La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Raoul Delcorde

Les racines idéologiques de la révolution iranienne

(2019 / 1 : Varia)
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Résumé

Phénomène inédit dans l’Histoire contemporaine, un clergé bien organisé a mené un mouvement révolutionnaire qui a conduit à la prise du pouvoir en Iran. Cet article tente d’expliquer les racines profondes (depuis l’instauration du chiisme comme religion officielle de l’Iran au XVIe siècle) de cette ambition du clergé chiite iranien à jouer un rôle politique prééminent alors que le pays connaissait depuis la révolution constitutionnelle de 1906 un processus de sécularisation qui paraissait irréversible. Il s’attache à comprendre l’idéologie du « gouvernement islamique » développée par l’imam Khomeyni et la notion de « velayat-e-faqih » ou « guidance du juriste-théologien », principe constitutif de la république islamique d’Iran. Cette guidance est d’ailleurs contestée par une partie du haut-clergé. Est-ce que le clergé iranien va continuer à exercer le pouvoir ou doit-on s’attendre à un retour de la sécularisation à mesure que l’héritage khomeyniste se diluera ?

Index de mots-clés : Chiisme, République islamique, Islam politique, Khomeiny, Théocratie

Abstract

A well organized clergy led a revolutionary movement which culminated in take-over in Iran, a very uncommon event in today History. This article tries to explain the deep roots of this ambition of the Iranian clerics (since chiism became the official religion of Iran in the XVIth century) to play an eminent role although the country had gone through a secular process since the constitutional revolution of 1906. It attempts explaining the ideology of the « islamic government » developed by Imam Khomeyni and the notion of « velayat-e-faqih » or « guardianship of the jurist-theologian », which is a core principle of the islamic republic of Iran. This guidance is, as a matter of fact, questioned by some members of the higher echelon of the clergy. Will the Iranian clergy continue exerting power or can we expect that secular power will come back as Khomeyni’s legacy will dilute ?

Index by keyword : Chiism, Political islam, Islamic republic, Theocraty, Khomeyny

1Quarante ans après la Révolution islamique en Iran, il peut être intéressant d’analyser la spécificité du régime politique iranien, sous l’angle de la stratégie de contrôle et de prise du pouvoir par le clergé. Cette stratégie est ancienne et plonge ses racines dans le rôle politique du clergé chiite depuis le XVIe siècle.

2Peu après que le chiisme eut été proclamé religion d’État par Shah Ismaël en 1501, la question s’est progressivement posée de savoir quel rôle jouerait la hiérarchie religieuse dans la communauté chiite. On sait que le chiisme désigne le courant légitimiste de l’Islam, qui privilégie la « Maison du Prophète » (« Ahlul bayt »), c’est-à-dire son gendre Ali et sa descendance, jusqu’au XIIe Imam. À partir de là, s’est forgée la doctrine de l’imamat, conférant à Ali et à ses descendants en ligne directe la direction sprituelle de la communauté. Mais ce n’est évidemment pas par hasard que le chiisme va se développer car il y a une spécificité de l’Islam iranien qui a été bien analysée par Henry Corbin1.

