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Transpaternite sainte : Saintx Marin et Theodorx
1En 2023, Logan Brown fait la couverture de Glamour UK. Dénudé, mais avec un costume masculin peint sur le corps, il affiche sa grossesse en plaçant sa main dans l’ouverture que le faux vêtement dessine sur son ventre1. On croirait un clin d’œil à la Madonna del Parto de Piero della Francesca, qui désigne l’enfant à venir en pointant du doigt sa robe entrouverte2. L’interview publiée dans le magazine rapporte ses paroles : « Je suis un homme trans enceint et j’existe. Peu importe ce que qui que ce soit en dit, je suis une preuve vivante3. » Il répondait ainsi au cyberharcèlement qui le poursuivait depuis des mois, alors qu’il évoquait sa grossesse sur son blog. L’argument discriminatoire était toujours le même : un homme ne peut pas tomber enceint. Le magazine s’est présenté comme montrant la première image d’un homme enceint, et Logan Brown, bloggeur et défenseur des droits de personnes trans, y a vu l’opportunité de proposer une image empouvoirante et militante.
2En réalité, depuis l’assouplissement de certaines lois permettant le changement d’état civil dans les années 2010, il est possible de déclarer une grossesse en étant légalement reconnu comme de « sexe masculin4 ». Pourtant, il reste toujours aussi difficile de vivre et de représenter publiquement des grossesses transmasculines. Les personnes trans subissent des discriminations d’une violence inouïe et largement banalisées dès qu’il est question de filiation, lors du parcours de grossesse (médicalement assistée ou non) ou du parcours d’adoption. Cependant, Logan Brown n’est ni le premier cas d’homme enceint, ni de transpaternité médiatisée, loin de là. « L’affaire Thomas Beatie5 » en 2008 avait déjà donné lieu à des récits de « première fois ». Cet homme étatsunien originaire d’Hawaï avait été présenté comme le premier homme enceint. Il fut au centre de l’attention médiatique et s’exposa courageusement en direct à la télévision devant la célèbre Oprah Winfrey. D’autres hommes, plus ou moins légalement reconnus comme tels, avaient déjà été enceints et avaient accouché auparavant sans avoir autant joué le jeu médiatique6. Cette réitération des récits de « premières fois » révèle surtout l’attraction plus ou moins voyeuriste envers les images de transpaternité. Et celle-ci n’est pas si récente, car on peut — et c’est l’argument développé dans ces lignes — la mettre en perspective avec certaines iconographies médiévales ayant trait à des personnages à la fois saints, trans et parents.
3Il est nécessaire de préciser que notre époque, qui est particulièrement attachée aux liens biologiques, définit la filiation de manière très différente de ce qu’il en était au Moyen Âge. Aujourd’hui, la paternité peut être contestée et rétablie en fonction d’un certain nombre de preuves, souvent d’ordre génétique7. Au contraire, la maternité n’est pas fondée sur un lien génétique, mais sur le fait de porter un enfant, ce qui soulève plusieurs problèmes définitoires et discriminatoires entre les pays qui autorisent la gestation pour autrui et ceux qui, comme la France, l’interdisent. L’accouchement fait la filiation ; le mariage n’apporte qu’une présomption de filiation. Et le droit opte de plus en plus nettement pour la filiation biologique au détriment de la filiation pratique (beau-père, belle-mère, père putatif ou mère nourricière8).
4Le lien de sang, équivalent médiéval de notre paternité biologique, ne suffisait pas à faire la paternité, voire ne la faisait pas du tout. « Être père [au Moyen Âge, selon Didier Lett], c’est se référer à des modèles, avoir un certain pouvoir, aimer et éduquer un enfant, donner son nom, infuser sa culture, produire des ressemblances ; une forme particulière de transmission d’une partie de soi-même, parfois la plus intime9. » La paternité était avant tout un lien légitime, le père était par principe le mari de la mère, ce qui était démontré par le mariage (pater is est quem nuptiae demonstrant10). Mais beaucoup de cas de filiations illégitimes étaient admis, et les enfants étaient plutôt reconnus à cette période par leur père et vivaient avec ces derniers, contrairement à ce qui est advenu aux périodes plus récentes, où la filiation maternelle s’est mise à prévaloir pour les enfants naturels11. Par ailleurs, au-delà de la paternité légale, la véritable paternité était celle de Dieu : personne ne devait s’affirmer père sur terre (« Et n’appelez personne sur la terre votre père ; car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux », Évangile selon Matthieu, 23, 912).
