The Journal of Cross-Regional Dialogues/La Revue de dialogues inter-régionaux The Journal of Cross-Regional Dialogues/La Revue de dialogues inter-régionaux -  2/2021 - Special issue Western Balkans, European Union and Emerging Powers 

Facteurs internes, pressions systémiques et politique étrangère des États des Balkans occidentaux

Ardijan Sainovic

Ardijan Sainovic, docteur en science politique, est chercheur postdoctoral au Centre Émile Durkheim (CED, Sciences Po Bordeaux – CNRS). Ses travaux couvrent des questions de théories des Relations Internationales, de politiques de puissance, de politique étrangère des petits États et de résolution des conflits. E-mail : ardijan.sainovic@scpobx.fr

Résumé

Les États des Balkans occidentaux sont engagés dans un processus d’adhésion à l’Union européenne (UE) qui demeure au fondement de leurs politiques nationales. Cependant, dans la période récente, ils ont adopté des stratégies de politique étrangère différentes : tous ont accru les relations avec les puissances émergentes, certains ont même intensifié ces partenariats allant jusqu’à s’opposer ponctuellement sur les directives de politique étrangère de l’UE. Les deux principales théories des Relations internationales (RI) – le réalisme et le libéralisme – offrent des explications diverses à ces phénomènes. Après avoir présenté les différents postulats théoriques du réalisme et du libéralisme, cet article soutient que le second offre un cadre plus complet en intégrant les facteurs internes et environnementaux dans l’analyse. Les acteurs accroissent les relations avec les puissances non-occidentales pour différentes raisons qui sont souvent fonction des enjeux et des contextes : la globalisation, les dépendances et les caractéristiques du paysage politique intérieur. Alors que la globalisation et les formes de dépendance économiques et politiques poussent les États à privilégier l’intégration euro-atlantique, l’approfondissement ponctuel des relations de certains acteurs avec les puissances non-occidentales peut révéler des politiques extérieures plus opportunistes, guidées par des facteurs internes.Mots clés : Balkans occidentaux, analyse de la politique étrangère, Union européenne, puissances émergentes.

Introduction

1Les six États des Balkans occidentaux – l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie – sont engagés dans un processus d’adhésion à l’Union européenne (UE). Leur état d’avancement diffère1 mais tous poursuivent cette stratégie qui se situe aux fondements de leurs objectifs nationaux.

2Cependant, depuis quelques années, le processus d’élargissement a fonctionné au ralenti, notamment causé par la crise économique de 2008, puis la crise financière, la « fatigue » de l’élargissement, la montée des populismes, le Brexit, les projets internes de réforme, ou encore les crises migratoires. En même temps, des puissances émergentes, telles que la Russie, la Turquie et la Chine ont accru leur présence dans les Balkans occidentaux (Bieber et Tzifakis, 2019, 2020 ; Bechev, 2017 ; Blank et Younkyoo, 2014).

3Devant cette double évolution dans la période récente – de ralentissement de la perspective d’élargissement et d’essor des puissances émergentes – les États de la région ont défié les attentes et surpris en développant et appliquant des politiques étrangères différentes.

4Traditionnellement, depuis la fin des guerres yougoslaves des années 1990, des efforts de la démocratisation de la région, et de la perspective d’adhésion à l’UE et à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), les États ont suivi le leadership des puissances occidentales, et, malgré la persistance des tensions dans les relations bilatérales, ils ne se sont pas positionnés contre les intérêts européens. Ceci a changé depuis quelques années : tous les États de la région ont démontré un désir accru de développer des liens étroits via des relations bilatérales et parfois des forums multilatéraux avec les puissances émergentes. Tout en approfondissant les relations bilatérales avec la Turquie, les États de la région ont répondu favorablement au projet de « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road initiative (BRI)) chinoises en adhérant au cadre institutionnel 17+1 qui le soutient2. Certains – à l’instar de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine et ponctuellement de la Macédoine du Nord – se sont davantage éloignés stratégiquement des positions de l’UE en matière de politique étrangère et de sécurité. La Serbie a par exemple développé un partenariat stratégique avec la Chine, l’a soutenue concernant les camps d’internement du Xinjiang, et continue d’avoir des relations étroites avec la Russie. Les trois États précités ne se sont pas alignés sur les sanctions européennes à l’égard de la Russie après l’annexion de la Crimée, s’opposant directement aux demandes de l’UE. De manière générale, l’alignement de ces États sur les positions européennes a connu ponctuellement une diminution (Bieber et Tzifakis, 2019).

5L’attitude des États des Balkans occidentaux est d’une importance stratégique dans une perspective théorique et empirique : la sécurité des petits États sur la scène internationale est garantie par la création d’alliances. Ainsi, désavouer le leadership européen dans la politique internationale peut refléter un changement stratégique. En même temps, aucun État n’a démontré un signe clair de rejet du cadre stratégique général en matière de politique étrangère et de sécurité de l’UE : le leadership européen est accepté et continue d’être voulu dans le sens où l’intégration euro-atlantique demeure prioritaire.

6Dès lors, comment expliquer les différences dans la politique étrangère des États des Balkans occidentaux vis-à-vis des puissances internationales ? Ces développements défient les théories conventionnelles des relations internationales et les études sur les petits États, qui s’attendent à ce que ces derniers appliquent des politiques étrangères minimalistes. La littérature académique sur la politique étrangère des États des Balkans occidentaux demeure faible : elle a été principalement préoccupée par les recherches sur la transition démocratique, les conflits internes, les constructions étatiques, et le nationalisme. La littérature récente continue de se focaliser sur la politique comparée et les études régionales, au détriment des relations internationales.

7Cette recherche vise aussi à combler ce déficit. Dans les pages qui suivent, nous chercherons à expliquer ce phénomène – l’accroissement des relations et les différences dans le comportement des six États des Balkans occidentaux à l’égard des puissances émergentes, ainsi que l’éloignement ponctuel de certains de ces pays vis-à-vis de la politique étrangère de l’UE, mais l’intégration européenne demeurant toutefois prioritaire pour tous – à partir d’une perspective théorique. Puis nous vérifierons le cadre théorique par une analyse empirique.

Explications théoriques de la politique internationale des États des Balkans occidentaux vis-à-vis des puissances émergentes

8En Relations Internationales (RI), trois paradigmes demeurent les plus populaires parmi les chercheurs : le réalisme, le libéralisme et le constructivisme. Ce dernier affirme que la politique étrangère et le résultat international sont déterminés par la culture et les identités nationales et internationales. Les perceptions qui affectent la politique étrangère sont ainsi façonnées par la formation de l’État, les structures des élites et les identités compétitives (Houghton, 2007).

