La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Pierre Jodogne

Éloge d’Armando Petrucci

(2019 / 1 : Varia)
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Résumé

Éloge d’Armando Petrucci, paléographe italien décédé le 23 avril 2018, à l’âge de 88 ans. Historien de l’écriture et de la place de l’écrit dans la société des différentes époques, ce chercheur fut également un grand théoricien de sa discipline.

Index de mots-clés : Écriture, Manuscrits, Graffiti, Analphabétisme, Épistolographie

Abstract

Eulogy of Armando Petrucci, Italian paleographer who died on April 23, 2018, at the age of 88. Specialist in the history of writing and the place of writing in societies of different periods, this researcher was also a great theoretician of his discipline.

Index by keyword : Writing, Manuscripts, Graffiti, Illiteracy, Epistolography

1Armando Petrucci fut élu membre associé de notre Classe des Lettres, le 9 janvier 1995. Sa candidature avait été présentée par feus nos confrères Albert Henry et Jacques Stiennon.

2Alors âgé de 62 ans, Armando Petrucci était professeur de paléographie latine à l’École Normale supérieure de Pise et dirigeait la revue Scrittura e civiltà, qu’il avait fondée en 1977. Son autorité était considérable, tant à l’étranger qu’en Italie, dans les études concernant l’écriture, les livres, les bibliothèques et la place de l’écrit dans la société.

3Armando Petrucci était né à Rome, le 1er mai 1932. C’est dans cette ville qu’il avait fait ses études et commencé sa carrière, laquelle débuta, de 1955 à 1956, par un poste d’archiviste de l’État et se poursuivit jusqu’en 1972 par une charge de bibliothécaire à 1« Accademia nazionale dei Lincei e Corsiniana ». Entre-temps, de 1962 à 1972, il avait été chargé des cours de paléographie et de bibliographie à la « Scuola Speciale per Archivisti e Bibliotecari » de l'Université de Rome. Après avoir ensuite enseigné pendant deux ans la paléographie et la diplomatique, comme professeur extraordinaire, à l’Université de Salerne, il fut, en 1974, nommé professeur ordinaire des mêmes cours à l'Université « La Sapienza » de Rome, où il enseigna jusqu’en 1991, année de son accession à la « Scuola Normale Superiore » de Pise. C’est dans cette prestigieuse École qu’il termina sa carrière.

4Hors d’Italie, Armando Petrucci avait tenu des cours et des séminaires dans d’importantes institutions scientifiques de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne, du Portugal et des États-Unis. En Belgique, avant même son élection dans notre Académie, il avait fait, en 1981, une conférence au « Centre interuniversitaire d'histoire de l’écriture » fondé à Louvain-la-Neuve par Albert d’Haenens. C’est là que personnellement j’eus, avec Pierre Cockshaw, le plaisir de faire sa connaissance.

5La production scientifique d’Armando Petrucci — aussi impressionnante par sa quantité que par sa qualité — comprend d’abord des ouvrages et de substantiels articles sur l’écriture, les manuscrits et les bibliothèques du Moyen Âge et de la Renaissance. Si ses premiers travaux concernèrent les écritures des notaires, ses recherches se portèrent assez vite sur les écritures individuelles de personnalités éminentes telles que Pétrarque et Coluccio Salutati, écritures dont il proposa une méthode d’analyse inédite et dont il identifia les innovations adoptées ensuite par l’usage commun. Son ouvrage sur La scrittura di Francesco Petrarca, publié en 1967, est exemplaire à tous points de vue. Il fut suivi, en 1968, par les Epistole autografe, l’édition des lettres autographes de l’humaniste et poète. Contrairement à Dante, dont on n’a, jusqu’ici, retrouvé aucun texte autographe, aucune signature, Pétrarque est un auteur dont les bibliothèques et les archives conservent d’abondantes pages ou apostilles écrites de sa main. L’analyse de son écriture par Petrucci est à la fois matérielle et culturelle. Le paléographe scrute le détail du tracé des caractères graphiques de l’humaniste, du début jusqu’à la fin de sa carrière, en interrogeant constamment son environnement historique et sociologique.

6Armando Petrucci n’a jamais manqué de rappeler que l’histoire de l’écriture est intimement liée à celle du livre manuscrit. Dans l’ouvrage qu’il publia en 1984 — La descrizione del manoscritto. Storia, problemi, modelli (Rome, La Nuova Italia Scientifica, 1984, 214 p.) —, il souligne en effet que le paléographe moderne ne peut ignorer aucun des apports de la codicologie. Cet important essai sur la description du manuscrit, de caractère à la fois théorique et méthodologique, est destiné principalement aux conservateurs de manuscrits ainsi qu’aux auteurs de catalogues, mais il conduit les spécialistes eux-mêmes à une réflexion approfondie sur l'objet de leurs recherches. Petrucci s’interroge non seulement sur ce qu’est un manuscrit, mais aussi sur ce qu’est une description.