5Aussi, face à notre époque fondée sur une mixité entre paternité biologique et paternité légale par l’adoption (cette dernière étant particulièrement débattue dans les cas de parenté transgenre), la parenté spirituelle médiévale fonctionne comme un modèle qui s’autorise des écarts par rapport aux instances juridiques en vigueur. Au sein de ces autres formes de parenté, la « parenté hagiographique », ainsi que j’ai proposé d’appeler le système de parenté pensé et promu par les vies des saints, fonctionne selon des modalités particulières, inversant souvent les normes sociales de leur temps. La littérature hagiographique, qui vise à proposer des personnalités admirables ou imitables, cherche presque constamment à « euphémiser » l’importance de la parenté charnelle, voire à la présenter comme un obstacle à surmonter en priorité pour atteindre les voies de la perfection13. Les saints se marient peu, quittent leurs parents et n’ont guère d’enfants. Les hommes ont pu être des petites filles dans leur jeunesse (Marin, Pélage, Eugène, etc14.). Et les moines transgenres peuvent devenir pères.
Marin
6Marin est parfois nommé de son nom grec Marinos ou de son nom latin Marinus, ou encore de son nom de sainte Marina ou Marine. Sa vie n’est, selon l’état actuel des recherches, pas liée à des sources historiques, mais s’inscrit dans un corpus de récits de vies de saintes qui à un moment ou un autre de leur vie changent de genre pour vivre au sein de communautés monastiques masculines, sous une identité et une apparence d’eunuque — un « troisième genre » dans le spectre de la masculinité, qui existait dans l’Empire byzantin, mais pas dans l’Occident médiéval15. L’histoire raconte que Marin était décrit comme une fille, qu’il perd sa mère et reste auprès de son père. Le personnage est donc élevé par un homme seul, un père veuf. Ce dernier décide d’entrer au monastère. Une nouvelle parenté se construit alors, car l’entrée au monastère signifie se faire des frères (les moines) et trouver un nouveau père (l’abbé). Mais, les monastères étant non mixtes et la perspective d’une séparation avec son enfant inacceptable, le père change le nom de la jeune personne en Marin (Marinos/Marinus) et demande à l’abbé de les accepter tous deux, lui-même et son jeune fils. Le jeune moine Marinus reste ensuite au monastère après la mort de son père.
7Par la suite, il est accusé de paternité par la fille d’un homme qui l’hébergeait pendant les travaux de transport de bois. Marinus endosse alors la responsabilité de l’enfant et implore pardon sans s’élever contre cette accusation, toutefois mensongère. Il est renvoyé de sa communauté pour son péché (l’adultère). Il vit alors à la porte du monastère en grande privation et on lui confie l’enfant qu’il élèvera pendant deux ans. Marin réintègre ensuite le cloître et finit sa vie dans les bonnes œuvres. À sa mort, on déshabille ce corps qui avait gardé le secret de son genre de naissance et de son innocence toute sa vie. Surpris, les moines changent son genre et le rebaptisent Marine. On appellerait aujourd’hui ce phénomène une transition post-mortem. Mais le plus important pour les moines était le fait que cette découverte absolvait Marin de son accusation de paternité, et donc de tous les péchés qu’il avait assumés sans les avoir commis. Marine devient dès lors un modèle de piété, les moines étant précisément ceux qui prient pour les péchés des autres.
