La Thérésienne

Revue de l’Académie royale de Belgique

2593-4228

 

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Fernando Andacht

Le pouvoir des signes antiautoritaires des installations vidéo

(2019 / 2 : Les frontières de la re-présentation)
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Résumé

Le texte analyse la signification d’une installation vidéo du xxie siècle élaborée à partir du plus grand acte politique antiautoritaire organisé contre la dictature militaire en Uruguay, en 1983. Au lieu d’élaborer une célébration nostalgique de l’anniversaire en le reproduisant, l’œuvre Air Discurso (P. Uribe, 2012) déploie les signes silencieux de cinq acteurs de théâtre qui écoutent le manifeste politique lu ce jour devant 400.000 personnes ; mais ne le répètent pas ; ils ne font que gesticuler. Inspiré par la compétition Air Guitar, un dispositif esthétique quasi haptique a été créé, qui permet de contempler l’infinie croissance du sens.

Index de mots-clés : Signes antiautoritaires, Installation vidéo Air Discurso, Croissance du sens

Abstract

The text analyses the signification of a video installation of the 21st century based on the most important anti-authoritarian political event organized against the military dictatorship in Uruguay, in 1983. Instead of creating a nostalgic celebration of the anniversary by reproducing it, Air Discurso (P. Uribe, 2012) exhibits the silent signs of five theater actors who listen to the manifesto read on that day before 400.000 persons but do not repeat it; they just gesticulate. Inspired by the Air Guitar competition, a quasi-haptic esthetic artifact was created that allows us to contemplate the endless growth of meaning.

Index by keyword : Anti-authoritarian signs, Video installation Air Discurso, Growth of meaning

Air Discurso de Pablo Uribe : une démarche esthétique contre la nostalgie avec l’assourdissant silence de cinq acteurs uruguayens

1Dans son œuvre Air Discurso (2012), Pablo Uribe1 a créé un dispositif audiovisuel haptique, censé combattre la nostalgie, ou du moins le sentiment de nostalgie facile. Son but le plus évident est de ne pas recourir de façon directe, émotionnelle à l’Acte de l’Obélisque, le plus grand événement politique et pacifique contre la dictature, qui a eu lieu en Uruguay le 27 novembre 19832. Renonçant à reproduire fidèlement ce discours, cette installation vidéo, qui a une durée de 29 minutes, montre une performance de cinq visages et cinq voix très reconnaissables et compétents dans l’art d’émouvoir oralement sur la scène théâtrale, mais crée une espèce d’obstacle, une formidable barrière contre la sensiblerie. Uribe évite ainsi de transformer en un petit souvenir doux-amer ce puissant épisode politique et citoyen (appelé par la presse3 et par le peuple « Fleuve de Liberté ») de résistance pacifique à la dictature. Un exemple de ce à quoi cet artefact visuel et silencieux essaie de s’opposer est la commémoration que célèbre un timbre-poste uruguayen, où on peut voir celui qui a pris la parole ce jour-là, l’acteur de la Comédie Nationale Alberto Candeau (voir fig. 2). La vidéo d’Uribe aurait pu devenir un joli souvenir, guère trop différent des produits vendus dans tous les lieux touristiques du monde. Dans ce cas-ci, cela aurait été un type de tourisme destiné à la consommation intérieure ou semi-intérieure. La première serait destinée aux personnes qui ont participé au rassemblement près de l’Obélisque des Rédacteurs de la Constitution de 1830, dans le centre-ville de la capitale uruguayenne, ou aux personnes qui ont suivi de près cet événement à travers le récit et le témoignage de ceux qui ont effectivement pris part à ce moment, quand on a décidé de défier le pouvoir militaire et de sortir dans la rue en masse. Dans le cas de la consommation semi-interne, le public cible serait constitué de citoyens de l’Uruguay qui, pour des raisons politiques ou économiques, ont suivi l’événement de très loin, hors du pays.

