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Au cœur de la gira.
Photographier les filles de saint, matérialiser l’invisible
1À partir d’images réalisées à l’invitation d’une cheffe de culte pendant la fête annuelle de la divinité Oxóssi dans son terreiro (lieu de culte), cette série de photographies propose une approche sensible du vécu des pratiques religieuses de l’umbanda, religion marquée par une logique de pluralisation dynamisant la « culture brésilienne des esprits1 ». Née en 1908 à Rio de Janeiro, l’umbanda a été construite dans les décennies suivantes comme une religion singulièrement brésilienne, dans la lignée idéologique de la démocratie raciale, impliquant alors un véritable syncrétisme entre différentes pratiques religieuses (spiritisme kardéciste, catholicisme, pratiques amérindiennes et afro-brésiliennes). Jusqu’à aujourd’hui, elle se caractérise par cette forte malléabilité et s’adapte à différents contextes socio-culturels où elle se fait présente, au Brésil et dans d’autres pays. Si au départ l’umbanda est pratiquée par les classes aisées, plutôt blanches et lettrées, c’est dans les quartiers les plus modestes peuplés de personnes racialisées que son processus de diffusion a d’abord eu lieu. Plus récemment, elle est marquée par l’ampleur de sa transnationalisation, le recours croissant aux technologies de l’information et de la communication et l’augmentation d’adeptes issus des classes moyennes — pour la plupart blancs de peau et ayant fait des études supérieures. L’umbanda a également connu ces dernières années une recrudescence des attaques de néo-pentecôtistes radicaux à l’égard de ses membres et de ses lieux de culte au Brésil, de sorte que ses leaders religieux développent et emploient différentes stratégies pour contrer ces attaques (actions en justice, politisation des membres, travail sur la construction de l’image publique du culte, etc.).
2Alors que je la fréquentais dans le cadre d’une ethnographie auprès de la commission de Combat contre l’intolérance religieuse dont elle était membre, Mãe Zilmar fit de moi une invitée d’honneur de cette fête le 22 janvier 2017 dans sa Casa de caridade Pai Benedito de Angola (Maison de charité Père Benedito d’Angola) dans les faubourgs de Rio de Janeiro, à São João do Meriti. À ce titre, elle me réserva une place toute particulière, en-dehors des bancs réservés généralement au public : c’est depuis le centre même de l’espace-temps rituel, de la gira, avec elle et toutes ses « filles de saint » (filhas de santo) et « fils de saint » (filhos de santo)2, autrement dit les initiés, qu’il me fallait participer à la fête et effectuer des prises de vue. J’ai ainsi été invitée, avec mon appareil photo, à prendre place au milieu des médiums.
Rendre visible
3J’ai observé cette attitude d’incitation à rendre visibles leurs pratiques chez de nombreux chefs de culte umbandistes au Brésil et au Portugal entre 2013 et 2017. Elle s’inscrit dans le cadre d’une véritable stratégie de visibilisation de l’umbanda, à rebours de la discrétion prédominant jusqu’à la fin du xxe siècle. Depuis quelques décennies en effet, les réseaux sociaux et internet sont mobilisés par les umbandistes pour se réapproprier une image longtemps dégradée publiquement au Brésil et lutter contre les nombreuses discriminations et stéréotypes dont ils font l’objet.
4Accepter de réaliser ces images implique pour l’anthropologue d’avoir conscience de cet enjeu et de jouer le jeu pour ne pas reproduire ces préjugés, à différents titres. Tout d’abord à l’égard de ces cultes de fait diabolisés longtemps par l’Église catholique et par l’État brésilien, et plus récemment par les Églises néo-pentecôtistes. Mais également à l’égard des femmes médiums, dont la pratique alimente un imaginaire associant péjorativement la féminité et l’incorporation. Des lectures psychologisantes de l’incorporation voient dans cette dernière l’expression pathologique de l’hystérie3.
Des médiums, des esprits et des gestes
5Les pratiques religieuses umbandistes partent du principe selon lequel les humains sont des êtres spirituels vivant une expérience matérielle — le corps serait « l’enveloppe charnelle de l’esprit » — et que l’être humain est « par nature » une antenne entre le ciel et la terre, un intermédiaire entre les mondes d’en haut et d’en bas. De ce fait, tous les humains seraient des « médiums » ayant la capacité plus ou moins développée de communiquer avec les esprits, pour certains consciemment ou alors par une forme d’intuition. À ce titre, le corps ne ferait pas fonction de frontière entre homme et esprit car il en serait un lien. Pour les umbandistes, il constitue le pont entre le soi et les autres, ces derniers étant en l’occurrence les entités spirituelles. Pour cette raison, le corps dans l’umbanda — en tant que religion et culte de médiation — est toujours susceptible d’être lieu de passage dans lequel se croisent histoires de vie (et de mort), émotions, sens et sensations (sonores, visuelles, thermiques, olfactives, gustatives). Le médium a, entre autres, le rôle et la fonction d’assurer, de faire coexister différents mondes dans un corps qu’il partage, en quelque sorte, avec les entités qui l’accompagnent et le possèdent au long de sa vie et de sa progression initiatique.
