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La fabrique géopolitique des métropoles contemporaines dans la longue histoire urbaine européenne
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I. Introduction
1Deux philosophies soutiennent la mise en place d'une structure supracommunale à Liège. La première constate la désuétude des découpages territoriaux communaux, qui ne correspondent pas à la réalité urbaine, et plaide pour la création d'une entité qui permette de gouverner la cité de manière cohérente, dotée de compétences réelles notamment en aménagement du territoire, mobilité et développement économique. La deuxième, celle qui est actuellement retenue par les responsables politiques locaux, part d'une réalité toute différente : le jeu politique international urbain est en mouvement, et ce sont les villes les plus importantes qui parviendraient à tirer leur épingle du jeu. Il conviendrait, par conséquent, de déclarer que Liège est désormais une métropole et d'initier une campagne de communication et d'organisation événementielle symbolique visant à le démontrer1. Le concept marketing « Liegetogether » a été mis en place à cette fin et vise à « modifier positivement la perception de la Métropole liégeoise2 ». L'institution choisie pour incarner le pouvoir métropolitain est, dans cette option, celle qui permet de réunir le plus grand nombre d'habitants, indépendamment de la réalité morphologique urbaine. Au-dessus d'un premier niveau magna correspondant à l'arrondissement, « Liège Métropole », a donc été placé un niveau maxima, baptisé « Liège-Europe-Métropole », qui épouse les limites provinciales. Le bourgmestre de Liège, Willy Demeyer, explique : « C’est la forme que les Liégeois ont trouvée pour organiser la future supracommunalité. Nous ne voulons pas devenir un désert entre Lille et Cologne et pour être une métropole qui compte, il faut plus que les 600.000 habitants de l’agglomération liégeoise : 1 million, c’est bien3».
2Cette volonté de vouloir faire partie du phénomène de métropolisation de l'Europe peut cependant paraître étonnant en regard de la réalité du tissu morphologique urbain en Europe. En effet, celui-ci est composé d'un important réseau de villes petites et moyennes (de 10 000 à 200 000 habitants), avec quelques différences selon les régions. La carte des villes de plus de 10 000 habitants distantes entre elles de moins de 25 kilomètres révèle un maillage particulièrement dense dans la zone qui va de la Grande-Bretagne jusqu'à l'Italie, en passant par les Pays-Bas, la Flandre et l'Allemagne4. Liège se trouve donc de ce point de vue dans une situation particulière : située dans le nuage dense, à sa limite, mais inclue administrativement dans une Région qui n'en fait pas partie, étant davantage rurale et semblable au semis français. Hormis Londres et Paris, qui peuvent être considérées comme des mégapoles, l'Europe occidentale compte peu de villes très importantes, en comparaison avec le reste du monde. Si l'Union européenne ne souhaite pas prendre ses moyennes et petites villes en considération, alors elle fait le choix de mettre au banc plus de la moitié de sa population urbaine5.
3Il importe dès lors de se questionner sur ce phénomène d'évolution du paysage urbain européen, ou plus précisément de la stratégie de positionnement politique et économique des villes qui se loge derrière le désir de métropolisation des villes européennes. La fabrique des métropoles, qui est au coeur de ce colloque, c'est aussi la fabrique politique d'un discours sur les métropoles, et d'un positionnement géopolitique urbain dans un jeu institutionnel multi-niveaux inédit dans l'histoire.
4L'histoire des villes européennes, en croisant la construction progressive de la trame urbaine et les stratégies relationnelles inter-urbaines, montre une certaine récurrence des ingrédients des stratégies de positionnement politique des villes, qui se déclinent de manières différentes selon les époques et les régions mais qui se fondent sur des éléments communs : la propension à multiplier les petites villes plutôt qu'à laisser croître celles qui se développent, la volonté d'autonomie, le souci d'impliquer des acteurs urbains dans la gestion, la nécessité de se distinguer des autres, la capacité à collaborer en réseau. C'est ce que montre la première partie de cet article.