7La bibliographie de notre défunt confrère s’enrichit ensuite d’études concernant les bibliothèques et, plus largement, l’usage de l’écriture dans la société, celle du passé, puis celle d’aujourd’hui. Elle s’étend jusqu’à comprendre des recherches sur les graffitis ou les tags visibles dans l’espace public, ainsi que sur l’analphabétisme. Citons, parmi ses travaux en la matière, Scrittura e popolo nella Roma barocca, 1585-1721, en 1982, puis Scrivere e no. Politiche della scrittura e analfabetismo nel mondo d'oggi, en 1987. De 1980 à 1987, il anima un séminaire sur Analfabetismo e cultura scritta. Puis, dans Le scritture ultime. Ideologia della morte e strategia dello scrivere nella tradizione occidentale, ouvrage publié en 1995, ses enquêtes s’étendirent aux écritures funéraires, à celles des pierres tombales. Par ailleurs il soutint les recherches de jeunes collègues, tel que Raul Mordenti, sur le type particulier d’écriture que l’on trouve dans les « livres de famille ».

8Le lundi 4 mars 1996, année qui suivit celle de son élection, Armando Petrucci vint présenter devant notre Classe une communication dont le titre était un véritable manifeste : Au-delà de la paléographie : histoire de l’écriture, histoire de l’écrit, histoire de l’écrire, Dans cette communication, le praticien céda la place au théoricien et présenta de mûres « réflexions sur le présent et le futur des études paléographiques ».

9Devant notre Classe, il tint d’abord à rendre hommage à ce qu’il appela « la riche tradition d’études paléographiques et codicologiques propre à la culture érudite et à l’historiographie médiévale » de la Belgique, tradition dans laquelle il voulut signaler les travaux de chercheurs tels que le chanoine Edmond Reusens, auteur, en 1899, d’un des premiers manuels de paléographie (Éléments de paléographie), puis Henri Pirenne, Frédéric Lyna, Paul Liebaerts, Jacques Stiennon, François Masai, fondateur de la revue Scriptorium, Léon Gilissen, Albert D’Haenens et Albert Derolez.

10Armando Petrucci fit observer que la paléographie qualifiée par lui « d’ancien régime » se limitait à n’être qu’une « science des anciennes écritures figurant uniquement dans des documents de caractère non monumentaux » et qu’elle n’étudiait les écritures anciennes que dans le seul but d’en permettre le déchiffrement, bien qu’un Bernard de Montfaucon, fondateur de la discipline, en 1708, par sa Palaeographia graeca, entendît embrasser déjà dans son étude, outre les formes des écritures anciennes, un domaine que Petrucci appelle le « patrimoine des témoignages écrits du passé ».

11Aux yeux du paléographe italien, les principaux rénovateurs de la paléographie furent Giorgio Pasquali et Jean Mallon. L’essai du philologue italien Giorgio Pasquali, Paleografia quale scienza dello spirito, publié en 1931, apportait à une discipline soumise jusqu’alors à une idéologie positiviste, une véritable « transfiguration idéaliste ». Selon Pasquali, la paléographie pouvait en réalité « se transformer en une histoire globale de la culture écrite ».

12Quant au chartiste français Jean Mallon, auteur, en 1952, d’un ouvrage fondamental sur la Paléographie romaine, on lui doit, affirme Petrucci, « le manifeste d’une véritable “panpaléographie”, c’est-à-dire d’une discipline à la fois technique, formelle et historique concernant toutes les formes graphiques et tous les monuments écrits ». Suivi par Robert Marichal et Charles Perrat, Mallon avait, en effet, montré — comme le précise Denis Muzerelle (cité par Petrucci) — « la nécessité de passer outre aux traditionnels cloisonnements entre paléographie, papyrologie, épigraphie, dont les matériaux, dans la diversité de leur nature physique, témoignent d’une réalité graphique unique ».

13C’est dans cet esprit que Petrucci mena ses recherches les plus originales. C’est dans la même perspective qu’il intitula Scrittura e civiltà (Écriture et civilisation) la revue qu’il eut le mérite de fonder. La discipline qu’il voulut pratiquer est bien cette paléographie « globale » qui, disait-il, « doit s’occuper des monuments graphiques de tous types et de toute nature » et donc de « tous les témoignages écrits d’une tradition culturelle et linguistique déterminée ».