1. La mosquée et le trône

3L’État chiite iranien nait avec la dynastie des Safavides au XVIe siècle. L’Iran avait été gouverné, jusque-là, par des dynasties sunnites, et le pouvoir safavide eut à mettre en place les cadres institutionnels chiites dont il avait besoin. Les Safavides concentrent autorité politique et autorité religieuse dans la même personne et établissent une forme de théocratie. Et d’emblée les religieux chiites vont contester la prétention des monarques safavides d’incarner la religion et l’État, la mosquée et le trône. Les shahs safavides établissent non seulement le chiisme comme religion d’État mais répriment aussi tous ceux qui se réclament d’une autre religion. Et ils accaparent à leur profit l’eschatologie chiite et l’occultation du XIIe Imam2. Ils se disent descendants d’Ali et se veulent les représentants de l’Imam caché sur terre (jusqu’à son retour à l’heure de la Parousie). L’Iran est donc le premier État chiite moderne. Cet avènement est contemporain d’une véritable renaissance culturelle du pays. C’est sous le règne de Shah Abbas (1588-1629) qu’Isfahan devient la capitale de l’Iran et bénéficie d’un rayonnement architectural sans pareil. Ce sont les Safavides qui font de l’Iran l’empire musulman le plus brillant de son temps dans le domaine artistique. Ils s’appuient sur deux piliers : la langue (le persan, qui devient langue nationale) et la religion (le chiisme). De manière générale on a une dynastie au rayonnement international et qui contribue à renforcer l’unité nationale de l’Iran après deux siècles de domination turco-mongole. La conversion au chiisme duodécimain a joué un rôle déterminant. Elle a tout à la fois renforcé la singularité culturo-religieuse de l’Iran et empêché l’empire ottoman d’étendre sa zone d’influence. La « chiitisation » de l’Iran a donc été un processus mené par le pouvoir politique et au prix de massacres et de pogroms. Il s’agit là de l’un des fondements identitaires de l’Iran. Mais conscients qu’ils ont besoin de l’aide des religieux pour légitimer leur pouvoir, les Safavides les associent à leur régime politique, leur confèrent des titres religieux et les encouragent à écrire des traités de théologie.

4Il serait erroné, toutefois, d’imaginer que le chiisme duodécimain, après les Safavides, va couler comme un long fleuve tranquille d’une dynastie à l’autre. D’abord parce que les hauts lieux du chiisme, Nadjaf et Kerbela, sont situés dans l’Iraq actuel, à l’époque sous contrôle de l’empire ottoman. Ensuite parce que le chiisme est menacé chaque fois que l’Iran est inquiété par ses voisins, comme il le fut par les Ottomans, puis les Afghans. Ce n’est qu’à partir de la dynastie des Qadjars, à la fin du XVIIIe siècle, que le chiisme va connaître sa pleine expansion institutionnelle par un phénomène d’autonomisation du clergé, prélude à sa mutation en véritable contre-pouvoir face à la monarchie.