6Ces médiums sont dans leur grande majorité des femmes. Elles « reçoivent » différents esprits dans leurs corps au cours d’une même cérémonie : les caboclos et les exus. Ces diverses catégories d’entités composent le cadre très large et varié de la cosmologie de l’umbanda et, parce que ces entités sont des esprits de morts et non pas des divinités, elles distinguent l’umbanda d’autres religions d’ascendance africaine dans les Amériques. Les caboclos, esprits d’Amérindiens, symbolisent le courage, la force, l’idéalisme, la droiture, l’objectivité, l’obstination. Ils sont placés sous la houlette de l’orixá4 Oxóssi, considéré comme le dieu de la forêt et comme un « chasseur » d’âmes, responsable de la diffusion de la doctrine umbandiste et des « aliments spirituels » nécessaires au cheminement des adeptes. Ces entités sont invitées à conseiller, livrer des enseignements, oracles et astuces permettant par différents moyens le désenvoûtement ou le nettoyage énergétique du corps ou de l’esprit.
7Lors de la fête à laquelle j’ai assisté, les caboclos se sont rendus présents. Ils se sont manifestés dans le corps des médiums qui « travaillent dans la vibration » d’Oxóssi. À la différence d’une autre religion afro-brésilienne telle que le candomblé, les divinités ne se manifestent pas par incorporation lors des rituels umbandistes. Ici, l’énergie de ces divinités « irradie », c’est-à-dire qu’elle est portée et diffusée par les entités spirituelles (à l’instar des caboclos) qui, elles, prennent possession des corps des médiums lors des séances de consultation pour apporter ainsi leur aide aux humains en pratiquant la charité.
8Mais les autres esprits, les exus, se sont également manifestés ce jour-là. Avant de clore la fête, ce sont les exus et pomba-giras qui se sont rendus présents. Ces esprits sont fréquemment associés par l’imaginaire chrétien à la figure du diable, absent de la cosmologie afro-brésilienne. Les exus sont aussi les gardiens du comportement humain et de l’axé des maisons de culte, c’est-à-dire de l’énergie vitale présente dans la nature et dans chacun. Les pomba-giras constituent leur pendant féminin et parfois d’origine européenne5. Ensemble ils forment le « peuple des rues » (povo da rua6). Leur rôle est d’apporter des solutions aux problèmes, de défaire les trabalhos (« travaux ») et coisas feitas (« choses faites »), c’est-à-dire les sorts, ou encore d’ouvrir et de fermer les chemins.
9Les esprits de l’umbanda présentent par différents artifices leurs caractères respectifs aux personnes présentes lors des cultes. Artifices ou encore matérialités qui mobilisent des codes corporels — gestes des mains, expressions faciales — tout autant que les couleurs des accessoires et du maquillage. Les ongles et colliers rituels (guias) verts comme la couleur des caboclos visent à rendre présentes l’énergie des bois et l’abondance qui lui est associée. Par différentes formes de matérialisation, il s’agit de transporter les personnes présentes vers un univers avec une énergie propre, qui vise souvent à soigner. En effet les rituels d’umbanda peuvent être considérés comme des moments de « convocations thérapeutiques du sacré7 ». Les objets occupent une place centrale au cœur de ces pratiques, contribuant à établir des univers sensoriels particuliers. Les esprits guérisseurs utilisent plusieurs outils de « travail spirituel » (trabalho espiritual) : cigares, plantes et encens, colliers rituels et chapelets de toutes tailles et couleurs, statues aux différentes effigies, bougies, pipes, verres d’eau et autres boissons composent un ensemble hétéroclite sollicitant tous les sens. Cette matérialité du sacré n’est toutefois pas aléatoire. Elle exprime un ensemble de codes structurant un univers symbolique riche. Mais au-delà de cet aspect, elle met en évidence l’importance des sens engagés dans ces dispositifs thérapeutiques : la manipulation de ces objets provoque des sensations qui contribuent à l’efficacité de la guérison.
Photographier le rituel
10Cette série photographique retrace chronologiquement plusieurs étapes de ce rituel umbandiste : invocation des premiers esprits, « descente » des caboclos, saluts, moment de consultations et soins, puis invocation des seconds, « descente » des exus et pombas-giras et, enfin, le descarrego (« décharge ») opéré par des mouvements et des rires. Au moment de la prise de vue, en plein rituel, un parallèle s’est établi entre les mouvements des corps des médiums en transe et les mouvements que j’effectuais en tant qu’ethnographe prenant des photographies. Pour faire des images de ces femmes recevant les esprits, il m’a fallu coller à leurs mouvements8, aux différentes étapes de l’incorporation et aux différentes étapes du rituel lui-même.
