Éditorial
Université de Liège
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1Les parois du petit chapiteau, qui semblent faites de voilures roses et de pâte d’amande, détonent avec les lignes épurées de l’ancien hall de gare dans lequel il est installé. Au milieu du musée d’art contemporain Hamburger Bahnhof de Berlin, à l’été 2021, visiteurs et visiteuses prennent place dans cette réplique quasiment pâtissière du Colisée. Iels y visionnent Fat to Ashes, une installation réalisée par l’artiste française Pauline Curnier Jardin, concaténations d’images tirées de trois réalités dont les affinités surgissent peu à peu, au fil d’une bande-son composée de bruits de circulation et de claquements de talons hauts : une procession en l’honneur de sainte Agathe de Catane, l’abattage rituel d’un cochon et les éclats festifs, déguisés et alcoolisés du carnaval de Cologne. La joie de la fête (le précontentement avant de faire bonne chère, la solennité et la séduction religieuse des apparats, la jouissance du travestissement) y est aussi puissante qu’impure, contrebalancée par la souffrance des corps au prix de laquelle elle se paie : Agathe aux seins coupés, truie vidée de son sang, visages à la fois ravis et abimés par la fête.
2Les scènes tournées en Sicile captivent l’attention. Une petite fille, choisie cette année-là pour jouer Agathe, jouit de son premier rôle dans ce scénario macabre. La famille l’observe probablement avec fierté, un garçon (qui doit être l’un de ses camarades de classe) fait mine de mutiler à coups de pince le corps qu’elle ne possède encore qu’en puissance. Plus tard, sans doute, on mangera, hilares, des minuzzo, pâtisseries traditionnelles de la région qui symbolisent en nombre et en forme la poitrine de la martyre. Le visionnage de Fat to Ashes terminé, le public déambule dans le hall du musée où Pauline Curnier Jardin a disposé des cierges fondus et des œuvres réalisées avec des travailleuses du sexe qu’elle a accueillies à la Villa Medicis en période de confinement, à un moment où celles-ci étaient particulièrement oubliées par les politiques publiques d’État (en Italie, mais cela vaut aussi pour la Belgique). Le patronage d’Agathe servait encore de fil rouge à l’artiste, puisque l’histoire dit qu’avant d’être mutilée par un prétendant éconduit, Agathe avait été envoyée au lupanar sur ses ordres.
3Il y avait pour nous dans cette installation une manière de commencement. Grâce à Curnier Jardin, par-delà nos éducations religieuses incertaines et nos réticences envers toute érotisation de la violence, nous nous sommes progressivement mises à voir les saintes et, sur elles, à ne plus vouloir fermer les yeux. Le caractère saugrenu de l’entreprise évacué (« Les saintes, après le mariage ? Tu crois, vraiment ? »), ce sont donc à elles que nous avons décidé de consacrer ce deuxième numéro d’Eigensinn, jugeant que ces femmes, avec l’horreur que leurs sorts nous inspiraient le plus souvent, nous forceraient nécessairement à la ruse. Le sujet créait aussi suffisamment de rupture et de continuité avec le premier numéro : prolongement, puisque les saintes paient généralement cher le coût de leur soustraction au mariage et à la sexualité ; rupture, puisqu’on explore ici d’autres formes d’écriture, des formats parfois plus courts, mais aussi nettement plus illustrés.