2. Le clergé chiite, structuré et contestataire

5Si donc l’identité iranienne (« l’iranité ») et le chiisme ont progressivement fusionné, il faut aussi relever que depuis très longtemps le pouvoir en Iran a été assimilé à une forme de théocratie. C’est l’idée très ancienne (que l’on retrouve déjà à l’époque sassanide) selon laquelle le souverain idéal est le roi qui est tout à la fois prophète, philosophe et législateur. Lui seul peut modeler la société humaine – la communauté des croyants – dans l’attente du retour de l’Imam caché. C’est une conception qui s’inscrit dans la tradition la plus constante de l’Iran, au moins depuis le mazdéisme des souverains sassanides, et même avant. Toute la question est de savoir si le pouvoir se concentre entre les mains du haut clergé chiite ou des chefs temporels. C’est véritablement au XIXe siècle que le clergé chiite iranien se structura et joua un rôle véritablement politique. Pour ce faire deux éléments ont été déterminants : en premier lieu, il fallait décider si le clergé devait pratiquer l’ijtihad, c’est-à-dire l’interprétation des textes sacrés, ce qui revenait à accorder des pouvoirs théologiques importants au haut clergé. Il y eut affrontement entre deux écoles. La première, dite akbari, considérait que l’occultation du XIIe Imam clôturait définitivement toute interprétation du Coran. Selon la seconde, dite osuli, l’interprétation du Coran nécessitait l’institution du marja, la référence à suivre ou « source d’imitation ». Le marja est une haute autorité religieuse dont les prescrits s’imposent à l’ensemble de la communauté chiite. Il exerce son autorité sur les questions théologiques mais aussi politiques et sociales. Cette école d’interprétation l’emporta et le haut clergé en tira parti durant la Révolution constitutionnelle de 1906 puis durant la Révolution islamique de 1979. Cette doctrine contient en germes la théocratie cléricaliste iranienne d’aujourd’hui. En effet, en vertu de ce pouvoir théologique qui lui est conféré, le clergé chiite bénéficie d’un surcroît d’autonomie puisque les prescriptions d’un marja ont valeur de loi. Or celui qui proclame la loi, dans l’Islam, s’impose au pouvoir politique. Cette doctrine a donc littéralement refondé le rapport du religieux à l’autorité politique. Le marja bénéficie d’une autorité supra-étatique. L’ayatollah Khomeyni fut un marja mais on verra que ce fut plus difficile pour son successeur, l’ayatollah Khamenei. En second lieu, le clergé chiite s’est véritablement organisé comme entité strictement hiérarchisée à partir du XIXe siècle. Il y a trois rangs selon la renommée et la connaissance théologique des clercs. Le mollah, à différencier de l’akhund (simple prêcheur), est le 1er degré de la hiérarchie. Ce terme turco-persan est l’équivalent de l’oulema chez les sunnites. Puis il y a l’hodjatolislam (preuve de l’Islam) et ensuite l’ayatollah (signe d’Allah), l’équivalent d’un archevêque dans la religion catholique. Enfin, les Grands Ayatollahs (Ayatollah al-Uzma) sont des marja, c’est-à-dire des sources d’imitation. Il s’agit d’une élite cléricale avec un fort esprit corporatiste et des liens familiaux étroits qui contribuent à en faire une sorte de caste. Cette hiérarchie religieuse, qui évite toute dissension extérieure, est un véritable contre-pouvoir, bénéficiant d’un grand respect au sein de la communauté chiite, et donc capable de tenir tête au pouvoir royal. Et ce d’autant que le haut clergé iranien brasse des montants financiers importants grâce aux fondations pieuses et à l’impôt religieux versé par les croyants. Le clergé chiite va contester la monarchie des Qadjar sur deux plans : celui des concessions faites aux puissances extérieures et celui de la sécularisation des institutions. Sur le plan exterieur, les pertes territoriales de l’Iran dans le Caucase suite aux Traités de Turkmantchai et de Golestan3 seront dénoncées comme de véritables humiliations imposées par la Russie à une monarchie iranienne prompte à brader la souveraineté du pays. Sur le plan intérieur, les ulémas ont reproché aux Qadjar d’avoir établi (en 1828) un régime dit des capitulations par lequel l’extraterritorialité judiciaire est accordée aux étrangers non-musulmans. La contestation la plus emblématique de la pénétration étrangère en Iran fut le boycott de la Régie des tabacs. En 1890, Nasser-ed-Din Shah accorda au baron de Reuter une concession qui lui garantissait pour 50 ans le monopole de la culture, de la vente et de l’exportation du tabac. Cela suscita une vive réaction dans le pays, habilement relayée par les oulémas, qui exigèrent le retrait de la concession4. Cet événement illustre bien la capacité de mobilisation du clergé, sa détermination à faire plier le pouvoir politique. D’une certaine façon on a déjà là en germes ce qui mènera Khomeyni à défier le Shah. On a fait remarquer à ce propos que le clergé chiite est volontiers contestataire et, à tout le moins, méfiant et réservé à l’égard du pouvoir en place. La contestation religieuse va porter également sur les institutions que sont l’enseignement et la justice. La première école laïque fut ouverte en Iran en 1851, connue sous le nom de Dar-al-fonun (Maison des techniques) : elle déclencha de vives protestations des religieux. Il s’agissait en fait d’un établissement universitaire où enseignaient des professeurs étrangers, et qui formait les cadres de l’État iranien. Ce n’est cependant que sous le règne de Réza Shah que fut ouverte la première université du pays, l’université de Téhéran. Mais ceux qui avaient de hautes responsabilités dans le pays avaient souvent été formés dans les universités européennes et cette élite laïque contribua à la sécularisation progressive de l’État iranien. Sur le plan de la justice, il fallut attendre Reza Shah pour la rédaction du code civil iranien. Toutefois, un ministère de la justice existait déjà depuis 1871 tandis que les tribunaux civils se multipliaient aux dépens des tribunaux religieux.