9Cependant, à ce stade, elle offre peu d’outils pour saisir quelles identités prédominent. Malgré les fructueuses contributions, elle souffre dès lors de faibles capacités pour prédire sur quels fondements les États construisent leurs stratégies internationales : les fondements méthodologiques demeurent faibles. Les sciences sociales sont toujours incapables de définir et mesurer les identités proprement (Abdelal, 2006), l’usage de la notion risque dès lors de tomber dans l’arbitraire : l’auto-perception par les dirigeants joue certes un rôle dans l’élaboration de la politique étrangère, mais il est nécessaire de faire usage avec prudence de l’identité dans l’analyse de la politique étrangère des États. Dès lors, nous avons choisi de mobiliser principalement deux théories – le réalisme et le libéralisme – pour discuter des évolutions empiriques observées dans les Balkans occidentaux.

Le réalisme et ses limites

10Les théories qui se rapportent au réalisme demeurent les plus utilisées en RI. Ceci se vérifie également dans l’analyse de la région balkanique : les recherches se focalisent majoritairement sur le rôle des objectifs réalistes traditionnels concernant la puissance et la survie, sur la balance des pouvoirs, ainsi que sur la géopolitique. Les États des Balkans occidentaux, ayant des ressources limitées et en conséquence de faibles capacités pour assurer leur sécurité, sont tenus de former des alliances avec des acteurs extérieurs pour assurer leur protection. Ainsi la politique extérieure est prioritairement fonction des facteurs systémiques.

11Le changement dans la balance des pouvoirs. Les États des Balkans occidentaux ont traditionnellement été exposés aux influences de grandes puissances extérieures : l’Empire ottoman a été présent dans la région durant près de cinq siècles, les États des Balkans occidentaux ont partagé une même base idéologique communiste avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) durant la Guerre froide et un État comme l’Albanie avait même noué un partenariat stratégique avec la Chine dans les années 1970 (Mëhilli, 2017), sans équivalent pour un État européen. Depuis 2000 et la fin des conflits armés dans les Balkans occidentaux, les États de la région ont orienté leur politique étrangère principalement vers l’adhésion à l’UE et à l’OTAN3. Dans une perspective réaliste, la nécessité de former des alliances pour échapper aux menaces et incertitudes géopolitiques expliquerait cette considération pour l’UE et les États-Unis. En dépit de quelques réserves, les impératifs en matière de sécurité et de survie seraient primordiaux (Waltz, 1959, 1979). Cette primauté donnée aux États-Unis et à l’UE s’expliquerait aussi par le moment unipolaire qu’a connu le système international dans les années 1990 et 2000 : ces acteurs auraient bénéficié d’un quasi-monopole pour étendre et consolider l’ordre mondial (Cooley et Nexon, 2020).

12Cependant, le ralentissement de la perspective d’adhésion à l’UE aurait créé un vide relatif à la puissance, les demandes continues en matière de résolution des conflits bilatéraux, de démocratisation et de renforcement de l’État de droit auraient renforcé la défiance des acteurs locaux, ouvrant la voie aux puissances émergentes pour étendre leur influence dans la région. D’autant plus que sur la scène internationale, on assisterait à un changement de structure du système au profit de ces mêmes puissances émergentes qui viennent défier l’ordre libéral (Cooley et Nexon, 2020). La Russie a accru les relations bilatérales avec la Serbie et la République serbe de Bosnie-Herzégovine, tandis que la Chine est devenue le deuxième partenaire économique pour la région des Balkans occidentaux. Cette dernière a créé un organisme régional (l’initiative 17+1) dans lequel tous les États des Balkans occidentaux – sauf le Kosovo – ont été inclus, qui lui sert à promouvoir ses intérêts et sa vision du monde. Ces grandes puissances fournissent un certain nombre de biens publics, sans demander les mêmes efforts de démocratisation. Les changements rapides dans la distribution de puissance pousseraient les petits États des Balkans occidentaux à être plus flexibles en termes d’alliances. Après l’érosion de la puissance hégémonique, les petits États peuvent devenir plus actifs sur la scène régionale afin d’altérer leur environnement. Ces États peuvent profiter de patrons alternatifs pour sortir de l’ordre sur un problème de gouvernance donné, notamment en raison des avantages pour défendre l’intérêt national que cela peut procurer.

13Les circonstances géopolitiques constituent un autre effet important sur la politique étrangère des petits États. Dans les Balkans occidentaux, les États sont vulnérables vis-à-vis de l’UE et des États-Unis, tandis que certains sont plus exposés à des puissances non-occidentales comme la Russie, et dans une moindre mesure la Turquie et la Chine. Un certain nombre de facteurs géopolitiques peuvent expliquer les différences dans les stratégies de politique étrangère :

14- la dépendance serbe à l’égard de la Russie (les besoins en gaz et les obstructions russes à l’égard du Kosovo) encourage la Serbie à coopérer ;

15- les différends bilatéraux entre le Kosovo et la Serbie poussent ces États à chercher des soutiens et alliances auprès des grandes puissances. Chacun privilégiera en priorité ses soutiens internationaux respectifs pour approfondir les relations, tout en cherchant à accroitre les relations avec le plus grand nombre d’acteurs possible ;

16- le soutien occidental à l’égard de l’indépendance du Kosovo amène également l’Albanie – ayant des liens affectifs avec le Kosovo – à considérer l’intégration euro-atlantique comme seule alternative possible de politique extérieure ;

17- les vulnérabilités géopolitiques de l’État de Bosnie-Herzégovine et, dans une moindre mesure, de la Macédoine du Nord, ainsi que les relations aux voisins, notamment le rapport délicat du Monténégro avec la Serbie, les conduisent à construire des liens étroits avec des puissances extérieures qui leurs garantissent la survie.

18Ces explications ouvrent la voie à des analyses prenant en compte d’autres facteurs que ceux strictement structurels. D’un point de vue néoréaliste, l’accroissement des relations avec les puissances internationales est prioritairement dû à l’émergence d’une forme de multipolarité compétitive qui se manifeste dans les Balkans occidentaux. La structure contraint et détermine le comportement des États, au même titre que le marché contraint le comportement des agents économiques (investisseurs, consommateurs, producteurs). Ainsi, selon le paradigme néoréaliste, les États étant des acteurs unitaires, rationnels et égoïstes, cherchant à maximiser leur utilité définie en termes de survie et évoluant dans un système anarchique marqué par le « self-help », ils ne peuvent compter que sur eux (Duncan et Siverson, 1982). Dès lors, face à l’essor des puissances non-occidentales telles que la Chine, la Russie, et la Turquie, les États de la région ont trois options principales : 1) travailler avec les puissances démocratiques occidentales (les États-Unis et l’UE) pour contrebalancer l’implication des puissances non-occidentales ; 2) s’aligner (de manière modérée) sur les puissances non-occidentales ou s’en rapprocher en rompant avec les États-Unis et l’UE ; 3) adopter des politiques et actions contraires dans le but de diversifier leurs partenariats et d’accroître leur autonomie (hedging) (Massie et Paquin, 2019). En ce sens, les différences de comportement entre les États des Balkans occidentaux s’expliqueraient par cette combinaison de changements structurels et d’enjeux géopolitiques.

