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Sayyda Mannubiya : sainte controversée de Tunis
Entretien avec Katia Boissevain
Table des matières
1L’anthropologue Katia Boissevain, chercheuse à l’IDEMEC (CNRS) depuis 2011 et directrice de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain depuis 2021, aborde pour la revue Eigensinn la question de la sainteté féminine en islam à travers une des figures tunisiennes renommées : Sayyda Mannûbiya, sainte musulmane du xiiie siècle à Tunis. Katia Boissevain est spécialisée en anthropologie religieuse du Maghreb et son terrain principal est la Tunisie. Elle a étudié divers phénomènes religieux au Maghreb, notamment les conversions au protestantisme évangélique ou la présence des églises chrétiennes dans la région maghrébine, au Maroc et en Tunisie. Ses recherches sur le religieux s’entrecroisent avec d’autres thématiques phares comme la migration, le genre, les libertés individuelles ou le patrimoine.
2Ses recherches sur Sayyda Mannûbiya gardent une place spéciale dans son parcours puisqu’elle a fait l’objet de sa recherche doctorale en 2003, et de son premier ouvrage intitulé Sainte parmi les saints : Sayyda Mannûbiya ou les recompositions culturelles dans la Tunisie contemporaine, publié en 2014 par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, qu’elle dirige aujourd’hui. Près d’une décennie plus tard, nous parcourons avec elle l’histoire de cette sainte de Tunis qui a encore fait la une des journaux en 2012 suite à l’incendie d’un de ses mausolées, quelques mois après les événements révolutionnaires en Tunisie. Cette destruction rappelait à sa façon la place prépondérante (et aux yeux de certains : gênante) occupée par Sayyda Mannûbiya dans le paysage de Tunis, la vitalité de son culte, sa popularité tant auprès des pratiquant·es que des habitant·es de Tunis en général. La contemporanéité de cette sainte est aussi significative compte tenu des productions scientifiques et culturelles qui lui sont encore récemment consacrées — dynamique que Katia Boissevain observait dès le début des années 20001, et à laquelle cet entretien sert en quelque sorte de chambre d’écho.
3Elle répond ici aux questions de Marta Luceño Moreno, membre du comité de rédaction d’Eigensinn, chercheuse en genre et diversité, vivant à Tunis et associée à l’IRMC et à l’université de Liège.
La sainteté en islam, la Walaya
4Malgré la présence d’une multitude de saints et des saintes en terres d’islam, la question de la sainteté demeure controversée. Alors que les traditions autour des saint·es sont très enracinées dans la culture populaire, ces traditions sont confrontées à une contestation « religieuse ».
Avant de parler de la contestation religieuse, il faut dire que ce phénomène ne s’inscrit pas seulement dans la culture populaire : il fait plus largement partie de la culture musulmane. Même dans la culture savante et scripturaire — dans le Coran, dans les hadiths, dans tous les textes —, nous trouvons des saint·es et des personnes « aoulies » qui sont proches de Dieu.
Alors, certes, il existe d’autres interprétations selon lesquelles il faut absolument éviter le « shirk », c’est-à-dire l’associationnisme par lequel on associe Dieu à d’autres divinités ou puissances alors que lui seul doit être adoré. Selon ces lectures, il convient de dissocier nettement ces personnes dites « proches de Dieu » et Dieu lui-même. Il n’empêche qu’on ne peut pas réduire les questions de sainteté à la religion populaire. Je dirais même plus : on ne peut pas réduire les histoires de sainteté à la religion populaire et on ne peut pas scinder ces phénomènes en deux, religion populaire d’un côté et religion savante de l’autre. Donc ce qui est contesté, ce n’est pas tant l’existence des saint·es, mais le rapprochement qu’on fait, comme dans le catholicisme, entre les saint·es et Dieu. Il en va de leur statut, mais aussi de la manière dont on s’adresse à elles et à eux, et de la place qu’on leur donne dans le culte.