3. La Révolution constitutionnelle et le retrait politique du clergé

6Le grand tournant sera, cependant, la Révolution constitutionnelle de 1906. Au début du XXe siècle, il y a en Iran un vaste mouvement en faveur d’une limitation des pouvoirs royaux et l’imposition d’une constitution, sur le modèle des monarchies occidentales. Ce mouvement prit des allures révolutionnaires et reçut l’appui de théologiens de haut rang5. Sans doute y voyaient-ils une manière d’utiliser la contestation populaire pour affaiblir le régime monarchique. Le plus éminent d’entre eux, Fazollah Nouri, s’opposa aux révolutionnaires car il comprit que le mouvement constitutionnaliste ne servait pas les ambitions politiques du clergé. Nouri, qui était le plus éminent théologien chiite de son temps, obtint l’insertion d’un article 2 dans un addendum à la Constitution pour, en quelque sorte, assurer le contrôle de l’islamité des lois. Cet article prévoit qu’un aréopage de cinq mojtahed (théologiens de haut rang) vérifient que les lois adoptées par le Parlement soient bien en conformité avec les prescriptions de l’Islam. Mais cet article n’a jamais été mis en œuvre. Bien plus, Nouri se rangea aux côtés du monarque, Mohammad Ali Shah. Nouri fut condamné à mort et exécuté en place publique en 1909, ce qui causa un grand traumatisme au sein du clergé. À tel point que le clergé iranien se tint à l’écart du débat politique jusqu’en 1962. Il est vrai que l’arrivée au pouvoir de Reza Shah en 1925 fut marquée par une sécularisation galopante de l’Iran. Ce monarque (qui avait même un moment songé à instaurer une république sur le modèle kémaliste) mena une politique radicalement anti-cléricale. Il édicta plusieurs lois jugées anti-islamiques, comme l’interdiction du port du voile ou encore la laïcisation de l’enseignement et de la justice, qui étaient un monopole du clergé, comme déjà mentionné. Seule la ville de Qom, ville de pèlerinage et centre de formation théologique, où d’ailleurs Khomeyni avait été étudiant à partir de 1922, fut épargnée. Même s’il y eut des mouvements de résistance dans le clergé (qui furent rapidement réprimés), on peut dire que le règne de Reza Shah (1925-1941) fut marqué par une forme de repli du clergé, dont l’influence dans la société iranienne était en quelque sorte jugulée6. Même après l’abdication forcée de Reza Shah en 1941, le haut clergé chiite préféra se tenir à l’écart des jeux politiques. Le plus éminent religieux de l’époque, l’ayatollah Boroudjerdi (mort en 1961), était convaincu que la monarchie (incarnée alors par Mohammad Reza Pahlavi) était solide et qu’il était préférable de s’abstenir de toute intervention dans le débat politique. Toutefois, lors de la nationalisation de l’industrie pétrolière par Mossadeq en 1953, le Premier Ministre iranien reçut l’appui de l’ayatollah Kashani, qui avait été exilé par le Shah et put rentrer en Iran après avoir été élu au Parlement. Kashani fut même élu président du Parlement en 1952. Ce religieux eut un comportement pour le moins ambigu. Selon des documents de la CIA récemment accessibles, Kashani avait été mis en contact avec les services secrets américains en vue de préparer l’opération Ajax visant au renversement de Mossadeq. Il semble bien que des montants importants aient été versés à Kashani, qui mobilisa une foule de partisans dans les rues de Téhéran, provoquant une situation chaotique qui permit au général Zahedi d’orchestrer un coup d’État en 1953 et de faire revenir le Shah de son exil romain. Kashani était sans doute mû par sa haine du Toudeh (le parti communiste iranien), dont les dirigeants étaient proches de Mossadeq. Il existe aussi des preuves selon lesquelles l’ayatollah Boroudjerdi avait assuré le Shah de son appui (en vue de renverser Mossadeq) et ce qui suscita une vive désapprobation de l’ayatollah Khomeiny, mais sans que cela dépasse les cercles religieux.