Quand l’icône produit un interprétant dynamique inattendu

2Au lieu d’enfermer l’Acte du 27 novembre de 1983 dans une boule à neige en plastique contenant une reproduction de l’Obélisque (au lieu de la neige artificielle, on aurait pu utiliser des petits fragments d’une copie en fac-similé du discours), l’œuvre audiovisuelle dénommée Air Discurso choque profondément, à la manière de l’effet théâtral que Bertold Brecht a appelé Verfremdungseffekt, la stratégie dramaturgique de son théâtre épique et politique. Mais que font ces acteurs de théâtre uruguayen quand ils gesticulent au moyen du corps et parfois aussi de la bouche, sans qu’aucun mot n'en sorte ? Nous n’entendons que leur respiration (Fig. 3), pendant que nous observons la vigoureuse ou calme gesticulation de ces personnages muets. En termes sémiotiques, on peut analyser cette installation vidéo comme un interprétant dynamique, c'est-à-dire « the actual effect which the Sign, as a Sign, really determines»4. Il s’agit d’une vision artistique assez éloignée des hommages officiels à cette cérémonie politique destinée à évoquer la démocratie et à conjurer la dictature. La sémiose définie par Peirce comme un processus logique, comme « l’action des signes »5, introduit dans sa théorie la temporalité, le changement constant que le logicien formule ainsi : « symbols grow »6. L’art a compris que l’usure du temps, la routine perceptuelle finit par affaiblir notre perception du monde et des autres. On peut donc comprendre le projet de cet Air Discurso comme la production d’un nouvel effet iconique et indiciel pour rendre visible à nouveau la complexité du plus grand symbole de contestation anti-autoritaire de 1983.

3Une idée fondamentale dans la conception de l’icône chez Peirce est que c’est seulement à travers ce type de qualité pure ou absolue – « quality of feeling, qualisign » – que quelque chose de nouveau peut s’introduire dans notre vie : « a great distinguishing property of the icon is that by the direct observation of it other truths concerning its object can be discovered than those which suffice to determine its construction »7. Il vaut la peine de réfléchir à cette description de l’icône, à savoir la qualité ou possibilité d’analogie avant qu’elle ne se matérialise : c’est seulement en observant l’icône dans cette condition immatérielle que nous pouvons imaginer les formes de représentation très différentes d’un événement qui est devenu un lieu de mémoire8. Contre cette puissance de la Loi, du symbolique comme tendance conservatrice, l’iconique permet à l’artiste de traverser les frontières de la représentation et de nous faire voir, écouter, comprendre des sensations, des idées, qui jusqu’à ce moment étaient absentes9. Imaginer un discours politique par excellence comme celui énoncé par l’acteur constitue un interprétant dynamique unheimlich10, qui interpelle par la combinaison du plus familier avec le plus bizarre : des acteurs qui ne cessent de gesticuler, mais qui ne disent rien, du moins rien de semblable aux mots prononcés par A. Candeau ce jour.

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Fig. 1. La une de l’hebdomadaire Semanario Aquí (29.11.1983) avec la photographie de la grande foule qui a pris part à l’Acte de l’Obélisque, et le titre. (Image de A. Plá), la photo fut reprise dans le catalogue de l’exposition Air Discurso (Uribe, 2012).

Image 1000000000000127000000D306C3904FF7EA6528.jpgFig. 2. Timbre-poste uruguayen pour commémorer l’Acte de l’Obélisque du 27.11.1983.

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Fig. 3. Photographies de l’Installation Vidéo Air Discurso, de Pablo Uribe (2012).

