces parlements de citoyens que l’on présente comme l’antithèse de la démocratie représentative.

5Si notre système traditionnel peut être dit représentatif, cela doit donc s’entendre en un sens, non pas sociologique, mais politique. Notre démocratie serait bel et bien représentative parce que nous composons nos parlements et, indirectement, nos gouvernements par le biais de l’élection — parce que nous laissons à des élus, issus de différents partis, le soin de nous représenter. Mais que signifie, en l’occurrence, cette notion de représentation ?

6Comme Kant l’avait souligné dans sa lettre à Marcus Herz, lorsqu’on utilise le terme de représentation, il convient de se poser une question qui peut nous jeter dans des abîmes de perplexité : sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme « représentation » à l’objet représenté1 — ou, pour nous qui traitons de politique et non de théorie de la connaissance, sur quel fondement repose le rapport au sujet représenté, au peuple présumé souverain ?

7*

8Cette question fait l’objet de bibliothèques entières, de sorte qu’elle ne peut connaître ici qu’un traitement très sélectif. Nous nous fonderons essentiellement, en ce qui suit, sur un des auteurs les plus provocants sur ce sujet : nous pensons à Kelsen, qui a consacré à l’idée de représentation une section très interpellante de sa Théorie générale du droit et de l’État.

9En s’appuyant sur différents auteurs qui faisaient autorité dans l’entre-deux-guerres, Kelsen rappelle le principe général de la représentation politique : « Dire que le peuple est représenté par le parlement signifie la chose suivante : bien que le peuple ne puisse exercer la fonction législative de manière directe, il l’exerce par délégation », il est présent « par procuration »2.

10Définition incontestable, mais assez vague. C’est pourquoi, empruntant à l’Américain Garner, Kelsen rappelle une définition à la fois « traditionnelle3 » et plus précise du lien de représentation, qui va lui permettre de dynamiter le sens communément admis de cette notion. La représentation, souligne Garner, suppose que, d’une part, les dirigeants reflètent la volonté de l’électorat et, d’autre part, soient responsables devant cet électorat — et ce, en vertu d’une responsabilité effective, pleine et entière, capable « d’exécution4 ».

11Pour Kelsen, ces deux conditions du lien de représentation doivent être garanties par le droit, sous peine de constituer une simple exhortation morale. Dès lors, « pour établir un rapport de représentation véritable, il ne suffit pas que le représentant soit […] élu par ceux qu’il représente. Il doit avoir l’obligation juridique d’exécuter la volonté des personnes qu’il représente ; il faut également que le respect de cette obligation soit juridiquement garanti5. »

12C’est ici que Kelsen dynamite le sens communément attribué à la représentation. Si l’on admet que celle-ci, pour être effective, a besoin de garanties juridiques, il faut rester fidèle aux mécanismes qui étaient inhérents au lien de représentation sous l’Ancien Régime : le mandat impératif, d’une part, qui contraint à exécuter la volonté des représentés, et le droit de révocation des élus, d’autre part, qui garantit le respect de cette obligation6.

13Ces deux conditions de possibilité d’une démocratie représentative sont étroitement liées. Il faut un mandat clair pour que la révocation qui a lieu, le cas échéant, en cours de législature ne soit pas arbitraire : l’élu doit être sanctionné non pour ce qu’il décide en général, mais pour le fait de n’avoir pas respecté son engagement. Le mandat impératif conditionne l’usage du droit de révocation. Inversement, une fois que l’on adopte un système de mandats impératifs, il faut y ajouter le droit de révocation. À défaut, le mandat ne lie pas véritablement le mandataire : il risque de ne pas avoir d’effet, il ne garantit pas à lui seul que l’élu accomplisse l’action attendue de lui. Le droit de révocation donne de l’effectivité au mandat impératif.

