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Mithra Zahedi & Virginie Tessier

Le modèle de la théorie de l’activité pour le design : un outil à explorer pour la recherche-projet

(ModACT 2023)
Article
Open Access

Résumé

La pratique et la recherche en design entretiennent des écarts qui tendent à freiner leur enrichissement mutuel. La présente recherche vise à partager une initiative de recherche explorant la théorie de l’activité et l’étude du design. Cette initiative a permis de démontrer la pertinence d’un tel cadre théorique pour structurer et enrichir les différentes étapes d’une recherche, autant pour la collecte de données que pour l’analyse des résultats. Au fil des recherches, nous avons modifié le modèle classique de la théorie de l’activité en l’adaptant aux activités du designer. En particulier, un créneau de recherche a été développé en support à l’apprentissage basé sur la réflexion-sur-l’action. Plusieurs équipes d’étudiants en design, via diverses initiatives, ont été invitées à collecter des données de concert avec leur propre processus de projet en utilisant un gabarit basé sur le modèle de la théorie de l’activité adapté pour le design. L’article conclut par une réflexion sur la valeur de la théorie pour la pratique et la recherche en design en plus des bénéfices pour le contexte pédagogique.

Index de mots-clés : Théorie de l’activité ; Modélisation de l’activité ; Collaboration ; Design ; Recherche-projet ; Cadrage

10/05/2023

1. Introduction

1Ponn (2016) a posé la question suivante : « quel est l’impact de la recherche sur la pratique ? ». Nous profitons de nos recherches pour poser la même question en relation avec la pratique et l’enseignement du design. De plus, la compréhension profonde de l’activité de conception ainsi que l’influence des interactions entre les intervenants de projets mal définis présente des défis complexes. Cet article partagera les différentes initiatives réalisées au sein de notre groupe de recherche (CollaborationLab) depuis 2013 en lien avec notre exploration du potentiel de la théorie de l’activité comme cadre structurant pour l’analyse des activités du designer. Notre intuition a d’abord été motivée par l’intérêt du design comme la théorie de l’activité pour l’action humaine. Ainsi, à travers les années, nous avons utilisé le cadre de la théorie de l’activité pour la collecte, le traitement et l’analyse de données de recherche, comme partagé par le professeur et chercheur Yrjö Engeström. Cette théorie s’est avérée très féconde pour mieux comprendre les dimensions du processus de design, mené individuellement ou de façon collaborative, en plus d’aider à soutenir le regard réflexif des designers en contexte de projets mal définis.

2L’objectif principal du présent article est de partager notre interprétation du modèle de la théorie de l’activité adapté pour l’étude du design. Nos études nous ont mené à développer une nouvelle dimension externe au modèle triangulaire de la théorie en ajoutant des composantes qui aident à l’analyse des actions du designer. Plus spécifiquement, nous passerons en revue les étapes d’émergence du « modèle de la théorie de l’activité pour le design » afin d’être en mesure d’expliquer comment ce modèle peut être utilisé comme outil dans diverses situations jumelant la recherche et l’apprentissage en contexte de recherche-projet. La contribution originale de l’article est double. Tout d’abord, la présente publication est la première synthèse en français de l’ensemble des initiatives de recherche des dernières années. Ensuite, nous partageons nos réflexions sur l’utilisation de notre modèle pour bonifier la réflexivité des étudiants pendant leurs projets de conception en les soutenant dans la collecte, l’interprétation et l’analyse de données structurant la réflexion-sur-l’action des designers.

3L’article est structuré de la manière suivante. La section 2 établit le contexte de l’article en présentant d’une part la nature complexe des projets de design et leurs défis de cadrage et, d’autre part, l’approche de recherche-projet. La section 3 présente brièvement la théorie de l’activité et son usage comme cadre d’analyse de données. Dans la section 4, nous décrivons l’émergence et l’adaptation de la théorie de l’activité pour le design. La section 5 explique comment le modèle est mobilisé comme outil in situ lors de collectes de données par des designers-chercheurs en recherche-projet. Enfin, dans la section 6, nous discutons du potentiel de ce modèle théorique pour son application et son usage dans la recherche, la pratique et la formation du design.

2. Les projets complexes et la recherche en design

4La présente section établira les bases en lien avec notre milieu de pratique. Le design, en tant que discipline, détient ses propres façons de faire (Cross, 2001, 2006) qui demandent également des approches de recherche adaptées. Au sein du présent article, le terme design sera compris au sens large (selon son interprétation anglophone), en incluant toutes les disciplines qui sont œuvrent à travers des projets de conception.