Le moine à l’enfant
8Le texte de la vie de Marin (sainte Marine) est devenu populaire au xiiie siècle parce que diffusé par l’intermédiaire des légendiers dominicains, en particulier de La Légende dorée de Jacques de Voragine, mais aussi du Miroir Historial de Vincent de Beauvais. Ces deux œuvres sont de véritables succès parmi les textes de synthèse qui se diffusent alors dans les écoles dominicaines, mais aussi largement dans l’aristocratie laïque, par l’intermédiaire de manuscrits enluminés parfois d’un grand raffinement.
9Dans une partie d’entre eux, Marin reçoit pour attribut saint un enfant, qu’il porte entre ses bras alors qu’il est vêtu en moine, constituant ainsi un rare exemple d’iconographie de moine à l’enfant. Parmi les plus anciens des manuscrits, celui de la traduction catalane de La Légende dorée, conservé à la BNF, montre dans une initiale enluminée un moine portant un habit brun. Sa tête est recouverte d’un capuchon qui laisse apparaître l’esquisse d’une tonsure, signe incontestable de masculinité. L’enfant, emmailloté, a les cheveux bouclés et regarde droit dans les yeux son père putatif, qui lui retourne son regard. Cette façon de tenir l’enfant dans les bras et délicatement devant soi offre une image de proximité paternelle, dans laquelle il est impossible de lire une quelconque transition de genre sans avoir lu le texte. La rubrique au début de la vie l’introduit d’ailleurs comme « De sent mari monge » (de saint Marin moine), ce qui donne une indication de genre, puisque sent, monge et Mari sont au masculin. Le moine est assis de profil, adossé contre l’initiale M, les jambes à demi repliées devant lui pour tenir l’enfant sur ses genoux.
Figure 1 : Le frère Marin et son enfant. Légende dorée,
BNF Espagnol 44, f. 123v., fin du xiiie siècle.
10En 1405, soit plus d’un siècle plus tard, le frère Marin revient dans les manuscrits de manière plus frontale. À cette époque, les exemplaires de La Légende dorée les plus précieux suivent la traduction française exécutée par Jean de Vignay et se diffusent agrémentés de magnifiques frontispices. Chaque chapitre ou presque est par ailleurs orné d’une initiale dorée et entourée de rinceaux de feuilles de vignes, les « vignetures ». Aussi, il n’est plus question d’iconographies narratives : on ne raconte plus des scènes de l’histoire des saintes, mais les manuscrits deviennent plutôt des objets devant lesquels on prie et on se recueille. On présente plus volontiers les saintes et saints frontalement et, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, ils et elles sont reconnaissables aux attributs tenus entre leurs mains : une roue pour Catherine, un agneau pour Agnès, des yeux pour Lucie16. La sainte que l’on nomme Marine tient entre les bras un enfant qui fonctionne presque comme un attribut, tant la scène est dénuée de tout contexte concernant le monastère ou la forêt. Son habit est noir, comme celui des bénédictins, et il retombe en amples plissés sur un siège qui ressemble au socle d’une sculpture. La tonsure n’est pas apparente, mais le front est pâle et dégarni. Aucun cheveu n’est visible. L’enfant, fermement emmaillotté, est serré entre les mains de son père adoptif avec qui il échange un regard profond. Le fond quadrillé bleu et or constitue le décor de cette scène devant laquelle les commanditaires pouvaient se recueillir en faisant reposer la page ouverte sur un pupitre. L’orientation frontale des personnages, face au lecteur ou à la lectrice, et la position du nourrisson entre les bras du père accentuent le rapprochement formel avec les vierges à l’enfant. On se recueille devant Marin en pensant à sa persévérance, son courage, sa piété, mais aussi, peut-être, à ses qualités de parent adoptif.
Figure 2 : Le frère Marin et l’enfant, Bruxelles, Bibliothèque Royale, MS 9228, folio 136.
11À partir de là, quelques autres miniatures de Marin se diffuseront sur le même modèle17, en le montrant souvent à la porte du monastère. Son endurance à supporter l’exclusion va de pair avec sa capacité à s’occuper seul d’un enfant isolé, en le nourrissant du lait des bêtes, au point d’en faire une image de père au désert, affrontant l’ascèse et les difficultés de la vie sauvage, mais avec un enfant.