19Cependant, malgré la popularité de ces analyses, la narration néoréaliste ne permet pas d’expliquer à elle seule les développements clés observés dans la région. Les Balkans occidentaux demeurent une sphère d’influence de l’UE qui domine largement les statistiques économiques et commerciales et joue un rôle clé dans la diffusion des normes libérales dans la région. D’un point de vue structuraliste, l’accroissement des partenariats stratégiques ponctuels avec les puissances non-occidentales, en particulier de la Serbie, de la République serbe de Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine du Nord sous le gouvernement de Nikola Gruevski (2006-2016), au risque de miner la perspective d’adhésion reste inexpliqué. Raison pour laquelle d’autres facteurs doivent être pris en compte dans l’analyse. Les États ont plus d’autonomie dans leur comportement international que ce que les théories structurelles semblent proclamer. Certes, le réalisme néoclassique a tenté de répondre aux limites du réalisme en incluant dans l’analyse du comportement international des États les relations État-société, la nature du régime politique, la culture stratégique et les perceptions des élites dirigeantes (Rose, 1998 ; Sterling-Folker, 1997 ; Schweller, 2006 ; Ripsman et al., 2009). Cependant, en essayant de corriger les défaillances du réalisme par l’intégration de variables ad hoc telles que les perceptions, les arrangements politiques internes et les normes internationales, ces théoriciens s’éloignent considérablement de la tradition réaliste (Legro et Moravcsik, 1999).

L’approche libérale : interdépendances et politiques intérieures

20Le libéralisme est une théorie des RI qui soutient que la force fondamentale de la politique mondiale est la globalisation comprise comme l’interdépendance entre les intérêts des groupes de différentes sociétés. Ces groupes cherchent à amener leurs gouvernements à réguler la globalisation : ces demandes variées déterminent les comportements différents des États (Moravcsik, 1997, pp. 518-520).

21L’institutionnalisme néolibéral est plus optimiste sur les possibilités des petits États dans le système international (Keohane et Nye, 1977). Les capacités matérielles ne sont pas primordiales : leur positionnement dans le réseau global d’interdépendances les rend moins vulnérables à l’égard de l’environnement extérieur. D’un point de vue institutionnaliste, les institutions et les caractéristiques politiques contribuent à affecter le comportement international (Keohane, 1990). Prendre ainsi en compte les variables domestiques dans l’analyse rend l’explication plus puissante.

22L’inclusion des perspectives internes est importante compte tenu des caractéristiques des États des Balkans occidentaux : des États récents, sortant de conflits armés et en développement, dont le processus de démocratisation est inachevé et où les élites politiques sont en compétition pour le maintien au pouvoir. Dans cette perspective, la politique extérieure ne peut être séparée des politiques internes et fait partie des stratégies de pouvoir des élites étatiques.

23Globalisation et interdépendance. L’élargissement des domaines de la politique étrangère est directement lié au processus de globalisation. Celle-ci a conféré une plus grande importance au développement économique, mais aussi à la culture, et à l’éducation (Held et al., 1999). Phénomène économique marqué par la libre circulation des capitaux, des biens, des services et des technologies, les acteurs sont amenés en permanence à attirer les investissements étrangers et à accroitre les parts de marché mondiales indispensables pour assurer la croissance économique (Stopford et Strange, 1991). L’accroissement des liens économiques sur les marchés globaux peut avoir plusieurs objectifs stratégiques : la réalisation de profits, l’accroissement de l’influence dans le système économique international, et le renforcement des interdépendances avec les puissances régionales à travers les investissements dans les secteurs économiques clés afin de consolider les capacités d’influence. Les États des Balkans occidentaux sont en développement et leurs poids dans le système économique demeurent négligeables. Mais l’impératif économique à travers l’accumulation des richesses peut constituer un facteur explicatif de la diversification des relations avec les puissances extérieures.

24Le processus de démocratisation permet aussi d’expliquer la tendance en faveur de cette diversification par des politiques commerciales plus libérales. En ce sens, les systèmes politiques inclusifs encouragent des politiques qui bénéficient au plus grand nombre d’individus : les systèmes électoraux libres participent à disperser les préférences des groupes d’intérêts dans la masse des électeurs. Cette relation entre régime politique démocratique et marché libre est d’autant plus prononcée dans les pays en développement : selon le modèle de Stolper-Samuelson à partir du théorème d’Heckscher-Ohlin, lorsque le travail est le principal facteur de production, aux dépens du capital, il est dans l’intérêt collectif des travailleurs de s’assurer que leur économie est ouverte aux investissements et orientée vers les exportations4. La signature d’accords de libre-échange est aussi un moyen pour les élites dirigeantes de montrer à leurs citoyens que les problèmes économiques sont traités (Mansfield et Snyder, 2002). La globalisation et les dépendances économiques peuvent apporter des explications utiles – comme nous le verrons dans l’analyse empirique – mais ne permettent pas, à elles seules, d’éclaircir les évolutions à l’œuvre.

25L’environnement politique intérieur. Pour comprendre les choix de politique étrangère que font les États, aucune étude ne peut faire l’impasse sur l’analyse des facteurs internes. Cet élément se voit renforcé davantage encore lorsqu’il s’agit de comprendre les différences de comportement en matière de politique extérieure entre États possédant des caractéristiques et ressources matérielles similaires. Cela suppose d’examiner les forces sociales et politiques, ainsi que leurs histoires respectives5. La théorie libérale permet ainsi de se pencher sur les dynamiques spécifiques des États. Ces derniers possèdent des caractéristiques distinctes dans les Balkans occidentaux : ils sont ethniquement et religieusement hétérogènes. Ces acteurs sociaux ont des préférences propres et cherchent à influencer la politique étrangère des gouvernements. Ces liens affectifs entre groupes peuvent inciter à la formation de partenariats stratégiques entre États.