14Or, souligne Kelsen, de tels mécanisme n’existent pas dans nos parlements modernes : « La plupart des constitutions démocratiques prévoient de manière expresse l’indépendance des députés envers leurs électeurs7. » Ce n’est pas simplement que les mandats impératifs sont tombés en désuétude, ou qu’ils ne sont plus respectés : c’est qu’ils sont critiqués, voire interdits. L’absence de mandat impératif n’est pas un état de fait, la conséquence du manque de fiabilité des élus. Cette absence est de droit, elle découle de la volonté expresse d’instituer un autre mécanisme politique que le lien de représentation — un autre mécanisme qui récuse également, par cohérence, le droit de révocation des élus. On peut en donner pour exemple l’article 42 de la Constitution belge : « Les membres des deux Chambres représentent la nation, et non uniquement ceux qui les ont élus. » Kelsen, lui, évoque la Constitution française de 1791, dont un article dispose que : « Les représentants nommés dans les départements ne seront pas représentants d’un département particulier, mais de la nation entière, et il ne pourra leur être donné aucun mandat8. »

15Ce libellé est essentiel, car il montre que le constituant français n’a pas seulement voulu veiller aux intérêts de la Nation, dépasser les particularismes locaux. Il a ajouté à cette préoccupation une interdiction expresse de charger les représentants de quelque mandat que ce soit, que son objet soit territorial ou d’une autre nature. C’est donc bien, comme le dit Kelsen, le principe de l’indépendance des élus à l’égard de leurs électeurs qui est établi par la Constitution française de 1791 comme par les autres Constitutions modernes. En droit, nos élus sont dans leur rôle quand ils décident indépendamment de la volonté de leurs électeurs, quand ils relativisent, ignorent voire bafouent cette volonté : nos dirigeants ont choisi d’instaurer un système non représentatif.

16Si Kelsen insiste sur les garanties juridiques de la représentation, c’est qu’il existe un gouffre entre un mandat précis et contraignant, liant le représentant au représenté, et un simple calcul politique encourageant l’élu à tenir compte de la volonté de ses électeurs. Dans le système qui est le nôtre, nous n’avons précisément affaire qu’à des élus, et pas à des représentants : pour Kelsen, il est contradictoire de prétendre que la démocratie représentative repose sur l’indépendance des élus. Précisément parce qu’ils sont indépendants, nos élus ne sont pas les relais de notre volonté : s’il en était ainsi, François Hollande aurait gouverné tout autrement qu’il ne l’a fait, ou aurait été révoqué en cours de mandat.

17Cette manière de raisonner n’est pas la seule possible, et nous ferons droit à la principale objection qu’on peut lui adresser. Elle a le mérite, néanmoins, de prendre le terme de « représentation » au sérieux, et de ne pas se contenter de l’élection pour en définir le sens. Pour Kelsen, ce que l’on appelle démocratie représentative n’est rien de plus qu’une démocratie indirecte, fondée sur l’élection. Or une démocratie indirecte n’est pas représentative pour autant : la représentativité repose sur des conditions plus strictes.

18Ce qui singularise Kelsen, sur ce thème, est de ne pas admettre sans discussion la doctrine de Sieyès et de tant d’autres selon laquelle « un membre du parlement ne représente pas ses seuls électeurs mais le peuple tout entier », de sorte que ses électeurs ne peuvent « ni lui donner d’ordres ni le révoquer »9. Certes, ce raisonnement est cohérent : si l’on veut délibérer au nom de la nation entière, aucun élu ne peut être lié par ses commettants, ne peut être bridé par un mandat impératif ou par une menace de révocation. De même, sur la base d’un raisonnement légèrement différent, l’indépendance des élus est pleinement assumée par Kelsen, pour qui la principale fonction des députés et des gouvernements est de passer des compromis entre les partis en présence, au sein de la majorité comme avec l’opposition10. Or une telle mission devient impraticable si les élus sont dotés de mandats qui les empêchent de faire des concessions aux différents partenaires du compromis. Dès lors, pour Kelsen, une démocratie ne peut pas être représentative — pas parce qu’elle serait moins démocratique si elle était représentative, au contraire, mais parce qu’elle ne fonctionnerait pas.

19Kelsen admet donc l’indépendance des élus : son objectif n’est pas de la dénoncer. Mais il en souligne une conséquence que Guizot, au 19e siècle, assumait pleinement alors que nous avons tendance, aujourd’hui, à la masquer : « L’indépendance juridique du parlement à l’égard du peuple signifie que le principe démocratique est, dans une certaine mesure, remplacé par celui de la division du travail. Prétendre que le parlement “représente” le peuple est une fiction qui sert à masquer le glissement d’un principe à un autre11. » Pour Kelsen, l’abandon du mandat impératif et du droit de révocation constitue un recul de la démocratie : il y a ici « remplacement » d’une de ses conditions fondamentales par un tout autre mécanisme, « celui de la division du travail ».

