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Frontières de la re-présentation
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Les textes qui suivent sont issus d'un colloque organisé à Charleroi les 28 et 29 mars 2019 dans le cadre du Collège Belgique sous le titre Frontières de la re-présentation.
Abstract
The contributions of this volume are the result of a symposium organized in Charleroi (28-29 March 2019) within the framework of the Collège Belgique under the title The Frontiers of the re-presentation.
1Comme le soulignent Bruno Latour et Michel Serres, la distinction entre objets de nature et de culture1 mérite réflexion. Il existe des objets naturels, auxquels le chercheur est extérieur, et des objets culturels, produits par l’esprit. Certains objets, en revanche, ne sont ni de nature ni de culture. Ils font corps avec la société, par consensus : le trou dans la couche d’ozone, une file de voitures sur une autoroute, la globalisation sont des « réalités » que nous n’avons pu toucher du doigt, mais qui présentent un statut d’existence par accord collectif. Ces objets intermédiaires constituent selon Latour des quasi-objets.
2Le spectacle vivant serait ainsi devenu un quasi-objet. La notion renvoie à une construction de la collectivité critique, à un simulacre, à un modèle réduit dont l’existence dépend du regard du chercheur et qui a importé des représentations cognitives diverses (que Kuhn appelle paradigmes). On a appréhendé le spectacle vivant en termes logocentriques (le texte apparaitrait comme seul support stable définitoire de la représentation), iconocentriques (l’image serait l’invariant du spectacle), somatocentriques (les corps, physique de l’acteur ou proprioceptif du spectateur, constitueraient les unités).
3La crise des modèles, dont Hans Thies Lehmann traduisit le symptôme en inventant une nouvelle labellisation, le « postdramatique », n’exprime pas autre chose. La catégorie du postdramatique, qui se substitue à celle du postmoderne, regroupe ainsi pour Lehmann diverses caractéristiques : « Théâtre de la déconstruction, théâtre plurimédias, théâtre néo-traditionaliste, théâtre du geste et du mouvement […] discontinuité, hétérogénéité, non-textualité, pluralisme, plusieurs codes, subversion, multilocalisation, perversion, l’acteur comme sujet et figure centrale, déformation, texte rabaissé à un matériau de base, autoritarisme et archaïsme du texte, la performance à mi-chemin entre le drame et le théâtre, anti-mimétique, réfractaire à l’interprétation »2. Lehmann sous prétexte d’identifier de nouvelles formes de production esthétique, n’est pas loin de définir surtout de nouvelles sensibilités critiques.
4L’objet fluctue donc en fonction des modèles de lecture, au point que le sociologue Alain Eraly taxe ces derniers de performatifs3 : ne parle-t-on plus de théâtre, de danse, de performance, de cirque mais de pratiques métissées parce que nos modèles théoriques sont hybrides ? Est-ce le modèle qui produit la « réalité » ou l’inverse ? Pour poser la question en termes sémiotiques : comment saisir la relation entre le signe et l’objet ?
5Dans un monde où la science « fait (donc) partie du problème » (Latour), les frontières de la représentation se construisent de manière dialectique entre le modèle de l’observateur et l’objet. Aujourd’hui il faut prendre en compte un paramètre complexe supplémentaire qui parasite ce dialogue : l’effondrement de la cohérence idéologique du monde.
6Il est sans doute banal de rappeler que nous sommes entrés dans une crise de la représentation. Celle-ci est caractérisée par une perte de confiance dans la reproduction plus ou moins fidèle de la réalité, liée à un idéal de langage comme « véhicule neutre d’entités qui lui préexisteraient et qu’il ne ferait que coder »4. Cette crise semble toucher tous les champs de la culture : les médias (« médiamensonge », la société du spectacle), le discours politique (la « post-vérité »), les réseaux sociaux (théorie du complot), les langages de la ville (graffiti).
7Dans les arts du spectacle, la performativité règne en maître : les productions rassemblent les acteurs d’une situation dans le cours de son fonctionnement. Une communauté s’invente à chaque fois dans la différence par des pratiques, « essentiellement dialogiques, chargées affectivement et orientées vers une re-cognition mutuelle »5. Le spectacle vivant se présente désormais avant tout comme un acte performatif singulier, comme un geste qui « s’efface en même temps qu’il se déploie », pour reprendre Goodman, dans des objets voués à une existence éphémère le temps de leur mise en scène, – mise en seuil – par le spectateur. Les frontières entre fiction et réalité s’estompent. La « réalité » en scène modifie notre approche de la fiction.
8Ce bouleversement, associé à l’autonomisation des pratiques culturelles, entraîne une redéfinition de l’effet spectaculaire : le spectacle est de plus en plus un lieu d’interaction entre des médias distincts. La question n’est plus de se demander « Est-ce du spectacle ? », mais « Quand est-ce du spectacle ? ».
9Les textes qu’on va lire et qui sont issus du colloque dans le cadre du Collège Belgique de l’Académie royale de Belgique (Charleroi, 28-29 mars 2019)6 interrogent les modalités de cette crise de la représentation. Une nouvelle sémiosphère se construit dans un monde privé de son « homogénéité topologique » (Leone). Cette métamorphose entraine plusieurs conséquences abordées dans les contributions qui suivent.
10La première conséquence est une crise du référent. Internet, les réseaux sociaux, les arts numériques, les médias, le discours politique traduisent une mise en cause des repères référentiels. Nous vivons un ébranlement des formes narrativisées du savoir à l’origine de la cohérence du monde. On évoque souvent la fragmentation du réel provoquée par la société du spectacle : ne peut-on parler de disparition du réel au profit de signes qui renvoient à eux-mêmes (de l’autofiction du selfie à la performance, la publicité autoréférentielle, l’art urbain, l’art digital).