5En quoi cette forme de culte et de centralisation de la croyance sur le ou la sainte peut-elle être considérée comme problématique ?
C’est un problème qui trouve ses origines aux xixe et xxe siècles. En effet, au xixe siècle, avec le réformisme, puis au xxe siècle, avec la progression du wahhabisme, s’installe une sorte de nouvelle religiosité hégémonique dotée d’une pensée unique de l’islam, qui fait de l’unicité de Dieu sa valeur cardinale. L’accès au Dieu (unique) par différents moyens et diverses intercessions devient crucial. Puisque le culte des saint·es parvient précisément à articuler l’unicité de Dieu et la multiplicité des manières de l’approcher, il est alors perçu comme une démarche tout à fait légitime. Cette légitimité est d’autant plus forte que bon nombre de saint·es sont des personnages savants, notamment les fondateurs de confréries, qui ont étudié la religion et en sont d’excellents connaisseurs. Il s’agit alors de passer par le savoir pour accéder à quelque chose d’inaccessible.
La sainteté féminine en islam
6Dans ce contexte, comment la sainteté des femmes est-elle accueillie ? Quelles différences existent entre les saintes et les saints ?
Pour répondre à cette question, il est utile de préciser davantage ce que je viens de dire sur la relation des saint·es à la connaissance et à l’érudition. Alors qu’une bonne partie des saint·es sont aussi des savant·es, il y a en réalité une autre partie des saint·es qui apparaissent comme leur figure inversée, en tout cas comme à l’opposé des savant·es scripturaires. Ils et elles sont ce qu’on appelle au singulier « Majdoub », provenant de la racine « Jeb », qui pourrait se traduire par le ravissement, le fait d’être happé, d’être pris. Cette dénomination existait déjà dans le vocabulaire ancien, comme le prouvent les recherches de l’historienne médiéviste Nelly Amri, qui a observé la présence de saint·es « Majdoub2 »dans des textes datant du xe au xvie siècle. Être ravi en Dieu, c’est avoir l’esprit absorbé par lui, et le résultat est que la personne s’apparente à un fou ou à une folle. Dans l’islam, le saint ou la sainte peut alterner entre ces deux pôles du très savant et du très fou, être soit l’un, soit l’autre. Il y a donc de grands saints, des fondateurs de confréries, qui sont du côté du scripturaire, de l’étude, des lettres et du savoir, et puis il y a certains saints qui sont davantage du côté des fous — pour le dire vulgairement : des Majdoub. Or les saintes femmes sont justement le plus souvent situées du côté des simples d’esprit, et non des savantes.
7Toutefois, Sayyda Mannûbiya combinait ces deux aspects. C’est l’une des caractéristiques les plus intéressantes et singulières de cette sainte, n’est-ce pas ?
On dit effectivement de Sayyda Mannûbiya qu’elle était l’élève de Sidi Belhassen Chedly, le fondateur de la confrérie soufie de la Chadhiliyya, saint musulman né vers 1197 au Maroc et décédé en 1258 en Égypte, surnommé l’« imam des croyants ». Les historiens déconstruisent cette version et affirment qu’ils n’auraient, en fait, pas pu se rencontrer. Mais la légende, les manuscrits, les chansons populaires et même les rituels mettent bel et bien en coprésence Sidi Belhassen Chedly et Sayyda Mannûbiya. Selon la conception populaire, Sayyda Mannûbiya serait même l’une des 40 élèves de Sidi Belhassen Chedly, et sa seule élève femme. Elle serait alors une femme savante, qui avait accès à la prière, à la Zitouna3, et qui connaissait le Coran.
8En parallèle à cet aspect savant, on considère également Sayyda Mannûbiya comme une Majdouba ?
Elle a les deux aspects en elle : elle est à la fois l’une et l’autre. D’ailleurs, dans les rituels, les personnes vont faire appel à l’un ou à l’autre aspect de la sainte, sans nécessairement faire la distinction entre les deux. Elle a donc bien un côté « Majdouba » que met bien en scène le récit de sa vie.