26L’approche libérale insiste également sur l’importance des facteurs institutionnels. Depuis deux décennies, les États des Balkans occidentaux sont dans une phase de triple transition : de la guerre vers la paix, de l’autoritarisme vers la démocratie et du communisme vers le capitalisme. Cette période marquée par des faiblesses en matière institutionnelle permet de multiples externalités : la domination des intérêts particuliers sur les intérêts nationaux ; la compétition entre les élites qui cherchent à accéder et se maintenir au pouvoir conduit à élargir et approfondir les soutiens internationaux ; en ce sens, le nationalisme est particulièrement attrayant et utilisé par les élites pour consolider leur emprise sur le pouvoir et tracer des frontières entre les groupes. Ainsi, les structures politiques domestiques des États des Balkans occidentaux (les transitions institutionnelles, le nationalisme mobilisé dans les sociétés ethniquement divisées, les compétitions entre factions et la recherche de reconnaissance) peuvent expliquer les différentes orientations de politique étrangère prises par les États.

27La théorie libérale peut apporter une explication claire et cohérente concernant le comportement des petits États des Balkans occidentaux. La globalisation, les interdépendances et les facteurs intérieurs peuvent aider à comprendre les choix pris entre l’intensification de l’alignement sur l’UE et la poursuite de politiques plus opportunistes par certains. L’approche libérale a pour avantage d’inclure différentes explications dans l’analyse de politique étrangère, dans l’objectif de corriger et dépasser les limites du néoréalisme (du réalisme structurel).

28Ainsi, le modèle théorique génère les arguments suivants, expliqués en détail dans la partie empirique. Premièrement, la globalisation et la dépendance économique expliquent à la fois l’accroissement des relations avec les puissances non-occidentales et les objectifs stratégiques en faveur de l’intégration européenne. Deuxièmement, les structures politiques internes expliquent les tentatives d’autonomisation et d’éloignement ponctuels sur les positions de l’UE de certains États.

29Les sections suivantes s’attachent à examiner empiriquement l’énoncé théorique. Nous verrons ainsi dans quelle mesure les variables libérales permettent de comprendre la politique étrangère des États des Balkans occidentaux à l’égard des puissances internationales.

Évidences empiriques de l’approche libérale

30Tous les États des Balkans occidentaux ont accru leurs relations avec les puissances internationales et cherchent à satisfaire leurs intérêts politiques et économiques. Bien qu’ils ne coordonnent pas leurs politiques et soient en désaccord sur plusieurs enjeux régionaux importants, depuis la fin des guerres des années 1990 dans les Balkans occidentaux, les objectifs stratégiques fondamentaux des six États étaient similaires : l’intégration européenne. Tous se sont également engagés vers l’intensification des relations avec l’OTAN ; trois y ont adhéré à savoir l’Albanie, le Monténégro et la Macédoine du Nord ; le Kosovo a exprimé sa volonté d’y adhérer ; la Bosnie-Herzégovine ne pouvant pas en raison de la complexité de l’architecture décisionnelle ; et la Serbie étant le seul État ayant mis en œuvre une politique de neutralité militaire.

31En ce sens, tous les États continuent de respecter ce cadre stratégique général vers l’intégration européenne qui implique un alignement sur la politique étrangère de l’UE. L’accroissement des relations avec la Russie, la Chine et la Turquie n’est pas susceptible de menacer sérieusement à ce stade les intérêts européens. Cependant, les politiques ambiguës de la Serbie et de la République serbe de Bosnie-Herzégovine se révèlent plus autonomes et remettent ponctuellement en cause les liens avec les structures euro-atlantiques.

La globalisation et les dépendances aux fondements des orientations extérieures des États des Balkans occidentaux

32Le processus de globalisation a entrainé une extension des domaines de la politique étrangère. Désormais, elle inclut les considérations de développement économique, mais aussi de culture, d’éducation, ou encore de santé. Dans un monde marqué par la libre circulation des capitaux, des biens, des services et des technologies, les acteurs sont en quête permanente d’investissements étrangers et d’acquisition de parts de marché mondiales indispensables pour assurer la croissance économique.

33C’est dans ce contexte « globalisé » qu’il faut d’abord comprendre la politique étrangère des États de la région : l’impératif économique les amène à multiplier et diversifier les interactions avec l’extérieur. L’intérêt porté à l’accroissement des investissements directs étrangers et des partenariats économiques est justifié par de nombreuses attentes : les apports en ressources financières, l’augmentation de la productivité, l’ouverture aux marchés internationaux, l’amélioration des capacités de gestion locale, les transferts de technologie, et leur impact sur la croissance. Cela peut potentiellement contribuer au développement économique de la région, servant ainsi les intérêts de ces États dont il est estimé selon un scénario de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) qu’ils atteindront le Produit intérieur brut (PIB) par habitant actuel de l’UE dans 60 ans (Sanfey et Milatovic, 2018). Souvent ces investissements des États non-occidentaux visent à combler un vide laissé par le désintérêt d’investisseurs occidentaux (Vangeli, 2020, p. 215). Ils ont permis de contribuer à la restructuration et à la modernisation de nombreux secteurs. Le soutien turc dans la rénovation de l’héritage historique de la période ottomane peut contribuer à l’effort des États des Balkans occidentaux pour devenir une destination touristique (Bieber et Tzifakis, 2019).

34La Chine est ainsi devenue le deuxième partenaire commercial pour l’échange des biens en 2019 (6,5 %), suivie par la Turquie (4,5 %) et par la Russie (4,3 %) (European Commission, 2020a, p. 8). La stabilité politique et les réformes économiques libérales initiées depuis la fin des conflits ont permis une augmentation et une diversification des investissements directs étrangers (IDE) vers les Balkans occidentaux. Les IDE russes ont principalement été concentrés en Serbie (énergie, produits chimiques), et en Bosnie-Herzégovine (en priorité dans la Republika Srpska, dans le secteur de l’énergie), au Monténégro (immobilier) ; les IDE turcs en Albanie (construction, télécommunications), au Kosovo (transport, électricité et finance) et en Bosnie-Herzégovine (finance) (Bieber et Tzifakis 2019, 2020).

35Les États des Balkans occidentaux ont également accueilli favorablement l’initiative chinoise de « nouvelles routes de la soie »6. Le cadre politique de ses activités est articulé autour de l’initiative 17+1, regroupant tous les États des Balkans occidentaux, à l’exception du Kosovo. Le fait que ces États y participent démontre que ces derniers perçoivent cette initiative comme étant positive (ou gagnant-gagnant). Ceci est d’autant plus vrai pour un État comme l’Albanie qui tend à inclure dans sa politique étrangère les intérêts du Kosovo : sa participation est un élément de preuve qu’elle attend des externalités positives de la coopération avec la Chine, sans craindre que cela puisse l’amener à infléchir sa politique étrangère7.