11Proche du ciné transe de Rouch, cette expérience ethnographique m’évoque un appareil photo transe, comme le pratiquait aussi Pierre Verger dans les candomblés de Bahia9 : il s’agit pour le photographe de suivre corporellement ces adeptes dans les soubresauts vécus de leurs contacts avec l’invisible. Pour les adeptes du candomblé, « la photo qui illustre une personne en transe rituelle ne montre pas seulement un corps qui danse, mais aussi un dieu qui transcende toute explication ordinaire. Le dieu photographié est aussi inabordable que le secret rituel10. » Dans l’umbanda ce sont les esprits qui sont photographiés et demeurent malgré tout inabordables, l’image découlant de la prise de vue ne faisant que renvoyer, pour celles et ceux qui en détiennent les codes de lecture, à une expérience sensible préalable relevant d’un rapport à l’invisible11.
12Je note que dans l’entre-deux, quand les esprits se retirent et les médiums se reposent, assis à même le sol, parfois à moitié allongés, en petits groupes d’où fusent rires et plaisanteries, ou encore le silence de la fatigue, j’ai aussi baissé l’objectif de l’appareil.
13Les images de cette fête montrent les liens entre cette efficacité sensible et la matérialisation de présences invisibles, qui rend possible leur perception pour certains. Par ce biais, des rapports personnalisés entre humains et entités spirituelles sont établis. Rendre compte par la photographie des univers sensoriels de ces moments rituels permet d’appréhender ce qui relève de l’expérience personnelle vécue d’un contact avec l’invisible, et ses conséquences.
Tous droits réservés : Marina Rougeon
Notes
1 Reginaldo Prandi, Encantaria brasileira, Rio de Janeiro, Pallas Editora, 2004.
2 Ces expressions sont révélatrices de l’influence du catholicisme sur cet univers religieux. En effet en se réappropriant les codes chrétiens dont ce terme de « saints », de nombreuses pratiques se sont institutionnalisées dans le but de permettre aux adeptes d’échapper aux poursuites policières lors de la constitution du pluralisme religieux au Brésil entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle.
3 Véronique Boyer-Araujo, Femmes et cultes de possession au Brésil : les compagnons invisibles, Paris, L’Harmattan, 1993.
4 Dans les religions afro-brésiliennes, un orixá est une « instance psychologique et sociale d’identification à un ancêtre africain et une force personnalisée de la nature ». Voir François Laplantine, « Préface », dans Jorge P. Santiago et Marina Rougeon (dir.), Pratiques religieuses afro-américaines. Terrains et expériences sensibles, Louvain-la-Neuve, Academia, 2013.
5 Il est très ordinaire que les pomba-giras se présentent dans les terreiros comme des esprits de femmes blanches européennes et/ou liées à l’immigration. Voir Mariana Leal de Barros, Femme, ton nom est flamme : analyse ethnopsychologique du féminin à la lumière des pombagiras de l’Umbanda au Brésil, thèse de doctorat en Anthropologie, Université Lumière Lyon 2 / Université de São Paulo, 2010 ; Mariana Leal de Barros, Flamme, ton nom est femme (film), São Paulo, 2010, 40 min.
6 Catégorie regroupant des esprits de prostituées, joueurs de cartes, tenancières, bandits et toutes sortes de personnages marginaux, renvoyant aux milieux urbains défavorisés et à l’univers de la nuit.
7 Raymond Massé et Jean Benoist, Convocations thérapeutiques du sacré, Paris, Karthala, 2002.
8 Au sujet de cette posture méthodologique, voir aussi Jean-Frédéric de Hasque, « Corps filmant, corps dansant », Parcours anthropologiques, no 9, 2014. DOI : https://doi.org/10.4000/pa.318.
9 Jérôme Souty, Pierre Fatumbi Verger. Du regard détaché à la connaissance initiatique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007.
10 Larissa Fontes, « La photo-ethnographie : une rencontre de la science et du sensible. Conflits méthodologiques d’une photographe devenant anthropologue », Agencements, vol. 1, no 7, 2022, p. 87–102. DOI : 10.3917/agen.007.0087.
11 Marina Rougeon, « Penser le religieux au prisme de la guérison. Expériences en terrain brésilien », Parcours anthropologiques, no 16, 2021, p. 28–50. DOI : https://doi.org/10.4000/pa.149.
Pour citer cet article
A propos de : Marina Rougeon
UMR CNRS 5600, Environnement, Ville, Société