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Migrations : un regard analytique pour sortir des émotions et des idéologies
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Les mouvements migratoires internes et internationaux s’accroissent. Les pays européens sont devenus un pôle majeur d’attraction. Depuis plusieurs décennies les polémiques foisonnent entre celles et ceux qui s’opposent et celles et ceux qui sont favorables aux migrations. Les uns comme les autres fondent leurs arguments sur des analyses partielles, des émotions et des idéologies. Ces polémiques ne contribuent pas à alimenter des orientations pour des politiques migratoires équilibrées de long terme. Ce texte tente de poser les bases d’une analyse rationnelle des migrations, conduite dans une approche globale et dans une perspective de développement.
Abstract
Internal and international migratory movements are increasing. European countries have become a major attraction. For several decades controversies abound between those who oppose and those who are in favor of migration. Both people base their arguments on partial analyzes, on emotions and ideologies. These controversies do not contribute to providing guidance for balanced long-term migration policies. This text attempts to lay the foundations for a rational analysis of migration, conducted in a global approach and in a development perspective.
Table of content
1Les déplacements de populations sont des questions planétaires croissantes. On est entré dans une phase nouvelle de redistribution mondiale des populations et, par-là, non seulement de contact, mais également d’interpénétrations entre des cultures et des civilisations qui s’étaient construites de manière séparée et souvent opposée depuis des siècles.
2La présidente désignée de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans le cadre de son intervention devant le Parlement européen en juillet 2019, a publié un document programmatique qui contient entre autres un paragraphe sur les migrations1. Ce paragraphe traite, un peu en vrac, de différents points, résumés devant le Parlement, par l’idée de promouvoir un nouveau « pacte des migrations » entre pays européens. C’est la réponse donnée notamment aux demandes des pays méditerranéens, dont l’Italie par la voie du tonitruant ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. Les points de ce paragraphe évoquent en matière d’asile politique la modification des règles de Dublin ainsi que la mise en place d’un régime d’asile commun. On évoque également le renforcement de l’Agence européenne des gardes-frontières et des gardes-côtes, afin de sécuriser les frontières externes de l’UE et lutter contre les trafics des êtres humains. On mentionne également la nécessité d’une « coopération » avec les pays de transit. Et enfin la nécessité de « renforcer la coopération avec les pays tiers qu’il s’agisse des pays d’origine ou des pays de transit » et, plus en général, la coopération au développement en contribuant à « l’amélioration des perspectives d’avenir des jeunes des deux sexes dans leurs pays d’origine ».
3C’est l’amorce d’un regard ample sur les processus migratoires, mais tout compte fait, le cadrage de la réalité des phénomènes migratoires fait par le document de Mme von der Leyen reste celui en vigueur depuis une quarantaine d’années : réguler les flux et contribuer, ajoute le document, au développement économique des pays de départ. Ce regard n’est pas suffisant.
4Je voudrais attirer l’attention ici sur le fait que sans un regard plus ample et guidé par plusieurs angles d’analyse, on ne peut pas penser une politique innovante en matière de gestion de ce vaste problème sociétal qu’est la question des migrations.
5Or cette approche est urgente, car se rééditent à une échelle bien plus large les grands déplacements mondiaux qui ont eu lieu entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale.
Sortir des émotions, des idéologies et conduire des analyses
6Souvent, la prise en compte de ce fait social est filtrée avant tout par les émotions et guidée par les images largement médiatisées. Ou bien elle donne lieu à des postures idéologiques, pour ou contre les migrations, ces dernières alimentant des imaginaires et des partis politiques nationalistes et identitaires. Ou bien elle s’alimente à des postures philosophiques ou morales nobles et généreuses, affirmant des principes généraux, mais qui ne fournissent pas des éléments pouvant forger des actions politiques de grande ampleur comme celles requises par ce fait sociologique majeur que sont les réalités migratoires.
7Il ne sert à rien non plus d’adopter une attitude fataliste qui consiste à dire que les flux migratoires sont inévitables ou à se limiter à invoquer la pression démographique africaine dans les années à venir ou encore le devenir climatique qui aboutiront nécessairement à une pression migratoire accrue. Il ne sert à rien d’en rester à des arguments partiels et parfois trompeurs : comme celui des besoins du marché du travail ou celui du besoin de rajeunissement de la population. Il ne sert pas non plus, même si un rappel humaniste dont l’Europe peut être fière est indispensable, d’évoquer uniquement la souffrance humaine des migrants qui se lancent dans une démarche migratoire, qui a certes sa rationalité, mais qui prend des risques élevés. Ne sert pas non plus l'évocation des formules comme la « forteresse Europe », souvent utilisées depuis les années 1990, à forte connotation morale visant à culpabiliser, mais qui n’offrent aucun élément d’analyse concrète des réalités permettant d’élaborer une politique migratoire.