Selon l’hagiographie, la sainteté de Sayyda Mannûbiya lui a été révélée dans son enfance, ou au début de son adolescence, par un personnage qui s’appelle El Khidr4, ce qui veut dire en arabe « le vert », en référence aux bienfaits de cette couleur. Il a annoncé à Sayyda Mannûbiya qu’elle était sainte au cours d’une des promenades solitaires dont la jeune fille était coutumière. Petite, Sayyda Mannûbiya n’était pas une enfant comme les autres : elle n’aimait pas rester entre filles et jouer avec des jeux de filles, ni rester à la maison. Elle aimait se promener dans la nature et converser avec les animaux. Cela participe du caractère Majdouba du personnage (qu’elle partage avec d’autres saint·es qualifié·es comme tel·les) : aimer être en dehors de la maison, passer son temps dans la nature et en compagnie des animaux, avoir ce besoin de liberté et de méditation à l’écart des êtres humains pour entrer en relation avec le divin dans sa forme la plus ésotérique et la plus diffuse.
Sauf que lors de cette rencontre, El Khidr lui est apparu sous la forme d’un jeune homme qui lui a dit vouloir l’épouser et l’inscrire de toute éternité sur son registre. Elle est alors rentrée toute troublée à la maison, où elle a raconté l’histoire à son père. Son père en a conclu qu’il allait falloir effectivement la marier, car elle avait déjà 12 ou 13 ans lors de cette révélation. L’histoire raconte qu’il voulut la marier à un cousin mais qu’elle aurait refusé cette union, ajoutant qu’elle n’allait pas se marier du tout, pour pouvoir être une femme sainte et se consacrer à Dieu. Il existe bien sûr d’autres versions. Selon l’une d’entre elles, elle aurait fini par accepter le mariage avec le cousin, mais aurait fait en sorte qu’il meure par empoisonnement afin de ne plus être inquiétée. Il existe une autre légende selon laquelle elle aurait transformé son futur époux en femme pour que le mariage ne soit pas valide et qu’elle puisse vivre selon ses vœux : seule, tranquille et dans la sainteté.
Sainte réputation
9Il est important de souligner que ce refus de mariage a eu un effet important sur sa vie et sur sa réputation, puisque le simple fait de dire qu’elle allait et voulait être sainte n’a pas suffi à convaincre son entourage…
Effectivement, il ne lui a pas suffi de dire : « Le Khidr m’a dit que j’étais sainte. » Elle a continué ses sorties quotidiennes, mais elle n’allait plus aux champs ou dans la nature, elle allait au sanctuaire Zawiya de Sidi Barah pour prier quotidiennement. Ces allées et venues ont progressivement attisé la médisance des villageois.
10En effet, les rumeurs entretenues à son propos l’assimilaient à une prostituée, à une femme publique, puisqu’elle trainait un peu partout. On retrouve ici l’enjeu genré de la virginité des saintes, que tu analyses parfaitement dans ton livre. Tu rappelles effectivement que « la sexualité des saintes et celle des saints sont envisagées différemment5 » : pour les uns, l’abstinence sexuelle n’est pas une valeur positive (le Prophète aurait même dit : « L’homme célibataire n’est pas des miens » et « une rak’a6 d’un homme marié vaut mieux que soixante-dix d’un célibataire »). Pour les femmes, les choses se déroulent un peu différemment. Si la virginité des femmes n’est pas une valeur en soi (sauf avant le mariage, pour garantir l’honneur de la jeune fille et celui de sa famille), le célibat des femmes à qui l’on accorde la dévotion est davantage considéré comme vertueux. Que se passe-t-il donc pour la Mannûbiya, une fois le mariage refusé et les suspicions de débauche allant bon train ? Comment parvient-elle à congédier le premier modèle (la femme mariée) pour rejoindre le second (la sainte, vierge et vertueuse) ?