2.1 Les projets complexes et leur cadrage

5Certains projets de conception sont des projets dits complexes qui ont été théorisés par des observations dans la pratique depuis plus de quarante ans (Schön, 1983 ; Rittel & Webber, 1984 ; Cross, 1984 ; Simon, 1969 ; Darses et al., 2001). Ils peuvent être décrits par plusieurs caractéristiques. Tout d’abord, leur nature mal définie influence la compréhension du problème et de la solution qui sont développées simultanément. Ce processus de définition de projet est appelé coévolution des espaces problème-solution (Conklin, 1987 ; Maher & Poon, 1996 ; Dorst & Cross, 2001 ; Dorst, 2003 ; Heaton et al., 2015). Une deuxième caractéristique des problèmes complexes porte sur les intervenants ou experts qui interviennent dans ces situations. Les projets complexes et les activités de design sont considérés comme des activités sociales stimulées par des échanges vers un objectif commun (Bucciarelli, 1988 ; Valkenburg & Dorst, 1998 ; Zahedi, 2011 ; McDonnell, 2012). Finalement, une troisième caractéristique découle de la nature mal définie et de la multiplicité d’intervenants dans les projets qui font en sorte que le processus de cadrage devient un enjeu pour la conception. Le concept de cadrage, qui s’appuie sur les travaux de Goffman (1974), a été répandu principalement à travers les recherches de Schön (1983) sur les savoirs professionnels. Selon lui les expériences antérieures du praticien influencent la formulation des problèmes selon son bagage de connaissances. Ainsi, par l’activité de cadrage, le praticien crée du sens à partir de situations instables (McDonnell, 2018).

6En ce sens, nous alignons nos efforts vers l’approche de recherche-projet pour aider à démystifier les problèmes complexes puisque cette approche a été proposée en considérant les particularités des projets de conception.

2.2 La recherche en design

7Depuis les débuts de la recherche en design, différents mouvements ont tenté d’explorer les façons de rendre le design « scientifique » : certains ont tenté de prescrire des méthodes, d’autres ont voulu décrire les pratiques tandis que d’autres ont observé le designer en action (McDonnell, 2015).

8Plusieurs chercheurs militent dorénavant pour développer une théorie partagée collectivement par la communauté disciplinaire. L’adoption d’une théorie permettrait non seulement d’encadrer le développement des nouvelles recherches, mais également d’encourager les discussions exhaustives et les échanges sur les enjeux complexes. En 2018, Philip Cash a écrit sur la nécessité de travailler avec une théorie partagée pour la recherche en design (Cash, 2018). Deux années plus tard, il a démontré que très peu d’efforts de recherche étaient organisés vers cet objectif (Cash, 2020). Il a même été jusqu’à avancer qu’un niveau aussi faible de développement d’une théorie propre à la discipline pourrait mettre en danger le design en tant que science. En ce sens, nous souhaitons contribuer par nos recherches aux efforts d’explorations théoriques pour le design. Nous croyons que l’adoption d’une ou de théorie(s) permettra d’enrichir les recherches avec une structure théorique adéquate, d’ajouter de la rigueur aux processus ainsi que de la cohérence pour confirmer un plus haut niveau de validité et de fiabilité. De plus, l’utilisation d’une théorie pour la recherche ajoute de la profondeur ainsi qu’une distance avec le domaine d’étude qui stimule la réflexion (ou vers un « vocabulaire partagé », Heaton, 1998).

2.3 Recherche-projet

9L’approche de recherche par projet (recherche-projet ou encore research through design) a été d’abord présentée par Frayling (1993). Cette approche est connue pour être la plus proche de la pratique du design (Findeli, 2004). De nombreux chercheurs privilégient cette approche, car elle est bénéfique pour le projet en cours de conception comme pour la recherche (Jonas, 2006 ; Findeli et al., 2008 ; Zimmerman et al., 2010 ; Zahedi, 2011 ; Godin & Zahedi, 2014). La recherche-projet offre au designer un double rôle : participer à la conception d’un projet tout en adoptant un regard critique sur son processus. La reconnaissance de cette position unique du designer-chercheur au sein d’un projet lui permet d’acquérir une compréhension approfondie des limites, des opportunités et des tensions de son projet tout en sachant que l’interprétation d’une situation vécue peut être biaisée par la considération d’un seul point de vue lors de l’analyse. Pendant un projet de conception (et de recherche), le designer-chercheur répète des allers-retours entre l’espace de conception et l’évaluation de ses pratiques. Ce dialogue entretenu avec soi-même contribue au cadrage du problème à traiter, à l’évolution des solution(s) et à la co-construction des connaissances (Maher & Poon, 1996 ; Valkenburg & Dorst, 1998). En ce sens, les connaissances pratiques du designer l’encouragent à interpréter les données de recherche collectées en contexte (Hanington, 2003).