À la recherche d’une expérience visuelle presque tactile

4Quel est l’objectif de cette expérimentation esthétique si éloignée de la nostalgie, du contact émotionnel et puissant avec un passé perdu et convoité ? La très facile ou même alléchante nostalgie de cette initiative citoyenne en faveur de la démocratie perdue quarante ans avant l’exposition, Air Discurso, est énergiquement et notablement bloquée, supprimée dans cette œuvre. À sa place, si le spectateur accepte l’invitation visuelle et presque tactile faite par Uribe, il devra promener son regard curieux, déconcerté par la vision de ces cinq corps qui mettent en scène de façon outrancière le discours historique et antidictatorial. Aucun de ces experts dans le dire amplifié, c’est-à-dire, dans l’art dramaturgique, ne prononce un seul mot de ceux qu’a proférés, à Montevideo, le 27 novembre 1983, et devant des centaines de milliers de personnes, l’éminent acteur Alberto Candeau (1910-1990). À quoi nous invite ou même nous oblige cette proposition visuelle à la fois silencieuse et éloquente ? À une expérience visuelle semblable à celle que le photographe Martín Atme a bâtie avec sa série d’images photographiques neutres, sans ajouter aucun effet à la surabondante et très souvent grotesque iconographie du héros uruguayen José Gervasio Artigas11, parsemée à travers tout l’espace urbain du pays. La conclusion à laquelle on arrive après observation de cette collection d’images qui reproduisent à l’infini l’image conjecturale du héros national12 pourrait être formulée ainsi : Pas de regard pour le héros. C’est le résultat paradoxal de l’incroyable prolifération de bustes en bronze, de statues, de peintures, et d’innombrables reproductions dans chaque coin du territoire national – ministères, entreprises, écoles, places et parcs. Grâce à l’étrange méthode de saturation iconique, on a réussi à anesthésier la figure historique d’Artigas, au point qu’elle tombe dans l’oubli à cause de son ubiquité débridée ; on l’a dissoute dans la mémoire collective. Ainsi les citoyens uruguayens peuvent en toute tranquillité d’esprit jeter dans l’oubli la puissante et subversive idéologie politique d’Artigas.

5Précisément, c’est contre cet effet d’anesthésie locale que travaille l’œuvre de Pablo Uribe. Air Discurso contribue à rendre moins probable l’indifférence mélancolique envers cet événement organisé contre la dictature. Si toute chose peut se substituer à la chose à laquelle elle ressemble, selon Peirce13, le pouvoir du signe iconique permet à Uribe de voyager très loin de la scène politique explicite et de s’installer dans ce monde silencieux peuplé par cinq corps qui bougent. L’installation ne permet pas d’évoquer aimablement cette déclaration de 1983, un épisode qui pourrait être considéré comme une espèce de Woodstock démocratique et uruguayen, un old hit de la résistance culturelle. Regarder Air Discurso rend difficile ou même impossible la réflexion nostalgique du type : « Alberto Candeau prononce son discours mieux que jamais ! ». Il ne fait aucun doute que ces cinq acteurs très connus auraient pu recréer sa performance avec une vigueur épique pour la scène artistique contemporaine, et l’enregistrer en vidéo haute définition. Ce qu’on trouve – ou plutôt ce qu’on doit chercher dans cet Air Discurso – n’est pas ce que le poète anglais a appelé « airy nothing », un fantôme aérien de l’imagination humaine que travaille le créateur littéraire14, mais l’atmosphère bizarre d’une mise en scène politique pleine d’incertitude, construite trois décennies plus tard.

6L’œuvre visuelle d’Uribe interroge et pose la question de savoir qui nous étions à ce moment-là, qui nous sommes devenus maintenant. On songe au souvenir si précieux, de cette mémoire prothétique, selon l’analyse de Landsberg (2004). Celle-ci vise le type de souvenir qui n’a pas été vécu par la personne, mais qui à force d’avoir été contemplé tellement au cinéma, devient éventuellement une partie de la mémoire personnelle et collective. La déclaration de l’Obélisque est devenue une mémoire prosthétique, un souvenir très intense, au point que, parfois, nous pouvons croire que toute la population uruguayenne s’est rencontrée là, à ce festival politique à ciel ouvert, dans sa modalité d’éruption collective, unanime et fervente. Parmi les doutes qu’on reconsidère quand on observe Air Discurso, il y a la question des tenants et aboutissants de ce moment de perte collective, de peur, quand le corps citoyen désordonné s’est auto-organisé dans une admirable composition fluviale et puissante, le soi-disant « Fleuve de Liberté ». Comme si ceux qui se sont rencontrés là voulaient entendre depuis longtemps l’événement politique de la parole qui interpelle et qui met en discours la voix du peuple si longtemps réprimée, réduite au silence par le pouvoir dictatorial.