5Les ouvrages sur l'histoire des villes européennes sont nombreux. Je me base, pour la partie allant jusqu'au début du XXe siècle, essentiellement sur deux ouvrages : La ville dans l'histoire européenne de Leonardo Benovolo6 et La ville en Europe de Monique Von Wistinghausen7. Ces deux auteurs mettent l'accent sur la place des villes dans la construction de l'Europe non pas institutionnelle mais en tant que société, entité historique distincte. Benovolo défend l'idée que les villes, que ces villes-là, sont un élément caractéristique de la civilisation européenne, au fondement de son identité : « Les villes de l'Europe sont nées avec l'Europe et, dans un certain sens, en ont accouché8 ».
6La partie suivante de l'exposé sera consacrée plus en détail à la période contemporaine, de manière à mettre en évidence les continuités et les ruptures entre les stratégies internationales urbaines à différents moments du XXe siècle, ce qui permettra ensuite d'analyser le désir actuel de métropolisation de nombreuses villes européennes. La principale caractéristique de cette période est l'organisation des villes et pouvoirs locaux au sein de structures permanentes visant à représenter leurs intérêts auprès des niveaux de pouvoir supérieurs. C'est donc à travers l'histoire de ces organisations que les stratégies seront analysées.
II. De l'antiquité au Moyen-Age : trois phases de l'élaboration de la trame urbaine européenne
7Depuis l'Antiquité, les villes se sont multipliées dans de petits formats en Europe. Pour des raisons diverses, les européens ont, lorsque le besoin s'en faisait sentir, construit de nouvelles petites villes plutôt que d'agrandir les villes existantes.
8La metropolis est aussi ancienne que les villes européennes. Les « villes-mères » (de metro et polis) sont les villes à partir desquelles les Grecs ont multiplié leurs points d'ancrages sur les pourtours de la Méditerranée et de la Mer Noire : surpopulation dans des contrées peu fertiles, besoin de commercer et exils ont poussé à la création de nouvelles villes, petites par nécessité territoriale mais aussi par idéal politique : Platon considérait que, pour permettre la participation des citoyens à la cité, celle-ci ne devait pas dépasser 10 000 habitants. Chaque nouvelle fondation était une colonie de la métropole, qui prenait en main l'organisation et la distribution territoriale.
9L'Empire romain fonctionne aussi comme un ensemble de villes structuré en provinces, chacune d'entre elles étant gouvernée par un chef-lieu ou métropole. Le réseau est densifié au sud, et étendu vers le nord, formant un véritable quadrillage du territoire, tant dans la forme urbaine elle-même que par les connexions routières qui relient les différentes civitates.
10La troisième grande phase de construction du tissu urbain européen se déroule au Moyen-âge. L'expansion urbaine est à nouveau impressionnante durant cette période, mais s'inscrit dans des dynamiques plus complexes et variées selon les régions que dans les deux phases précédentes. Des facteurs économiques, démographiques, politiques et religieux en constituent les motivations9. Mais, de manière constante, la tendance est de ne pas laisser croître les villes indéfiniment : l'option des villes neuves est partout retenue. Dans un paysage féodal morcelé, elles sont autant de marques de pouvoir des rois, feudataires, ordres religieux qui désirent s'installer ou distribuer le pouvoir, ce qui fût aussi pour certains une manière de se maintenir.
11Cette singularité du tissu urbain ainsi constitué a deux conséquences. Premièrement, elle induit une nécessité de se distinguer des autres, qui se manifeste par la construction des édifices publics ou religieux, les armoiries, les façades privées, l'organisation de fêtes ou de tournois, mais aussi par la quête d'un traitement particulier, de titres qui créent une relation privilégiée entre le souverain et la ville.