« An integrated approach to design and research that includes designers as researchers will contribute to an enhanced understanding of project variables, and add value to both process and results. » (Hanington 2003, p. 16)

10L’approche de la recherche-projet amène le designer-chercheur à réfléchir sur son processus et ses actions avec une posture active et engagée dans la situation de projet. Les bénéfices de la réflexion-sur-l’action ont été largement discutés par Schön (1983), qui précise que cette manière de pensée peut être influencé, notamment, par les outils utilisés pour articuler la pensée, les moyens de communication accessibles, les expériences préalables et les répertoires de connaissances. De plus, le rôle dans lequel elle ou il se trouve, et les théories qui guident ses actions, ses réflexions et sa compréhension de la situation ont aussi une influence.

11Utiliser le projet comme terrain de recherche pour la collecte de données empiriques en recherche-projet présente des défis importants sachant que faire deux tâches simultanément (soit, la conception et la documentation du processus de conception par le designer-chercheur) est compliqué. Selon Zimmerman et al. (2010) le designer-chercheur doit documenter la progression et l’évolution du projet avec plus de rigueur. Pour Biggs & Bütchler (2007), la validité de la recherche par projet peut être assurée par la rigueur du processus de collecte. Comme Hanington (2003) l’a formulé, les designers sont fondamentalement engagés dans les activités créatives et visuelles, et les méthodes de recherche qu’ils utilisent doivent offrir des opportunités similaires. D’après cet auteur, il y a un avantage pour les designers de travailler visuellement en recherche, car ils réagissent spontanément aux traitements visuels et arrivent naturellement à faire des liens entre les informations de la recherche et les décisions de conception. Comme nous le présenterons dans les prochaines sections, nous trouvons que le designer-chercheur, par sa facilité à travailler avec les représentations visuelles, bénéficie d’un outil visuel pour la collecte et l’analyse de données.

3. La théorie de l’activité

12La théorie de l’activité, aussi connue sous le nom de théorie historico-culturelle de l’activité (en anglais, Cultural-Historical Activity Theory), a été initiée par Lev Vygostky (1896-1934) dans les années 1920 en URSS. Des collègues, tel Alexei Leont’ev (1903-1979), ont également participé au développement de la théorie de façon significative. Le contexte de censure imposé par le gouvernement stalinien a réprimé la publication et le partage des recherches scientifiques qui ne suivaient pas les écoles de pensées adoptées nationalement (Igira & Gregory, 2009). À travers les années, la théorie de l’activité a été disséminée à l’international. L’interprétation courante de la théorie sur laquelle nous nous basons a été partagée par Yrjö Engeström et son groupe de recherche du Center for Research on Activity, Development, and Learning (CRADLE).

13Plus spécifiquement, la théorie s’intéresse aux problèmes pratiques dans leur contexte. Engeström (2011, p. 171) explique que la théorie se concentre « sur l’action pratique et sur les conséquences réelles de l’action humaine. » La théorie est largement utilisée en éducation et en psychologie du travail pour comprendre et résoudre les problèmes sociaux et organisationnels (Engeström, 1987, 1993 ; Béguin & Cerf, 2004). L’intérêt pour l’utilisation de cette théorie, qui étudie la relation et les contradictions des situations humaines s’est accru vers les années 2000, particulièrement avec l’étude des interactions homme-machine (Nardi, 1996 ; Kuutti, 1996).

14Le travail de Vygotsky (1978) est basé sur le principe de médiation qui est devenu fondamental à la théorie. Selon son interprétation, toutes interactions humaines sont considérées complexes. L’artefact médiateur (Fig. 1 – à gauche) enrichit la relation entre le sujet et l’objet en étant porteur du développement social et historique d’une situation. La médiation influence la façon dont une situation est perçue en permettant son développement, mais aussi en risquant de limiter son interprétation à une seule perspective (Kuutti, 1996).

15Leont’ev (1978) a pour sa part surtout étudié le caractère collectif des activités afin d’en comprendre la structure sociale et l’influence des interactions. Il a ainsi nommé les médiateurs sociaux des situations collectives qui ont ensuite été intégrés à la base du modèle en triangle. Le modèle complet illustre les interrelations entre six composantes qui traduisent la compréhension systémique d’une activité (Fig. 1 – à droite).