7Khomeiny, né en 1902, longtemps étudiant puis prédicateur à Qom, avait gravi les échelons de la hiérarchie chiite et il faisait partie, en 1958, des douze ayatollahs les plus éminents du clergé chiite. Pourtant, il n’était pas inclus dans le premier cercle, qui comptait trois Grands Ayatollahs, dont Boroudjerdi. Khomeiny avait la réputation d’être un religieux radical. Il avait, par exemple, soutenu une campagne anti-Bahaïs, alors que Boroudjerdi s’y était opposé. Toutefois, jusqu’à la mort de Boroudjerdi en mars 1961, prévalut une forme de modus vivendi entre le clergé et la monarchie.

4. La contestation du pouvoir monarchique au nom des principes religieux

8En 1962, Mohammad Reza Shah lança un vaste programme de réformes. Deux mesures suscitèrent une violente réaction du clergé : le droit de vote accordé aux femmes et l’autorisation pour les non-musulmans de prêter serment sans mentionner le Coran. Mais c’est surtout la réforme agraire qui provoqua un tollé chez les religieux. Les grandes propriétés foncières étaient abolies, or elles constituaient une importante source de revenus du haut clergé. Bien plus, le Shah qualifia de « rétrogrades noirs » les religieux qui s’opposaient à son programme de réformes. C’est précisément à cette époque que Khomeyni se fit connaître comme le plus virulent opposant au Shah. À l’occasion de la commémoration de la mort de l’Imam Hussein (l’Achoura), le 3 juin 1963, Khomeyni fit un discours dans lequel il abjurait le Shah d’abandonner ses réformes au risque, sinon, de connaître le même sort que son père Reza Shah. Le discours de Khomeyni tendait à démontrer que le Shah bafouait l’Islam et se plaçait en porte-à-faux par rapport à la Constitution de 1906 qui lui faisait l’obligation de veiller à l’« islamité » des lois. En octobre 1964, Khomeyni fustigea le Shah pour avoir accordé un statut juridique spécial aux experts militaires américains, statut semblable aux « capitulations » du XIXe siècle. Selon lui cette décision insultait la dignité des Iraniens. Le Shah fit expulser Khomeyni en Turquie, d’où il gagna rapidement l’Iraq, où il resta jusqu’en 1978. Grâce au Grand Ayatollah Shariatmadari, Khomeiny avait été élevé au rang de marja, ce qui lui avait permis d’échapper à la peine capitale ou à de longues années d’emprisonnement. En exil, son propos se radicalisa. Le pouvoir civil est condamné parce que dépourvu de légitimité divine. Il utilisa le terme arabe de taqut qui dans le Coran signifie ennemi d’Allah et par conséquent corrompu. D’où le terme de taqouti qui désigna durant la Révolution iranienne tous ceux qui appartenaient aux anciennes classes dirigeantes. Khomeyni développa deux thèses qui allaient avoir une place essentielle dans son programme politique au moment de la révolution de 1979. La première concerne l’exercice du pouvoir. Khomeiny la développe dans son livre Hokumat-e-Eslami (Le gouvernement islamique). Il explique que l’origine de tout pouvoir résidant en Allah, la notion de souveraineté nationale est hérétique. Allah délègue une partie de son pouvoir aux prophètes, lesquels dirigent la nation en s’inspirant de la loi divine. On trouve ici les fondements de la théorie du velayat-e-faqih, la « tutelle du juriste-théologien », qui est le soubassement de toute l’architecture institutionnelle de la république islamique. Un spécialiste de la Constitution iranienne résume cette structure pyramidale en ces termes : « Si l’objectif de la Constitution de 1906 était de réduire le pouvoir royal, l’objectif de la Constitution de la République islamique, (…), était d’augmenter le pouvoir du Guide de la révolution »7. Selon Khomeiny, on peut mettre en place des institutions humaines qui régissent le domaine de la souveraineté temporelle (justice, progrès social) mais la légitimité politique ne peut venir que de Dieu. La loi divine de l’Islam a été confiée au Prophète Mohammad et à ses descendants, les imams. Manifestement Khomeiny se considérait, de par son statut même, investi de la responsabilité de faire appliquer intégralement la loi de l’Islam, seule garante de la légitimité du pouvoir politique. Dès lors, en l’absence du XIIe Imam, « impeccable et infaillible », occulté en 874 et qui ne reviendra qu’à la fin des temps, le mieux habilité à assurer les pouvoirs spirituels et temporels est le faqih, le religieux le plus savant8. Appelé Guide (rahbar), il est aussi le chef des armées ; premier personnage de l’État, il a la prééminence sur le Président de la République (qui est élu). « En affirmant que le faqīh qualifié doit jouir des mêmes pouvoirs que le Prophète de l’islam et l’Imâm Alî, Khomeiny fait un pas radical car il sous-entend, ainsi, que l’institution de la wilāyat al-faqīh est la continuation de l’Imâmat. Dans le texte de la Constitution de la République islamique de 1979, l’ayatollah Khomeiny est en effet présenté comme « l’imam ». Exclusivement réservé aux imams historiques du chiisme, ce titre fut porté par deux chefs politico-religieux, Moussa Sadr au Liban et Rouhollah Khomeiny en Iran. Si l’assimilation de ce dernier à un Imâm avait des conséquences politiques notables, elle avait également des implications théologiques en entraînant, effectivement, une érosion de la croyance au retour de l’Imâm de la fin des temps : le Mahdī. Alors même qu’elle consacre le pouvoir politique du clergé chiite, l’institutionnalisation de la guidance du juriste est contestée par nombre des plus éminents guides religieux. Les débats qui ont lieu à l’occasion de la rédaction de la Constitution de la République islamique, en 1979, montrent que le principe de la wilāyat al-faqīh est loin de rallier l’unanimité des marja. La plupart d’entre eux plaident pour un système de gouvernement où les oulémas joueraient un rôle mineur, sauf en matière légale et pour ce qui concerne directement l’islam. Ce paradoxe s’explique par des raisons à la fois théologiques et institutionnelles. Conformément à la tradition chiite, les marja réfractaires n’admettent pas que le mandat des juristes puisse s’étendre au-delà de la sphère religieuse légale pendant l’Occultation. De plus, sous couvert de conférer la plénitude des pouvoirs aux clercs, la Constitution sape, en fait, l’autorité de l’institution religieuse. L’article 107 de la Loi fondamentale de 1979 stipule, en effet, que le Guide (rahbar) de la République islamique doit être un marja »9.