Pour contrer les mauvaises langues, elle dit à son père : « Confie-moi ton taureau et je vais te prouver que je suis sainte. » Elle demande ensuite au boucher d’égorger le taureau, de le dépecer et elle distribue la viande à tous les voisins et à tous les habitants de la Manouba, en leur demandant de lui rapporter les os une fois la viande consommée. Elle met ensuite les os dans la peau du taureau, elle replie le tout, l’oriente en direction de la Mecque, prie dessus et le taureau se remet sur pied. Elle accomplit ainsi un miracle à partir duquel tout le monde accepte évidemment et reconnaît l’authenticité de sa sainteté.
11Il a donc fallu un miracle pour prouver la réputation de cette sainte !
Oui, et ce n’est pas n’importe quel miracle. Comme une historienne me l’a fait remarquer (j’aurais dû le remarquer toute seule, mais on ne peut pas tout voir), il s’agit d’un miracle éminemment masculin. La restitution de l’intégrité physique d’un animal est partagée par d’autres saints, mais qui sont toujours des hommes. Ici, le miracle est accompli par une femme, et sur un taureau, qui précisément condense des symboles de virilité.
12Le miracle lui a donc valu d’échapper au mariage. On imagine que ce n’est pas une mince affaire de résister à l’institution conjugale, pour une femme, à l’époque ?
C’est bien sûr particulier et significatif, mais en même temps, ça devait arriver assez fréquemment que des femmes vivent en-dehors du mariage. Mais la différence entre Sayyda Mannûbiya et d’autres saintes — d’autres saintes que j’ai vues, à qui j’ai rendu visite lors de mon terrain — c’est que bon nombre d’entre elles sont cantonnées à la sphère domestique. Certes, elles ont une relation privilégiée avec Dieu, certes elles ne sont pas mariées, certes elles sont un peu « bizarres », mais elles sont tellement bizarres, ai-je envie de dire, qu’elles restent à la maison ! Elles sont souvent retirées dans une pièce particulière, et les gens leur rendent visite pour leur intercession, leur grâce, etc.
Pour Sayyda Mannûbiya, c’est différent. Non seulement elle n’est pas mariée, elle n’a pas d’enfant, elle n’a pas d’hommes de famille autour d’elle — à part son père qui meurt au bout d’un moment —, mais en plus elle se déplace dans l’espace public. Elle va de la Manouba à Tunis, de Tunis à la Manouba, et elle fréquente des hommes. Quoi qu’en disent les historiens, dans l’imaginaire populaire, elle est entourée d’hommes, puisqu’elle va à la mosquée, qu’elle étudie avec eux, qu’elle fréquente Sidi Belhassen Chedly. En plus, l’hagiographie la décrit comme belle, voire très belle : les manuscrits disent qu’elle est belle comme la lune, qu’elle a un visage rond et les cheveux longs et noirs, qu’elle est forte et grande, etc. Elle est donc une femme qui refuse le mariage, mais sans renoncer ni à la compagnie des hommes, ni à la présentation des atours de la femme attirante : on dit qu’elle se met du kohl7 sur les yeux, qu’elle serre sa taille avec une ceinture, qu’elle s’apprête, etc. C’est évidemment l’une des choses que les villageois lui reprochent.
13Donc, à la différence des autres saintes, elle entretient un rapport nourri à l’espace public. Mais est-ce qu’elle a le même rapport à cet espace que ses homologues masculins ?
Non, justement. Par comparaison avec les hommes, son usage de l’espace public est bien plus restreint, notamment parce qu’elle ne voyage pas.
Les hommes saints, les plus grands, les plus renommés, les fondateurs de confréries, ont en général étudié loin, certains d’entre eux ont été jusqu’à la Mecque. Ils sont ainsi passés par divers endroits qu’ils ont contribué à immortaliser, parce qu’on y a établi des « zaouïa8 » ou des sanctuaires. Leurs figures ont ainsi essaimé à travers le monde musulman.