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Figure 1 – À gauche : Artefact médiateur. (Vygotsky)
À droite :
Le triangle de la théorie de l’activité et ses composantes (Engeström)

16Chaque composante du modèle s’intéresse à un aspect particulier d’une situation afin d’arriver à brosser un portrait le plus précis possible. Les définitions des composantes du modèle sont intégrées dans la première colonne du Tableau 1. La considération de l’ensemble des composantes, de leurs interactions ainsi que du contexte socio-historique est nécessaire pour comprendre un système complexe (Engeström, 1987, 2011).

17Cet ensemble de composantes permet de modéliser une situation à un stade précis dans le temps et de comparer les modèles à différents stades. Dans les modélisations, le sujet est médié par l’ensemble des composantes. La médiation permet de voir que les interactions ne sont pas directes, mais qu’elles sont accompagnées par d’autres éléments en interactions, tensions ou contradictions (Igira & Gregory 2009). La théorie interprète les contradictions de façon positive en tant que motivation pour le développement des activités (Kuutti, 1996 ; Engeström, 2001). De plus, selon Foot (2014), la théorie de l’activité reconnait la présence constante de contradictions, car elles font naturellement partie des systèmes d’activité.

18En terminant, la théorie de l’activité est utilisée pour l’analyse des situations permettant de mieux comprendre et d’interpréter les processus d’actions à partir de leur évolution et logique historique (Engeström, 2011). La théorie de l’activité est appropriée aux défis complexes que nous vivons, mais c’est aussi une approche modulable qui peut guider l’élaboration de nouveaux outils en lien avec la recherche :

« Activity theory should not be regarded as a narrowly psychological theory but rather as a broad approach that takes a new perspective on and develops novel conceptual tools for tackling many of the theoretical and methodological questions that cut across the social sciences today. » (Engeström, Miettinen & Punamäki, 1999, p. 8)

19En somme, les fondements partagés dans cette partie motivent l’exploration de la théorie de l’activité en tant que cadre pour l’analyse de données situées en design.

3.1 La théorie de l’activité comme cadre d’analyse de données de recherche en design

20Sur la base de nos lectures théoriques et de nos intuitions comme chercheures, nous avons voulu explorer le potentiel de la théorie de l’activité comme cadre d’analyse pour des données de recherche collectées lors de l’observation d’un projet de conception. Le projet était développé par une équipe de quatre récents diplômés de diverses disciplines, incluant un designer industriel. Cette recherche exploratoire était motivée par une question de recherche : à savoir si la théorie de l’activité pouvait contribuer à l’analyse des activités de conception. La recherche visait à comprendre les interactions et la dynamique de l’équipe pour cadrer le projet et développer une solution (Zahedi, Tessier & Hawey, 2017).

21Le codage rigoureux des transcriptions, basé sur les composantes de la théorie de l’activité, a permis d’observer le processus de projet et de comprendre comment les composantes étaient mobilisées par chaque membre de l’équipe. Ce cadre d’analyse nous a permis d’identifier, entre autres, les tensions principales de l’activité étudiée (dans le sens de contradiction) et le processus itératif de la génération d’idées. De plus, nous sommes arrivés à identifier et à coder la démarche qui a mené l’équipe à développer une compréhension commune du projet et à définir progressivement le problème posé et les objectifs. Cette exploration a confirmé la valeur de la théorie de l’activité pour enrichir la compréhension du processus de conception.

22Une attention particulière offerte à la méthodologie de recherche nous a donné l’opportunité d’analyser les données transcrites d’autres études de cas avec plus de granularité. Alors que nous nous étions d’abord positionnés comme chercheur « neutre » (sans considération de notre bagage en design) lors de la première exploration, les tentatives suivantes nous ont placés dans des positions plus actives grâce à des interventions formatives entre les chercheurs et les participants. Ainsi, nos intérêts ont évolué de concert avec notre compréhension de la théorie et sa pertinence pour le design.