9La seconde grande idée vint à Khomeiny suite à ses entretiens dans les années 1970 avec un ouléma du nom de Moussa Sadr. Ce dernier a joué un rôle éminent à la tête de la communauté chiite libanaise, dans les années 1970, jusqu’à sa mystérieuse disparition en Libye. Sadr expliquait que toute société est divisée entre les oppresseurs (mostakbar) et les opprimés (mostazafin). Khomeiny étendit ce concept à l’ensemble de la communauté musulmane dans le monde, qui subissait le joug des gouvernements impies. La Révolution islamique devait leur venir en aide et le clergé chiite a donc pour mission de mettre fin à la domination des opprimés. S’inspirant des catégories manichéennes, Khomeiny fit des mostakbar les représentants du mal (dans l’acception diabolique du terme) et des mostazafin le « bien en puissance ».

10La souveraineté vient de Dieu et le Guide, autorité suprême, désigné par une assemblée d’experts pour ses qualités et ses compétences comme représentant de l’Imam occulté en 941, a le pouvoir sur tous les organes de l’État, bien que la Constitution institue la règle de séparation des pouvoirs entre le président de la République, élu par la population, le pouvoir législatif, également élu, qui peut refuser la confiance aux membres du gouvernement, et un pouvoir judiciaire indépendant mais désigné par le Guide. Comment un tel État peut-il fonctionner ? Tout simplement parce qu’un système subtil de polysynodie permet de surmonter les oppositions et les conflits. Deux conseils qui dépendent du Guide suprême sont d’une importance particulière : le conseil des gardiens contrôle toutes les lois votées par l’Assemblée consultative islamique et le Conseil de discernement de l’intérêt du régime veille au maintien des pouvoirs du Guide suprême qui domine l’État. Mais cet État se manifeste néanmoins dans sa modernité par le pouvoir exécutif du président de la République, actuellement l’Ayatollah Rouhani, et les ministres du gouvernement. Le premier Guide suprême a été pendant dix ans, jusqu’à sa mort, l’Imam Khomeiny. La désignation de son successeur, l’Ayatollah Khamenei, a posé un problème car il n’était pas marja, adoubé par la Marjariya : de là, la révision de la Constitution en 1989.