Une représentation iconique insolite des signes politiques : bienvenue au silence exalté de l’Air Guitar

7Pour faire une étude de cette œuvre, il semble nécessaire de commencer par son titre, par ce curieux nom qu’Uribe a donné à son installation vidéo. Que veut dire Air Discurso ? La phrase a été construite sur le modèle de la performance artistique dénommée Air Guitar, selon l’explication de l’auteur : « Sur la base des règles de l’air guitar, les acteurs vont prononcer un discours sans mots et sans voix, lors d’une tentative ratée de mobiliser les spectateurs impassibles »15. Une recherche dans Wikipédia – cette source intarissable d’information de notre temps – nous explique que le critère principal, et peut être le plus insaisissable, pour devenir le champion mondial de ce genre gestuel contemporain exécuté sans instruments musicaux est la présence de ce guitariste sans guitare sur la scène, la « stage presence », qu’on définit ainsi :

« un charisme de star de rock, le talent de danser le rock, le manque de trac, et le pouvoir d’enthousiasmer des milliers de spectateurs ; ça implique un talent spectaculaire dans l’utilisation de la guitare (guitar showmanship) et d’autres manifestations émotionnelles. » (Wikipedia, Air Guitar – English version)

8L’analogie proposée par l’artiste est une bonne piste. Les mots que l’acteur de théâtre Alberto Candeau a prononcés avec une telle conviction, avec lesquels il a maîtrisé à la perfection la scène publique, le 27 novembre 1983 sont l’exact équivalent politique et rhétorique de la musique qui émerge, puissante, de la guitare électrique d’une star de rock and roll. Déjà bien installés dans le xxie siècle, trente ans plus tard, les interprètes d’Air Discurso doivent reproduire, créer, inventer des signes pour pouvoir s’installer dans la solitude plus absolue de leur performance dé-verbalisée, et en plus ils doivent l’accomplir devant un public « impassible », selon les termes d’Uribe dans le catalogue de la vidéo-installation.

9La tentative réussie de communiquer avec chacun des paroissiens laïques du célébrant dramaturgique que la démocratie uruguayenne a convoqués en 1983, pour être reconsacrée rituellement et ramenée à la vie, ne peut être qu’une « tentative ratée » pour émouvoir les visiteurs du futur qui vont contempler cette étrange performance. Ceux-ci devront, consciemment ou non, la juger selon sa spectacularité, et aussi sa « compétence technique » et son « aptitude mimétique » – les deux autres critères que le jury du championnat d’Air Guitar doit utiliser pour choisir le vainqueur, d’après Wikipédia. Les acteurs de la scène théâtrale uruguayenne convoqués par Uribe obtiennent les meilleures notes pour les trois critères d’une possible, mais encore inexistante, compétition locale d’Air Discours.

10Paradoxalement, les cinq acteurs de la vidéo d’Uribe arrivent à la scène construite par l’artiste uruguayen dans Air Discurso pour mettre en scène de façon silencieuse un remarquable échec à reproduire la forte émotion de ce jour du xxe siècle, où on a essayé de sacraliser à nouveau le pacte agonisant de la nation démocratique. Devant un tel nombre de paroles réduites au silence, je me demande comment ne pas faire un effort pour trouver un nouveau sens, quelque chose de concret qui puisse soutenir un aussi grand nombre de gestes aériens, de regards chargés d’intention dramatique. Ces gestes et regards, cependant, ne correspondent à rien de concret et de verbal dans le discours original et unique, parce que les circonstances historiques sont singulières.