Figure 3 : Marin et l’enfant, Vincent de Beauvais, Speculum historiale, BNF NAF 15942, f. 192v.
12Parfois, la tendresse est exagérément mise en scène, comme dans un manuscrit des années 1390 du Miroir Historial de Vincent de Beauvais, où l’étreinte frôle le désespoir. Les joues se touchent, le visage émacié semble éprouvé par la faim et le froid. Le moine tente de réchauffer l’enfant et de le chérir alors que les deux sont abandonnés à l’entrée du monastère, sorte de famille d’accueil qui leur a fermé ses portes. En être exclu, être littéralement à sa porte, c’est être banni de cette parenté choisie, être mis face au mur, de manière terrestre et spirituelle. Car la véritable parenté, spirituelle, se loge dans le monastère, tandis qu’à l’extérieur n’existe qu’une parenté charnelle, bien moins chérissable. Marin est à la lisière de ces deux mondes, spirituel et charnel, et doit subvenir aux besoins d’un enfant qui ne l’est que par une accusation menée sur inspiration démoniaque (c’est bien l’explication qui est donnée de l’accusation de paternité par la mère de l’enfant). Victime ayant assumé sa peine, Marin se fait père spirituel. Cette opération se fait beaucoup plus par les images que par ce que nous en dit le texte, peu prolixe sur la relation du père et de l’enfant, à tel point qu’on ne sait pas ce qu’il advient de l’enfant après le retour du frère Marin au monastère. Le cas de Marin a inspiré les débuts de l’histoire trans au xxe siècle, sous la plume de Magnus Hirshfeld18. Il est célébré dans certaines prières données par les communautés LGBTQI+ chrétiennes, comme un père adoptif qui montrerait la richesse des familles queer chrétiennes19.
Theodorx
13Le même modèle servira à représenter un personnage dont l’histoire est similaire, quoique moins connue, peut-être parce qu’il n’avait pas la même vertu que Marin. Cette sainte est connue sous le nom de Theodora, mais vécut aussi dans un monastère sous le nom de Theodoros ou Theodorus.
Figure 4 : Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, cod. Lat. 326, f. 126, vers 1446–1447.
14Au milieu du xve siècle, au fil des pages d’un autre manuscrit de La Légende dorée, on voit apparaître un moine en habit noir, poussé à la porte de son monastère par un de ses frères. Il porte entre ses bras un bébé emmailloté. Le monastère est à droite, et le frère est poussé vers la gauche, à savoir vers la forêt, lieu de tous les dangers et de tous les mystères. Cette partie de l’histoire est un quasi-décalque de celle de Marin. Le moine transgenre, dont personne ne connait l’identité de naissance, est accusé de paternité. On le renvoie du monastère et il élève seul son enfant adopté dans les marges du monastère et du monde. Théodorx n’a toutefois pas été gratifié d’un succès historiographique semblable à celui de Marin, puisque seuls les spécialistes de l’hagiographie byzantine en connaissent la vie20. Jacques de Voragine la réadapte pour sa Légende dorée en s’inspirant des vies plus anciennes, et sans passer par des sources dominicaines. En général, les récits de transition de genre sont plus nombreux chez lui que chez ses contemporains21.
15Théodora, au début de l’histoire, est présentée comme une femme mariée, commettant un adultère sous l’influence du diable. Pour implorer pardon, la tête rasée et en habits d’homme, la pécheresse se fait moine sous le nom de Theodoros ou Theodorus. Après de multiples sollicitations néfastes du démon, Théodorus est accusé, comme Marinus, d’être le père d’un enfant. Chassé du monastère, il l’élève, plus longtemps que Marinus selon Jacques de Voragine, puisqu’il le garde à ses côtés toute sa vie et que ce dernier deviendra moine et prendra la suite de Théodorus jusqu’à devenir abbé à son tour.
