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Éditorial
1Était-ce seulement une question d’âge si, autour de la trentaine, le mariage est devenu un problème encombrant ? Malgré nos tentatives de mises à distance, nous avons dû le prendre en charge lors des nombreuses séparations amoureuses qui nous ont concernées directement ou indirectement, par le soutien apporté à nos sœurs, à nos collègues ou à nos amies en instance de divorce. Ces unions, bien qu’elles aient rarement fait l’objet d’une reconnaissance juridique, fonctionnaient dans leur dissolution à la manière de véritables « démariages ». La séparation mettait soudain à nu les impensés d’un pacte resté attaché à un imaginaire conjugal : monogamie, durée illimitée, devoirs et engagements, solidarité des dettes, etc. Et, allant de pair avec ces impensés, dans leurs négociations violentes et leurs partages asymétriques, c’est l’ordre patriarcal qui montrait un énième visage. C’est par la petite porte du quotidien — dans la banalité de la fin d’une relation et d’un amour — que se nichait une oppression que nous avons entrepris de discuter, de regarder et de penser à plusieurs.
2La lecture du Genre du capital (2020), de Sibylle Gollac et Céline Bessière, s’est révélée de ce point de vue particulièrement roborative. L’ouvrage des deux sociologues montre comment les inégalités genrées se reproduisent dans les partages du patrimoine, accentuées par les habitudes des ex-conjoint·es (investissant systématiquement dans les biens de première nécessité pour les femmes, et davantage dans les meubles et autres fournitures durables pour les hommes), et renforcées par le soutien des magistrat·es (prêt·es à donner un vernis légal à des formes de compensation biaisées entre les partenaires). À la colère que nous éprouvions déjà est venue s’ajouter celle que provoque un argumentaire scientifique implacable. Les femmes sont lésées par ces stratégies familiales de reproduction, à toutes les étapes du parcours civique : le mariage, le divorce, l’héritage. Il ne suffisait plus de s’étonner des raisons pour lesquelles nos amies semblaient si promptes à demander la garde des enfants, et pourquoi leurs ex-conjoints parvenaient quant à eux à se détacher si rapidement de leurs obligations familiales — niant tendanciellement la question des contributions alimentaires, par exemple. À travers ces situations aussi banales que violentes nous avons perçu combien l’imaginaire conjugal a la vie dure. Cette institution est toujours capable de nous hanter, de nous faire agir et de nous coincer — et, à ce prix-là, on préfère qu’elle puisse aussi nous faire penser.
3Nos réflexions se sont nourries de deux tendances critiques qui se sont imposées récemment sur le terrain des luttes féministes. D’abord, le constat que l’amour est devenu une chose politiquement sérieuse. En témoigne le succès de nombreux podcasts et essais, publiés ces dernières années, qui décortiquent les façons communes de vivre l’amour (rôles, scénarios, rouages stéréotypés) et témoignent de la possibilité d’horizons alternatifs — avec d’autres normes, d’autres types de partenaires, mais aussi avec d’autres désirs, puisque l’injonction au bonheur, à l’épanouissement sexuel ou même à l’attirance romantique font l’objet de justes remises en cause. S’intéresser au mariage nous entraînait dans le voisinage de ces questions, mais nous amenait à naviguer plutôt dans les eaux mêlées de l’intimité et du contrôle étatique, des effets matériels du romantisme et des plans épargnes.
4Autre phénomène, plus massif encore et bien moins réjouissant : ce que Joan Scott a récemment qualifié de « gender backlash » international. Dans les pays dirigés par des gouvernants autoritaires (Hongrie, Turquie, Brésil, Pologne, Russie, Inde) comme par des politiciens en apparence progressistes ou à tout le moins laïcs (l’Équateur de Correa comme la France d’Emmanuel Macron), les études féministes, de genre et de sexualité sont victimes d’un puissant retour de bâton qui concorde avec une crise systémique du modèle néolibéral. À la charnière du xviiie et du xixe siècles, le mariage et la famille nucléaire sont devenus le creuset moral de l’État, la juste manière d’ordonner les relations, d’assurer en quelque sorte la traçabilité des patrimoines économiques et de contrôler les travailleurs (et leur futur engendrement). Curieusement, par-delà la grande liberté sexuelle et amoureuse dont on a cru pouvoir jouir ces cinquante dernières années, la crise actuelle réactive l’arrimage moderne de l’État, du marché et de la famille. Elle montre qu’en cas d’instabilité économique, l’une des modalités de la réaction est un agrippement à un modèle patriarcal, monogame et familialiste. Aussi doit-on comprendre que les réactions criant au « retour du Moyen Âge » lorsque, par exemple, la Cour suprême américaine révoque le droit à l’avortement, se trompent d’analogie : les politiques réactionnaires de Bolsonaro, Orban et consorts sont pleinement articulées au système de production néolibéral, au même titre que le règne du marché et de l’incertitude amoureuse et sexuelle, dans lequel Eva Illouz a montré que les femmes continuent d’être lésées.