Tirer un portrait (ou une constellation)
4Au fil de brainstormings et d’envois par messagerie instantanée, nous nous sommes mises à échanger quelques peintures et portraits qui nous semblaient alors touchants, drôles ou loufoques : une sculpture de sainte Valérie tenant délicatement sa tête décapitée, des saintes Marguerite sortant belles et fraîches des flancs d’un dragon, des Vierges auréolées portant des enfants dodus. Mais ce qu’on croyait encore pouvoir devenir une galerie de portraits singuliers s’est progressivement effondré. L’unicité de chacune de ces « vierges et martyres » (selon l’expression consacrée) butait sur les effets d’alignement et les logiques archétypales. Marguerite n’est pas seule dans son cas, elle est en réalité une sainte sauroctone (tueuse de dragons, vouivres ou cocatrix, comme Marthe, mais aussi comme Michel, Georges et tant d’autres), Valérie fait quant à elle partie des saint·es céphalophores (tenant leur tête coupée, à l’instar de Haude ou de Denis) : les histoires se répètent à tel point qu’un même attribut appartient à plusieurs d’entre elles. Les gestes d’insoumission comme leurs géographies et temporalités s’amalgament : ces femmes sont à la fois singulières et curieusement indistinctes, extraordinaires et duplicables, isolées mais rassemblables. Leurs modes d’existence sont radicalement séparés et liés, de sorte que les collationner a tôt fait de devenir un geste artistique et intellectuel en soi. C’est le rôle des recueils de vie de saint·es — parmi lesquels La Légende dorée de Jacques de Voragine, largement citée ici, tiendra longtemps le haut du pavé — mais aussi de certains tableaux. On pense entre autres à La Vierge parmi les vierges du Maître de la légende de sainte Lucie (vers 1435), dans lequel Marie apparaît entourée de onze femmes, suivant une scénographie que l’on pourrait redécrire comme une sorte de « baby shower » anachronique et atemporelle. Avec leurs attributs respectifs (la tour de Barbe, la roue de Catherine, la dent d’Apolline, les seins d’Agathe, les yeux de Lucie, l’agneau d’Agnès, le vase d’onguent de Madeleine, etc.), ces femmes semblent curieusement et puissamment unies.
Maître de la Légende de sainte Lucie, Virgo inter virgines, c. 1435 [huile sur chêne], Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.
5Dans son livre Histoires de saintes, parcours de femmes, l’historienne Colette Cosnier raconte comment son œil a petit à petit appris à sortir les saintes de l’état d’interchangeabilité dans lequel elles lui apparaissaient de prime abord. La fréquentation des musées accoutuma son regard à leurs attributs et différences et facilita leur inscription dans le temps (Blandine, martyre du premier siècle à Lyon, n’est ni la puissante Hildegarde de Bingen du xiie siècle en Allemagne, ni Zita de Bourbon-Parme, dernière impératrice d’Autriche-Hongrie en cours de béatification). Surtout, Cosnier reconnaît l’hétérogénéité sociale de ces femmes, qui les distingue de leurs homologues masculins :
Je découvrais aussi les occupations qu’elles avaient eues durant leur vie. Contrairement à ce que je croyais, elles n’étaient pas toutes des nonnes. Certes les abbesses étaient nombreuses, Aldegonde, Autreberthe, Scholastique, Thérèse d’Avila… Mais il y avait aussi des reines, comme Clotilde, Radegonde ou Élisabeth de Hongrie, des princesses, comme Odile ou Ursule, des commerçantes comme Lydie ou Jeanne Delanoue, des esclaves comme Charitine, des grandes dames romaines comme Fabiola ou Paula, des bergères comme Florine ou Germaine Cousin, des servantes, comme Hélidie, Zita de Lucques, ou Jeanne Jugan. Certaines étaient des savantes comme Hildegarde de Bingen, des artistes comme Catherine de Bologne, d’autres étaient illettrées comme Bernadette Soubirous, certaines étaient veuves comme Jeanne de Chantal, Adèle Pfalzel, ou Françoise Romaine, d’autres étaient encore des petites filles comme Eulalie, il y avait aussi d’anciennes prostituées, Afre, Thaïs, ou Marie l’Égyptienne, et même « une sainte sauvagesse », la Mohawk Kateri Tekakwitha (1656–1680)1.
6Sans prétention à l’exhaustivité, le présent dossier voudrait lui aussi offrir un portrait de groupe, en assumant l’arbitrarité et les insuffisances de son cadrage. Il donne ainsi à voir des moments de partage entre ces personnages si souvent isolés par leur héroïsme : on y verra par exemple Lucie en extase aux côtés de sa mère et d’Agathe ou encore Jeanne d’Arc soutenue par Catherine, Marguerite et par un saint Michel joué par une femme dans un film de Bruno Dumont (Jeannette, 2017). On y tentera, plus généralement, de puiser dans notre outil (une revue, une collection d’études rusées) la force de liaison et de déliaison nécessaire à la réinscription de ces femmes dans une constellation — au sens défendu et réfléchi par la collective des Jaseuses2 — qui fasse sens pour nous.