16Une autre différence sépare ces deux figures saintes : Marin est un enfant moine, presque un oblat, donné au monastère par son père. Il n’a pas connu le péché. Theodorx a sombré dans la luxure, avec toutes les connotations négatives et féminines associées à cette transgression. En effet, lorsque Theodora est une femme mariée, un homme la poursuit de son amour. Elle est mal conseillée par une sorcière, qui lui dit que Dieu ne peut voir ce qui se passe après le coucher du soleil. Elle cède aux avances de l’homme dont elle a pitié. Le lendemain, ayant pris conscience de son acte peccamineux, Theodorx prend l’habit masculin pour aller au monastère, mais le diable ne fait que le poursuivre. C’est l’ennemi du genre humain qui envoie vers Theodorx la jeune fille infidèle qui l’accuse ensuite de paternité. Et, plus tard, le diable lui apparaît sous les traits de son mari trompé pour lui reprocher son abandon du domicile conjugal. Mais Theodorx, ayant pris l’enfant sur les épaules, l’élève et le considère comme son fils. Même à l’approche de sa mort, le moine Théodore, devenu abbé, s’en remet à son fils pour lui succéder à la tête du monastère. La rédemption après le péché amène à une paternité choisie et spiritualisée.
17Dans un manuscrit du début du xve siècle conservé à la Bibliothèque nationale, on voit, synthétisés en une seule image, à la fois le héros saint, assis sur une pierre et s’occupant d’un enfant emmaillotté, et une confrontation avec le diable.
Figure 5 : S. Theodorx face au diable, débattant son enfant adoptif entre les bras. Légende dorée, Manuscrit BNF Fr 242, f. 137, vers 1402.
18Theodorx est androgyne dans la miniature, on ne sait si iel porte un capuchon ou un voile. Iel élève seul un enfant et débat des péchés capitaux avec un démon, ce dont l’échange de geste de disputatio, les doigts levés, témoigne bien. Theodorx a trangressé les normes de sexualité de son temps, les normes de genre, les normes de la filiation. Ce personnage saint est représenté en ennemi des démons, en plein débat intellectuel sur la nature du bien et du mal. Theodorx est un personnage qui bouscule les idées reçues.
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19En revenant sur ces deux exemples de sainteté trans, il m’importait de centrer le débat sur la relation de filiation qui émerge au sein d’un monastère. Illégitime dans un premier temps, elle se fait légitime par la patience, les soins et l’ascèse, et permet d’intégrer l’enfant jusqu’à une filiation spirituelle, en en faisant un moine. Les cas de transition de genre, que l’on décrit parfois comme un topos de l’hagiographie ascétique, ont été quelque peu oubliés de nos jours, car rabattus sur des légendes déconnectées du réel, dans un monde régi par des normes de genre rigoureuses et binaires. Mais elles retrouvent une nouvelle actualité si on se permet de les confronter aux débats contemporains sur la transparentalité. L’hagiographie est une question d’ascèse et de modèle, de variation et de répétition. Elle sert à édifier, elle doit être imitée ou admirée. Si ces modèles n’étaient certainement pas destinés à devenir des normes sociales, plusieurs siècles après leur écriture, il vaut la peine de s’y pencher et d’admirer ces quelques images de pères qui sont aussi des saintes et des moines. Ce n’est pas le propos de cet article que de faire l’apologie de ce chemin de vertu et de privation, mais un coup d’œil en arrière nous amènera peut-être à dépassionner les débats médiatico-poliques concernant la parenté trans.
Notes
1 La couverture avait été inspirée, selon la journaliste Chloe Laws, par la une de Vanity Fair en 1992, représentant l’actrice Demi Moore dénudée et portant un costume masculin peint sur le corps, comme elle l’a expliqué lors d’une interview sur la chaine Arte dans le magazine « Le dessous des images » (septembre 2023).
2 Fresque, Monterchi, 1455.
3 « I’m a pregnant trans man and I do exist. No matter what anyone says, I am literally living proof. » Couverture titrant « Trans pregnant proud », Glamour UK, 1er juin 2023, interview en libre accès : https://www.glamourmagazine.co.uk/article/logan-brown-interview-2023.