36Par ailleurs, les buts de la politique étrangère sont multiples et fonction des situations : les considérations sécuritaires demeurent souvent prioritaires dans des contextes post-conflit. Pour consolider l’indépendance et affirmer davantage sa position sur la scène internationale, le Kosovo est amené à accroitre ses relations avec les puissances extérieures comme la Turquie (Visoka, 2020). Le soutien à l’indépendance du Kosovo issu principalement du bloc occidental crée une relation de dépendance et l’amène à s’aligner systématiquement sur la politique extérieure des États-Unis et de l’UE. L’opposition active d’un certain nombre d’États puissants sur la scène internationale, comme la Russie et la Chine, constitue à la fois une contrainte dans les options envisageables8 et une incitation à multiplier ses relations bilatérales pour assurer un soutien le plus large possible. L’accroissement des relations diplomatiques avec la Turquie s’explique notamment par ces éléments9.

37L’approfondissement des relations avec la Turquie est observable chez tous les États de la région : le degré varie d’un pays à l’autre. Les relations sont aussi particulièrement interpersonnelles, facilitées par le type de gouvernance concentré autour de dirigeants forts : on observe des liens étroits entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan avec les dirigeants des Balkans occidentaux (notamment le Premier ministre albanais Edi Rama, le dirigeant du Parti d’action démocratique (SDA) bosniaque Bekir Izetbegovic, et le président serbe Aleksandar Vucic).

38L’émergence de nouveaux acteurs crée potentiellement des opportunités pour les petits États pour accroitre leurs demandes et optimiser leurs politiques étrangères. Mais, l’intégration aux structures euro-atlantiques, notamment à l’UE, demeure aux fondements des stratégies nationales des États de la région. La dépendance économique et financière à l’égard de l’UE est sans égal : elle demeure le principal partenaire commercial des Balkans occidentaux (69 % du total des échanges). Le soutien populaire à l’intégration européenne demeure élevé, surtout en Albanie et au Kosovo, suivi de la Macédoine du Nord et du Monténégro, mais faible en Serbie et dans une certaine mesure en Bosnie-Herzégovine. Lors de la crise de la covid-19, l’UE a apporté un soutien essentiel, notamment financier, aux Balkans occidentaux : un nouveau plan d’investissement de 9 milliards a été prévu sur la période 2021-2027 (European Commission, 2020b). Les États de la région continuent de se reposer sur l’UE et l’OTAN pour assurer leur sécurité et leur développement économique. Les élites politiques ont fait de l’intégration dans l’UE une politique nationale prioritaire, malgré les difficultés et les contraintes dans la mise en œuvre des réformes imposées dans le processus. Afin d’avancer vers l’intégration européenne, sous la médiation de l’UE, le Kosovo et la Serbie ont signé 33 accords visant à normaliser leurs relations interétatiques. Certes, la Serbie est le seul pays qui s’est positionné contre l’adhésion à l’OTAN : elle hérite de la tradition militairement neutre de la Yougoslavie communiste, et continue d’avoir en mémoire les frappes aériennes de l’OTAN vingt ans auparavant. Mais, elle ne s’est pas opposée à l’élargissement de l’OTAN dans la région et elle a noué des partenariats avec l’Organisation10.

39L’amélioration des relations bilatérales entre la Serbie et l’Albanie, les compromis de la Serbie et du Kosovo dans le dialogue sous l’égide de l’UE, les concessions de la Macédoine du Nord à l’égard de la Grèce s’expliquent pour l’essentiel par la perspective d’adhésion à l’UE et à l’OTAN. La dépendance du Kosovo à l’égard de l’UE et des États-Unis rendent quasi-impossible la constitution d’une politique étrangère indépendante : ses vulnérabilités en matière de sécurité sont compensées par un alignement sur les puissances occidentales.

40Par ailleurs, les investissements économiques chinois et turcs, bien qu’étant moins importants que ceux des États-membres de l’UE, suscitent un fort impact sur l’opinion publique. Ils provoquent des controverses et sont perçus avec suspicion par une partie des citoyens, des intellectuels, ou encore des politiques. Les sociétés civiles organisées, souvent financées par les puissances occidentales, jouent un rôle clé dans l’activisme politique à travers leurs fonctions de protection, de monitoring, de plaidoyer ou encore de socialisation. Elles soutiennent l’ordre idéologique libéral de l’intérieur et surveillent si les relations de leur État respectif avec l’extérieur menacent cet ordre. En ce sens, elles sont particulièrement attentives au rôle des investissements chinois dans l’alimentation des systèmes de corruption (Makocki et Nechev, 2017), ou encore aux effets pervers du néo-ottomanisme dans les Balkans occidentaux (Shipoli, 2018).

41Alors que la globalisation et les formes de dépendance économiques et politiques poussent les États à privilégier l’intégration euro-atlantique, l’approfondissement ponctuel des relations de certains acteurs avec les puissances non-occidentales peut révéler des politiques extérieures plus opportunistes. Ces différences s’expliquent principalement par des facteurs internes.

Facteurs internes et différences dans la politique étrangère

42Les nombreuses crises qu’a traversées l’UE depuis 2008 ont contribué à détourner relativement son engagement à l’égard des Balkans occidentaux. En conséquence, les changements nécessaires pour avancer vers l’intégration européenne ne se sont pas opérés aussi vite qu’attendu. Dans le cas des Balkans occidentaux, le paysage politique à l’intérieur des États marqué par la polarisation extrême entre les factions et les tensions bilatérales qui persistent rendent d’autant plus complexe les développements politiques, économiques et sociaux favorables. Face au ralentissement et aux difficultés de l’UE dans son engagement régional, des puissances non-occidentales ont saisi l’occasion pour mettre en place des organisations, pratiques et stratégies susceptibles de défier l’hégémonie européenne dans la région11. Une partie des gouvernements des États des Balkans occidentaux, pour des considérations de politique intérieure, percevant les demandes de l’UE comme une menace pour leurs intérêts, ont soutenu activement cet engagement venant des puissances émergentes. Ils ont entrepris ponctuellement des actions internationales contraires à celles promues et voulues par l’UE et les États-Unis.

43La Serbie a poursuivi une politique qui s’apparente à du hedging en cherchant à profiter des bénéfices de l’économie chinoise et turque, et du soutien politique russe, tout en poursuivant son cheminement vers l’adhésion à l’UE et en maintenant une politique militaire neutre. En demeurant au milieu du jeu entre grandes puissances, elle tente de gagner des deux côtés. D’abord, la Serbie s’oppose frontalement à la position des principales puissances occidentales ayant reconnu l’indépendance du Kosovo : elle continue de revendiquer sa souveraineté sur ce jeune État et de contester sa reconnaissance sur la scène internationale. Pour renforcer sa position, la Serbie essaye de nouer des relations avec les grandes puissances internationales susceptibles de soutenir sa politique. En ce sens, elle a développé ses relations avec la Russie (Vuksanovic, 2020). Ensuite, l’approfondissement des relations bilatérales avec la Russie permet non seulement de mieux servir les intérêts du pouvoir, mais il garantit aux partis politiques de rester compétitifs sur le marché politique intérieur. En raison des affinités historiques et culturelles entre les deux pays, et du fait que la Russie de Poutine jouit d’une grande popularité auprès de la population serbe, obtenir son soutien devient nécessaire pour sortir victorieux des processus électoraux (Vuksanovic, 2020). Enfin, l’intensification de la coopération avec la Russie et la Chine permet aux autorités locales de montrer à l’UE qu’elles peuvent se tourner vers d’autres patrons régionaux afin de négocier à la baisse les demandes de réformes démocratiques qui risquent de menacer les pratiques informelles sur lesquelles repose en partie leur pouvoir politique (Richter et Wunsch, 2020).