8Je voudrais défendre ici l’idée de la nécessité de regarder ces réalités par une analyse qui cerne leur complexité sociologique, indispensable à prendre en compte surtout si l’on veut fonder des politiques visant à gérer tant bien que mal ces réalités. Les analyses scientifiques et politiques des migrations contemporaines me semblent être en général en manque de cette lecture inévitablement complexe de ces faits sociaux, tant par les niveaux d’appréhension des réalités (individuel, mésosocial, et macrosocial), que par l’étendue géographique et géopolitique des rapports entre espaces du monde. Par exemple, si l’intérêt et l’avantage du migrant ou de tel ou tel secteur d’emploi doivent être considérés, les conséquences pour les sociétés de départ et d’arrivée sous toutes leurs facettes ne peuvent pas être ignorées. Ou encore si les avantages économiques des migrations pour des secteurs ou dans la création du PIB peuvent être pris en compte, les implications et conséquences sociales doivent l’être également.
Précisions : de quoi parle-t-on, faire des distinctions
9Distinguons au préalable les déplacements pour des causes économiques et sociales et les déplacements pour des causes politiques, idéologiques, religieuses, sexuelles. On tend à les confondre ; certains disent que la distinction n’a pas de sens. Je pense qu’elle reste fondamentale. Le droit d’asile doit être sauvegardé comme tel, car il en va du renforcement et de la sauvegarde des libertés démocratiques dans le monde. Et même si, dans certains cas, la frontière peut être poreuse entre les deux. Et même s’il importe d’analyser sociologiquement, au cas par cas, et pas uniquement sous l’angle des droits, la réalité des sociétés dans lesquelles s’installent des régimes politiques répressifs.
10Je parlerai dans ce texte de ce qu’il est devenu d’usage d’appeler, dans l’histoire des déplacements humains, depuis le xixe siècle, les « migrations », c’est- à-dire des déplacements de personnes en fonction d’une activité économique, le plus souvent salariée, le plus souvent subalterne, même si elle peut prendre la forme de « brain drain », de « pillage » de cerveaux2.
11Je spécifie donc l’usage du terme « migrations » à une forme particulière des déplacements des populations, qu’il me semble important de désigner en particulier.
12Une deuxième distinction à faire est celle entre les interventions humanitaires urgentes dues à toutes sortes de causes (politiques, sanitaires, climatiques…), au sujet desquelles interviennent des organisations humanitaires publiques et privées et la mise en place de « politiques migratoires » de long terme et « hors urgence », que Mme von der Leyen a évoquées dans un entretien accordé à la presse, en parlant de questions qui vont durer des décennies et qui nécessitent un « concept durable ». Les liens entre les situations d’urgence et celles « hors urgence » devront être envisagés, mais il importe d’éviter ce qui arrive depuis quelques décennies, à savoir que les situations d’urgence sont devenues la référence à partir de laquelle sont envisagées les politiques migratoires. Pour utiliser une image par comparaison, les politiques de santé d’un pays ne se limitent pas à la gestion des services d’urgence et les situations gérées par ces services ne sont pas le modèle des politiques générales de santé publique.
13Précisons encore que j’utiliserai ici le terme « migrant », comme expression générique en sachant bien que pour chacun des points qui seront développés, il importe de conduire des analyses ayant à l’esprit les migrations des hommes et des femmes, leurs similarités et leurs différences.
Aperçus pour une analyse des migrations
14Pour que ce « concept durable » d’une politique migratoire puisse être mis en place, il importe de disposer d’une analyse fondée des processus migratoires dans toute leur complexité factuelle. Plus précisément, on peut la ramener à sept aspects : les causes des départs, les conséquences des migrations pour les sociétés de départ, les projets migratoires, les causes d’appel aux migrants, les conséquences des migrations pour les sociétés d’arrivée, les processus d’« intégration » pas seulement des migrants, mais de l’intégration générale des sociétés, et enfin le cadre général de redistribution mondiale des populations par les migrations internationales et internes.
15Ces aspects supposent d’amples approfondissements analytiques et impliqueraient la mise en place de larges programmes de recherche, afin de produire des travaux originaux et de sortir de l’essayisme qui alimente souvent l’analyse et les débats sur les migrations.