14Les hommes saints ont donc un terrain d’action beaucoup plus vaste. Les femmes, dont Sayyda Mannûbiya, ont un territoire de jeu plus restreint : Manouba–Tunis et retour, cela fait environ sept kilomètres.
Si l’on compare ce périmètre à celui des autres saintes, cantonnées dans le cadre domestique, entre la chambre et la cuisine (parfois même pas la cuisine : juste la chambre et le puits), on peut se dire que c’est déjà ça. Cela étant dit, il ne faut pas oublier une autre catégorie de saintes qui sont plutôt des femmes de pouvoir, des femmes mariées et riches, qui investissent leur argent pour les bonnes œuvres, pour fonder des hôpitaux ou des écoles, pour former des filles ou des garçons, etc. Ces saintes traduisent en quelque sorte leurs préoccupations religieuses en actions caritatives, avec une dimension de soin et d’éducation plus marquée. C’est le cas par exemple d’Aziza Othmana.
Un autre aspect par lequel Sayyda Mannûbiya se distingue des saints hommes est qu’elle n’a pas fondé de confrérie. Je pense que c’est lié au fait qu’il s’agit d’une femme à laquelle on ne reconnaît pas de disciples ou de descendance. Cela dit, elle bénéficie dans la culture populaire de ce qu’on peut voir comme une autre forme de descendance : ce sont toutes les femmes qui se disent « Bent9 Saïda » ou « Bent Manoubia ». Ces femmes fréquentent le sanctuaire de la Mannûbiya et affirment se mettre sous son aile, sous sa protection. Elles se réfèrent à une chaîne qui n’est pas une chaîne par les saints, mais qui est plutôt une chaîne généalogique d’affiliation par les « djinns » [génie].
Sayyda Mannûbiya : la sainte de toutes et de tous
15Justement, abordons la question du culte à Sayyda Mannûbiya notamment celui pratiqué par les femmes. S’agit-il d’un culte purement féminin ? Certaines pratiques masculines semblent exister.
Le rituel de Sayyda Mannûbiya est majoritairement féminin. Il y a des hommes qui accompagnent des femmes et il y a des hommes qui viennent pour eux-mêmes, mais ils sont généralement accompagnés des femmes. Il existe toutefois un deuxième rituel, le rituel du zikr, qui lui aussi a lieu dans le sanctuaire de Sayyda Mannûbiya mais qui s’adresse directement à Sidi Belhassen Chedly et est organisé par la confrérie Chedelya. Dans ce rituel, on trouve des hommes, mais qui sont moins là pour Sayyda Mannûbiya que pour son ancien maître supposé.
16Revenons au rituel féminin de Sayyda Mannûbiya. L’une des premières choses que l’on m’ait dite à son propos, et qui a attiré mon attention, est qu’il s’agit de la « sainte des prostituées », voire de la sainte des marginaux. Tu développes cet aspect dans ton livre, en montrant le rapport ambivalent de tes interlocutrices et interlocuteurs à cette thématique : « Si certains s’empressent de la qualifier comme “la plus grande prostituée de son temps”, les adeptes de son culte se montrent généralement plus réservé·es, minimisent ou ignorent cet aspect que l’hagiographie valorise en partie : la Mannûbiya aurait usé de ses charmes seulement pour guider certains hommes sur la voie de Dieu10. » D’où viennent ces croyances et appellations très répandues ?