12Le XIIe et le XIIIe siècles sont ainsi marqués par la conquête de privilèges ou libertés communales, qui donnent lieu à la tradition des Joyeuses Entrées, cérémonie accompagnée de cortèges et festivités lors de laquelle le comte ou le duc échange avec ses sujet un serment de respect de l'autonomie accordée par ses prédécesseurs contre un serment de fidélité. Les chartes urbaines qui reprennent ces engagements respectifs deviennent le symbole de l'autonomie des villes.
13La distinction hiérarchique n'a pas disparu pour autant : l'organisation religieuse prend le relais sur l'administration romaine. L'évêque assume le rôle du dernier fonctionnaire d'empire, tandis que l'archevêque métropolitain dans les pays catholiques, le métropolite chez les orthodoxes, dirige les provinces ecclesiastiques.
14Deuxièmement, les villes européennes sont caractérisées par des liens très forts entre elles. La naissance des universités, mais aussi les pèlerinages et le commerce, accroissent la circulation, inscrivant les échanges intenses dans une trame culturelle commune qui se traduit notamment au niveau des structures urbaines et de l'architecture. Dans le respect de leurs singularités, les villes parviennent à se fédérer autour d'intérêts communs. L'exemple le plus connu et souvent cité de cette coopération dans la diversité est la Ligue de la Hanse, cette association de villes marchandes de moins de 30 000 habitants qui a regroupé jusqu'à 170 villes de la mer du Nord et de la Baltique au XIVe siècle. Ces villes, tout en restant très attachées à leur autonomie, parviennent à mettre en place un système d'assemblée décisionnelle commune.
III. XVIe – XVIIIe siècles – absolutismes, colonies, planification et représentation : le retour des métropoles
15Les trois siècles suivant ne sont généralement pas considérés comme des périodes fastes pour les villes. Leur autonomie est largement mise en cause par les absolutismes – bien que le Saint-Empire romain germanique comptait encore 51 villes libres en 1800. La période est marquée par des mouvements démographiques importants liés aux maladies, aux guerres, aux migrations religieuses et économiques. Et, surtout, l'espace de pouvoir est bouleversé par les conquêtes d'outre-mer. L'expansion urbaine européenne peut désormais s'effectuer dans les colonies. Le terme de « métropole » reprend alors son sens initial. Il désigne désormais la ville européenne, siège d'un pouvoir capable d'imposer un ordonnancement urbanistique aux villes conquises et nouvelles villes coloniales10.
16Les autoritarismes marquent aussi physiquement les villes européennes. C'est l'époque de la planification urbaine, et de l'émergence de la perspective, de la représentation et de la mise en scène des paysages urbains, en ce compris sur le plan artistique.
17La conjonction historique de ces deux aspects – métropolisation et souci de la représentation – est un aspect de la Renaissance qui mériterait sans doute de plus amples investigations.
IV. Ère industrielle et organisations internationales : les problèmes de grandes villes
18La fin du XVIIIe marque un nouveau tournant en Europe, qui n'est pas directement favorable aux villes puisque la fin des pouvoirs totalitaires inaugure l'aire des états-nations, entités plus proches du niveau local urbain qui placent un nouveau joug sur les villes.
19C'est à l'aune du développement industriel que les villes vont parvenir à ré-émerger en tant que pouvoir politique, sur une scène que l'on peut désormais appeler « inter-nationale ».
20Dans ce contexte, les villes commencent à se structurer sur une base nouvelle : les frontières des états. Le mouvement commence au Royaume-Uni avec la création de l'Association of Municipal Corporations en 1872. Puis, dans la foulée, l'Union des villes danoises voit le jour en 1873. Suivent ensuite l'Italie, la Norvège, la Hongrie, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande, la Belgique, l'Autriche. Ces fédérations nationales se regroupent ensuite pour créer en 1913 à Gand l'Union internationale des villes (UIV)11.
21Le contexte économique et ses répercussions urbanistiques sont au premier rang des préoccupations de l'époque. L'industrialisation galopante a littéralement défiguré les modèles urbains préexistants, créant des problèmes nouveaux : augmentation considérable de la taille de certaines villes, arrivée de nouveaux types de transports, nécessité de gérer l'afflux de population ouvrière. Il s'agit donc de formaliser des échanges d'informations, d'idées et de pratiques sur la manière de gérer ces situations.