16Je me limiterai à quelques remarques concernant ces différents points, juste pour faire entrevoir la nécessité d’analyses plus approfondies et de la prise en compte de ces aspects lors de débats politiques sur les migrations. Je ne citerai pas des recherches spécifiques ; je signale en note quelques ouvrages parmi tant d’autres. Chacun des points qui vont suivre mériterait des publications développant une analyse approfondie à commencer par celle de la littérature scientifique existante sur la question, celle produite en Occident et dans les aires d’arrivée des migrants, mais également celle produite dans les régions des départs3. Je présenterai quelques aspects à partir des réalités concrètes et des théories de middle range, plutôt qu’à partir de paradigmes théoriques (qu’il serait utile d’éclaircir dans une analyse plus ample) ou par des domaines disciplinaires (approches économiques, démographiques, etc.) dans la perspective de proposer une analyse plus apte à alimenter des politiques et un débat public. L’approche que j’adopte entend être faite dans la perspective d’élaborer des issues, tout en restant critique, mais sans se limiter à la dénonciation ou à la seule observation analytique et théorique. La perspective est de proposer un questionnement pouvant aboutir à un débat et à des actions politiques. Mais, je le répète, ce qui est présenté ici se limite à quelques aspects pour faire entrevoir le travail qui serait à conduire sur le plan scientifique.
17Il me semble que, dans le contexte européen, un travail de révision critique des publications scientifiques produites partout dans le monde (y compris dans les pays de départ) devrait être conduit (il me semble qu’on le trouve surtout chez les démographes) entre autres pour élargir l’horizon des recherches sur les migrations souvent prises en tenaille par des regards idéologiques ou politiques4.
Les causes des départs
18Les causes le plus souvent évoquées sont économiques : le manque d’emplois, la pauvreté. Ce sont certainement des causes importantes. Mais dans les faits, c’est un faisceau de causes. Certaines sont économiques, tout en sachant que ce ne sont pas en général les plus pauvres qui migrent. Il importe de spécifier ces causes économiques sur base d’une analyse détaillée du mode de développement économique dans l’agriculture, l’exploitation des ressources, l’industrie, les services, de l’organisation du marché du travail, de l’appropriation des terres et des politiques publiques.
19D’autres causes sont sociales comme le fait d’échapper à une société patriarcale pesante, qui alimente un système politique clanique et favorise le maintien d’une société à haut degré de conflit. Ou comme les conditions dominées des femmes. Elles peuvent viser à assurer une survie familiale de court terme par l’envoi des jeunes dans l’aventureuse quête d’une source de revenus. Les causes peuvent être culturelles tel l’attrait exercé par les images – amplifiées par les médias, la publicité, internet, des récits d’autres migrants – de sociétés vues comme facilement opulentes. Dans certains cas, une culture migratoire s’installe, assortie d’un regard désabusé sur sa propre société. Les départs migratoires aujourd’hui – mais il faudrait une analyse précise – ne proviennent plus en majorité du monde rural, ce qui était une caractéristique des grandes migrations jusqu’aux années 1970. Aujourd’hui, les migrants proviennent des zones urbaines et des mégapoles sursaturées et de leurs bidonvilles, ce qui devrait amener à un questionnement sur l’urbanisation contemporaine. Les migrants contemporains sont en majorité présocialisés à la vie urbaine et en partie ont été scolarisés. C’est une différence importante par rapport aux profils des migrants d’avant les années 1980.
Les conséquences des migrations pour les sociétés de départ
20Les conséquences sont variables selon les sociétés et les groupes sociaux. À tous les niveaux, il y a des gagnants et des perdants. Pour tous, il y a une certaine ambivalence. Sur le plan social, à court terme, la migration est certainement une soupape qui permet d’évacuer des tensions sociales pouvant émerger parmi des jeunes en manque de ressources. Mais en même temps, cette migration est également une perte d’énergies vives de la société, de plus en plus formées au sein même de ces sociétés.
21Les migrations sont certainement une ressource financière : par les remises d’argent des migrants (difficile à estimer et en général sous-estimées par les chiffres officiels), à court terme, c’est un flux d’argent des migrants vers les pays et les sociétés d’origine constituant un apport au PIB et en devises souvent mentionné et souhaité par les états et les organismes internationaux. Mais cette analyse macroéconomique et purement quantitative doit être assortie d’analyses plus qualitatives qui étudient les effets et les usages de ces remises d’argent (soutien à des projets de développement, assurer la survie, assurer des dépenses de santé ou d’éducation, permettre des dépenses de consommation, etc.).
22Par ailleurs, il importe aussi de considérer les conséquences de départ d’énergies jeunes, actives. Ces migrations sont souvent un écrémage des acteurs et actrices mieux formés.
23Et loin d’être une ressource pour les plus pauvres, comme c’est implicite dans les discours qui associent les migrations à la lutte contre la pauvreté, la migration concerne des populations disposant de capitaux économiques (même minimes) et culturels leur permettant d’élaborer un projet migratoire.