Effectivement, avant de commencer mon terrain, même au tout début de mon terrain, c’était ce qui me revenait le plus souvent aux oreilles : c’est la sainte « des prostituées », c’est la sainte « des putes », etc. Lorsqu’on approfondit un peu, on se rend compte que ce n’est pas véritablement la sainte des prostituées, mais qu’effectivement les prostituées vont dans son sanctuaire. En fait Sayyda Mannûbiya était une sainte englobante et ouverte, parce qu’elle accueille à la fois les plus marginaux et les plus marginales : les femmes qui ont « fauté » (entre guillemets), qui ont eu des enfants et/ou des relations sexuelles hors mariage, mais aussi celles qui ont des problèmes psychiatriques. Il ne faut pas oublier que le sanctuaire à la Manouba est mitoyen de l’hôpital psychiatrique Razy. Il y a donc une partie des patient·es de l’hôpital Razy qui sortent le dimanche, qui n’ont pas de famille à proximité, qui n’ont pas d’argent, qui ne savent pas quoi faire, qui ne vont pas prendre le bus pour aller se promener en ville ou aller au cinéma et qui se retrouvent donc à faire quelques pas jusqu’au sanctuaire.
17Au-delà des adeptes considérées marginales, il y a aussi d’autres personnes issues d’autres couches de la population qui viennent au Mausolée de la Manouba pour demander les faveurs de la sainte, notamment en prévision du mariage d’une fille ou d’une grossesse qui se fait attendre.
Tout à fait, cela apporte une coloration particulière à l’ambiance du sanctuaire. On y rencontre des familles très bourgeoises, fidèles, car la Manouba était autrefois — jusqu’au xixe, mi-xxe siècle — un endroit de villégiature prisé par les habitants de Tunis désireux de profiter de la fraîcheur offerte par les terres agricoles intérieures. Toutes les familles de l’aristocratie et des grands commerçants avaient pour habitude de s’y rendre en été. Avec le temps et la politique de modernisation de Bourguiba (premier président de la Tunisie indépendante), mâtinée de mépris pour les cultures populaires jugées archaïques, un certain nombre de familles aisées ont délaissé ces pratiques de culte populaire. Mais d’autres ont continué de le pratiquer. Ainsi, par exemple, durant la période des résultats du bac, beaucoup de gens vont au sanctuaire pour remercier la sainte de la réussite de leurs filles, de leurs petites filles — ou de leurs garçons d’ailleurs.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas croire que seuls les plus marginaux vont vers cette sainte, même si elle est effectivement connue comme quelqu’un qui ouvre les bras à tous. Il faut aussi tenir compte du changement démographique : la plupart des familles installées dans ce quartier avaient des origines rurales et, parce que leur saint local leur manquait, elles se rendaient à Sayyda Mannûbiya. Ne pas devoir traverser la ville est un vrai enjeu pour des gens qui sont pauvres car, on le sait bien, ces personnes manquent de temps et de ressources pour se déplacer loin. Cependant, cela était possible parce que la sainte est considérée comme accueillante et ouverte à toutes et tous, et qu’il ne faut pas qu’existe une filiation directe pour pratiquer son culte.
18Quelles sont les demandes qu’adresse cette population très diverse à la sainte ?
On lui demande tout et, surtout, de l’amour. On lui demande des bons résultats scolaires, des succès aux examens, des succès quand on cherche un travail. On demande à la sainte que les problèmes de couple disparaissent, on demande un fiancé ou on demande que son fiancé devienne un mari. On dit toujours « Sayyda Mannûbiya et toutes les saintes ! ». On demande des petites filles, des petits garçons, des enfants et on peut les prénommer du nom de la sainte. On se rend au sanctuaire pour faire bénir son mariage : des jeunes femmes viennent avec leur famille et leur belle-famille montrer leur trousseau à la sainte et à l’ensemble des personnes présentes.
19Et les plus marginaux, ont-ils et elles des demandes particulières ?
Je pense que les plus marginaux sont les personnes de l’asile psychiatrique — encore faudrait-il savoir qui sont les plus marginaux. Ce sont des personnes très pauvres. Elles viennent pour un repas parce que le sanctuaire permet une redistribution alimentaire. Par exemple, une famille peut arriver avec un grand couscous pour fêter le bac d’un enfant, une femme qui désire se marier peut venir fêter le fait qu’elle ait enfin contracté un mariage : elle va, elle aussi, venir avec un grand couscous. Cela arrive également lors des Hadra, la relations aux djinns et les possessions. En deux mots, quand on a des troubles provoqués par des djinns et qu’on entre dans un processus de cohabitation avec ce djinn, on peut faire des rituels pour que le vivre ensemble aille mieux. Dans ces cas, il y a aussi des dons alimentaires.