22Plus qu'un réseau d'échanges techniques, l'UIV entend aussi participer, dès sa création, à la résolution de problèmes politiques. L'internationalisation du mouvement s'est en effet opérée sous l'impulsion d'une poignée de socialistes belges, dont Emile Vinck, sénateur et conseiller communal à Ixelles. Il va diriger l'UIV et l'Union des villes et communes belges jusqu'à sa mort en 1950.
23En Belgique, après les élections communales de 1894, un nombre important de candidats socialistes sont élus dans des villes industrielles et ont contrôlé quelques communes autour de Bruxelles. Ce nombre d'élus augmente encore en 1903. Jules Destrée et Emile Vandervelde avaient identifé le besoin d'avoir non seulement des élus, mais aussi des administrations professionnelles, compétentes, capables de concrétiser les changements législatifs nécessaires à l'avènement d'une nouvelle politique. Emile Vinck, en tant qu'avocat, avait été placé à la tête de la Fédération des conseillers socialistes des villes12, dont il lance le journal « Mouvement communal », qui deviendra en 1914 l'organe de l'Union des villes et communes belge et internationale13. C'est encore à la demande du Parti Ouvrier Belge que la question des relations internationales des villes a été mise à l'ordre du jour des internationales socialistes du début du siècle. La Belgique socialiste est donc au centre du jeu.
24Les ambitions politiques internationales des villes vont cependant être freinées par la Première Guerre mondiale et la création de la Société des Nations en 1919. L'UIV se repliera alors sur des échanges techniques, d'expertise14, opérant un choix par défaut dont elle ne saura pas sortir.
V. Construction européenne – nouvelle configuration – identité – fin des métropoles coloniales
25Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, un nouveau mouvement communal international voit le jour : le Conseil des Communes d'Europe15 (CCE), qui établit son siège à Genève, puis à Paris. L'UIV installe son siège à La Haye et garde une influence plus forte dans les pays du nord de l'Europe. Au début des années 1950, le CCE revendique le membership de 44 000 communes réparties dans 16 pays européens.
26Jean Bareth, premier secrétaire général du CCE, avait participé en 1944 à la fondation du mouvement « La Fédération »16, qui avait engagé une réflexion sur l'autonomie et les libertés communales, et organisé en 1950 un congrès sur le thème « l'Europe par les communes »17. Le CCE est d'ailleurs membre du Mouvement européen, groupe de pression des organisations militantes pro-européistes les plus importantes de l'époque18.
27Le CCE milite pour la concrétisation d'une Europe fédérale basée sur l'autonomie des collectivités locales. L'enjeu de la participation de ces dernières dans les institutions européennes est de « faire admettre que ces collectivités sont des cellules constitutives de la société européenne », tout en leur garantissant un degré de liberté maximal car « les communes [...] sont le foyer nécessaire à l'esprit de liberté qui anime et justifie la civilisation européenne »19 . Sur le plan intellectuel, le modèle est notamment inspiré de l'ouvrage d'Adolf GASSER, L'autonomie communale et la reconstruction de l'Europe20, dans lequel il affirme que les libertés communales sont la condition de l'existence de démocraties réelles et stables sont menacées par l'empiètement de l'état.
28Le CCE est associé aux travaux du Conseil de l'Europe selon une combinaison de trois dispositifs qu'il s'y est forgés : une commission de l'Assemblée est consacrée aux pouvoirs locaux, composée de délégués européens nationaux qui sont pour partie eux-mêmes élus locaux, l'obtention du statut d'observateur, et la mise sur pied d'une Conférence européenne des pouvoirs locaux, assemblée européenne d'élus locaux directement adossée au Conseil de l'Europe.