24Il importe donc de faire une distinction lorsqu’on raisonne en termes d’intérêt ou de bénéfices entre ceux du migrant, comme individu ou comme famille, et ceux des sociétés.
Les projets migratoires
25Au-delà des émotions, des arguments et justifications et des narrations formulées par les aspirants à la migration, quels sont les projets migratoires concrets de ces populations ? Il y a des changements importants par rapport aux migrations du xxe siècle. Comment et par quels réseaux d’information et d’échange ces projets sont-ils construits ? Avec quelle vision d’eux-mêmes et de leur devenir dans les pays où ils arrivent ?
26Cette question est importante pour la suite du cheminement de l’implantation des migrants. S’agit-il de projets d’implantation, d’insertion, s’agit-il de projets diasporiques, s’agit-il de projets de circulation ?
27Ces aspects sont importants à connaître aussi bien pour conduire des actions d’informations dans les villes et pays de départ et pour contrer la part d’erreurs de connaissance qui circulent que pour la suite de la mise en place de politiques de socialisation, allant de l’alphabétisation à la formation civique.
Les causes de l’appel aux migrants
28Les appels aux migrations doivent également être analysés dans toute leur variété, allant de besoins apparents et déclarés à des besoins occultes. Et ceci tant dans le secteur privé du marché du travail que dans le secteur public ou parapublic.
29Pourquoi clame-t-on le besoin de travailleurs immigrés dans tel ou tel secteur d’emploi ? S’agit-il d’un manque de travailleurs en termes quantitatifs ou d’un manque de travailleurs dans certaines conditions de travail ou de salaire ? Et pourquoi des résidents n’acceptent-ils pas de travailler dans certains secteurs ? L’emploi des migrants se situe en majorité, comme les analystes en sociologie du travail l’ont maintes fois démontré, dans le secteur secondaire, voire tertiaire, du marché du travail, à savoir des secteurs de travaux pénibles et moins payés, voire dans l’économie souterraine. S’il y a une loi sociologique concernant les migrations, c’est celle qui consiste à dire que le migrant est intéressant sur le marché du travail s’il est « exploitable ». Pour paradoxal que cela puisse paraître, ces secteurs du marché secondaire et tertiaire du travail se multiplient et s’accroissent dans les villes globales contemporaines hypermodernes. Ils sont même revendiqués au nom de la libre activité économique et de la liberté individuelle. L’immigrant accepte ces conditions temporairement, jusqu’à un certain point, faisant son calcul de coûts et bénéfices, mais essaie rapidement d’en sortir suscitant un appel à une nouvelle migration. Mais au-delà des aspects personnels, quelles sont les conséquences pour une société de l’amplification de marchés du travail parallèles et dégradés ? Quelles sont les conséquences pour une société d’avoir des populations vivant en situation sociale amoindrie ?
30Pour ce qui est de l’immigration de personnes de haute formation, comment prendre en compte le « pillage de cerveaux » (médecins et personnel de la santé, informaticiens, etc. que des pays comme les États-Unis pratiquent sans aucun scrupule ? Comment, au minimum, rémunérer le pays d’origine où ils se sont formés ? Comment rendre plus équitable cette immigration et comment freiner cette hémorragie de personnes formées nécessaires pour le développement des pays5?
31L’argument démographique (souvent utilisé dans les instances onusiennes) est avancé pour dire que la migration est un apport de populations jeunes dans des régions où le taux de fécondité est faible et la population est vieillissante. Cet argument ne vaut que comme ballon d’oxygène concernant les primo-migrants, car aux générations suivantes les familles immigrées ont une fécondité qui devient comparable à celle des autres populations.
32Et l’argument du marché du travail ou le démographique ne peuvent pas être dissociés, comme on le fait souvent, y compris par les instances internationales, de la question qui se pose aux sociétés et aux pouvoirs publics, celle de « l’intégration ». Les leçons des décennies précédentes ont montré que c’est une grave erreur de dissocier l’argument de la nécessité d’appel aux migrants sans poser concrètement la question de l’intégration, dans toute sa complexité (voir point suivant). Entre parenthèses, cette dissociation est, selon moi, l’erreur d’analyse et de perspective et la grosse lacune du document de l’ONU relatif au « pacte des migrations » et signé à Marrakech en décembre 20186.
Les conséquences pour les sociétés d’immigration
33Une ample littérature a analysé les apports des migrants aux sociétés d’arrivée. Souvent, elle vise à justifier la présence de l’immigration face aux mouvements d’opposition à celle-ci en soulignant l’apport positif des migrants.