Ces yeux dignes de voir
7Sans qu’on l’anticipe, ce petit dispositif optique, qui consistait à tirer un portrait, est aussi devenu un livre sur le regard. Les spécialistes d’hagiographie nous avaient pourtant prévenues : puisque saints et saintes fonctionnent comme des charnières humaines entre le divin et le terrestre, ils et elles instaurent un régime de visibilité qui à la fois matérialise l’immatériel et dessine des lignes de partage entre ce qui peut ou non être vu, entre ce qui doit ou non être ignoré, mais aussi entre celles et ceux qui sont (ou non) dignes de voir. Le présent numéro explore minutieusement les différentes configurations de cette cartographie du regard : on y croise des femmes capables de voir ce qui reste invisible au commun des mortels, de celles qui recourent aux preuves les plus spectaculaires (un miracle, une transe, etc.) pour faire admettre leur existence, d’autres encore sur lesquelles les regards s’usent infiniment.
8Cela explique que nous ayons choisi de publier la vie de sainte Lucie, telle que la réécrit Florence Andoka dans Perpétuelle félicité (Vanloo, 2020). Si le récit s’arrête aussi sur les vies d’Agathe et de Marie d’Égypte, c’est la légende de Lucie qui a emporté notre préférence, notamment parce qu’Andoka montre la sainte actrice de son martyre : plutôt que de s’appuyer sur les versions où les yeux de la sainte lui sont arrachés, l’autrice opte pour les interprétations suivant lesquelles Lucie s’arrache elle-même les globes oculaires pour les envoyer à son bourreau. Il y a dans ce geste l’indéniable violence de la contrainte et la grandeur de celle qui dénude ainsi les fils de son oppression. En offrant ses yeux à l’homme qui l’érotise et la désire à son corps défendant, Lucie signale son désintérêt pour le monde terrestre, mais peut-être aussi (assumons cette lecture actualisante) sa détermination à se passer des organes par lesquels le regard masculin l’assujettit.
9À la fois voyante et vue, la sainte est nécessairement prise dans les rouages d’une politique du regard que l’article de Laetitia Ogorzelec analyse parfaitement pour le cas de Bernadette Soubirous, première « sainte » photographiée de son vivant. La jeune femme voit la Vierge en 1858, à un moment où la photographie se démocratise et avec elle la possibilité de montrer les yeux qui ont vu. L’Église tire parti de cette reproductibilité technique : au fil de différentes campagnes photographiques savamment orchestrées, on fait poser la jeune femme, on l’habille en paysanne ou en religieuse, on lui demande de simuler l’extase révolue… Le tout, en composant avec une certaine doxa visuelle (la figuration naissante de l’hystérie, les canons de beauté de l’art religieux), mais aussi avec la contrariété du modèle. Fatiguée d’être sans cesse montrée, Bernadette s’exclamera sur un ton qu’on aime imaginer indocile : « Vous me montrez comme un bœuf gras. »
10Voyeurisme et regards soustraits sont également cruciaux dans l’analyse donnée par Louise Van Brabant d’un corpus de films consacrés à Jeanne d’Arc. Dans les œuvres de Cecil B. DeMille, Robert Bresson, Carl Theodor Dreyer, Otto Preminger, Luc Besson ou encore Bruno Dumont, Louise Van Brabant détecte les réflexes ou les inventivités de cadrage, les tropismes narratifs, mais aussi le laboratoire des représentations entretenues par cette sainte dont la mémoire et l’image sont de véritables champs de bataille. Outillée notamment par la pensée de Laura Mulvey, l’étude met non seulement en lumière le prisme du « male gaze » au travers duquel Jeanne est si souvent mutilée et diffractée, mais aussi les stratégies d’autodéfense de la pucelle au cinéma, qui tour à tour défie, baisse délibérément les yeux, adresse ses seuls regards au hors-champ et refuse en substance d’offrir son regard aux hommes, qui parfois ont la lucidité de s’en rendre compte : dans Joan of Arc de Flemming (1948), l’un des juges accuse Jeanne de le regarder sans le voir.
Arrêts sur image
11Il n’aura pas échappé à nos lectrices et lecteurs que le présent dossier est richement illustré, que l’image y occupe une place qui parfois supplante ou inféode le texte. Si le martyre des saintes met en procès l’œil qui sacralise et domine, cheminer en leur compagnie n’enjoint pas à l’iconoclasme (ou à l’auto-énucléation, version Lucie). Leurs histoires racontent tant la prison que la séduction des images et l’on a redécouvert avec elles la force de l’illustration, des couleurs, du dessin, des formes que peut prendre le savoir indépendamment de la phrase. Plusieurs textes mettent l’image au cœur de leur fonctionnement.