4 En France, il s’agit de la loi no 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle (JO 19 nov.), ayant inséré au sein du Code civil une nouvelle Section 2bis : « De la modification de la mention du sexe à l’état civil » (art. 61-5 à 61-8). Aux États-Unis, les droits ne sont pas les mêmes en fonction des États : depuis 2014, l’État de New York a par exemple démédicalisé l’accès à la transition de genre.
5 Lire Laurence Hérault (dir.), La Parenté transgenre, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014, et en particulier Karine Espineira, « Enfanter en homme. Étude comparative des traitements médiatiques de Thomas Beatie et de Rubén Noé Coronaro », dans Laurence Hérault (dir.), op. cit.. Thomas Beatie avait déjà écrit un article dans The advocate.com intitulé : « The Labor of Love, is society ready for pregnant husband » en avril 2008, réécrit et amplifié pour en faire un ouvrage : Thomas Beatie, Labor of Love: The Story of One Man’s Extraordinary Pregnancy, New York, Seal Press, 2009.
6 Le chercheur Pat Califa avait annoncé la naissance de son enfant avec son compagnon Matt Rice sans susciter d’intérêt médiatique en l’an 2000.
7 En France, la réforme de la filiation du 4 juillet 2005 permet une contestation plus aisée de la paternité, limitée à dix ans après la majorité de l’enfant, en laissant le choix des preuves, même si le test génétique est souvent préféré. En cas de contestation, la paternité biologique révélée par le test suffit à établir un lien de paternité. De manière dissymétrique, la maternité repose sur la personne qui a accouché, et non sur le lien génétique (en cas de donation de gamète ou de gestation pour autrui, est considérée comme mère la porteuse de l’enfant).
8 Sur ce sujet, voir le cas éclairant de « Bérénice aux trois pères », premier chapitre de Florence Weber dans Le Sang, le Nom, le Quotidien. Une sociologie de la parenté pratique, Paris, Aux Lieux d’être, 2005. Sur l’histoire de la recherche de paternité, voir Eliane Gubin, « La recherche de la paternité. La loi d’avril 1908 : victoire ou défaite féministe ? », dans Marie-Thérèse Coenen (dir.), Corps de femmes. Sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 97–114.
9 Didier Lett, « Pères modèles, pères souverains, pères réels », Cahiers de recherches médiévales, no 4, 1997. URL : https://journals.openedition.org/crm/958.
10 Selon le Digest, II, 4–5, lire Anne Lefebvre-Teillard, « Pater is est quem nuptiae demonstrant. Jalons pour une histoire de la présomption de paternité », Revue d’histoire de droit français et étranger, tome LXIX, no 3, juillet–septembre 1991, p. 331–341.
11 Carole Dubois Avignon a montré que le droit canonique faisait la différence entre les descendants et les enfants devant être nourris, et que la plupart du temps, on considérait que les « bâtards » n’étaient pas descendants mais devaient être nourris/élevés par leurs parents : « Accueillir l’enfant illégitime : modalités, enjeux, limites de la benignitas canonica. Des théories romano-canoniques aux pratiques sociales (xiie–xve siècle) », Annales de Bretagne et des pays de Ouest, 124/3, 2017, p. 65–86.
12 Traduction de la Bible de Jérusalem, « Et Patrem nolite vocare vobis super terram, unus enim est Pater vester, caelestis », Vulgate, Mt 23, 9.
13 André Vauchez a montré qu’on passait de modèles de saints admirables, mais trop radicaux pour être imités, à des saints plus imitables, modèles de comportement, notamment avec l’émergence de saints laïcs, plus ordinaires que les saints ascètes, au xiiie siècle. Voir André Vauchez, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », dans Les Fonctions des saints dans le monde occidental (iiie–xiiie s.), Actes du colloque de Rome, 27–29 oct. 1988, Rome, EFR, 1991, p. 161–172. Sur les implications de cette question pour les normes de parenté, je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat, La Parenté hagiographique xiiie–xve siècles, d’après Jacques de Voragine et les manuscrits de La Légende dorée, Turnhout, Brepols, 2014.