20Nous l’avons suggéré, ce glissement s’est opéré au 19e siècle, avec Guizot pour principal théoricien en France. Guizot est en effet l’auteur de ce que l’on pourrait appeler une théorie de la représentation-fonction, théorie étudiée par Pierre Rosanvallon dans un beau livre paru en 1985. Selon cette théorie, le rôle des élus n’est pas d’exécuter la volonté des électeurs, et encore moins celle du peuple, mais d’élaborer les meilleures lois possibles, de prendre les meilleures décisions au terme d’une délibération experte qui donne le dernier mot à l’intérêt supérieur de la nation, à l’unité politique qu’elle est susceptible d’atteindre au terme d’un patient travail d’articulation de l’ensemble des organes et des intérêts en présence. Dans ce cadre, les élus ne sont pas mandatés pour mener une action : ils sont choisis pour décider par eux-mêmes de la meilleure action à mener. Comme l’écrit Pierre Rosanvallon, « à la limite, il n’y a rien à représenter au sens étymologique du terme chez Guizot12 » : les gouvernants doivent produire la volonté politique adéquate, et non relayer quelque volonté préexistante. En conséquence, la procédure électorale doit servir, non pas à désigner des mandataires qui raisonneraient comme leurs mandants, mais au contraire à choisir des gouvernants qui soient différents des gouvernés, qui s’en distinguent par leur supériorité au plan de la formation, des compétences intellectuelles, de l’expérience. D’où l’expression, en vogue aux alentours de 1830, de « capacités » ou de « vote capacitaire » pour désigner le fait de réclamer des conditions de diplôme pour pouvoir voter. Ce fut l’un des modes de sélection des électeurs du Congrès national, en Belgique, l’idée étant que des électeurs instruits et réfléchis ne choisiront que des personnes dotées des mêmes qualités.

21Bien entendu, le suffrage universel est venu corriger cette théorie de la gouvernance. Elle postule en effet un intérêt national que l’on peut juger purement fictif, et qui se confond avec un intérêt de classe. Avec ses procédures typiquement bourgeoises — système représentatif, absence de mandat impératif, droit de vote censitaire ou capacitaire — qui permettent aux élites de monopoliser les droits politiques, la représentation-fonction, qui est censée faire profiter la population entière des meilleures décisions possibles, sert les intérêts d’une classe sociale bien déterminée. L’instauration du suffrage universel a dès lors permis de desserrer cet étau et de faire droit à la volonté politique des couches populaires, mais la correction n’a été que partielle : ce que Rosanvallon a appelé « le moment Guizot » a consommé une rupture quant au sens donné à l’idée de représentation et à l’indépendance des élus.

22Pour Sieyès et ses pairs, en 1789, il fallait que les élus soient indépendants de leurs électeurs pour pouvoir atteindre la volonté générale, pour n’être pas ligotés par des intérêts particuliers13. Ce mode de raisonnement, sans doute, était idéologique : il suggérait que la rupture du lien de représentation s’opère au bénéfice d’une représentation supérieure, d’une représentation de toute la nation, alors qu’en réalité, le fait de dire que les députés représentent l’ensemble de la nation les conduit à ne représenter personne, à n’être liés à l’égard de personne sinon à l’égard d’une abstraction, d’un mythe, d’une fiction sans effet juridique — et d’une fiction qui n’a même pas d’effet politique : jamais la « nation » en personne ne pourra émettre de mandat, se plaindre ou révoquer un député. Mais il restait entendu, pour les révolutionnaires de 1789, que les élus tirent leur légitimité du fait de se sentir liés par la souveraineté populaire. La volonté générale qu’ils entreprenaient de dégager était censée être partagée par tous, et les élus devaient assumer une relation juridique avec le peuple : ils étaient supposés représenter ici, dans l’assemblée, ceux qui étaient présents là-bas, dans la société14.