34Il y a avantage à garder un regard analytique, car comme tout fait social, les migrations ont des conséquences ambivalentes pour les sociétés. Il importe de préciser les conséquences sur le plan économique, à court et à long terme, pour les individus ou secteurs concernés et pour l’ensemble de la société. Il s’agit aussi de prendre en compte les conséquences sur le plan de la structure de la société de la complexité sociale nouvelle, des fonctions et dysfonctions engendrées par les migrations. Il s’agit d’analyser les aspects culturels et culturels-politiques de cohésion sociale que posent de nouvelles présences dans la société globale et dans les espaces urbains.
35Globalement, je me limiterai à souligner trois aspects. D’abord, que l’immigration n’est pas « en soi » ni une bonne ni une mauvaise chose, elle est ce que les acteurs concernés (migrants et résidents) la font devenir et ce que les conditions sociales et institutionnelles dans lesquelles les migrations se déroulent permettront de devenir. Deuxièmement : pour que l’immigration maximise les chances d’être positive pour l’ensemble des parties concernées doit exister et être mis en place un faisceau de conditions économiques, sociologiques, politiques. Troisièmement, ces conditions et leur efficacité se déroulent dans des temporalités différentes : les aspects économiques de court terme peuvent être rapidement observés, les implications sociales et politiques se déroulent dans des temporalités de moyen long terme et engagent une action publique de longue durée.
36Comme pour les sociétés de départ, également pour les sociétés d’arrivée, il importe de distinguer entre des intérêts de secteurs économiques, ou de visions à court termes économiques et démographiques et les intérêts des sociétés à moyen et long terme.
Les processus d’« intégration »
37Les mots ont une histoire et sont parfois piégés. Il faut les utiliser de manière critique, mais ne pas en rester à des débats sémantiques. C’est le cas du terme « intégration », issu du langage mathématique. Ce terme a été employé en premier par les sociologues et les politologues américains dans les années 1920-30 pour remplacer celui utilisé précédemment d’« assimilation ». Celui-ci était issu du langage biologique. Il était désormais considéré trop naïvement comme naturaliste eu égard aux réalités concrètes de l’insertion des migrants arrivés en masse depuis 1880. Ils venaient non plus seulement du monde anglo-saxon (les WASPS : White, Anglo-Saxon, Protestant), mais du monde latin, allemand, juif, slave, chinois… L’insertion de ces nouveaux venus dans les métropoles américaines en formation n’allait plus de soi : le creuset américain, le fameux « melting pot », chanté même à Broadway comme une caractéristique de la terre élue américaine, ne parvenait plus à fondre facilement et « naturellement » des cultures et de conditions de vie différentes. Le concept d’intégration entendait restituer la complexité de ce processus social et le labeur désormais nécessaire pour « faire société ». Ce constat sociologique est allé de pair avec la mise en place de « politiques d’intégration » : apprentissage de la langue, scolarisation des enfants, « formation civique »7. On peut discuter la valeur de ce concept et envisager la nécessité aujourd’hui d’en inventer un autre. Mais sans oublier la réalité, le fait que l’insertion des nouveaux venus dans une société est un enjeu majeur pour bâtir un ensemble social et politique et pour fonder une démocratie. Cette question est apparue avec force en Europe dans toute son histoire de l’immigration contemporaine à partir des années 1950, et en particulier à partir des années 1970-80 avec la présence croissante d’immigrations extra-européennes. L’immigration musulmane a ajouté une dimension nouvelle – religieuse et géopolitique – à la question générale de l’intégration. Les immigrations contemporaines élargissent encore davantage les origines des migrants, venant d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine.
38Plusieurs leçons sont à retenir des dernières décennies. Tout d’abord que la question de l’« intégration » (utilisons ce terme, que je mets entre guillemets, en attendant d’en trouver un plus adéquat) ne peut pas être ignorée tant en ce qui concerne les primo-migrants que les générations suivantes. La leçon à retenir des dernières décennies est qu’il est impossible de dissocier une politique relative aux flux migratoires d’une politique d’« intégration », qui implique de disposer des moyens nécessaires et des compétences très qualifiées pour la mettre en œuvre.
39Dans les pays européens, qui ont leur identité ancrée dans une longue histoire civilisationnelle, le cadrage général de cette question doit trouver un chemin propre, bien différent de celui qui est nord-américain (ou australien…) que l’on a tendance à imiter et dont le modèle migratoire donne priorité au marché du travail et à l’approche individualiste, tout en l’inscrivant dans la logique de la puissance américaine. Ce modèle tend d’ailleurs à vouloir s’universaliser notamment à travers les instances onusiennes ou l’OCDE. Les logiques d’intégration européenne sont en bonne partie différentes de celles qui sont nord-américaines. L’Europe doit inventer un modèle propre et l’annoncer clairement, sous peine de voir ses propres populations se révolter (comme elles commencent à le faire) et au risque d’introduire des malentendus sur elle-même et, pour finir, engendrer du ressentiment auprès des immigrants.