11Il y a de l’audace dans la proposition visuelle d’Uribe, parce qu’elle s’éloigne radicalement du périmètre normatif pour représenter la parole dite. Comment fut-il possible d’enlever chirurgicalement tous les signes verbaux prononcés de façon théâtrale et épique par l’acteur Candeau dans la déclaration du 27.11.83, devant cette énorme foule, lors de la plus grande mobilisation politique de ces années de plomb de la dictature ? On a l’impression qu’Uribe aurait voulu secouer ce discours solennel, verbeux, que son projet esthétique est d’ébranler le fondement de cet imposant acteur, toujours droit, fier derrière son podium, et dont l’image fait partie de la mémoire collective. L’œuvre Air Discurso le laisse seulement la main droite tendue, emphatique16, devant la foule, mais sans rien à dire, dans une gesticulation énergique, mais trop souvent opaque, hermétique. De quoi parlent ces gestes théâtraux ? Les cinq acteurs d’Air Discurso parlent-ils vraiment ou esquissent-ils une chorégraphie incompréhensible à propos de la déclaration de 1983 que, d’après Uribe, ils écoutaient par un dispositif portable tandis qu’ils la représentaient en silence ?

12Leur étrange situation me rappelle une autre demande, dirait-on presque perverse, d’un directeur de cinéma documentaire qui s’installe dans une salle de théâtre complètement vide. Sur la scène il n’y a que deux chaises, une pour Eduardo Coutinho, le directeur du film Jogo de Cena (Brésil, 2007), l’autre est occupée consécutivement par des femmes ordinaires qui ont été convoquées et choisies pour raconter une histoire de leur vie, et aussi par des actrices – professionnelles et amateurs – qui arrivent après, pour mettre en scène ces récits de vie rapportées par leurs protagonistes. Pour réussir, les actrices doivent utiliser les mots des autres, mais dans une certaine mesure leurs propres gestes et intonation. Les écarts et le backstage auquel les actrices réfléchissent sont un élément clé du film. Si les femmes ordinaires invitées à participer dans le documentaire font une auto-mise-en-scène narrative, parce qu’elles transposent un récit de leur passé dans cet espace fantasmatique – un théâtre sans public, sans applaudissements et sans directeur de théâtre – ce que font les actrices qui occupent ensuite ce même espace n’est pas clair du tout.

13Privées de l’auditoire attentif, élément fondamental qui justifie la mise en scène, confrontées à la présence solitaire du directeur/interlocuteur, ces actrices sont censées jouer dans le même endroit, mais non dans les mêmes circonstances, que les narratrices originelles. Dans le documentaire brésilien l’enjeu est très difficile pour ceux dont l’habitude est de suivre attentivement les indications données par un metteur en scène et d’apprendre par cœur le scénario (fictionnel). Normalement, chaque geste sur la scène ou dans un studio de télévision est guidé et procure un certain effet ou résultat préétabli, même dans le cas de l’improvisation théâtrale. L’embarras visible de quelques actrices dans Jogo de Cena fait penser à la gêne et au malaise que doivent avoir éprouvé les acteurs de théâtre uruguayens : que font-ils finalement devant la caméra et si loin de la scène ?

Quand la représentation iconique produit une inquiétante étrangeté

14Une première réponse possible à cette question est qu’ils font la mimique ou simulation gestuelle de cette déclaration de 1983, dans une ville opprimée par le régime militaire. Vocalisent-ils les mots dits à ce moment, mais sans utiliser la vibration normale des cordes vocales ? Dans ce cas, leur performance consisterait à imiter par le corps ce qui un jour déjà assez lointain avait été proféré à pleins poumons par l’illustre acteur de la Comédie Nationale – à laquelle appartiennent deux des acteurs d’Air Discurso. Mais ils ont accepté de prêter leurs corps au projet artistique créé par Uribe en 2012, et de garder toute parole dans un coin de l’âme. Ils n’essaient donc pas d’imiter la performance rhétorique de Candeau, mais ils tentent de la re-présenter, de la présenter encore une fois mais dans une modalité non familière, selon la notion freudienne (1919) qui désigne das Unheimliche, l’inquiétante étrangeté, la manifestation décalée, étrange, inhabituelle de quelque chose de connu et de proche du quotidien ; pour cette raison cette modalité est source de détresse et angoisse. On rêve de quelque chose de banal, mais d’une façon que ne l’est pas du tout. Une injonction semblable a été proposée aux acteurs d’Air Discurso : au lieu de personnifier, au sens littéral du terme, Alberto Candeau en train de lire le manifeste qui symbolise le long adieu à la dictature en 1983, les cinq acteurs de 2012 doivent le défamiliariser ; leur tâche est de réexaminer ce discours pour le rendre ouvert au regard d’une autre époque, pour le surexposer aux yeux de gens qui ont d’autres préoccupations sociales et politiques.