20C’est-à-dire qu’on ne cherche pas à faire sortir le djinn, mais à faire de la médiation pour vivre avec lui en bonne entente ?
Oui, ce n’est pas un exorcisme. Les anthropologues parlent d’adorcisme11. L’adorcisme est le fait d’apprendre à vivre avec un djinn jusqu’à ce qu’il nous laisse tranquille. L’issue est la même, mais le processus n’est pas le même et on ne peut pas le faire avec tous les djinns de la même manière. Mais pour revenir à la question, les plus pauvres d’entre les pauvres viennent manger, trouver des copines, bavarder. Le sanctuaire est un espace de socialisation.
21D’ailleurs cette ouverture à tout le monde est vantée par les membres masculins de la confrérie, notamment par le Cheikh. Dans ton ouvrage, tu reprends ses paroles : il dit être avant tout membre de la confrérie Shâdhilya, fondée par Sîdî Bel Hassen, dont il vante sans relâche l’ouverture sur la société et l’égalité entre les hommes et les femmes. Il explique qu’il n’y a pas d’initiation formelle au rituel confrérique et que seule la pratique régulière du dhikr, entre confrères, construit peu à peu une identité et une appartenance shâdhilî : « Il n’y a pas d’initiation, pas de diplôme (ijâza), rien à apprendre. À force de venir régulièrement, on a toujours sa place au même endroit, et on devient Shâdhilî. » Un rôle important est donc accordé aux vertus de l’imitation. Il affirme également que les femmes qui assistent aux rituels sont intégrées à la confrérie au même titre que les hommes : « Chez les Shâdhilî-s, il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes12. »
La place de la sainte aujourd’hui
22Par contraste avec cette ouverture, il faut rappeler que les lieux saints de Sayyda Mannûbiya ont subi plusieurs agressions en 2012, dont l’incendie de son mausolée à la Manouba. Comment ont évolué les rapports entre le pouvoir et ces cultes ?
Le plus gros changement me semble être celui apporté par Bourguiba. Il rejette les cultes des saints, mais il n’en est pas arrivé à bout. Il les a beaucoup affaiblis étant donné qu’il a nationalisé les « habous », c’est-à-dire qu’il a nationalisé ces biens « de mainmorte13 ». Il a donc retiré la source financière des confréries. Ces biens sont maintenant gérés à la fois par le ministère de la Culture et par le ministère des Affaires religieuses. C’est un premier gros changement.
Ensuite, il faut tenir compte de la modernisation de la société et peut-être aussi d’une espèce de tension entre la valorisation des femmes, par le féminisme d’État, et la dévalorisation des femmes qui se produit surtout par le religieux. Le discours religieux répète qu’après tout, Sayyda Mannûbiya n’est qu’une femme qui attire d’autres femmes, et en plus des femmes de mauvaise vie. Mais en même temps, on trouve régulièrement à la télévision des feuilletons ou des films qui parlent de la vie de Sayyda Mannûbiya. Chaque fois qu’il y a une publication sur les femmes, on parle de cette sainte. Elle est quand même considérée comme la sainte de Tunis, ce n’est pas rien ! Elle n’est pas complètement évincée ou marginalisée : elle occupe une forte place.
23Est-ce que les agressions salafistes de 2012 ont, paradoxalement, contribué à redonner sa place à la sainte ? Est-ce que la volonté de contester la violence symbolique exercée par les salafistes a été bénéfique à la sainte ?