44Ainsi, la Serbie a intensifié sa coopération avec la Chine, comprenant une dimension sécuritaire ; entre autres, le projet de safe city (ville sûre) lancé avec l’entreprise chinoise Huawei prévoit de monter des centaines de caméras de surveillance à Belgrade et de mettre en place un logiciel de reconnaissance faciale. Ce projet suscite des inquiétudes concernant l’exportation de « l’autoritarisme numérique » pouvant constituer un changement subtil dans l’ordre européen. Ces effets ne seront visibles qu’à long terme. Mais le soutien serbe apporté à la Chine dans les instances onusiennes concernant les camps d’internement du Xinjiang conforte cette interprétation (la Serbie est le seul pays des Balkans occidentaux à soutenir la Chine (Nexon, 2019 ; Nooten, 2019).

45L’accroissement du partenariat entre la Russie et la Serbie est encore plus visible : en 2012, les deux pays ont mis en place un « centre humanitaire russo-serbe » à Nis (Marciacq, 2020). La Serbie bénéficie du statut d’État observateur au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une organisation illibérale sous domination russe. Elle a procédé à l’achat d’armement militaire auprès de la Russie, risquant des sanctions américaines (Georgievski, 2020). La Serbie a aussi signé un accord commercial avec l’Union économique eurasiatique (UEEA) en devenant membre de celle-ci en octobre 2019. Afin de maintenir une bonne relation avec la Russie, elle a apporté son soutien à Moscou lors de la crise en Ukraine.

46Ainsi, l’approche libérale fondée sur les facteurs internes permet d’expliquer de manière solide le comportement des acteurs locaux. En ce sens, la paradiplomatie de la République serbe de Bosnie-Herzégovine repose sur le nationalisme : il agit comme un facteur structurant l’intensité, l’orientation et les modalités pratiques. Son but politique varie en faveur d’une plus grande autonomie, sans écarter des velléités sécessionnistes. Ce désir d’autonomie s’étend sur son comportement international. L’obtention du soutien de puissances émergentes constitue à la fois un caractère symbolique de son insatisfaction à l’égard des accords de Dayton (1995), mais lui permet aussi de se renforcer en interne vis-à-vis des ambassades occidentales et de l’État fédéral, sans chercher à infléchir sa politique étrangère. Cela explique l’orientation prise par ces entrepreneurs identitaires en faveur d’un accroissement de la coopération avec la Russie. L’arrivée au pouvoir de Milorad Dodik en 2006, partisan du sécessionnisme, a favorisé cette paradiplomatie identitaire : l’appel au nationalisme et le développement de cette posture, y compris dans les relations internationales, lui permettent de consolider son pouvoir sur l’espace territorial qu’il revendique. L’accroissement des relations permet aussi à la Russie de miner la perspective euro-atlantique de la Bosnie-Herzégovine. Ces liens sont multidimensionnels : politiques, économiques et culturels. Cela va des contacts et visites réguliers des dirigeants politiques de la Russie et de cette entité serbe de Bosnie-Herzégovine à la mise en place d’accords bilatéraux en matière de coopération policière, en passant par des investissements économiques et la coopération entre Églises orthodoxes. Cela permet à cette entité fédérée bosnienne de réduire sa dépendance à l’égard du centre et des puissances occidentales.

47La polarisation entre factions explique le positionnement contraire de la Macédoine du Nord entre 2014 et 2016 notamment en rapport à la crise en Ukraine, concernant l’alignement sur les mesures restrictives à l’égard de la Russie promues par l’UE. La crise politique qu’a traversée le pays, opposant le Premier ministre Nikola Gruevski au leader de l’opposition Zoran Zaev, a entrainé une politique internationale à certains moments contraire à celle de l’UE. Bloquée dans la perspective euro-atlantique par le veto de la Grèce, percevant les demandes de l’UE en matière de respect du pluralisme comme une menace pour son pouvoir, le gouvernement dirigé par l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure – Parti démocratique pour l’unité nationale macédonienne (VMRO-DPME) a pu être tenté par des politiques d’équilibrage, d’autant plus qu’il a bénéficié du soutien russe pendant ce temps (Nechev et Nikolovski, 2020). Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement pro-occidental de Zoran Zaev en 2017 que le niveau d’alignement sur les demandes de l’UE a pu augmenter.

48Compte tenu de ce qui précède, il s’avère que l’approche libérale permet de mettre en évidence des aspects importants de l’analyse, aidant à mieux comprendre pourquoi les petits États des Balkans occidentaux sont devenus plus actifs et ont entrepris des politiques quelque peu différentes à l’égard des grandes puissances. Les acteurs accroissent les relations avec les puissances non-occidentales, parfois au détriment de l’UE, pour différentes raisons qui sont souvent fonction des enjeux et des contextes : la globalisation, les dépendances et les caractéristiques du paysage politique intérieur.

Conclusion

49Dans cet article nous avons présenté les principales approches qui permettent d’expliquer le rôle international des petits États des Balkans occidentaux, notamment leurs orientations stratégiques à l’égard des puissances extérieures. Nous avons essayé de comprendre cette triple évolution : une ouverture vers les puissances émergentes présente chez tous les acteurs ; le maintien de l’intégration euro-atlantique comme priorité stratégique et l’analyse des différences dans leur comportement.

50Nous avons également essayé de tester les principales explications théoriques qui se proposent de rendre compte de la politique étrangère des États. Malgré sa popularité, le néoréalisme ne permet pas à lui seul d’expliquer les développements clés à l’œuvre : l’hégémonie européenne n’est pas remise en cause dans la région, les États demeurent largement dépendants de l’UE. Ni la Chine, ni la Russie et ni la Turquie ne constituent une alternative crédible à la relation de patronage qui existe entre l’UE et les Balkans occidentaux.