23À travers nos recherches, plusieurs éléments ont fait en sorte que la théorie de l’activité a trouvé une place particulière. Notamment, grâce aux éléments et interrelations qui constituent le modèle théorique, à ses qualités systémiques et à la considération des interactions et des tensions. Elle s’est révélée particulièrement appropriée pour comprendre l’évolution des équipes qui interviennent dans un projet de design (Zahedi, Tessier & Hawey, 2017 ; Zahedi & Tessier, 2018 ; Tessier & Zahedi, 2021). Ce cadre nous a permis d’identifier, entre autres, les interactions, les tensions et les négociations qui contribuent à la construction d’une compréhension commune lors des projets de design collaboratif. Nous avons ensuite poussé plus loin notre exploration proposant une interprétation du modèle adapté à la pratique du design. Comme nous le verrons dans la prochaine section, cette adaptation du modèle a dirigé notre attention vers l’optimisation de la collecte et de l’analyse de données, offrant au designer-chercheur un positionnement particulier dans le processus de recherche en plus de permettre la saisie des informations importantes et de les organiser de façon visuelle.

4. L’émergence de la théorie de l’activité pour le design

24Désirant pousser plus loin notre réflexion et, éventuellement, élaborer une approche méthodologique innovante basée sur la théorie de l’activité, nous avons vérifié la fiabilité de notre approche en procédant à d’autres analyses d’études de cas dont les données avaient été collectées au début du présent projet de recherche. Ainsi, nous avons construit cette réflexion sur le concept « designerly ways of knowing » de Nigel Cross (2001, 2006) qui vise à proposer un cadre ontologique pour comprendre et interpréter les spécificités des activités du designer.

25À la suite de plusieurs séquences de codage de données, le besoin de fragmenter les composantes du modèle afin d’arriver à une analyse plus spécifique s’est fait sentir. En premier lieu, nous avons remarqué que la composante « outils » utilisée comme code devait être identifiée aussi bien pour référer à l’usage d’un instrument physique (comme un crayon) que pour référer à une anecdote ou une connaissance. À travers nos lectures, nous avions identifié que Vygotsky avait préalablement discuté d’une distinction existante entre les outils physiques (instruments) et les outils de pensée (signes). En deuxième lieu, la composante « règles » était utilisée pour identifier les situations sur les critères imposés et sur les choix ou décisions prises au sein de l’équipe. Ce constat nous a donc encouragé à proposer une seconde division des composantes pour plus de précision dans le codage (que nous développerons dans la prochaine section).

26En poursuivant notre réflexion sur l’émergence des nouvelles composantes et sur la précision du codage, plusieurs lectures des études de cas ont permis de porter un nouveau regard sur les données de recherche en se questionnant sur la spécificité de chaque composante du modèle de la théorie de l’activité. Finalement, le modèle pourrait faire l’objet d’une adaptation spécifique au design en permettant une analyse plus adaptée. À travers ce travail, nous sommes arrivés à proposer une fragmentation de toutes les composantes du modèle pour l’étude des activités du design. Les nouvelles composantes, que nous présenterons dans la prochaine section sont : sujet collectif, objet en contexte, signes, critères de design, communauté projetée et approche partagée (Zahedi & Tessier 2018 ; Tessier & Zahedi 2021).

4.1 Regard sur les composantes de la théorie de l’activité pour le design

27Ce processus nous a mené à l’ajout une dimension périphérique spécifique aux projets de conception. Alors que toutes les composantes peuvent être présentes simultanément dans une situation, certaines peuvent occuper une place plus importante que d’autres. Les contradictions peuvent survenir entre l’ensemble des composantes du modèle adapté pour le design, indépendamment si elles sont d’une dimension ou d’une autre. La Figure 2 montre le modèle adapté de la théorie de l’activité pour le design (Zahedi & Tessier, 2018). Ce modèle est une expansion du modèle de Engeström (Fig. 1 – à droite). Le schéma triangulaire au centre est donc une partie intégrante du modèle ; en d’autres mots, le triangle externe ne peut pas exister seul.

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Figure 2 – Le modèle de la théorie de l’activité pour le design (Zahedi & Tessier)

28Le Tableau 1 qui suit présente chaque composante du modèle accompagnée d’un descriptif et d’un exemple pour chacun. La colonne de gauche se concentre sur les composantes initiales de la théorie, basées sur Vygoysky (1978) et Engeström (1987). La colonne de droite partage plutôt des explications sur la deuxième dimension du modèle adapté à l’activité de conception.