40Un autre aspect à retenir est qu’il importe de tenir compte de la capacité et des conditions de possibilité des institutions et des personnes « déjà-là », anciens ou plus récents habitants, de s’« intégrer » aux nouveaux arrivants. Le concept d’intégration doit être entendu de manière bidirectionnelle. Cet aspect est souvent ignoré et regardé uniquement sous l’angle des jugements moraux ou idéologiques.
41Une autre leçon des migrations récentes est que les « intégrations » des nouveaux venus sont à la fois plus faciles, car les populations sont en général scolarisées et présocialisées à la vie urbaine et plus complexes, car les médias satellitaires, les technologies de communication, les États d’origine sont autant de canaux par lesquels les migrants formulent des projets migratoires en partie déconnectés des sociétés où il s’installent et vivent encore davantage dans une bulle à part au sein des sociétés où ils vivent. Cette réalité sociologique pose en termes nouveaux la question de l’« intégration ». Une complexité supplémentaire provient du fait que dans le contexte des migrations contemporaines, les affirmations identitaires, souvent insérées et théorisées par des chercheurs et penseurs issus des migrations dans une posture dite « postcoloniale », tendent à se distancer de la société d’arrivée, dont la culture est considérée dominante et aux relents néocoloniaux, mais qui, de manière paradoxale est souvent à l’origine même des mouvements migratoires. De cette posture découlent aussi des revendications en termes de droits et en termes d’affirmation identitaire. En ressortent une plus grande complexité, une relative confusion de positions et de mises en questions des identités locales au nom du pluralisme culturel, qui rendent encore plus difficile la mise en place de politiques cohérentes d’intégration. Cette confusion se nourrit aussi de « ressentiments » réciproques.
42L’affirmation du pluralisme est certainement une avancée dans la vision des migrations au sein du monde globalisé contemporain, mais qui, s’il en reste là, comme c’est souvent le cas, ne contribue pas à la formulation de projets politiques et sociaux collectifs, sauf celui d’affirmer le pluralisme, et a comme résultat l’exacerbation des identités ethniques ou ethnonationales. Dans le contexte globalisé contemporain, la question de l’inclusion de nouvelles populations – de l’« intégration » – se pose de manière nouvelle.
43En somme, il s’agit davantage d’une symbiose dynamique de toutes les parties concernées –habitants et immigrants –, en évitant deux extrêmes : d’une part les renfermements identitaires, aboutissant à l’idée d’une société qui résulte des juxtapositions de groupes séparés et d’autre part une vision des sociétés et d’identités comme flux liquides et changeants. Une synthèse nouvelle est à penser, capable de formuler et de vivre des identités ouvertes et communicantes, locales, mais universelles, propres à des groupes, mais communes.
44L’analyse des processus d’intégration, de l’histoire de leur devenir dans les dernières décennies, tant dans le chef des migrants (entre autres musulmans) que dans celui de la société dans son ensemble et des politiques mises en œuvre, devrait être approfondie. Les apports de populations nouvelles à la suite des migrations contemporaines devraient inviter à ne pas tarder à fonder et à mettre en œuvre de nouvelles réflexions, visions politiques d’« intégration ».
Les migrations mondiales contemporaines
45Au bout de ce parcours, il est utile de regarder les migrations contemporaines à l’échelle du monde afin de prendre du recul face aux réalités locales, fussent-elles européennes. Il s’agit de regarder les mouvements mondiaux transnationaux ou intranationaux. Ainsi que regarder les nouveaux modes de créations de richesses, d’organisation du travail et les nouvelles structurations des espaces et des réseaux urbains.
46Ces aspects sont intéressants et importants du point de vue analytique, car ils permettent de voir le façonnement du monde contemporain qui se met en place. Mais ils sont également utiles pour mieux comprendre les dynamiques migratoires contemporaines, les nouveaux rapports à l’espace et aux territoires. Ce qui interroge également le mode de constitution des appartenances citoyennes et donc des démocraties.
Conclusions
47C’est à partir de l’ensemble de ces éléments, rapidement esquissés ici, que l’on peut penser des politiques migratoires globales et équitables capables de prendre en compte les intérêts particuliers des migrants ou du marché du travail, mais également ceux des sociétés de départ et d’arrivée ; capables de chercher la voie d’une politique de développement qui ne se réduit pas à des remises d’argent, mais qui enclenche des dynamiques nouvelles d’impulsion au développement ; capables aussi d’interroger le fonctionnement des sociétés et de leur marché du travail ; capables de questionner les sociétés de départ sous tous les aspects ; capables de s’interroger sur le devenir des sociétés nouvellement plurielles.