11Faut-il s’attendre à des changements ou ce système est-il appelé à durer ? Selon Clément Therme10, il s’agit « d’un régime théocratique et révolutionnaire dont les éléments de continuité sont remarquables même s’il existe différentes phases politiques dans l’histoire de la République islamique : une phase très courte dite démocratique du « printemps de la révolution de 1979 », un État Total aux ambitions totalitaires (1981-1989), une phase thermidorienne (1989-2005) et, depuis 2005, le retour à un régime théocratique décomplexé ». Rien n’indique a priori que ce régime soit près de s’éteindre. D’aucuns imaginent que le régime iranien évoluera vers une forme de théocratie militaire. Si l’impact des sanctions américaines provoque des troubles internes, on peut craindre une radicalisation du régime. Mais on pourrait tout aussi bien concevoir un mouvement de la même ampleur que celui de la Révolution constitutionnelle de 1906, avec l’avènement d’un système politique où les aspirations de l’ensemble de la société seraient prises en compte. L’Iran est entré dans une phase postrévolutionnaire, qui a généré des attentes et une volonté de changement. Pourraient y contribuer une jeunesse nombreuse et éduquée, une société civile en cours de gestation, des comportements électoraux qui savent utiliser les espaces de liberté. Au cœur de cette aspiration il y a la notion de dignité (keramat en persan), c’est-à-dire la volonté de décider soi-même de son avenir sans se le voir dicté de l’extérieur, comme ce fut souvent le cas au XIXe et au XXe siècle11.

Notes

1 Corbin H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964. De son côté, Jean-François Colosimo note avec justesse que le « chiisme est le noyau primitif de l’Islam en ce qu’il se situe, pour ce qui est de son émergence, à la charnière entre la révélation indécidable et l’histoire à décider. En légitimant Ali contre le processus traditionnel d’élection tribal, c’est l’événement de la prophétie que reconnaissent ses suiveurs. L’Imam, dès lors, aura fonction de médiateur, et le chiisme sera un Islam de la médiation » (Colosimo J.-F., Le paradoxe persan, Paris, Fayard, 2009, p. 88).

2 Corbin explique que le xiie Imam, appelé aussi l’Imam du temps ou l’Imam caché, serait né d’une princesse byzantine, Narkès (Narcisse), ayant vécu des fiançailles mystiques avec le xie Imam. Corbin commente que « la personne et le rôle du xiie Imam sont en correspondance frappante avec l’idée du Sauveur ou du transfigurateur final (le Saoshyant) de l’Iran zoroastrien. Il explique aussi que l’éthos du chiisme trouve des résonnances dans l’éthos de l’Iran zoroastrien (Corbin H., op.cit., p.104-106).

3 La victoire russe lors de la guerre russo-persane de 1813 fut scellée par le traité de Golestan. Puis la nouvelle victoire russe à l’issue de la guerre de 1826-1828, fut marquée par le traité de Turkmantchaï. Ces deux traités se traduisent par la domination russe de la Transcaucasie, au détriment de l’Iran.

4 On rapporte que les femmes du harem royal brisèrent les narguilés et refusèrent d’en préparer pour le Shah. On mentionne une fatwa déclarant que la consommation de tabac était un acte impie mais il semble que cette fatwa était un faux.