Composantes initiales de la théorie de l’activité

Composantes additionnelles de la théorie de l’activité pour le design

Sujet : un individu, ou une équipe, engagé(e) dans une activité. Le sujet est central à l’activité étudiée

Ex. : le designer, ou l’équipe de design

Sujet collectif : une équipe ayant ou travaillant sur un modèle mental co-construit pour le projet

Ex. : lorsque les membres d’une équipe de projet forment leur accord sur la vision du projet

Objet : un objectif (individuel ou collectif) vers lequel tendent les activités

Ex. : l’intention ou la projection envisagée pour le projet

Objet en contexte : efforts vers une compréhension collective de l’objet sur la base des circonstances dans lesquelles il s’insère

Ex. : imaginer l’usager employant un dispositif ou un mécanisme dans diverses situations

Résultat : est le fruit du développement des actions du sujet propre au système d’activité

Ex. : le design d’un produit, un service ou un système

Outils : des éléments qui assistent dans la réalisation d’opérations ou d’actions

Ex. : un crayon pour dessiner, une liste pour organiser, une maquette pour valider

Signes : les interprétations cognitives du sujet (ou du sujet collectif) pour assister dans l’organisation et le partage des pensées sur l’objet et l’objet en contexte

Ex. : une anecdote, des connaissances, une hiérarchisation des idées

Règles : des normes, lois ou contraintes existantes dans le contexte global du projet

Ex. : des standards ergonomiques, des lois sur les matières utilisées, une contrainte imposée par l’entreprise

Critères de design : des contraintes émergentes du projet, servant à émettre une décision ou un choix

Ex. : une décision prise sur l’ajout d’une fonctionnalité, le choix d’un certain matériau

Communauté : exprime tous les humains liés au projet et les informations (connaissances, statistiques, faits, etc.) vérifiées pour le projet

Ex. : les usagers potentiels et les parties prenantes touchées par le projet ainsi que les données disponibles sur leurs rôles, habitudes, comportements

Communauté projetée : représente les personnes, usagers ou groupes sur lesquels le projet planifie une incidence de près ou de loin (personas et scénarios d’usage potentiels)

Ex. : projeter un scénario d’utilisation d’un mécanisme par un public spécifique

Division du travail : exprime la répartition des tâches selon les expertises 

Ex. : un coéquipier fait une maquette tandis qu’un autre travaille sur un détail particulier

Approche partagée : exprime l’entente du sujet collectif vers une vision commune du processus et de la dynamique du projet

Ex. : établir une séquence d’actions, être en accord sur un processus

Tableau 1 – Description des composantes de la théorie de l’activité pour le design

5. Comment le modèle peut-il structurer la collecte de données ?

29Il existe un écart important entre la recherche en design et sa pratique professionnelle. Pour assurer la valeur et la pertinence de la recherche et de ses retombées, des échanges entre les champs de connaissances scientifiques et pratiques sont nécessaires. Une façon intéressante de réduire cet écart est d’impliquer les praticiens dans le processus de recherche (Ponn, 2016). En nous appuyant sur cette prémisse, sur la recherche-projet et sur nos expériences antérieures en tant que praticiens, nous avons mis à l’épreuve le modèle de la théorie de l’activité adapté pour le design sous forme de gabarit guidant la collecte de données à plusieurs reprises par des praticiens novices agissant comme designer-chercheurs.

30Le gabarit a comme objectif de structurer la collecte de données empiriques de concert avec le processus de projet de design. Le gabarit doit être complété en simultané avec la réalisation du projet. De cette façon, le designer-chercheur adopte une posture réflexive dans l’action et suite à l’action (réflexion-sur-l’action). Le participant ou l’équipe (en tant que sujet ou sujet collectif) tente alors de décortiquer ses propres actions qui guident et influencent la construction de l’objet.

31Le gabarit est organisé sur une seule page où le modèle est illustré avec des espaces pour décrire chaque composante du modèle (Figure 3, à droite). Ainsi, le designer-chercheur peut spécifier quelles composantes du système sont mobilisées lors de chaque activité décrite. De plus, les liens et les tensions entre les composantes peuvent être décrits pour un niveau de détails supérieur. Finalement, l’entête du gabarit spécifie des informations factuelles (nom du participant, date, numéro du modèle, etc.) en plus d’ajouter quelques précisions sur le contexte ou les particularités de l’activité décrite. Au fil des utilisations du gabarit, nous avons intégré un espace pour la « question » qui guide une entrée spécifique. Préciser la question semble avoir permis aux participants de synthétiser le sous-objectif à accomplir pour le projet avec les actions décrites dans une entrée du gabarit. Le gabarit est accompagné d’un aide-mémoire qui présente les définitions des composantes du modèle (Figure 3, à gauche). Les informations partagées dans l’aide-mémoire sont similaires à celles fournies dans le Tableau 1.

5.1 Synthèse de la mise à l’essai du gabarit

32Au fil des ans, cinq groupes d’étudiants finissants en design ont participé à la mise à l’essai du gabarit lors de projets de design d’une durée de plusieurs semaines (6 semaines et plus).