15Un jeu de scène possible, quoique risqué, pourrait être la tentative de deviner ce que chaque acteur/actrice exprime quand il/elle parcourt physiquement et dramatiquement cette déclaration sans jamais la dire, quand il/elle devient l’incarnation de ce manifeste tant attendu qui a transformé le seul orateur de cet acte unique en une espèce de marionnette, de ventriloque. Selon un des textes du catalogue de l’exposition d’Air Discurso, la déclaration contre la dictature et en faveur des partis politiques fut rédigée par deux politiciens qui appartenaient aux partis traditionnels et historiques du pays. Néanmoins, grâce à l’endroit et au moment où ces signes verbaux ont été proférés pendant une demi-heure, ils ont produit un effet puissant de ventriloquisme : l’orateur choisi fut le porte-parole qui a personnifié avec élégance ce que la foule réunie autour du monument érigé à la mémoire de la première Constitution de 1830 en Uruguay a ressenti de façon unanime et viscérale. Toutes les voix et volontés réunies étaient en parfaite synchronie avec l’appareil phonique de l’acteur, du comédien choisi pour être de la façon la plus littérale possible le porte-parole de la foule de citoyens qui, jusqu’à ce moment, n’avaient pas pu exprimer l’écœurement causé par le régime militaire. Jusque-là ils devaient se résigner à parler dans la solitude privée de leurs maisons ou à penser en secret.

Signes pour redécouvrir l’irrécupérable triomphe citoyen d’un Woodstock antiautoritaire

16Posons la question encore une fois : que font, ou mieux encore, que tentent de ne pas faire ces cinq acteurs filmés et dépourvus de paroles, dans la solitude la plus complète ? Ils essaient de s’abstenir de construire une parodie, de mimer ce discours épique et politique ; ils prennent soin de ne pas remplacer de façon grotesque l’orateur Candeau par une caricature composée de gestes agités, violents, outrés. Mais il y a le risque inévitable de transformer le ton épique original de 1983 en une parodie involontaire du xxie siècle, en la carnavalisation de cet acte solennel. Les parodistes du carnaval uruguayen utilisent des chansons bien connues pour subvertir le sens propre des discours politiques. Dans Air Discurso, le seul élément reproduit avec exactitude est la durée du discours original : « L’installation-vidéo aura la durée exacte de la déclaration originale (29’), et elle sera réitérée en loop à l’infini », écrit Uribe dans le catalogue. La temporalité de son œuvre est la même que celle de la parole prise par Candeau au nom de ceux qui avaient été réduits au silence. Ce temps n’est pas donc arbitraire, parce qu’il est ce qui reproduit au mieux le manifeste de 1983, ce discours prononcé par l’acteur au nom de la totalité des personnes réunies là, à l’occasion des élections qui brillent par leur absence.

17Par ces signes silencieux, contraints au silence que cherchent les professionnels de l’expression corporelle et vocale qui ont répondu à l’appel de Pablo Uribe ? J’ose dire qu’ils ont entrepris un voyage incertain, précaire à la recherche de la pierre philosophale de la bonne interprétation : ils tentent de trouver les mouvements du corps susceptibles de transformer la gesticulation animale, expressive et barbare en un art ou en un artifice communicationnel raffiné, qui puisse se passer des mots mais non du sens. Grimaces, moues, tensions musculaires, poings fermés et ouverts, bras croisés ou élevés, et même coups secs contre les jambes, tout cela fait partie de la gestualité montrée dans la vidéo-installation d’Uribe. Il semble que les performeurs recherchent une acoustique corporelle qui produit un bruit fort, capable d’exclamer : « mon corps est mon meilleur instrument ! » Ou peut-être visent-ils des signes corporels qui puissent dire avec clarté : je n’ai pas besoin de ma voix, ni de répéter un discours déjà dit, non plus ; je peux le porter sur le dos, sur les jambes, le mettre sur le bout des doigts, pour qu’il renaisse à nouveau, par les seuls gestes, trente ans après. Il semble qu’avec son projet audiovisuel, Uribe a voulu vérifier la longévité de ce discours proféré dans l’espace de la légitimité la plus haute du pays, à l’ombre du monumental Obélisque de Montevideo, comme quelqu’un qui veut saisir la qualité d’un bon vin, son temps d’affinage. Combien de temps peut se conserver dans la grande cave de la mémoire collective ce discours qui a mis fin à la dictature et qui a provoqué une émotion collective si forte ? Et peut-être cette vidéo non parlée vise-t-elle cette question : combien de temps peut-on conserver en bon état un discours comme celui du 27.11.1983 sans qu’il perde sa qualité rhétorique et politique.