29Le CCE construit son corpus théorique en pleine cohérence avec l'histoire des villes européennes. Il adopte sa « Charte des libertés communales » à Versailles en 1953, qui vise à rappeler à la nouvelle autorité en train de se construire « les droits fondés sur des traditions millénaires comme la liberté et la dignité humaine [...] aujourd'hui en péril et parfois même anéantis21 ». Cette charte ne sera adoptée par le Conseil de l'Europe qu'en 1985, à un moment charnière des rapports entre construction européenne et villes et alors que la Conseil de l'Europe aura perdu la main sur ces relations au profit de l'Union européenne.
30Le CCE est aussi connu pour avoir inventé le terme « jumelages » et promu ce type de partenariats en Europe avec un fort succès. Liège c'est ainsi jumelée avec Lille, Cologne, Turin et Esch-surAlzette en 1958. Ce type de jumelage entre villes faisant face à des problèmes similaires était courant, mais les motifs de jumelages ont en réalité été bien plus diversifiés et se sont régulièrement ancrés dans des amitiés préexistantes entre villes, remontant parfois au Moyen-Age22, ou ont soutenu des relations étatiques bilatérales comme la réconciliation franco-allemande23. Quoi qu'il en soit, les relations de réseau entre villes européennes sont revitalisées sous ce label.
31Les productions du CCE sont concentrées sur les conséquences de l'instauration de nouvelles organisations européennes pour les pouvoirs locaux. Il craignait notamment que l'accentuation du développement économique industriel n'aggrave encore la situation, jugée très problématique, non seulement des villes industrielles européennes, mais aussi des campagnes, vidées de leur population au profit des centres urbains. Pour le CCE, le rééquilibrage économique territorial de l'Europe passe par des investissements dans les zones rurales. On voit, pendant trois décennies, fleurir des rapports sur les méfaits de la modernisation et l'industrialisation de la société pour les villes (destruction de patrimoine historique, pollution de l'air, congestion urbaine, d'impacts financiers pour les pouvoirs locaux, déshumanisation), des réflexions sur les outils fonciers permettant d'agir sur l'aménagement du territoire, sur la création de nouvelles petites villes pour endiguer le phénomène de croissance urbaine24. L'autonomie des pouvoirs locaux passe aussi par la création d'un crédit communal européen, construit sur le modèle belge, permettant aux localités d'accéder à des fonds directement, c'est-à-dire sans passer par les Etats.
32On retrouve donc dans l'activité du CCE l'ensemble des caractéristiques des villes européennes mises en exergue dans la première partie de cette contribution.
VI. Eurocities, le retour des métropoles ?
33Connaissant cette histoire, l'attachement des villes européennes à leur petite taille, à leur autonomie, à leur fonctionnement en réseau solidaire et à leur singularité, comment expliquer l'émergence d'un processus de métropolisation, entendu comme une volonté de constituer une grosse entité, au motif que c'est uniquement de la sorte que l'on pourrait compter en tant que ville sur le plan européen ?
34Il faut d'abord rappeler que le mouvement d'indépendance des colonies à partir des années 1960 a eu pour conséquence de vider de leur substance les statuts de métropoles que certaines grandes villes détenaient depuis le XVIe siècle. D'une certaine manière, on pourrait dire que le terme était « vacant », libre pour une nouvelle utilisation.
35Sur le plan économique, le déclin des villes industrielles s'amorçait également. Dans ce contexte, la Ville de Birmingham a adopté une stratégie de redéploiement très spécifique. Faisant face au double défi du déclin et de l'adoption de politiques de centralisation et de privatisation de la part du gouvernement britannique, elle a misé sur l'Union européenne pour endiguer la crise qui la frappait. En, 1975, le Fonds européen de développement régional (FEDER) a été créé pour corriger les inégalités de développement économiques entre régions, et en particulier stimuler les régions industrielles en difficulté. En Grande-Bretagne, l'absence de tradition régionale a fait que ce sont les autorités de grandes villes qui ont pu bénéficier de cette manne financière. Cependant, il fallait pour cela que le gouvernement les reconnaissent comme « Assisted Area », statut qui ne sera octroyé à Birmingham qu'en 198425.