33Afin d’assurer le bon usage du gabarit, tous les participants reçoivent une formation sur le projet de recherche et le modèle. Les participants utilisent le gabarit à chaque séance de travail afin de noter les détails du travail individuel ou collaboratif qui est réalisé. Ils précisent ainsi quelles composantes du modèle sont sollicitées et dans quel but, quelles composantes sont en contradiction, quelles sont leurs interrogations, attentes ou inquiétudes, comment la visée du projet évolue, etc. Lorsqu’il ne leur semble pas possible de structurer leurs intentions dans le modèle, l’espace ligné au bas de la page peut être utilisé afin d’expliquer des informations complémentaires. De cette façon, l’ensemble des pages réalisées par les participants d’un projet informent sur le cheminement des participants dans leurs efforts pour comprendre la complexité de leur problème, progresser dans le cadrage du projet et la recherche de solutions.

34Le premier essai a été réalisé dans le cadre d’un stage de 30 jours en entreprise où deux étudiants collaboraient sur un même projet (Tessier & Zahedi, 2021). En tout, ils ont pris 35 pages de notes chacun en utilisant le gabarit après chaque séance de travail. À la fin du stage, ils ont été invités à analyser et à interpréter les données qu’ils avaient collectées. Parallèlement, l’équipe de recherche a proposé sa propre analyse des gabarits. Cette première mise à l’essai a permis de confirmer ce qui était compris de la théorie et du modèle chez les participants. Les participants étaient parfois hésitants à placer les informations dans le modèle, puisqu’ils n’étaient pas confiants de leur compréhension. Un accompagnement plus serré des chercheurs a alors été proposé pour assurer leur compréhension adéquate. Nous avons ensuite intégré l’aide-mémoire au verso du gabarit afin que les participants puissent toujours compter sur cette ressource.

35Le deuxième essai a été réalisé par une équipe de deux étudiantes, dont une avait déjà participé à l’étude dans le cadre de son stage (Zahedi & Tessier, 2022b). Elles étaient inscrites à leur atelier de projet final qu’elles réalisaient en équipe sur une période de 15 semaines à raison de deux jours par semaine. Pendant les 9 premières semaines du projet, les étudiantes ont complété des gabarits individuellement (119 au total). Elles ont ensuite décidé de réfléchir conjointement sur un même gabarit une fois par semaine afin de synthétiser leur expérience commune (22 de plus). Selon les participantes, le remplissage individuel des gabarits avait une portée limitée qui était enrichie de beaucoup lorsqu’elles échangeaient et discutaient sur leurs expériences.

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Figure 3 – L’aide-mémoire et le gabarit de collecte de données

36Le troisième essai porte sur les projets réalisés par deux étudiants stagiaires travaillant en industrie (projets distincts avec un même chef de projet). 59 gabarits sont réalisés et sont en cours d’analyse (41 par un participant et 18 par l’autre). Une première lecture des données nous permet de constater les multiples interactions du sujet avec les règles et les critères de design pour le cadrage du projet. Nous explorerons prochainement ces interactions afin de mieux comprendre les contradictions sous-jacentes. Finalement, une autre mise en œuvre est toujours en cours avec deux équipes de deux étudiants en fin d’études qui collaborent sur un projet.

37Les travaux passés et en cours ayant porté sur l’impact du gabarit dans la recherche-projet nous permettent de constater que le modèle offre un cadre structurant pour la collecte de données. Le gabarit permet d’organiser les détails collectés sur les événements vécus. Le modèle de la théorie de l’activité adapté pour le design guide le designer-chercheur dans son questionnement sur les liens entre les composantes tout en développant sa pensée dans l’action et sur l’action.

6. Discussion

38Nardi (1996) a expliqué comment la théorie, en étant orientée vers l’objet, se concentre sur l’étude de la pratique. De plus, selon Tan (2010), la théorie de l’activité est appropriée pour la recherche en design puisqu’elle favorise l’objectification en combinant les interprétations internes du sujet aux analyses externes de la recherche. Kuutti décrit la théorie de l’activité comme suit :

« A philosophical and cross-disciplinary framework for studying different forms of human practices and development processes, with both individual and social levels interlinked at the same time. » (Kuutti, 1996, p. 25)