23Avec Guizot et ses pairs, par contre, la « représentation » ne constitue plus un droit des citoyens à voir leur volonté politique prise en compte par les élus : elle devient une fonction professionnelle exercée par des organes spécialisés dans la gestion publique, ce qui modifie le fondement de la légitimité des élus et ouvre la voie à la tendance technocratique qui caractérise notre mode de gouvernement, surtout au niveau européen. Nos dirigeants ont endossé depuis le 19e siècle la théorie de la représentation-fonction, qui demande que les élus fassent preuve de supériorité par rapport à leurs électeurs, lesquels ne sont pas censés savoir ce qu’il convient de décider. Dès lors, et même si le terme est conservé, il n’existe plus de lien de représentation à proprement parler. Les élus ne sont plus les relais d’une volonté populaire préétablie : ils doivent au contraire construire les décisions à prendre. Parallèlement, l’indépendance des élus cesse d’être l’effet d’une contrainte, une marge de manœuvre nécessaire pour pouvoir dépasser les intérêts catégoriels : elle devient un droit inconditionnel, dans le chef des élus, à décider par eux-mêmes. L’éventuel mandant, le peuple, n’est plus jugé légitime pour imposer une ligne de conduite aux élus : le mandat est contraire à la logique du système, qui laisse les élus libres de dégager, au terme d’une délibération dont le résultat n’est pas prévisible, la meilleure décision possible pour le pays. La représentation-fonction tend ainsi à liquider le rêve de démocratie représentative au profit d’une démocratie simplement indirecte. Et si le suffrage universel est venu corriger l’élitisme inhérent à ce dispositif, il n’en a pas supprimé la clé de voûte, à savoir le rôle central accordé à l’indépendance des élus.

24Bien évidemment, il n’est pas nécessaire de lire Kelsen pour se rappeler le principe de l’indépendance des élus. Mais peut-être faut-il le lire pour en mesurer toute la portée, plutôt que de croire que l’élection tisse malgré tout un lien de dépendance entre les représentants et les représentés. Car cette croyance n’est pas fondée, pour Kelsen : en l’absence de mandat impératif et de droit de révocation, aucun élu ne représente qui que ce soit. Un élu est élu, sans plus, et dès ce moment, il est libre de ses mouvements, il suit ses propres convictions, ou celles de son parti s’il préfère obéir à son parti. L’élection ne crée pas un lien de représentation : elle constitue un pur et simple transfert de souveraineté qui fait passer la capacité de décision des citoyens aux politiques, motif pour lequel Rousseau l’a condamnée dans un célèbre passage de son Contrat social :

Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde15

25Kelsen, parti à la recherche de garanties juridiques du lien de représentation, montre non seulement que ces garanties n’existent plus, mais que c’est la rupture de ce lien qui est juridiquement garantie, qui est inscrite dans les dispositions constitutionnelles modernes. Il nous rappelle ainsi, assez crument, la logique de la démocratie indirecte : des candidats obtiennent assez de voix pour être élus et siègent ensuite en toute indépendance. La condition imposée par les électeurs à l’action de leurs élus est quantitative — elle n’a rien à voir avec un quelconque « mandat » assigné aux élus —, et elle est remplie par les électeurs eux-mêmes : la condition est que les électeurs votent pour des candidats en nombre suffisant pour en faire des élus… Mais la réduction de la fonction politique des citoyens à la seule élection constitue une réalité dérangeante, dans un régime officiellement démocratique : c’est pourquoi elle est recouverte d’un « voile », écrit Kelsen, elle est dissimulée sous une « illusion » de représentation16.

26Pour que ce terme continue à avoir du sens, il faudrait qu’il subsiste, par-delà le moment électoral, un lien entre le représentant et le représenté. Or, si le représentant est indépendant du représenté, le seul lien juridique entre les élus et les électeurs, c’est l’élection, c’est-à-dire un lien qui se dénoue une fois le parlement installé. L’indépendance des élus à l’égard de leurs électeurs brise le lien fugitivement noué au moment de l’acte électoral.

27*

28À ce raisonnement qui n’est pas dénué de logique, on peut évidemment faire une objection majeure : certes, nous avons renoncé au mandat impératif et au droit de révocation, mais il existe des mécanismes similaires dans nos systèmes démocratiques. Nous citerons ainsi, sans être complet, la limitation du mandat électif dans le temps (qui constitue une révocation automatique), les engagements électoraux (qui forment un mandat moral), la menace de non-réélection en cas de trahison des engagements pris (qui équivaut à un risque de révocation), les votes-sanction (qui constituent une révocation de fait)… En outre, ces mécanismes ne sont pas de simples substituts de l’ancien lien de représentation : ils s’inscrivent dans la théorie de la représentation consacrée par la Révolution française, qui accorde au peuple le droit de faire valoir sa propre volonté politique par le suffrage universel.