12C’est le cas exemplairement de la contribution de l’anthropologue Marina Rougeon, qui nous confie ici une série de photographies prises en janvier 2017 lors d’un rituel umbandiste observé au Brésil. Ce jour-là, elle est invitée à prendre place au milieu de « filles de saint » (filhas de santo), c’est-à-dire au milieu de médiums qui s’apprêtent à recevoir des esprits. Consciente du jeu qu’on lui fait jouer — puisque sa position d’observation privilégiée est liée à une stratégie de visibilisation dans laquelle s’était alors engagé l’umbanda — l’anthropologue accepte de voir ce qu’on lui donne à voir. Elle suit et photographie le mouvement des corps qui tour à tour dansent, fument, rient et se reposent.
13S’il ne fabrique pas d’images, Laurent Busine les saisit, les agence et les fait entrer en écho, dans un geste qui rappelle son travail de curateur et de directeur de musée. Sur les traces de Marie Madeleine, il construit une sorte de contre-récit à l’histoire de la nudité dans l’histoire de l’art occidental. Délaissant les corps lisses et normés, il chemine à travers les siècles pour reconstruire une grammaire visuelle (mandragores, femmes Pictes ou à barbe, etc.) qui inscrit la féminité du côté du velu et du tatoué. Au fil des images, ces différentes illustrations du corps velu complexifient notre compréhension de la pilosité, du registre du fantastique à celui de l’érotique en passant par la sainteté.
14Cette logique d’arrêt sur image est également à l’œuvre dans l’article de Clovis Maillet, qui étudie deux situations de transparentalité dans l’hagiographie : ceux de Marin et Théodorx. Si les textes dans les recueils hagiographiques ne font pas grand cas de ces transparentalités, l’iconographie en produit des images stupéfiantes. Clovis Maillet en donne une lecture féconde pour trouver dans les parentés spirituelles des façons de reconsidérer nos liens : que nous disent ces pères adoptifs de la parentalité ? De la possibilité d’assumer coûte que coûte la charge d’un enfant ? De la beauté des gestes de soin et de tendresse, si bien reproduits dans les enluminures commentées par Clovis Maillet ?
Puiser dans l’immonde
15De prime abord, les histoires de nombreuses saintes sont mâtinées de douleur et l’on s’est d’abord méfié d’une éventuelle complaisance à la réexposition de leurs souffrances. Elles sont souvent martyrisées dans leur chair, leur corps est en morceaux, leur sang coule, leurs boyaux trainent… Mais pas seulement. C’est aussi leur volonté qui est mise à l’épreuve. Les saintes femmes font face aux pressions les plus destructrices : l’envie, la méchanceté, la cruauté, le désir de possession absolue. Elles sont l’objet de passions tristes, presque exclusivement masculines. En cela, les martyres des saintes sont une illustration troublante de la part la plus sombre des rapports de sexe hétéronormés. Il faut le rappeler : très souvent l’histoire commence parce qu’elles refusent un mariage. Ainsi Lucie, Catherine, Agathe, Wilgefortis commencent par se refuser à un homme tout-puissant, un empereur romain, un roi, un père. Mais c’est plus généralement à l’ordre social qui s’impose à leur destin de femmes qu’elles se soustraient avec force. Elles se déplacent dans l’espace où certains voudraient les confiner, comme la jeune Jeanne gardant son troupeau au grand air, comme la Manoubiya gambadant et parlant aux animaux, comme aussi Christine l’Admirable dont le récit de Thomas de Cantimpré raconte qu’après qu’on lui eut volontairement cassé la jambe pour qu’elle tienne en place, elle brisa ses chaînes, troua le mur du cellier où elle était enfermée et s’en échappa en volant comme un oiseau3.