18Ce pourrait être la récompense recherchée par ces acteurs si bruyamment dépourvus de paroles, réduits à leur motricité non linguistique, obligés d’entreprendre la recherche aventureuse du moyen juste, pour communiquer par les seuls signes du corps, pour exprimer efficacement ce qu’on ne peut dire. Que peuvent faire ces cinq artisans de la scène dramatique ? Inventer, découvrir une rhétorique inaugurale sans un code explicite, parce qu’elle n’est partagée ni avec l’Autre-spectateur, ni par eux-mêmes.

19Pourquoi l’analogie avec cette forme esthétique et spectaculaire moderne de l’Air Guitar, de la guitare imaginée, créée avec les seuls gestes emphatiques n’est-elle pas complète ? S’il avait agi conformément aux règles selon lesquelles on apprécie un spectacle d’Air Guitar, Uribe aurait dû mettre dans sa vidéo une bande sonore de la déclaration prononcée par Alberto Candeau. Au premier round d’une compétition de guitare aérienne, le participant interprète gestuellement pendant 60 secondes une chanson qu’il a choisie et qu’on peut entendre à un volume élevé. Après, dans l’épreuve suivante, c’est le jury ou un de ses rivaux qui choisit la chanson qu’on va entendre, et que l’aéro-guitariste doit jouer avec son corps passionné et contorsionné. Pour cette raison, le performeur silencieux doit « improviser » sur cette deuxième composition musicale, précise Wikipédia. Mais les cinq acteurs n’ont pas le soutien de la bande sonore de leur fragment favori extrait du manifeste de 1983, ou idéalement, de la bande sonore de la totalité du discours prononcé par Candeau. Ils sont les seuls à l’entendre à travers leurs écouteurs. Les acteurs d’Air Discurso doivent interpréter le manifeste, ils doivent le lancer au public invisible sans d’autre instrument que leurs yeux, leurs pommettes, leurs sourcils, leurs mains, doigts, jambes et pieds. C’est le seul instrument matériel sur lequel ils puissent compter pour transporter la lourde charge de tant de mots parlés et absents dans l’installation vidéo.

20Ce qui reste dans Air Discurso est une évocation faite selon la modalité japonaise de l’Haiku – ce prodige de l’économie sémiotique – d’une préparation rhétorique forte, héritière de la culture de résistance uruguayenne du siècle dernier. L’écoute du discours tel qu’il fut énoncé aurait renvoyé au plaisir d’un old hit, d'une chanson très familière. Ce n’est pas différent de ce qu’arrive quand le public réclame avec ténacité de vieilles chansons au musicien qui propose de nouvelles créations au concert. De cette espèce de Woodstock citoyen et antidictatorial convoqué pour célébrer l’esprit blessé de la démocratie perdue, en 1983, les archives de YouTube nous offrent l’occasion de savourer la nostalgie douce-amère. Dans une vidéo de pauvre qualité, l’enregistrement des mots dits avec la véhémence théâtrale nécessaire (à ce moment) par l’acteur Alberto Candeau, permet de revivre les sentiments que la foule a vécus près de l’Obélisque. Mon hypothèse est que Air Discurso de Pablo Uribe est la négation radicale d’une vieille chanson politique : sa proposition visuelle presque dénuée de sonorité fonctionne comme un antidote contre la nostalgie, et aussi comme une invitation à voyager à la manière d’un « un fantôme aérien ». Il s’agit de contempler la vision, ni douce ni amère, d’un phénomène dont la signification complexe continue à s’enrichir, et dont les conséquences, encore incertaines, font partie du présent politique de cette communauté ébranlée par un choc dictatorial qui a duré plus d’une décennie.