29Cette objection n’a pas échappé à Kelsen, qui concède que « le risque de ne pas être réélu, si les électeurs jugent insatisfaisantes les actions des organes élus, équivaut à une sorte de responsabilité politique17 ». Mais ces derniers mots livrent le fond de sa pensée : ces mécanismes politiques ne créent qu’une sorte de responsabilité, qui n’est pas à la hauteur de la responsabilité juridique qu’il faudrait mettre en œuvre pour pouvoir parler d’un véritable lien de représentation.

30D’une part, les engagements pris en période électorale sont loin de constituer l’équivalent d’un mandat impératif. D’abord parce qu’ils émanent des candidats eux-mêmes, et non de la population, qui en est réduite à faire son choix parmi ce qu’on lui propose, qui vote par calcul ou par défaut aussi bien que par adhésion, et qui choisit sur la base de priorités que le vote n’indique pas (celui qui voudrait les communiquer sur son bulletin de vote verrait celui-ci être annulé). L’élection est un processus opaque : qui peut dire quelle mission a été attribuée à Emmanuel Macron pour gouverner la France, même dans le chef de ses électeurs du premier tour ? Ensuite, les engagements électoraux ne lient pas les élus : comme le dit un vieux proverbe qui prend ici tout son sens, les promesses n’engagent que ceux qui y croient, pas ceux qui les font. Les électeurs posent un geste juridique, ils votent, et ils constituent ainsi une majorité, comme s’ils prenaient certains engagements au sérieux ; mais les responsables politiques, eux, agissent ensuite en toute indépendance.

31D’autre part, la responsabilité politique qui entre en jeu au moment de revenir devant l’électorat n’est pas l’équivalent d’un droit de révocation : elle n’a pas le même effet dissuasif. Il y a souvent un trop grand laps de temps entre une décision controversée et le nouveau scrutin pour que les électeurs s’en servent comme d’un droit de sanction : bien d’autres enjeux sont apparus dans l’intervalle, qui diluent les décisions prises. De manière plus générale, dans un scrutin de listes et un régime de coalition, le nouveau scrutin ne permet pas de sanctionner spécifiquement telle personne pour telle décision : la responsabilité politique est trop largement partagée. D’éventuelles fautes, en outre, ne conduisent pas forcément à une sanction : les partis au pouvoir peuvent se représenter devant l’électeur avec de nouveaux candidats et de nouvelles promesses qui exonèrent les sortants, et ils peuvent même (comme l’ont décidé entre autres Margaret Thatcher en 1983, Jacques Chirac en 1997 et Theresa May en 2017) anticiper les élections pour profiter de circonstances favorables. Sans aller plus loin dans cette liste de pratiques qui motivent la thèse de Kelsen, on peut ajouter que les votes-sanction qui se répètent depuis une dizaine d’années, dans plusieurs pays européens, de scrutin en scrutin illustrent un malaise général, bien plus que la fonction révocatoire de l’élection : celle-ci devrait être employée à bon escient pour être effective.

32Nous en revenons ainsi au verdict de Rousseau sur le peuple anglais, avec un seul correctif doté d’une certaine efficience : la menace de perdre les prochaines élections. S’il subsiste malgré tout une sorte de lien de représentation dans nos démocraties, mais très affaibli, il repose en définitive sur la peur, sur le fait que l’élection constitue, pour un parti, un risque de licenciement collectif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le lien de représentation se renoue à l’approche d’un scrutin : tous les partis renouvellent leurs promesses, et ceux qui sont au pouvoir envoient des signaux à leurs électeurs pour les inviter à récidiver. Mais ce lien reste virtuel : seul le vote le noue effectivement, avant de céder la place au règne de l’indépendance des élus puis, à l’approche de nouvelles élections encore, à des tentatives réitérées pour retisser le lien brisé par cette indépendance…

33Kelsen peut donc conclure à bon droit, nous semble-t-il, que la « responsabilité politique diffère considérablement de la responsabilité juridique18 », et qu’elle ne suffit pas à affirmer que nous vivons dans des démocraties représentatives. L’élection ne sert pas à nommer des représentants : elle nous permet de choisir nos dirigeants.

34Ce dernier point, faut-il le dire, est tout sauf un détail. En soulignant que le rôle des citoyens est de choisir leurs responsables politiques pour les laisser ensuite gouverner, Kelsen invite à prendre très au sérieux la rupture historique que représente le choix des dirigeants par et au sein de la population entière. Le suffrage universel et le droit universel à l’éligibilité rompent avec le système de la représentation-fonction que les élites avaient mis en place à leur propre profit au 19e siècle, et qui n’est en définitive qu’un prolongement de la théorie médiévale des trois ordres, ou de la monarchie de droit divin, ou encore du despotisme éclairé — un prolongement de toutes les théories selon lesquelles quelques-uns ont vocation à gouverner pour le bien de tous tandis que le peuple a vocation à obéir.