36Dès l'accès au FEDER débloqué, la ville implante un bureau de lobbying à Bruxelles. Elle est la première ville à adopter cette stratégie d'influence26. Et cela fonctionne, avec des premiers résultats importants dès 1986, et répétés les années suivantes.
37Cet exemple va évidemment susciter des émules. Birmingham voit donc un intérêt à initier une forme de coopération entre les grandes villes européennes susceptibles de l'imiter. Avec ses trois villes jumelles Lyon, Milan et Francfort-sur-le-Main, ainsi qu'avec Barcelone et Rotterdam, elle organise en 1986 une conférence des « urban heavyweights », alors recensés au nombre de onze. Cette conférence inaugure un nouveau mode de légitimation des villes dans l'Union européenne, basé sur l'expertise des universités et octroyant aux experts, leaders économiques et politiques un poids équivalent dans les prises se décision. Cette initiative donnera naissance en 1989 au réseau Eurocities, devenu le plus puissant lobby européen des villes aujourd'hui. Ces grandes villes ont élaboré leurs objectifs spécifiques en matière de développement politique, économique et social directement en rapport avec l'agenda européen27.
38L'objectif principal de Eurocities est de faire reconnaître la construction de l'urbain comme enjeu européen. Le réseau affiche la volonté de voir la Commission coordonner les différentes politiques communautaires en direction des villes, dispersées entre différentes Directions générales. Le développement d'une « Europe des villes » que le réseau appelle de ses voeux est une Europe au sein de laquelle les maires sont reconnus par leurs interlocuteurs européens et, surtout, sont soutenus par des programmes d'action à leur destination et auxquels ils prennent part28.
39Le réseau n'a, depuis sa création, cessé de grandir et de gagner en influence. Il compte aujourd'hui plus de 130 membres. D'après le site internet de l'organisation, il faut, outre le critère géographique d'appartenance à un pays membre de l'Union européenne, être un centre régional important, avec une dimension internationale, et compter au moins 250 000 habitants. En Belgique, sont aujourd'hui « full members » : Anvers, et Bruxelles, comme ville et comme région. Liège est donc exclue du réseau en raison de ce critère.
40Entre temps, le Conseil des Communes d'Europe, est devenu la section européenne de l'organisation mondiale Cités et Gouvernements locaux Unis, tandis qu'un multitude de réseaux de villes européennes thématiques se sont développés. Entre la perte relative de vitesse des premiers et la dispersion des autres, c'est bien Eurocities qui domine le paysage.
VII. Conclusion
41La conjonction de l'histoire urbaine européenne et de celle, plus spécifique, des organisations internationales de villes européennes au XXe siècle, nous enseigne que l'envie de métropolisation des villes moyennes européennes s'inscrit à la fois dans la continuité de la culture urbaine européenne et provoque des ruptures sur certains points fondamentaux.
42Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les villes européennes, ravagées par les guerres et affaiblies dans leur positionnement mondial à la fois par la fin des colonies et le déplacement du jeu international vers les deux blocs de la guerre froide, mobilisent les ingrédients de leurs heures de gloire pour tenter de se forger une place aux côtés des états dans le processus de construction européenne.
43Le Conseil des Communes d'Europe va échouer à faire valoir son modèle d'Europe fédérale des collectivités locales, ancré dans une revitalisation de la dynamique urbaine médiévale. Quelques grandes villes industrielles mettent alors en place une alternative, se trouvant face à des besoins économiques urgents.
44Les institutions européennes ont choisi le niveau régional pour appuyer leur modèle fédéral face à des états qui restent en majorité défenseurs d'une vision unioniste de l'Europe. C'est dans ce cadre que les villes tentent de mettre en place une nouvelle stratégie à première vue peu en adéquation avec leurs valeurs historiques : elles mettent en avant leur grande taille, se rendent dépendantes du nouveau pouvoir, s'inscrivent dans un jeu de lobby en dissonance avec leur attribut démocratique historique.