51Comparativement, l’approche libérale apporte une meilleure explication. D’abord sur la pluralité des buts de la politique étrangère : ils ne se réduisent pas à la sécurité ou à la puissance, mais peuvent inclure d’autres considérations, en particulier économiques (Keohane et Nye, 1977). La hiérarchisation des objectifs dépend des situations et contextes, elle est traitée comme une question empirique, au lieu d’être systématiquement subordonnée aux considérations de puissance et de sécurité (Keohane et Nye, 1977). En ce sens, le contexte post-conflit, la libéralisation économique, les paysages politiques internes permettent d’expliquer les enjeux des comportements internationaux des États.

52Les dysfonctionnements institutionnels en Bosnie-Herzégovine et les enjeux politiques en Serbie impactent leurs orientations internationales. Cette situation est susceptible de durer tant que les pathologies internes demeurent. Nous pouvons aussi nous attendre à ce que l’alignement sur la politique étrangère de l’UE s’accroisse à mesure que ces États se rapprochent de l’intégration européenne : c’est une condition indispensable pour être admis. Tant que les différends politiques bilatéraux et les problèmes économiques n’auront pas été réglés, ces États seront constamment tentés de poursuivre des politiques d’équilibre entre l’Ouest et l’Est. La résolution des différends bilatéraux et le renforcement des principes démocratiques peuvent contribuer à écarter les dernières résistances locales.

Bibliographie

53Livres

54Bechev Dimitar (2017), Rival Power: Russia in Southeast Europe, New Haven: Yale University Press.

55Cooley Alexander and Nexon Daniel (2020), Exit from Hegemony: The Unraveling of the American Global Order, Oxford: Oxford University Press.

56Keohane Robert O. and Nye Joseph S. (1977), Power and interdependence: World politics in transition, Boston: Little, Brown.

57Mëhilli Elidor (2017), From Stalin to Mao: Albania and the Socialist World, Ithaca, NY: Cornell University Press.

58Schweller Randall L. (2006), Unanswered Threats: Political Constraints on the Balance of Power, Princeton: Princeton University Press.

59Stopford John M. and Strange Susan (1991), Rival states, rival firms, Cambridge: Cambridge University Press.

60Visoka Gëzim (2018), Acting like a State: Kosovo and the everyday making of statehood, London: Routledge.

61Waltz Kenneth Neal (1959), Man, the State and War, New York: Columbia University Press.

62Waltz Kenneth Neal (1979), Theory of International Politics, New York: McGraw Hill.

63Ouvrages collectifs

64Bieber Florian and Tzifakis Nikolaos (eds.) (2020), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, London: Routledge.

65Massie Justin and Paquin Jonathan (eds.) (2019), America’s allies and the decline of US hegemony, London: Routledge.

66Chapitres d’ouvrages collectifs

67Keohane Robeert O. (1990), “International Liberalism Reconsidered”, in Dunn John (eds.), The Economic Limits to Modern Politics, Cambridge: Cambridge University Press, pp. 165-194.

68Marciacq Florent (2020), “Serbia: looking East, going West?”, in Bieber Florian and Tzifakis Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, London: Routledge, pp. 61-82.

69Nechev Zoran and Nikolovski Ivan (2020), “North Macedonia: a fertile ground for external influences”, in Bieber Florian and Tzifakis Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, London: Routledge, pp. 126-145.

70Ripsman Norrin M., Taliaferro Jeffrey W. and Lobell Steven E. (2009), “Conclusion: The State of Neoclassical Realism”, in Lobell Steven E., Taliaferro Jeffrey W. and Ripsman Norrin M. (eds.), Neoclassical Realism, the State, and Foreign Policy, Cambridge: Cambridge University Press, pp. 280-299.

71Shipoli Erdoan A. (2018), “Turkey and Kosovo: A Lord-Vassal Relationship?”, in Philips L. David et Peci Lulzim (eds.), Threats and challenges to Kosovo Sovereignty, New York/Prishtina: Columbia University/KIPRED, pp. 135-147.

72Vangeli Anastas (2020), “China: A new geo-economic approach to the Western Balkans”, in Bieber Florian and Tzifakis Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, London: Routledge, pp. 205-224.

73Visoka Gëzim (2020), “Kosovo between Western and non-Western states”, in Bieber Florian and Tzifakis Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, London: Routledge, pp. 108-125.

74Articles de revues scientifiques

75Abdelal Rawi, Herrera Yoshiko M., Johnson Alastair Iain and Mcdermott Rose (2006), “Identity as a Variable”, Perspectives on Politics, 4(4), pp. 695-711.

76Blank Stephen and Younkyoo Kim (2014), “Moscow vs. Brussels: Rival Integration Projects in the Balkans”, Mediterranean Quarterly, 25 (2), pp. 61-82.

77Duncan George T. and Siverson Randolph M. (1982), “Flexibility of Alliance Partner Choice in a Multipolar System: Models and Tests”, International Studies Quarterly, 26 (4), pp. 511-538.

78Dutt Pushan and Mitra Devashish (2005), “Political Ideology and Endogenous Trade Policy: An Empirical Investigation”, The Review of Economics and Statistics, 87(1), pp. 59-72.

79Held David, McGrew David, Goldblatt David, Perraton Jonathan (1999), “Globalization”, Global Governance, 5(4), pp. 483-496.

80Houghton David Patrick (2007), “Reinvigorating the Study of Foreign Policy Decision Making: Toward a Constructivist Approach”, Foreign Policy Analysis, 3(1), pp. 24-45.

81Legro Jeffrey W. and Moravcsik Andrew (1999), “Is Anybody Still a Realist?”, International Security, (24) (2), pp. 5-55.

82Mansfield Edward D. and Snyder Jack (2002), “Incomplete Democratization and the Outbreak of Military Dispute”, International Studies Quarterly, 46 (4), pp. 529-549.

83Moravcsik Andrew (1997), “Taking preferences seriously: A Liberal Theory of International Politics”, International Organization, 51(4), pp. 513-553.

84Richter Solveig et Wunsch Natasha (2020), “Money, power, glory: the linkages between EU conditionality and state capture in the Western Balkans”, Journal of European Public Policy, vol. 27, n° 1, pp. 41-62.

85Rose Gideon (1998), “Neoclassical Realism and Theories of Foreign Policy”, World Politics, 51(1), pp. 144-72.

86Sterling-Folker Jennifer (1997), “Realist Environment, Liberal Process, and Domestic-Level Variables”, International Studies Quarterly, (41) (1), pp. 1-45.

87Working papers

88Bieber Florian and Tzifakis Nikolaos (2019), “The Western Balkans as a Geopolitical Chessboard? Myths, Realities and Policy Options”, BiEPAG Policy Brief, pp. 1-30.

89Makocki Michal and Nechev Zoran (2017), “Balkan corruption: the China connection”, European Union Institute for Security Studies, pp. 1-2.