35Par ailleurs, il convient de redire que si sa démonstration dissipe l’illusion de vivre dans une démocratie authentiquement représentative, Kelsen, pour autant, ne condamne pas cet état de fait. Il souligne que nous avons brisé le lien de représentation mais, contrairement à ce qu’avance Sandrine Baume19, il n’est pas nostalgique d’une démocratie représentative, qui risquerait fort de connaître des blocages permanents. La principale fonction que Kelsen assigne aux élus est de passer des compromis ; or une telle mission devient impraticable si les élus sont dotés de mandats précis qui les empêchent de dépasser leur position initiale, de faire des concessions aux différents partenaires du compromis recherché. L’indépendance des élus constitue donc, pour Kelsen, un acquis majeur qui, tout en affaiblissant la dimension démocratique de notre système politique, est indispensable pour lui donner de l’effectivité. Sans elle, aucune décision complexe ou impopulaire ne pourrait être prise : le mandat impératif empêcherait aussi bien l’adoption des grands compromis qui ont marqué l’histoire de la Belgique que certaines avancées législatives en avance sur l’état des mentalités. Kelsen, en bon positiviste, entend nous contraindre à assumer le caractère simplement indirect de notre système de gouvernement, mais il ne veut pas restaurer les anciens mécanismes de la représentation politique. Il est normal, et même souhaitable, que l’indépendance des élus soit remise en cause quand elle sert une politique indifférente aux préoccupations populaires ou marquée au coin d’un évident élitisme. Par principe, l’indépendance des élus doit s’accompagner d’un rappel solennel des aspirations des citoyens et d’un droit permanent à la contestation des décisions prises. Mais il faut remarquer que ce sont les populistes, aujourd’hui, qui réclament à cor et à cri la restauration d’un véritable lien de représentation. Les populistes exigent la mise en œuvre effective, complète et immédiate de la « volonté du peuple » telle qu’ils l’interprètent et prétendent l’incarner : cela ne plaide pas en faveur d’une quelconque nostalgie de l’Ancien Régime.

36Si Jean-Luc Mélenchon a remis le droit de révocation à l’honneur pendant la campagne présidentielle française de 2017, on aurait tort d’y voir, ajouté au populisme, les prémices d’un retour aux anciennes pratiques : l’air du temps va aussi dans un sens inverse. La tendance à créer des parlements de citoyens tirés au sort constitue en effet une manière d’assumer pleinement la disparition de l’ancien lien de représentation, de pousser l’indépendance des dirigeants jusqu’à son terme. Les citoyens tirés par le sort sont censés mieux travailler du fait même de n’avoir été choisis par personne, de ne dépendre ni d’un électorat ni d’un parti politique. Ils sont supposés accomplir l’idéal rationaliste ou habermassien d’une délibération ouverte, libre et égalitaire, animée d’une recherche sincère et coopérative de la vérité, dans laquelle le meilleur argument est censé avoir le dernier mot, au détriment de positions catégorielles arc-boutées sur des intérêts sous-jacents. C’est la raison pour laquelle on se préoccupe, dans le processus de formation de ces parlements, d’éviter tout lien de représentation clandestin, de ne pas laisser désigner par le sort, sous couvert de citoyens ordinaires, des militants d’un groupe d’intérêts quelconque. C’est qu’il s’agit d’opérer, ici, non pas un transfert de volonté politique comme dans le cas de l’élection (où nous espérons encore que nos soi-disant mandataires se préoccuperont du « mandat » que nous leur donnons), mais d’un abandon pur et simple de souveraineté au profit d’une assemblée désignée sans nous, par un simple mécanisme statistique. De manière assez ironique, les parlements de citoyens tirés au sort accomplissent le cauchemar démocratique que constituait, pour Rousseau, le système de la représentation. Ces citoyens délibèrent au nom du rôle que nous leur confions mais, faute d’avoir pu donner une quelconque orientation à leur désignation ou à leurs travaux, nous les laissons en fait décider à notre place.