5L’institution conjugale et ses rémanences n’ont donc rien de désuet et sont même dotées d’une paradoxale actualité qu’on n’embrassera pas ici dans sa totalité. Plutôt qu’à une logique d’exhaustivité ou d’échantillonnage, ce premier dossier d’Eigensinn suit davantage les aléas de lectures et de rencontres. En absolues non-spécialistes, en profanes radicales, mais en lectrices intransigeantes, nous avons échangé des articles sur et autour du mariage, nous avons affiné nos partis pris, senti l’urgence d’inviter certaines chercheuses ou chercheurs qui nous étaient jusque-là inconnu·es, et mesuré la chance de pouvoir inviter quelques ami·es à se mettre au travail avec nous. Toutes les autrices et auteurs ayant participé à ce numéro nous ont témoigné une grande confiance et une générosité proprement démesurée, si l’on tient compte de ce qu’était Eigensinn au moment du lancement de nos invitations, à savoir : à peu près rien. Qu’elles et ils en soient ici publiquement remercié·es.
6Le parcours construit dans ce dossier peut être décrit suivant deux lignes directrices, apparues rétrospectivement. La première montre que les États continuent de se soucier de nos couches et d’y intervenir. Qu’ils légifèrent sur le mariage des personnes de même sexe ou sur les droits à la propriété d’expatriés venus marier leurs administrées, qu’ils engagent un discours public sur la liberté amoureuse ou sur le sacro-saint bien-être des enfants à naître, des régimes aussi différents que ceux des États-Unis, de la France, des Pays-Bas, de la Thaïlande ou du Laos ne cessent de se prononcer sur les bonnes manières de faire couple. Le mariage reste ainsi l’un des pivots de ce que Foucault nomme la biopolitique, puisqu’il est à la charnière de la gestion démographique et de l’enrégimentement des corps. Sherilyn Deen pointe admirablement les évolutions paradoxales de cette biopolitique pour le cas des Pays-Bas, où la loi raciste cherchant autrefois à empêcher les couples mixtes pour préserver la race blanche et la pureté des confessions religieuses s’est transformée quelques siècles plus tard en une nouvelle norme, non moins raciste, mais plus insidieuse : on survalorise la tolérance sexuelle et la liberté de choix, pour mieux vilipender les personnes suspectées d’en manquer. La femme musulmane apparaît ainsi toute à la fois comme la cible à viser et la victime à sauver d’une campagne d’affichage public telle que celle intitulée « Zelfgekozen », lancée à Rotterdam en 2017. À l’inverse, il est précieux de mesurer que d’autres États mettent des freins à la liberté économique et sexuelle d’hommes blancs venus refaire leur vie ou couler une retraite heureuse sous leurs latitudes. Ainsi en est-il pour le Laos et la Thaïlande, où Asuncion Frenoza-Flot et Mimy Keomanichanh ont mené des entretiens avec ceux qu’on appelle des « falang » ou « farang ». Tenir un discours (plus ou moins contraignant) sur les formes acceptables du couple revient aussi le plus souvent à décider des types de reproduction et des manières autorisées de faire famille. L’État français l’a illustré exemplairement en légiférant parallèlement en 2013 sur le « mariage pour tous·tes » et sur l’adoption par les couples de même sexe. On pouvait donc difficilement s’intéresser au mariage sans évoquer les formes familiales qu’il normalise.
7Sur ce sujet, Michaël Stambolis-Ruhstorfer a mené une enquête comparative entre la France et les États-Unis, soulignant la différence des instances qui ont de part et d’autre de l’Atlantique alimenté les débats sur le mariage homosexuel, questionnant — aussi — la place différente accordée dans ces discussions à l’expertise scientifique. L’une des forces de ce texte est de montrer comment les camps en présence ont continué de jouer avec l’étalon de la gold standard family. La famille hétérosexuelle demeurait l’horizon à l’aune duquel mesurer l’égalité ou l’indigence supposées des familles queer, y compris du côté des militant·es forcé·es en quelque sorte de jouer ce jeu pour pouvoir faire progresser leurs droits. Alors qu’il avait publié il y a dix ans une critique acerbe de l’ouverture du mariage civil aux couples gays et lesbiens, Gianfranco Rebucini la prolonge ici tout en l’amendant. Il ne s’agit plus, pour lui, de décrier le caractère bourgeois d’une institution qui exclut de fait la plupart des personnes LGB et « normalise » les autres ; mais bien de réfléchir, en chemin inverse, aux « parentés dépareillées » inventées par les communautés LGB depuis l’épidémie de sida et à la façon dont ces formes de vie peuvent nourrir un dépassement fécond des normes familiales pour tout le monde.