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Notes

1 Cette installation d’Uribe a gagné le premier prix de l’Appel aux Projets d’Expositions 2012, et elle a été exposée au Centre d’Expositions SUBTE de Montevideo, cette année. On peut voir des fragments de la vidéo-installation Air Discurso sur https://vimeo.com/74547189 et https://vimeo.com/pablouribe.

2 Historiquement, le dernier dimanche du mois de novembre, tous les cinq ans, les élections présidentielles et aussi législatives ont lieu en Uruguay.

3 Ce nom a été donné par un hebdomadaire qui a montré sur la couverture arrière une foule de 400.000 personnes assemblée autour du Parc Batlle, pour écouter la déclaration au pied du monument de l’Obélisque, qui commémore la première Constitution nationale (voir fig. 1).

4 CP 4.536. Je cite l’œuvre de Peirce de la façon conventionnelle : CP réfère aux Collected Papers, x.xxx (volume & paragraphe), EP1 et EP2 des deux volumes de l’Essential Peirce suivis de la page.

5 CP 5.484.

6 CP 2.302.

7 CP 2.279.

8 Nora Pierre, Les lieux de mémoire. 1. La République, Paris, Gallimard, 1984.

9 Andacht F., «The Lure of the Powerful, Freewheeling Icon: on Ransdell’s analysis of iconicity», dans Transactions of the Charles S. Peirce Society: A Quarterly Journal in American Philosophy, 49 (4), 2013, p. 509-532.

10 Freud S., «Lo ominoso», dans Obras completas, vol. XVII, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1919/1979. La traduction française de cette conception est l'inquiétante étrangeté.

11 Andacht F., Atme M., El Padre Nuestro Artigas, Montevideo, Estuario Editora, 2011.

12 Un thème classique de l’historiographie uruguayenne est qu’il n’y presque pas d’évidence matérielle sur l’apparence physique du héros de la patrie ; c’est une question dont s’occupe un documentaire récent, Detrás del Mitro (Derrière le mythe, Marcelo Rabuñal, 2017, Uruguay). Au-delà de mettre en relief ce manque de connaissance, le film raconte comment un homme uruguayen riche et passionné pour le héros a embauché un portraitiste judiciaire pour dessiner « le vrai visage du héros » sur la base de divers documents.

13 EP2 : 273.

14 Andacht F., «On the relevance of the imagination in the semiotic of C. S. Peirce», dans Versus. Quaderni di studi semiotici, Vol. 80-81, 1998, p. 201-228.

15 Texte de l’auteur extrait du catalogue de l’exposition à la salle du Subte de Montevideo.

16 Il s’agit d’une observation du critique d’art Mario Sagradini, dans “Después del silencio”, un des textes inclus dans le catalogue de lexposition de Air Discurso, Centro de Exposiciones Subte, 2012.

To cite this article

Fernando Andacht, «Le pouvoir des signes antiautoritaires des installations vidéo», La Thérésienne [En ligne], 2019 / 2 : Les frontières de la re-présentation, 47-58 URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=710.

About: Fernando Andacht

Fernando Andacht détient un doctorat en philosophie de la Bergen University (Norvège), une maîtrise en linguistique de l’Ohio University, et une licence ès lettres de l’Universidad de la República (Uruguay). Boursier Fulbright au Research Center for Language and Semiotic Studies (Indiana University), boursier Alexander von Humboldt à la Technische Universität, Berlin, chercheur Niveau II du Système Nat. de Recherche, il est professeur titulaire à la Facultad de Información y Comunicación de Montevideo. Il a publié dix livres et plus de cent articles et chapitres sur la représentation du réel aux médias audiovisuels. Sa recherche est basée sur la sémiotique peircienne.