11On peut dès lors se demander si nous n’assistons pas à la disparition du réel au profit d’effets de réel. Le complotisme, la déconnexion entre les faits et le discours politique participent d’une redéfinition des rapports entre fiction et vérité. Tout le monde se souvient de l’émission de télévision Bye Bye Belgium, un pseudo-journal télévisé qui rendait crédible des faits vraisemblables (la déclaration d’indépendance de la Flandre) fondés sur des détails faux. Une controverse plus ancienne, non moins célèbre, fut suscitée notamment par une déclaration de Jean-Luc Godard, portant sur la mission Apollo 11 en 1969 et sur sa retransmission en direct par la télévision américaine. On s’est demandé un moment ce que les téléspectateurs avaient vu : une captation des premiers pas de l’homme sur la lune ou des images reconstituées en studio, avec la complicité de Stanley Kubrick.
12Il s’ensuit que les relations entre le discours politique et le spectacle ont aujourd’hui radicalement muté.
13La catégorie du postdramatique proposée par le critique Hans-Thies Lehmann, dans toutes ses modalités, procède à une égalitarisation des signes scéniques. On observe la disparition partielle ou totale de la fable, de la prépondérance du texte, mais aussi une interdisciplinarité brouillant les frontières entre les différents arts, également entre la représentation et la réalité. Ce phénomène ne peut-il être étendu à la société tout entière ? La catégorie du spectaculaire, en expansion, ne concerne-t-elle pas plus largement notre monde en dilution ?
14En guise de témoignage, nous renverrons pour mémoire à la polémique soulevée par Baudrillard évoquant le panache de fumée laissé par les avions qui percutèrent les Twin Towers le 11 septembre 2001 : « par la grâce du terrorisme, elles (les Tours) sont devenues le plus bel édifice mondial – ce qu’elles n’étaient certes pas du temps de leur existence. Quoi qu’on pense de leur qualité esthétique, les Twin Towers étaient une performance absolue, et leur destruction elle-même est une performance absolue »7. La question des limites du seuil spectaculaire est posée.
15La crise de la représentation défie aussi nos limites méthodologiques. La mise en cause des assises du spectacle a en un premier temps revivifié paradoxalement les processus fondateurs de la théâtralité, en tant que matérialité expressive et structure symbolisante pour des spectateurs. Si les uns posent le diagnostic d’une crise féconde, d’autres sont plus dubitatifs. Barthes déjà, puis Rancière et Neveux se sont interrogés sur la portée (banalisation ?) de la transgression spectaculaire. Certains annoncent une résurgence de l’idéologie ou la fin du « formalisme postdramatique ». La recomposition des processus spectaculaires, à laquelle on assiste aujourd’hui, est certes assortie dans certaines productions artistiques contemporaines européennes d’un retour aux fondamentaux (à l’idéologie ?). Mais ce reflux est-il paradoxal ? Peut-on considérer qu’il s’agit là d’un recentrement inévitable ? Faut-il poser la question identitaire ? À l’inverse, l’idéologique n’a-t-il pas toujours été présent dans les formes ? Entre présentation, représentation, action discursive, comment définir les relations entre spectacle et mondes possibles ? Peut-on à juste titre parler de crise de la représentation dans tous les champs de la culture ? Face à ce bouleversement que dire de la place du spectateur ?
16Par-delà la porosité de la notion d’objet, c’est le lien entre l’émergence de nouvelles catégories d’objets et la manière dont on en parle qu’il faut appréhender. La perte de confiance dans un langage « instrumental », fidèle à la réalité, renvoie aussi à cette transformation de l’objet. C’est le sens du paradoxe du re-présenté/représenté qu’interroge la réflexion élaborée dans le présent numéro.
Notes
1 Latour B., Nous n'avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. Il est temps d’inclure la science dans le problème. Elle n’est pas exclue de l’objet. Serres M., Le parasite, Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2014.
2 Lehmann H.-Th., Le postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 32.
3 Eraly A., Quand les mots construisent la réalité, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2014 (= L'Académie en poche, n° 50).
4 Mondada L., Décrire la ville, la construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris, Anthropos, coll. Villes, 2000, p. 9.
5 Thrift N., Spatial formations, Londres, Sages, 1996.
6 Une publication en format papier est également prévue en 2019 dans la revue Degrés.
7 Baudrillard J., L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002.
To cite this article
About: André Helbo
André Helbo est professeur émérite à l'Université libre de Bruxelles où il a fondé (2004-2014) la filière en Arts du spectacle vivant et enseigne la sémiologie du spectacle vivant. Il a fondé et coordonné auprès de l'Union européenne le programme Erasmus Mundus en étude du spectacle vivant. Membre titulaire de l'Académie royale de Belgique, il est l'auteur de nombreux livres de sémiotique et de théorie du spectacle. Il a récemment co-dirigé La transdisciplinarité en question(s) (2016), Interdiscipline et arts du spectacle vivant (2013) et publié Performance et savoirs (2012) ainsi que Le théâtre, texte ou spectacle vivant ? (2009).
About: Élodie Verlinden
Élodie Verlinden est docteure en SIC, logisticienne de recherche à l'Université libre de Bruxelles (ULB) (Pôle Charleroi), chercheure du laboratoire Resic (ULB) et maître d'enseignement à l'ULB. Spécialiste de la danse, elle a été co-coordinatrice du Master Erasmus Mundus en étude du spectacle vivant (2006-2014). Elle a publié chez Peter Lang : Danse et spectacle vivant. Réflexion critique sur la construction des savoirs et a été coéditrice, avec André Helbo et Catherine Bouko, de Interdiscipline et arts du spectacle vivant (2013) et de Performance et Savoirs (2011).