37Dans cette logique, le sens politique de la « représentation », l’idée d’un mandat confié aux élus, disparaît de part en part au profit d’une représentation purement sociologique : il faut simplement s’assurer que le parlement tiré au sort constitue un calque fidèle de la population. Mais même lorsque cette condition est remplie, une méfiance persiste dans le chef d’une bonne partie de la population — alors que nous devrions nous réjouir qu’un corps de législateurs identiques à nous accepte la charge de légiférer. Tout se passe comme si l’indépendance totale dont bénéficient des citoyens désignés par le sort nous effrayait.

38À Athènes, le tirage au sort s’accompagnait de procédures d’accusation en cours de mandat et de reddition de comptes en fin de mandat, comme s’il fallait contrebalancer les caprices du sort, la quasi-absence de filtre dans la désignation des magistrats. De même, aujourd’hui, personne ne propose de laisser le dernier mot à des parlements de citoyens, alors même qu’ils sont aidés dans leur réflexion par une série d’experts et par de nombreuses auditions. Lorsqu’une question législative ou constitutionnelle leur est confiée, le résultat de leur délibération est systématiquement soumis à référendum : faute d’avoir laissé la main aux professionnels de la politique, nous sentons le besoin d’une réassurance, que nous cherchons cette fois à obtenir au plus haut niveau, auprès du peuple souverain lui-même. Tout se passe comme si, en définitive, la représentativité sociologique de citoyens tirés au sort ne suffisait pas. Si le lien de représentation au sens politique s’est dilué et a même pratiquement disparu, comme l’a montré Kelsen, nous ne sommes apparemment pas prêts à en faire le deuil20.

Notes

1   Kant E. « Lettre à Marcus Herz du 21 février 1771 », dans Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1980, p. 691.

2   Kelsen H., Théorie générale du droit et de l’État suivi de La doctrine du droit naturel et le positivisme juridique (1945 et 1928), Bruylant (Belgique) et Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence (Paris), 1997, p. 340 (en corps de texte et en note 7).

3   Ibid., p. 338.

4   Cf. Garner J.W., Political Science and the Government (1928), cité dans ibid.

5   Ibid., p. 339.

6   Ces procédures n’étaient pas systématiques sous l’Ancien Régime, surtout en fin de période, mais elles sont abondamment documentées. En 1789 en France, certains députés aux états généraux considéraient encore qu’ils « étaient tenus d’obéir aux réclamations formulées dans les cahiers de doléances rédigés par leur électeurs », de sorte qu’il a fallu l’intervention de Louis XVI pour les libérer de leur mandat (Tulard J., Fayard J.-F. et Fierro A., Histoire et dictionnaire de la Révolution française, Paris, Robert Laffont, (Bouquins), 1987, p. 968).

7   Kelsen H., op. cit., p. 339.

8   Cf. Tulard J., Fayard J.-F. et Fierro A., op. cit., p. 680.

9   Kelsen H., op. cit., p. 340.

10   Kelsen s’explique sur ce point dans La Démocratie. Sa nature – Sa valeur (1929), Paris, Dalloz, 2004, p. 67-72. Dans ces pages, son éloge des compromis l’amène à défendre le scrutin proportionnel au détriment du scrutin majoritaire, le premier favorisant les gouvernements de coalition et la passation de compromis entre la majorité et l’opposition.

11   Kelsen H., Théorie générale du droit et de l’État, p. 341.

12   Rosanvallon P., Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, (Bibliothèque des sciences humaines), 1985, p. 56.

13   Raynaud P., « Démocratie », dans Furet, F. et Ozouf, M. (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 676.

14   Cf. Rosanvallon P., Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 55.

15   Du Contrat social, Livre III, chapitre XV.

16   Kelsen H., Théorie générale du droit et de l’État, p. 340.

17   Ibid.

18   Ibid.

19   Baume S., Kelsen. Plaider la démocratie, Paris, Michalon, (Le sens commun), 2007, p. 66-70.

20   Cet article est la version révisée de la lecture donnée en séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique le 15 mai 2017.

Pour citer cet article

Vincent de Coorebyter, «Les paradoxes de la représentation», La Thérésienne [En ligne], 2018 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=203.

A propos de : Vincent de Coorebyter

Vincent de Coorebyter est professeur de philosophie à l'Université libre de Bruxelles, membre titulaire de l'Académie royale de Belgique, président du CRISP. Outre la pensée de Sartre, ses travaux portent sur la démocratie, les idéologies politiques, la laïcité et l'individualisme contemporain.