8La possibilité de désarticuler les parentés de socles biologiques et normatifs est en quelque sorte en jeu dans les revendications qui ont été celles du mouvement des « old maids » (vieilles jeunes filles) dans le Texas des années 1950. Marquée du sceau du « non-mariage » dans une Amérique productiviste et familialiste, ces femmes ont construit un espace de revendication, d’auto-formation, mais aussi de relations et pourrait-on dire de famille, comme en témoignent les cadeaux qu’elles s’échangeaient à l’occasion de leur fête et comme l’illustrent ici les très belles photographies de leur lutte, commentées par Romain Huret. Si les old maids s’affirmaient comme lésées symboliquement et économiquement, c’est bien parce que nos états civils sont aussi affaires d’argent et d’économie. Ils impliquent des logiques d’imposition et de compensation financières dont l’apparente rationalité économique dissimule mal les conséquences politiques. L’économiste Hélène Périvier, autrice de l’essai L’Économie féministe (2020), s’est entretenue avec nous à ce propos. Elle montre ici comment le mariage a toujours fait l’objet de réflexions au sein de cette discipline, et comment une perspective féministe renforce sa dimension scientifique.
9À leur manière, les textes d’Anne Verjus et de Maud Hagelstein articulent la dimension publique et politique de l’institution conjugale à la domination de genre. Leurs contributions constituent ainsi des points de bascule vers l’autre axe directeur de ce dossier, moins biopolitique, mais plus directement adossé à l’expérience des femmes*. À l’époque moderne où l’opinion publique fourmillait d’analogies entre le roi et le père de famille, entre l’indissolubilité espérée de la Monarchie et celle du mariage, Verjus et Hagelstein dessinent les contours d’une existence placée sous le signe de la fidélité, de la loyauté et de l’empathie supposée (comme dans le portrait dressé par Michelet des femmes* sous la Révolution), mais aussi de la violence physique la plus extrême (attestée par les meurtres conjugaux, qui commencent à être comptabilisés sous la Monarchie de Juillet).
10En s’intéressant au rôle joué par les femmes durant la Révolution tel qu’il est décrit par Michelet, Maud Hagelstein travaille aux articulations du gouvernement du peuple et de celui du foyer, puisque l’époque voulait qu’on se sente « marié » avec le monarque. C’est toute l’ambivalence du schème de l’obligation et de la réciprocité conjugale que Hagelstein explore, montrant comment le lien indéfectible et tenace des femmes au Roi n’a pas été simplement contre-révolutionnaire. Il a aussi engagé des leviers politiques pour réclamer le rapprochement du souverain et du peuple, et pour ensuite prendre pitié de son sort sans réactiver la nostalgie de son potentat.
11L’article d’Anne Verjus revient quant à lui sur la difficile émergence de ce que l’on nommerait aujourd’hui le « féminicide », catégorie d’analyse dont les balbutiements sont peut-être à trouver du côté de cette période trouble, entre autorisation révolutionnaire du divorce (1792), abrogation restauratrice de celui-ci (1816), et attention progressive portée aux « morts par mariages » — qui étaient, sans surprise, essentiellement des mortes.
12Le texte de Grégory Cormann offre un contrepied passionnant à cette première théorisation des violences faites aux femmes*. En se plongeant dans le moment #MeToo et dans les incompréhensions qu’il a parfois creusées entre générations, exemplifiées par le « droit d’importuner » (défendu entre autres par Catherine Deneuve), Grégory Cormann débusque les obstacles à la reconnaissance de ces violences « de surface », censées ne pas atteindre la « liberté intérieure » des femmes. Partant d’une archéologie d’un structuralisme mal digéré par les institutions françaises, il dénaturalise ainsi un discours qui gangrène également les débats bioéthiques sur le mariage et sur l’adoption.
13Avec ces textes, on voit comment le mariage, au-delà de sa forme juridique consacrée, fonctionne aussi comme une figure de l’imaginaire social avec laquelle il est possible de travailler et de jouer. Interpellées par la façon dont Jeanne, la protagoniste du film Jumbo (2020), se saisit de cette norme, nous avons sauté sur l’occasion pour nous en entretenir avec Zoé Wittock, dont il s’agit du premier long-métrage. Pourquoi met-elle en scène une jeune femme objetsexuelle (i.e. attirée romantiquement et sexuellement par un objet inanimé) qui finit par épouser l’attraction foraine dont elle est tombée amoureuse ? Qu’est-ce que ce retour conventionnel de l’amour romantique à l’ultra-périphérie du champ des sexualités nous dit de l’agentivité du mariage et de son imaginaire ?
14En forçant légèrement le trait, on pourrait dire qu’il en va de même de l’usage libre et joyeux que Simone de Beauvoir fait de l’institution conjugale. À travers sa lecture des lettres laissées par Beauvoir à son amant américain Nelson Algren, Clizia Calderoni montre ici comment le mariage peut être approprié et modulé, y compris par celles qui le rejettent. Beauvoir n’a cessé de jouer avec le mariage, de son refus d’épouser Sartre à sa loyauté à l’égard de cette sorte de vieux mari, de la distance géographique en cause dans sa rupture avec Nelson Algren à l’anneau offert par ce dernier, avec lequel elle décidera d’être enterrée.
15Cet ensemble de textes, accompagnés des collages de Laura Nefontaine, permettent, nous l’espérons, d’ouvrir des perspectives et d’emprunter des chemins de traverses au sujet des mariages. Puissent-ils troubler la (toujours) suspecte paix des ménages.
Pour citer cet article
A propos de : Justine Huppe
UR Traverses, Université de Liège