48Ceci, entre autres, pour sortir des polémiques, des affrontements stériles et sans aucune proposition concrète et réaliste ni de la part de ceux et celles, individus, mouvements, partis politiques, qui s’opposent aux migrations que de ceux qui se disent favorables.
49Mais au préalable, un chemin d’analyse rationnelle et documentée reste à faire après des décennies pendant lesquelles on a fonctionné en bonne partie sur base d’idéologies et d’émotions.
50Cette analyse des « migrations » devra, après avoir été le mieux possible consolidée, s’articuler à d’autres questions proches : celles des déplacements pour des raisons de quête d’asile politique suite à des persécutions et des guerres, réglés par les droits des réfugiés et les institutions qui les gèrent. Cette prise en charge, qui est fondamentale pour les sociétés démocratiques, devra aussi être assortie d’une analyse socioanthropologique autre que politique et géopolitique des causes de la persistance de ces régimes.
51L’autre fait majeur qui s’annonce est celui des déplacements de populations pour causes climatiques, qui est à la fois un fait objectif et qui en même temps pose la question de la capacité des sociétés de faire face à ces changements.
52En somme pour diverses raisons, les déplacements de populations et de leur devenir s’amplifieront dans les années et décennies à venir. Les sociétés, et en particulier les sociétés européennes, devront se doter de capacité propre institutionnelle d’intervention et d’action publique, d’analyse et de débat public8.
Notes
1 Une Union plus ambitieuse. Mon programme pour l’Europe par la candidate à la présidence de la Commission européenne. Orientations politiques pour la prochaine Commission européenne, 2019-2024, document présenté au Parlement européen le 16 juillet 2019 (https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/political-guidelines-next-commission_fr.pdf ), 26 p.
2 Je spécifie donc la définition de la notion de migrants utilisée habituellement (entre autres dans le cadre d’instances internationales comme l’International Organization for Migrations, IOM/OIM) en adoptant un angle socioéconomique.
3 Il me semble utile de donner quelques références concernant la littérature scientifique sur la question des migrations. Elles sont loin d’être exhaustives. Elles se limitent à une littérature contemporaine (un regard historique plus long serait également utile). Un bilan critique contemporain serait à conduire. Voici quelques références : Sassen S., Mobility of Labour and capital. A study on international investement and labour flow, Cambridge Un. Press, 1988 ; Portes A. et Rumbaut R., Immigrant America: a portrait, Berkeley, University of California Press, 1990 ; Massey D. S. et coll., « Theories of International Migration: A Review and Appraisal », dans Population and Development Review, Vol. 19, No. 3 (Sep., 1993), p. 431-466 ; Simmons A.B., « Migrations internationales et capitalism global: examen critique des théories », dans Gérard H. et Piché V. (sous la direction de), Sociologie des populations, Montréal, PUM/AUPELF-UREF, 1995, p. 341-346 ; Lututala M. B., « Les migrations africaines dans le contexte socioéconomique actuel. Une revue critique des modèles explicatifs », dans Gérard H. et Piché V., op.cit., p. 391-416 ; Castles S. et Miller M. J., The age of migration. International population movements in the modern world, London, Macmillan, 1998 (Second edition), réédition élargie ; Castles S., de Haas H., Miller M. J., The age of migration. International population in the modern world, New York-London, Tuhe Guilford Press, 2014 ; Simon G., La planète migratoire dans la mondialisation, Paris, A. Colin, 2008 ; Zimmerman K. F et Bauer Th. (éds), The economics of migration, 4 volumes, Cheltenham-Northampton, Eward Elgar, 2002 ; Simmons A.B., « Expliquer les migrations : une théorie à la croisée des chemins », dans Piché V., Les théories de la migration, Paris, INED, 2013, p. 61-84 (texte original anglais dans Duchêne J., Wunsch G., Vilquin E., Explanation in the social sciences. The search for causes in demography, Louvain-la-Neuve, Institut de démographie, 1987 ; Piché V., Les théories de la migration, Paris, INED, 2013 ; AA.VV, « Gender and migration revisited », dans International Migration Review, special issue, 40, 1, 2006 ; Piché V., « Les fondements des théories migratoires contemporaines », dans Piché V., op.cit., p. 19-60 ; Collier P., Exodus: How Migration is Changing Our World, Oxford Un. Press, 2013 (tr. fr. Exodus. Immigration et multiculturalisme au xxie s., Paris, éditions de l’Artilleur. Toucan,2018 ; Brock G. et Blake M., Debating brain drain. May governements restricts emigration?, Oxford Un. Press, 2015 ; White M. J. (éd.), International handbook of Migration and Population Distribution, Springer, 2016 ; Freeman G.P. et Mirilovic N., Handbook on migration and social policy, Cheltenham-Northampton, Eward Elgar, 2016 ; Sainsbury D., « Gender, migration and social policy », dans Freeman G. P., op.cit., p. 419-434 ; Boswell J. C., « The 'epistemic turn' in immigration policy analysis », dans Freeman G. P., op.cit., p. 11-27 ; Irudaya Rayan S., « Migration and development: the Indian experience », dans Freeman G. P., op. cit., p. 137-160 ; Le Bras H., L’âge des migrations, Paris, Autrement, 2017 ; Durand M.-F. (coord.), Espace mondial: l’atlas 2018, Paris, Presses de la FNSP, 2018 ; Borjas G. J. et Chiswick B.R., Foundations of migration economics, Oxford Un. Press, 2019 ; Beji Okkaz M. S., « Migrations, un horizon qui se dérobe », dans Orient XXI, dossier spécial, 5-9 juillet 2019.