45La perspective de long terme nous invite cependant à considérer que nous traversons une période d'adaptation, et que les ruptures peuvent aussi se situer à d'autres endroits. L'autonomie des villes peut aussi s'entendre vis-à-vis des états. Eurocities emploie un vocabulaire adapté à son interlocuteur européen qui souhaite faire émerger des zones capables de faire contre-poids aux états. Mais observons que le membership a fortement été élargi depuis sa création, non seulement parce qu'il y a eu élargissement de l'Union à l'Est, mais aussi parce que le seuil minimum d'habitants a baissé. La forme même du réseau, la rivalité entre villes pour l'obtention d'un statut, la coopération dans la diversité, tous ces éléments réinventent les traits permanents qui fondent le modèle urbain européen. Le réseau des big cities puise ses racines dans un jumelage particulièrement performant, entre villes « jumelles », c'est-à-dire qui se sont choisies pour leur ressemblance. Elles ont jumelé leurs université29, leurs chambres de commerce, ont entretenu des échanges permanents depuis des décennies, de sorte qu'il n'a guère fallu plus qu'un claquement de doigt pour activer des solidarités au moment où l'opportunité s'est présentée. La pratique des jumelages est d'ailleurs encore très vivace chez les membres d'Eurocities, et cela affecte d'ailleurs positivement leur réussite30. La taille des villes n'est par conséquent qu'un élément conjoncturel, une opportunité financière liée à une rivalité entre UE et états, dans un ensemble plus vaste qui se profile comme une reconfiguration progressive de la réémergence d'une diplomatie urbaine internationale.
46« Ce n'est pas le nombre d'habitants qui détermine l'impact de la ville en Europe, mais le degré de liberté et de créativité animant la communauté urbaine31 ».
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Voetnoten
1 Voir par exemple Le successeur de Liège 2017, "Liège Métropole Puissance 3", sera bientôt dévoilé, dans Le Vif [en ligne], 26 novembre 2013 ; Du 5 au 8 mai, Liège se « Métamorphoses », dans CCI mag, 25 avril 2016.
2 https://liegetogether.be/a-propos, page consultée le 8 mars 2018.
3 BODEUX, Ph., Et voici Liège métropole, dans Le Soir [en ligne], 21 février 2014.
4 ROZEMBALT, C., Tissu d'un semis de villes européennes, dans Mappemonde, n°4, 1995, p. 24.
5 Chiffres du Centre des Nations Unies pour les établissements humains, 2001, cité dans VON WISTINGHAUSEN, M., La ville en Europe, Waterloo, 2016, p. 149.
6 BENEVOLO, L., La ville dans l'histoire européenne, Paris, 1993.
7 VON WISTINGHAUSEN, M., op.cit.
8 BENEVOLO, L., op.cit., p. 9.
9 Sur les multiples facteurs de la croissance urbaine au Moyen-âge, voir par exemple HEERS, R., La ville au Moyen-âge, St-Amand Montrond, 1990.
10 BOUCHERON, P., La métropole : un objet d'histoire dans la longue durée des villes, dans Constructif, n°26, juin 2010 [en ligne : http://www.constructif.fr].
11 Sur cette organisation, voir les travaux de Pierre-Yves SAUNIER, notamment Municipalités de tous les pays, unissez-vous ! L'Union Internationale des Villes ou l'Internationale municipale (1913-1940), dans Administrare, Vol. 30, n°1-2, 1998, p. 217-239.
12 DOGLIANI, P., European municipalism in the first half of the twentieth century: the socialist network, dans Contemporary European History, Vol. 11, n°4, novembre 2002, p. 573-596.
13 Union des Villes et Communes de Wallonie, n° Hors série « spécial 100 ans » du Mouvement communal, 94e année, mars 2013, p. 10.
14 GASPARI, O., Cities against states ? Hopes, dreams and shortcomings of the European municipal movement, 1900-1960, dans Contemporary European History, Vol. 11, n°4, novembre 2002, p. 597-621.