5 Amin Maalouf, dans son roman Samarcande, illustre bien ce débat au sein du clergé iranien au sujet d’une Constitution : « Le clergé, lui, était divisé. Une partie rejetait tout ce qui venait d’Europe, l’idée même de démocratie, de parlement et de modernité. Pourquoi, disaient-ils, aurions-nous besoin d’une Constitution puisque nous avons le Coran ? Ce à quoi les modernistes répondaient que le Livre avait laissé aux hommes le soin de se gouverner démocratiquement puisqu’il y était dit Que vos affaires se règlent par concertation entre vous. Habilement ils ajoutaient que si les musulmans, à la mort du Prophète, avaient disposé d’une Constitution organisant les institutions de leur État naissant, ils n’auraient pas connu les sanglantes luttes de succession qui avaient conduit à l’éviction de l’imam Ali. Au-delà du débat doctrinal, la majorité des mollahs acceptait, néanmoins, l’idée de Constitution pour mettre fin à l’arbitraire royal ». (Maalouf A., Samarcande, Paris, Jean-Claude Lattès, 1988, p. 273-274). De son côté Jean-François Colosimo écrit à ce propos : « La Perse sera, en 1906, le premier pays du Moyen-Orient à se doter d’une constitution et d’un parlement. La monarchie s’est mise à rêver d’un État fort, à l’occidentale, pour conforter son assise au moment même où le clergé, le Bazar, l’intelligentsia ont commencé à se liguer contre elle en s’inspirant des révolutions et des nationalismes européens. » (Colosimo J.-F., op.cit., p. 56).

6 Malgré l’ardeur de quelques réformateurs laïcs, plusieurs symboles de l’appartenance à l’Islam furent maintenus, en particulier l’écriture arabe, la prière en arabe, l’enseignement de l’arabe à l’école, une certaine reconnaissance par l’État de la mosquée ou de la loi religieuse (…) Les mollahs étaient souvent l’objet de brimades: lassés d’avoir à présenter à des policiers illettrés leur permis de porter le turban, ils préféraient parfois quitter l’habit clérical (…) Plusieurs opposants (religieux) payèrent de leur vie d’avoir tenu tête à Reza Shah. (Digard J.-P. et alii, L’Iran au xxe siècle, Paris, Fayard, p. 87).

7 Cité par Djalili M.-R. et Kelner Th., 100 questions sur L’Iran, Paris, La Boétie, 2013, p. 109-110. Les mêmes auteurs relèvent que « l’expression République islamique est un oxymore : république renvoie en effet à la souveraineté populaire alors qu’islamique fait référence à la souveraineté divine, deux notions contradictoires ». Bernard Hourcade note de son côté que « cette contradiction entre le pouvoir populaire et le pouvoir divin/clérical est à la source de tous les blocages politiques et mêmes économiques de la République islamique d’Iran » (Hourcade B., Iran, nouvelles identités d’une république, Paris, Belin, 2002, p. 106).

8 Amin Maalouf, dans son roman Samarcande, reprend cette idée, qu’il met dans la bouche du prédicateur Hassan al-Sabbah : « la différence est grande entre ma foi et celle de mes parents. Ils m’ont toujours appris que nous devions subir patiemment le pouvoir de nos ennemis en attendant que revienne l’imam caché, qui établira sur terre le règne de la justice et récompensera les vrais croyants. Ma propre conviction, c’est qu’il faut agir dès à présent, préparer par tous les moyens l’avènement de notre imam dans cette contrée. Je suis le Précurseur, celui qui aplanit la terre pour qu’elle soit prête à recevoir l’imam du Temps. » (op.cit., p. 122-123).

9 Arminjon C., L’instauration de la « guidance du juriste » en Iran, Archives de sciences sociales des religions, janvier-mars 2010, p. 211-228.

10 Therme C., « De la nature du régime iranien », dans Relations Internationales, 2013, n° 154, p. 38.

11 Cet article est la version revue de l’exposé présenté en séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 11 mars 2019.

To cite this article

Raoul Delcorde, «Les racines idéologiques de la révolution iranienne», La Thérésienne [En ligne], 2019 / 1 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=279.

About: Raoul Delcorde

Raoul Delcorde est ambassadeur de Belgique et actuellement directeur du service Moyen-Orient/Afrique du Nord au SPF Affaires étrangères. Il est docteur en sciences politiques et professeur invité à l'UCLouvain. Il est également membre de l'Académie royale de Belgique et de l'Académie des sciences d'outre-mer à Paris. Il s'exprime à titre personnel.