16Les saintes ont le pouvoir magique de faire avec. Elles luttent et elles résistent mais, plus que cela, elles digèrent, elles transforment, elles construisent. Elles utilisent le mauvais, l’immonde, pour l’incorporer à leur vie. Il en va ainsi dans le très beau texte d’Inmaculada Rodríguez-Cunill, qui fait dialoguer différents gestes (rituels, politiques et artistiques) qui tirent leur puissance du fait de digérer le plus difficile, de tenir le pas gagné, de faire avec la dureté des choses. L’autrice nous plonge dans la ville de Séville, en 2014, au moment où une loi interdisant l’avortement risquait de passer. On se souvient de la mobilisation féministe nationale et internationale qui était alors parvenue à bloquer ce projet de loi. Inmaculada Rodríguez-Cunill raconte les processions féministes lors desquelles un énorme vagin, une sainte Chatte en gloire (« el Sagrado Coño Insumiso a la Explotación y a la Precariedad »), était portée à travers la ville, accompagnée de chants féministes. Dans ce texte, l’autrice met en parallèle cette procession détournée avec les œuvres de l’artiste « Inma L’Immonde » (« Inma La Inmunda ») dont les tableaux s’emparent de l’iconographie religieuse pour illustrer les martyres contemporains des femmes subissant du harcèlement, en rue comme au travail. Tout l’enjeu est celui-là : transformer l’ambiance politique délétère en mobilisation joyeuse, transformer l’immonde en beauté, peindre d’or et d’azur la laideur du monde, suivant un cycle d’ingestion et de digestion de l’horreur qui n’a rien d’irénique ni de résigné.
Rendre acceptable, mais pour qui ?
17Les vies de saintes alternent souvent entre douleur et sublimation, entre extraordinarité (sanctifiable) et excès (blâmable). Beaucoup de ces récits soulignent combien les saintes n’ont rien de pur : elles oscillent entre la grande clairvoyance et la folie, entre la sagesse et la passion — jamais véritablement à l’abri d’une requalification de leur grandeur en pathologie ou en diabolisation. Il en va ainsi de la Mannûbiya, sainte tunisienne dont parle Katia Boissevain dans son entretien avec Marta Luceño Moreno. L’hagiographie raconte que cette sainte est la seule femme élève de Sidi Belhassen Chedly, fondateur de la confrérie soufie de la Chadhiliyya (xiiie siècle). Elle est une grande érudite, mais son goût pour la vie hors de la maison, son amour de la nature et des animaux, son endurance à se mouvoir dans la ville et à ne pas craindre la compagnie des hommes et des marginaux en font aussi une figure de « majdoub », littéralement une personne « happée » ou « ravie en Dieu ». Figure inversée du savant, de l’érudit, le ou la sainte dite « majdoub » s’apparente ainsi à un fou ou à une folle — mais dans une folie parvenue à se rendre sinon acceptable, du moins admirable.
18Les saintes sont ainsi prises dans des logiques complexes d’acceptabilité, dans des régimes de justifications et de débats. C’est un art de la négociation qui se joue autour d’elles et avec elles : elles doivent être au-dessus de la mêlée sans être trop effrontée, tenir tête sans susciter la peur, faire admettre leur exceptionnalité tout en rappelant leur soumission à Dieu.
19L’acceptabilité à géométrie variable de ces destins nous renvoie nécessairement cette question : que faisons-nous, aujourd’hui, en leur consacrant ces pages ? Quelle autorisation à coexister avec nous souhaitons-nous leur donner ? Quelle est la portée de notre geste, à l’heure où des camps politiques tout à fait opposés ventriloquent également ces figures, ressassant un imaginaire monarchiste, xénophobe et raciste. Ainsi, sur un plateau de la chaîne d’extrême droite CNews4, des invité·es ont récemment mis en parallèle les apparitions mariales et les émeutes consécutives au meurtre du jeune Nahel, arrogeant à la Vierge un pouvoir de mise en garde contre des désordres qui s’expliqueraient essentiellement par la perte de foi chrétienne dans la société française…
20Quel est le sens politique que nous poursuivons ? Il ne s’agit pas tellement de faire de cette collection de portraits des exemples ou des modèles. Nous ne cherchons pas à retrouver des objets idéologiques ou des vecteurs de comportements. Il s’agit surtout d’élargir notre perception de l’expérience du féminin*, dotée avec les saintes d’une capacité à persévérer dans leur être, d’ordinaire si peu perçue ou reconnue chez les femmes. On l’a dit : ce numéro — et ce fut une surprise — est un numéro sur les images et l’on voudrait faire le pari qu’en apprenant à voir ces saintes femmes, en apprenant à mieux percevoir leurs qualités et leurs possibilités d’appropriations (féministes, profanes, progressistes), on se rend également capables de reconsidérer les personnes, les femmes, les situations qui nous entourent. Non pas pour s’exclamer à propos d’une victime sacrificielle qu’« elle est une sainte ! », mais pour mieux voir les obstinations, les refus, la persévérance et la désobéissance de basse intensité de celles qui, autour de nous, tiennent bon dans leurs choix de vie.