4 Je trouve assez significatif le devenir éditorial de l’ouvrage de Paul Collier cité dans la note précédente. Collier est un académique et scientifique de l’université d’Oxford. Spécialiste en économie publique en lien en particulier avec les pays africains. Il a été également pendant dix ans directeur du service de recherche de la Banque mondiale. Il est l’auteur d’ouvrages remarqués et notamment de The Bottom billion. Why the Poorest Countries are Failing and What Can Be Done About It (Oxford University Press, 2007) sur la pauvreté dans le monde. Son livre, Exodus concernant une analyse des migrations, a été publié par Oxford University Press en 2013. Il a suscité des débats et des polémiques dans les milieux scientifiques au Royaume-Uni. Mais son analyse ne peut pas être ignorée. Il développe une analyse des migrations et de leurs conséquences dans un langage et avec des outils scientifiques propres à sa discipline (qui sont à discuter). En France, il a été passé sous silence. La traduction française a eu lieu en 2018 par œuvre d’une maison d’édition d’extrême-droite. Je pense que la raison est due au fait que Collier développe des analyses sur les migrations qui ne sont pas dans la ligne d’une approche « politiquement correcte » de ce qui est convenu devoir être dit au sujet des migrations et qui peut être récupéré dans un discours qui est devenu celui de l’extrême-droite (le sous-titre du livre a d’ailleurs été modifié dans la traduction française pour être en consonance avec des problématiques de cette mouvance). Cela me semble l’exemple de la manière suivant laquelle le discours scientifique et analytique peut être ignoré ou capté suivant des préjugés ou des visions idéologiques-politiques. Ce qui ne permet pas d’avancer du point de vue de la connaissance et, par voie de conséquences, ne permet pas de cerner quelles politiques publiques et quelles innovations seraient envisageables. C’est, selon moi, une cause majeure du fait que la question migratoire depuis 30-40 ans ne parvient pas à trouver une issue en termes de politiques publiques (et donne lieu à l’émergence de postures irrationnelles et extrémistes et à des controverses assez stériles).
5 Le Maroc, qui mise sur la révolution digitale et a mis en place un système de formation d’informaticiens et développeurs, voit avec inquiétude les départs de ceux-ci vers l’étranger, attirés par de plus hauts salaires. La France a mis en place un système accéléré de visa (la French Tech visa) pour des immigrants engagés dans des start-ups françaises du domaine informatique. Bien que s’adressant en général aux talents, la France est surtout attrayante pour les informaticiens de pays en développement (et de pays du sud de l’Europe). Et le Maroc voit avec inquiétude le départ de ces forces vives et formées. Tous les pays « en développement » connaissent ce même phénomène. Il affecte également des pays européens.
6 Voir sur le sujet : Dassetto F., « Un pacte concernant les migrations. Un document de l’ONU intéressant, incomplet et à recadrer », 5 décembre 2018, in www.felicedassetto.eu.
7 Sur l’histoire sociale de ces concepts, on peut lire les chapitres que j’ai rédigés dans l’ouvrage publié avec A. Bastenier, Immigration et espace public. La controverse de l’intégration, Paris, L’Harmattan, 1993. Ou le bref article : « Pourquoi et à quoi s’intégrer ? Genèse d’une sociologie », dans Migrations magazine, été 2012, p. 10-13.
8 Ce texte a été rédigé au mois d'août 2019.
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About: Felice Dassetto
Felice Dassetto est sociologue, membre émérite de l'Académie royale de Belgique et professeur émérite de l'Université catholique de Louvain. Ses travaux portent principalement sur la sociologie des religions, sur l'islam et les musulmans en Belgique et sur la question des migrations.