14 Clovis Maillet, Les Genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans, Paris, Arkhê, 2020.
15 Sur ce sujet, voir l’étude pionnière d’Evelyne Patlagean, Structure sociale, famille, chrétienté à Byzance (ive–xie siècle), Londres, Variorum Reprints, 1981. Les vies de Marina sont répertoriées en BHO 690–697. ; BHG 1163–1163e ; BHL 5528–5530c, et étudiées par Lubinsky Crystal Lynn dans Removing Masculine Layers to Reveal a Holy Womanhood, Turnhout, Brepols, 2013, p. 32–33. L’une est traduite par Nicolas Constas dans « Life of saint-Mary/Marinos », dans Alice Mary Talbot (dir.), Holy Women of Byzantium: Ten Saints Lives in English translation, Cambridge, Harvard University, 1996. Voir aussi M.W. Bychowski, « The Authentic Lives of Transgender Saints: Imago Dei and Imitatio Christi in the Life of St Marinos the Monk », dans Blake Gutt et Alicia Spencer Hall (dir.), Trans and Genderqueer Subjects in Medieval Hagiography, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2021, p. 245–267.
16 Sur ce sujet, on peut lire le synthétique article de Charlotte Denoël, « L’apparition des attributs individuels des saints dans l’art médiéval », Cahiers de civilisation médiévale, no 198, 2007, p. 149–161. Ces derniers se répandent dans les images médiévales à la fin du xiie siècle, dans un contexte de lutte contre les hérésies et de défense des images. Au sein des manuscrits de La Légende dorée, on les voit plutôt apparaître à la fin du xive siècle, comme j’ai pu le montrer ailleurs : La Parenté hagiographique, op. cit.
17 Voir par exemple le manuscrit de la Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms. Gall 3, au folio 103v, qui montre le frère devant la porte du monastère tenant son enfant entre les bras, tandis que la jeune fille qui l’a accusé à tort est exorcisée et laisse échapper de son corps le démon qui la possédait. Dans le manuscrit de la BNF 242 de 1402, le frère est encore devant la porte du monastère, l’enfant entre les bras.
18 Magnus Hirschfeld, Die Transvestiten: Eine Untersuchung über den Erotischen Verkleidungstrieb, Berlin, Pulvermacher, 1910.
19 « Saint Marinos, pray for us. As your soft voice was viewed as a sign of great dedication to God, may we venerate the different ways gender shows up in our different bodies as signs of devotion to the Christ-light. May we form communities of love, support, and solidarity to leverage against oppressive religious figures and bring them to repentance like the brothers in your monastery did against the abbot for you. May we, through Christ’s suffering and resurrection, use our own suffering to build up our chosen family, as you adopted a child through your ostracization. Remind us that trans history Remind us that trans history in the church is ancient and breathing. Pray for us, Saint Marinos. » Voir le texte « Saint Saturday: Saint Marinos– Trans Monk, Beggar, and Adoptive Father » publié par le collectif « Friendly Fire Collective » sur leur site friendlyfirecollective.wordpress.com.
20 La vie longue de Theodora est répertoriée dans la Bibliotheca Hagiographica Graeca 1727–1729 et date du xe siècle. Syméon de Metaphraste l’a abrégée et quelque peu édulcorée en BHG 1730. La vie latine, traduite du grec, est en BHL 8070.
21 Pour une synthèse sur les transitions de genre dans La Légende dorée par rapport aux autres légendiers dominicains, je me permets de renvoyer à mon article : Clovis Maillet, « Transition de genre dans la Legenda aurea, les Sermones et la Chronica Civitatis Ianuensis de Jacques de Voragine », Mediaeval Sophia, no 23, 2022, p. 125–140.
Pour citer cet article
A propos de : Clovis Maillet
HEAD – Genève (HES-SO)