Influenceuses à leur façon
21Dans son texte sur Bernadette Soubirous, Laetitia Ogorzelec cite une phrase de l’anthropologue du christianisme Jean-Pierre Albert, disant à propos des mystiques que « […] quand une sainte ne saigne pas, elle écrit5 ». On aimait cette insistance sur la bizarre productivité des saintes (du sang, de l’encre), comme le complément qu’y apporte Laetitia Ogorzelec, ajoutant que la sainte peut aussi prendre la pose. À relire ce volume, on mesure à quel point les saintes peuvent être effectivement actives (posant, fuyant, faisant la guerre, fumant, adoptant, guérissant, accueillant, etc.), mais aussi combien elles sont en position de nous faire faire des choses.
22De nombreuses saintes autorisent et invitent par exemple à penser les filiations sur un mode plus ouvert et plus riche. Les parentés spirituelles donnent à voir et à penser des liens affectifs et sociaux fortifiés indépendamment de toute appartenance géographique ou de toute familiarité biologique. La vie monastique, telle que décrite par Clovis Maillet, en donne un bel exemple. Il en va de même avec le sanctuaire de la Mannûbiya : installé dans un quartier en périphérie de Tunis et mitoyen d’un hôpital psychiatrique, il devient aussi un lieu d’accueil dominical pour des patient·es sans famille à visiter ni moyens de locomotion — et a fortiori un espace de reconfiguration de liens sociaux. En s’intéressant au personnage juvénile de Jeanne d’Arc transformé en Jeannette dans le film éponyme de Bruno Dumont, Louise Van Brabant propose de le qualifier comme celui d’une « fille », dans le sillage de l’essai stimulant consacré par Christine Aventin à Fifi Brindacier6. La « fille », qui n’est donc pas « femme », signalerait ainsi les ressources de force et d’inventivité à puiser dans cet âge dénigré de l’enfance, riche encore d’interstices et de brèches dans les logiques d’assignation de genre. Les saintes « filles » perturbent alors les rapports générationnels préétablis et favorisent les liens et les héritages plus horizontaux.
23Évidemment, les saintes nous permettent aussi d’interroger nos rapports à la croyance et au soin. Dans son très beau livre Celles qui ne meurent pas dont nous reproduisons un extrait ici, Anne Boyer explore les multiples façons que nous avons de nous rapporter à la maladie. Le cancer du sein que Boyer traverse et dont elle rend compte lui fait percevoir de nouvelles connexions : entre ses recherches Google, le rapport à son corps, le fait de se faire belle et les matières précieuses et couteuses nécessaires aux traitements de sa maladie ; mais aussi entre la sexualité, le système d’assurance médicale et même sa collection de figurines de sainte Agathe. Dans son livre, Boyer opère des coupes transversales entre les différentes couches de nos vies contemporaines, les connectant et les faisant se toucher.
24Les saintes permettent aussi d’ouvrir des espaces de fête, de discorde, voire de mobilisation politique — y compris par la bande ou à contre-emploi. Il est fascinant que sainte Barbe, en sa qualité de sainte patronne du métier, ait pu être chantée par des mineurs socialistes et communistes qui s’insurgèrent en 1934, quinze jours durant, contre le gouvernement de droite d’Alejandro Lerroux. Intégrant le répertoire révolutionnaire, Barbe est dans la chanson « Santa Bárbara bendita » à la fois reconnue comme patronne (« Santa Bárbara bendita, patrona de los mineros ») et mise à l’écoute des revendications des grévistes (« Me cago en los capataces acsiunistas y esquiroles », littéralement : « J’emmerde les contremaîtres, les actionnaires et les jaunes »). Moins radicalement, Barbe est aussi à l’origine de célébrations corporatistes, par exemple dans les centrales nucléaires d’EDF qu’a étudiées l’anthropologue Noëlle Gérôme, soulignant l’ambivalence de ces fêtes et le soutien variable des syndicats à leur endroit7.