Oui, je le pense. Il y a eu une série d’incendies : d’abord celui de Sayyda Mannûbiya, puis, deux mois plus tard, celui du saint Sidi Bou Saïd. J’avais comparé la médiatisation et le réinvestissement de la sainte, la manière dont on a effacé les traces de ces attentats, de ces agressions et incendies, à Sidi Bou Saïd et à Sayyda Mannûbiya. Cela s’explique par le fait que Sidi Bou Saïd demeure l’image de marque de la Tunisie et reste également un lieu de pouvoir et de richesse. Et cela même en dehors du tourisme : il y a des grosses familles qui sont là-bas depuis longtemps. Il y a donc eu un réinvestissement immédiat, et ce même de la part de quelques ambassades étrangères. Ensuite, à la Manouba, il y a eu la constitution d’une association et des rénovations ont été faites par l’Institut national du Patrimoine.
Mais justement, on revient au point de départ de notre conversation, à cette question de l’unicité et de la multi-cyclicité. C’est-à-dire que les agressions ont à nouveau permis à tout le monde de dire : attention, les islamistes sont au pouvoir, nous, on est un islam tunisien, un islam maghrébin, nous sommes musulmans, certes, de manière universelle et incontestable, mais nous tenons à nos saints locaux et à notre religiosité multiple.
Notes
1 Katia Boissevain, « Sayyida Mannûbiya, sainte musulmane du xiiie siècle à Tunis : quelle contemporanéité ? », Anne-Marie Planel (dir.), Maghreb, dimensions de la complexité : Études choisies de l’IRMC (1992–2003), Tunis, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2004, p. 183–194. URL : http://books.openedition.org/irmc/1582.
2 Nelly Amri, Croire au Maghreb médiéval. La sainteté en question, xive–xve siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, « islam — Nouvelles approches », 2019.
3 Mosquée principale de la Médina de Tunis.
4 Il s’agit d’un personnage qui annonce la sainteté des saints, et c’est un personnage qui est présent dans le Coran, dans la vie des musulmans à chaque fois que plusieurs musulmans prient entre eux. Mais c’est aussi un personnage, un saint, qu’on retrouve dans le christianisme.
5 Katia Boissevain, « Chapitre I. Les légendes contemporaines d’une sainte médiévale », Sainte parmi les saints : Sayyda Mannûbiya ou les recompositions culturelles dans la Tunisie contemporaine, Tunis, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2005, p. 19–43. URL : http://books.openedition.org/irmc/504
6 Itération des mouvements et supplications prescrits au cours de la prière.
7 Le kohl est utilisé depuis l’Antiquité égyptienne jusqu’à nos jours en tant que cosmétique pour souligner le tour de l’œil grâce à sa couleur foncée.
8 Un édifice religieux musulman qui constitue le centre autour duquel une confrérie soufie se structure. Par extension, elle désigne souvent la confrérie elle-même.
9 « Fille de » en arabe.
10 Katia Boissevain, « Chapitre IV. Gérer le culte. Entre obédience confrérique et filiation métaphorique », Sainte parmi les saints : Sayyda Mannûbiya ou les recompositions culturelles dans la Tunisie contemporaine, Tunis, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2005, p. 95–111. URL : http://books.openedition.org/irmc/508
11 Luc de Heusch a inventé le terme adorcisme pour nommer les pratiques visant à apaiser ou à accueillir des entités spirituelles dans une personne ou un lieu, contrairement à l’exorcisme, qui a pour but l’expulsion de l’esprit.
12 Katia Boissevain, « Chapitre IV. Gérer le culte. Entre obédience confrérique et filiation métaphorique », Sainte parmi les saints : Sayyda Mannûbiya ou les recompositions culturelles dans la Tunisie contemporaine, Tunis, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2005, p. 95–111. URL : http://books.openedition.org/irmc/508.
13 Les biens de mainmorte étaient les biens possédés par des congrégations, confréries, etc. Il s’agit de biens de personnes n’ayant pas d’héritier qui passent à la possession d’une institution, d’un seigneur ou à l’État.
Pour citer cet article
A propos de : Katia Boissevain
IDEMEC (CNRS)
A propos de : Marta Luceño Moreno
IRMC et ULiège