90Sanfey Peter and Milatovic Jakov (2018), “The Western Balkans in transition: diagnosing the constraints on the path to a sustainable market economy”, European Bank for Reconstruction and Development, Background Paper for the Western Balkans Investment Summit hosted by the ERBD, 26 February, pp. 1-44.

91Vuksanovic Vuk (2020), “Russia Remains the Trump Card of Serbian Politics”, Carnegie: Moscow, 17 June, disponible à l’adresse suivante : https://carnegie.ru/commentary/82090 (consulté le 4 juin 2021).

92Documents officiels

93European Commission (2020a), “European Union, Trade in goods with Western Balkans 6”, Brussels, Directorate-General for Trade, pp. 1-10, disponible à l’adresse suivante : https://webgate.ec.europa.eu/isdb_results/factsheets/region/details_western-balkans-6_en.pdf (consulté le 4 juin 2021).

94European Commission (2020b), “An Economic and Investment Plan for the Western Balkans”, Brussels, 6 October, disponible à l’adresse suivante : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip1811 (consulté le 4 juin 2021).

95President of the Republic of Kosovo (2013), “Decree for the ratification of the Agreement on military financial cooperation between the Government of the Republic of Kosovo and the Government of the Republic of Turkey”, decree No. DMN-010-2013, Pristina, 20 mai.

96Articles de presse

97EWB (2019), “Serbia held more exercices with NATO than with Russia in 2019”, European Western Balkans, 18 November, disponible à l’adresse suivante: https://europeanwesternbalkans.com/2019/11/18/serbia-held-more-exercises-with-nato-than-with-russia-in-2019/ (consulté le 4 juin 2021).

98Georgievski Jovana (2020), “Weapon procurement and military neutrality: Where is Serbia’s defense policy heading?”, European Western Balkans, 10 January, disponible à l’adresse suivante : https://europeanwesternbalkans.com/2020/01/10/weapon-procurement-and-military-neutrality-where-is-serbias-defense-policy-heading/ (consulté le 4 juin 2021).

99Nexon Dan (2019), “China in Serbia”, Lawyers, guns and money, 24 September, disponible à l’adresse suivante : https://www.lawyersgunsmoneyblog.com/2019/09/china-in-serbia (consulté le 4 juin 2021).

100Nooten Carrie (2019), “Répression des Ouïgours : à l’ONU, la Chine s’offre un soutien diplomatique massif”, Le Monde, 31 octobre, disponible à l’adresse suivante : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/31/repression-des-ouigours-a-l-onu-la-chine-s-offre-un-soutien-diplomatique-massif_6017619_3210.html (consulté le 4 juin 2021).

101Zeneli Valbona (2020), “The Western Balkans: Low Hanging fruit for China?”, The Diplomat, February 24, disponible à l’adresse suivante : https://thediplomat.com/2020/02/the-western-balkans-low-hanging-fruit-for-china/ (consulté le 4 juin 2021).

Notes

1 Pour rappel la Serbie et le Monténégro sont en négociation d’adhésion à l’UE ; l’Albanie et la Macédoine du Nord viennent d’obtenir le feu vert pour l’ouverture des négociations ; la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo sont des candidats potentiels.

2 Le Kosovo est le seul État des Balkans occidentaux à ne pas en faire partie de l’initiative, n’étant pas reconnu par la Chine.

3 Sauf pour la Serbie qui ne souhaite pas adhérer à l’OTAN.

4 Cela permet d’augmenter la demande de main-d’œuvre et de pousser à la hausse des salaires. Les liens entre démocratisation et la libéralisation économique ont été largement documentés dans la littérature (Dutt et Mitra, 1995).

5 Le néoréalisme est certes capable d’expliquer comment les pressions systémiques poussent les États très différents à agir de manière similaire, mais il se révèle incapable d’expliquer pourquoi des États qui partagent des capacités similaires agissent différemment.

6 Sur la période 2005-2019 on estime à 14,6 milliards de dollars les investissements et contrats chinois dans les Balkans occidentaux, la Serbie dominant avec 10,3 milliards de dollars. Ils représentent 20 % des stocks d’IDE en Europe du Sud-Est. Les financements se font principalement en prêts, ce qui explique le faible montant des IDE comptabilisés dans les statistiques régionales pour la Chine (Zeneli, 2020).

7 Pour rappel, les relations entre l’Albanie et la Chine sont anciennes. À la suite de la rupture sino-soviétique des années 1960, l’Albanie communiste changea de patron géopolitique en substituant l’aide bien plus importante provenant de l’URSS par celle de la Chine. La motivation principale de ce changement n’était certainement pas la qualité des biens fournis par la Chine (incomparable avec l’URSS) mais la détermination de l’appareil politique d’Albanie de purger les rivaux politiques et les voies les plus réformistes à l’intérieur du parti communiste albanais en s’opposant à la déstalinisation entreprise par Nikita Khrouchtchev. La Chine devint le principal partenaire commercial, avec 80 % du total du commerce extérieur, jusqu’à la rupture de la fin des années 1970. Voir à ce sujet Mëhilli (2017).

8 Par exemple, le Kosovo a fait acte de prudence en ne cherchant pas à approfondir les relations avec Taiwan pour ne pas froisser la Chine.

9 Le Kosovo perçoit la Turquie comme un allié solide pour faire avancer sa politique étrangère. En 2012, les deux pays ont signé un accord de coopération militaire incluant l’approvisionnement de matériel militaire et d’entrainement pour les Forces de sécurité du Kosovo (FSK). La Turquie, membre de l’OTAN, est aussi un partenaire stratégique pour l’Albanie : un accord de coopération militaire a été signé dès 1992 (l’Albanie a aussi rejoint le Conseil de partenariat euro-atlantique de l’OTAN en 1992), incluant un entrainement des officiers albanais par la Turquie, l’assistance technique, l’échange d’informations, suivi d’une déclaration de partenariat stratégique en 2013, et plus récemment, en février 2020, d’un plan de coopération en matière de défense (Visoka, 2018 ; President of the Republic of Kosovo, 2013).

10 Les États-Unis et l’OTAN sont les principaux donateurs financiers des forces armées serbes ; en 2019, la Serbie a entrepris plus d’exercices avec l’OTAN (13) qu’avec la Russie (4 sur 17 en tout) (EWB, 2019).

11 Nous entendons par hégémonie la mobilisation du leadership par une puissance prédominante pour ordonner les relations entre les acteurs.

Pour citer cet article

Ardijan Sainovic, «Facteurs internes, pressions systémiques et politique étrangère des États des Balkans occidentaux», The Journal of Cross-Regional Dialogues/La Revue de dialogues inter-régionaux [En ligne], 2/2021 - Special issue Western Balkans, European Union and Emerging Powers, URL : https://popups.uliege.be/2593-9483/index.php?id=170.