14D’où cette présentation détaillée de l’objet de la nouvelle paléographie qu’il formula, en 1996, devant notre Classe :

15« La paléographie a pour objet l’étude non seulement des écritures, mais encore de l’ensemble des caractères externes de tous les monuments, sans aucune exception, qui portent des textes, inscriptions de toutes sortes, papyrus, parchemins, tablettes de cire, etc., étude qui ne doit pas laisser d’exploiter les données fournies par les caractères internes. La paléographie, en somme, doit s’occuper des monuments graphiques de toute nature et dans chaque cas d’une manière totale. »

16Non content de cet essai de définition, Petrucci ajouta l’observation suivante : « Mais la paléographie est surtout — ou devrait être de nouveau — une discipline historique à part entière, qui pose — ou devrait poser — les questions fondamentales propres à une véritable histoire de la culture écrite, concernant les rapports entre la société et l'écriture, entre les écrivants et les lisants, et les autres, les analphabètes. »

L’originalité d’Armando Petrucci est bien due à la liberté qu’il a prise de ne pas se cantonner dans une paléographie envisagée comme une discipline archéologique et d’élargir son regard sur le phénomène général, social autant que culturel, de l’écriture.

Les grands travaux ultérieurs d’Armando Petrucci ont concerné les écrits et les écritures épistolographiques. « La lettre missive — observe-t-il — est un microtexte de communication répandu parmi toutes les sociétés humaines, dans les cinq millénaires de leur histoire. »

17Ses recherches se concentrèrent dans un premier temps sur l’épistolographie médiévale, du VIIe au XIIIe siècle. « Grâce à l’étude des pratiques d’écriture et des techniques de préparation de ce type de témoignage écrit — affirme-t-il —, il est possible de connaître beaucoup d’éléments et d’indices concernant le processus de communication entre les individus, les aspects concrets de la vie quotidienne et privée, l’articulation des rapports entre les classes et les catégories, l’histoire des mentalités et des processus d’alphabétisation ».

18Le paléographe emprunte là les habits du sociologue. Son ouvrage intitulé Scrivere lettere. Una storia plurimillenaria, publié en 2008, a connu le plus grand succès de librairie.

19Armando Petrucci eut enfin l’occasion d’expliquer sa conception très large de la paléographie, en 2002, dans un petit livre dense intitulé Prima lezione di paleografia et publié par les Éditions Laterza de Bari dans une collection de haute vulgarisation. Il ne manqua pas d’y aborder la question très actuelle de la rupture intervenue, en peu d’années, dans notre culture entre une communication écrite dont la mémoire était conservée selon des moyens traditionnels et une communication électronique dont on ignore encore comment sa mémoire sera sauvée.

20Homme d'analyse et de synthèse, d'étude et d'enseignement, de tradition et de modernité, Armando Petrucci aura donc été le grand témoin d’une métamorphose de la fonction de l’écriture dans notre société et le promoteur de la profonde évolution d’une discipline vénérable, la paléographie, devenue l’histoire non seulement des formes graphiques de l’écriture, mais aussi des conditions de production de l’écriture et de sa place dans la société.

21Armando Petrucci est mort à Pise, le 23 avril 2018, à l’âge de 86 ans. La nouvelle de son décès nous est malheureusement parvenue avec un retard de plusieurs mois.

22Sa disparition fut ressentie, en Italie et dans tout le monde humaniste, avec la plus vive émotion, comme la perte d’un des maîtres les plus admirés. Les qualités de sa personne furent évoquées avec une profonde sympathie, car ce savant eut avec ses collègues des contacts chaleureux, se montra généreux et constamment disponible à l’égard de ses étudiants et de ses collaborateurs, et fut capable, dans certains moments critiques de la vie politique, d'élever courageusement sa voix d’historien et de citoyen progressiste. Nous ne pouvons donc que nous associer de tout cœur aux hommages vibrants qui lui furent rendus1.

Notes

1 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 20 mai 2019.

Para citar este artículo

Pierre Jodogne, «Éloge d’Armando Petrucci», La Thérésienne [En ligne], 2019 / 1 : Varia, 01-04 URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=291.

Acerca de: Pierre Jodogne

Pierre Jodogne est philologue, membre titulaire de l'Académie royale de Belgique et professeur ordinaire honoraire de l'Université de Liège. Ses travaux d'histoire littéraire et de philologie concernent principalement des écrivains français et italiens de la Renaissance : Jean Lemaire de Belges, Antonio Alamanni, Leon Battista Alberti et Francesco Guicciardini.