25Cette ambivalence politique, « entre conservatisme et progressisme », comme elle le dit bien, est au cœur du travail mené par Anne Monjaret. L’ethnologue analyse les manières de faire, les gestes rituels et les objets quotidiens associés à sainte Catherine en s’attachant à repérer les espaces ouverts par cette dernière. Catherine rassemble sous son patronage tant les femmes à marier que les « vieilles filles », célibataires libres dans leurs pratiques amoureuses et sexuelles et dans leurs rapports à la norme du mariage, mais aussi les couturières. L’amalgame n’a en réalité rien d’anodin. Monjaret montre comment les ateliers de couture étaient traditionnellement des lieux de transmission des savoirs sur la sexualité, comment les couturières ont formé, à une époque, une classe de femmes qui s’est créé un espace de liberté et comment, en retour, Catherine leur a offert le prétexte de fêtes, de désordres et de reprises momentanées et légères de pouvoir.
Cohabiter avec les filles
26Elles ne nous étaient jusqu’ici pas tout à fait invisibles — parce qu’elles donnent leur noms à des hôpitaux, des écoles, des lieux de visite touristique, des dictons — mais nichaient sous la surface de notre attention. Notre parcours a consisté à intensifier leurs présences et à chercher des manières qui nous conviennent de cohabiter avec elles. Se mettre à voir les saintes et sur elles ne plus vouloir fermer les yeux : c’est essentiellement ce que ces histoires nous ont fait, et ce qu’on espère qu’elles pourront faire à d’autres.
Notes
1 Colette Cosnier, Histoires de saintes, parcours de femmes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 25–26.
2 Les Jaseuses est un collectif de chercheur·euses qui ont pour point commun de travailler sur des corpus — littéraires, artistiques, historiques — féminins et queer. À la suite d’un colloque tenu en 2021, iels ont publié un numéro de la revue GLAD ! qui met à l’honneur la notion de « constellation », utilisée pour penser toutes les opérations par lesquelles on redessine, construit et tisse des héritages et filiations dans une logique non patriarcale (et donc non patrimoniale). Voir Constellations créatrices. Dépasser les redécouvertes de créateur·rices effacé·es, Glad !, no 12, juin 2022, URL : https://journals.openedition.org/glad/3723. L’usage de ce terme nous semble particulièrement approprié à notre objet, d’autant que le pape Grégoire le Grand avait lui-même comparé les saint·es à des constellations : « Que signifient ces Pléïades scintillantes au nombre de sept, sinon l’ensemble des saints ? Ne sont-ils pas là, dans les ténèbres de la vie présente, pour nous éclairer de la lumière de la grâce septiforme de l’Esprit ? Du commencement du monde à la fin, ils ont été envoyés à différentes époques, si bien que, joints les uns aux autres sous un certain aspect, ils sont dispersés sous un autre. Comme il a été dit plus haut, les étoiles des Pléïades sont unies par leur proximité, mais elles ne se touchent pas. Elles sont toujours groupées et cependant chacune d’elles répand séparément les rayons de sa lumière. De même, les saints qui parurent et prêchèrent à l’une ou l’autre époque, sont à la fois séparés, chacun d’eux offrant sa propre vision, et unis, tous ayant même intention. Ils brillent ensemble, parce qu’unique est l’objet de leur prédication, mais ils ne se touchent pas, parce qu’ils sont répartis en des époques distinctes », Grégoire le Grand, Moralia in Job, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143B), XXIX, 31, 68, p. 1481–1482.
3 Sur Christine l’Admirable, voir le beau livre de Sylvain Piron, Christine l’Admirable. Vie, chants et merveilles, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2021, p. 22–23 pour le passage évoqué. Voir aussi le texte poétique de Claude Louis-Combet, Christine l’Admirable, Paris, José Corti, 2022.
4 « Le mystère des apparitions mariales », émission En quête d’esprit, animée par Aymeric Pourbaix, CNews, 9 juillet 2023.
5 Jean-Pierre Albert, Le Sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien, Paris, Aubier, 1997, p. 357.
6 Christine Aventin, FeminiSpunk. Le Monde est notre terrain de jeu, Paris, La Découverte, « Zones », 2021.
7 Noëlle Gérôme, « Culture de métier et symboliques ouvrières : Les mineurs et la fête de sainte barbe », Marie-Danielle Demélas (dir.), Militantisme et histoire, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2000, p. 217–230. De la même autrice, écouter aussi cette extraordinaire chronique sonore de grève : Noëlle Gérôme, « La chronique sonore d’une grève par les grévistes : décembre 1966 – février 1967 aux Avions Marcel Dassault (Bordeaux) », Transposition, 2020, URL : https://journals.openedition.org/transposition/5399.