15 Sur l'histoire du CCE, voir BERGERET-CASSAGNE, A., Pour une Europe fédérale des collectivités locales. Un demi-siècle de militantisme du Conseil des Communes et des Régions d'Europe, 1950-1999, Paris, 2009.
16 Ib., p. 17.
17 DEFRANCE, C., Les jumelages franco-allemands : aspects d'une coopération transnationale, dans Vingtième siècle, n°99, 2008, p. 192.
18 DESCHAMPS, E., Mouvement européen, dans GERBET, P. (dir.), Dictionnaire historique de l'Europe unie, Bruxelles, 2009, p. 691.
19 Archives du Conseil de l'Europe, Conférence des Pouvoirs Locaux, étude des moyens propres à assurer la représentation des collectivités locales dans les institutions européennes. La Commune et l'Europe, Rapport présenté par Jean Bareth aux états généraux des communes d'Europe à Venise, 1er octobre 1954, p. 1-2.
20 GASSER, A., L'autonomie communale et la reconstruction de l'Europe : principes d'une interprétation éthique de l'histoire, trad. William PERRENOUD, Boudry-Neuchâtel, 1946.
21 Archives du Conseil de l'Europe, Charte européenne des libertés communales, adoptée par les Etats Généraux des Communes d'Europe, tenus à Versailles du 16 au 18 octobre 1953.
22 WACHé, B., Les origines religieuses du jumelage Le Mans – Paderborn, dans DENéCHère, Y. & VINCENT, M.-B. (dir.), Vivre et construire l'Europe à l'échelle territoriale de 1945 à nos jours, Bruxelles, 2010, p. 23-36 (Euroclio n° 53).
23 Pour une introduction à l'histoire des jumelages, voir VION, A., L'invention de la tradition des jumelages (1951-1956) : mobilisations pour un droit, dans Revue française de sciences politiques, Vol. 53, 2003, p. 559-582 ; DEFRANCE, C. & HERRMANN, T., Jumelages. Entre coopération, rapprochement et réconciliation, dans Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], 2016, article mis en ligne le 03/02/2017, ehne.fr/node/956.
24 Archives du Conseil de l'Europe, divers rapports de la Commission des pouvoirs locaux et de la Conférence européenne des Pouvoirs locaux entre 1954 et 1980.
25 EWEN, S., Transnational Municipalism in a Europe of Second Cities. Rebuilding Birmingham with Municipal Networks, dans SAUNIER, P.-Y. & EWEN, S. (dir.), Another Global City. Historical Explorations into the Transnational Municipal Moment, 1850-2000, New-York, 2008, p. 109.
26 HUYSSEUNE, M. & JANS, Th., Bruxelles, capitale de l'Europe des régions ? Les bureaux régionaux, acteurs politiques européens, trad. Evelyn MOMARD, Brussels Studies, n°16, 25 février 2008, p. 2.
27 BLOOMFIELD, J., Developing Europe's urban model: 25 years of Eurocities, Bruxelles, 2011, p. 2-4.
28 RUSSEIL, S., HEALY, A., Quelle expertise urbaine pour une Europe des villes ? Le réseau Eurocities et ses experts, dans Politiques européennes, t.3, n°49, 2015, p. 57.
29 BORE, A. & WHITBY, M., Alliances among cities and universities. The case of Birmingham, dans The University and the City. Goethe University, Frankfurt, Supplément to Times Higher Education, avril 2015, p. 7-8.
30 BAYCAN-LEVENT, T., GÜLÜMSER AKGÜN, A. & KUNDAK, S., Succes Conditions for Urban Networks : Eurocities ans Sister Cities, dans European Planning Studies [en ligne], Vol. 18, n° 8, août 2010.
31 VON WISTINGHAUSEN, M., op.cit., 4e de couverture.
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Over : Mathilde Collin
Doctorante à l’Université catholique de Louvain