39Comme nous avons pu le voir au début de cet article, la théorie de l’activité s’intéresse de façon globale aux problèmes sociaux. Son cadre flexible permet d’étudier les activités humaines en tenant compte des éléments contextuels grâce aux composantes règles, communauté et division du travail. Notre adaptation du modèle propose plus de précision au niveau de l’interprétation sociale de l’activité en ajoutant les composantes critères de design, communauté projetée et approche partagée. La pertinence et la valeur de la théorie de l’activité pour accompagner et pour étudier les projets de conception ont été démontrées par différents chercheurs (ex. : Maffei & Sangiorgi, 2003 ; Tan, 2010). Cette théorie peut être mobilisée pour mieux saisir les problèmes pratiques tout en guidant les intervenants dans les actions à prendre pour encourager des changements réels dans la communauté. Les principes fondamentaux de la théorie de l’activité sont cohérents avec les caractéristiques du processus de projet orienté vers l’amélioration d’un objet plus ou moins tangible (artefact, service, espace, etc.). Cette visée améliorative est réalisée par l’étude historique et sociale d’un contexte d’implantation ou d’usage en sollicitant des approches centrées sur l’humain qui visent l’innovation.

40Les nombreux parallèles possibles entre la pratique du design et le cadre de la théorie de l’activité nous ont encouragés à développer une version adaptée à la réalité de la discipline (Zahedi, Tessier & Heaton, 2018). Rajoutons également que la théorie de l’activité comme les projets de conception recherchent une vision systémique pour les situations étudiées puisque l’on vise à considérer tous les éléments actifs d’une activité (individuel, collectif, communautaire, sociétal, matériel et immatériel ; Tessier, 2021).

41L’adaptation de la théorie aux particularités des projets de design nous a motivé à opérationnaliser le modèle pour la recherche-projet. L’usage du modèle adapté pour le design nous semble convenir non seulement pour recueillir et transmettre des connaissances sur le processus de conception, mais également pour contribuer à l’enseignement du design. Nous croyons que le modèle et sa traduction dans le gabarit deviennent des outils réflexifs qui peuvent supporter l’approfondissement de la pensée des étudiants sur leur cheminement, défis et projet. Le gabarit devient un outil qui structure la réflexion-sur-l’action en accompagnant les étudiants dans leur projet. À l’inverse de notes prises sur le vif qui ne seraient ni organisées ni ciblées, le gabarit suggère des éléments d’informations qui sont pertinents pour comprendre une situation complexe. Le fait de compléter le gabarit à travers un processus de projet encourage l’adoption d’une vision en système pour le projet et pour la recherche. Par ailleurs, les bénéfices de la recherche-projet sont discutés en éducation. L’apprenant peut se approches en tant que designer-chercheur afin de réfléchir à ses apprentissages en même temps que sur le processus qui l’amène à évoluer dans le projet. Par exemple, réfléchir sur le processus vécu, les outils utilisés, les éléments qui ont facilité la collaboration ou qui ont rendu le travail difficile (Kleinsmann, Valkenburg, & Buijs, 2007). Des approches flexibles et innovantes, comme proposé par le gabarit, semblent aider à mieux comprendre ces situations uniques, les structurer et les traiter.

42Le processus de recherche-projet contribue à la meilleure compréhension des étapes de cadrage du projet en incitant les participants à s’intéresser aux détails et étapes de leur processus. La mise en relation des éléments du modèle motive la progression des participants à travers la zone proximale de développement (ZPD) en approfondissant leurs connaissances et aptitudes. La ZPD est un concept de Vygotsky qui distingue ce qu’un individu peut faire par lui-même, ce qu’il peut faire avec l’aide d’un pair et ce qu’il n’est pas en mesure de faire. Appliqué en premier lieu avec le développement des enfants, la ZPD est mise en action grâce à un pair plus compétent ou par un adulte. Toutefois, nous proposons qu’au niveau universitaire un outil comme le gabarit peut également servir d’accompagnement structurant pour le développement de l’autonomie et de la réflexivité des apprenants. Une fois introduits au fonctionnement et à l’utilisation du modèle-gabarit, les étudiants profitent d’une structure pour développer la réflexion-sur-l’action, qui viendra encourager une meilleure compréhension des éléments du projet ainsi que solliciter leur réflexion-dans-l’action au fil de la collecte de données. Ultimement, nous souhaitons que la progression des apprenants vers leur autonomie d’apprentissage les sensibilise à l’importance des compétences collaboratives, analytiques et réflexives.

7. Conclusion et recherches à venir 

43En terminant, nous continuons d’approfondir nos efforts de recherche dans le but d’optimiser l’impact que peut avoir l’approche proposée sur l’apprentissage en design. De nouvelles expériences sont en cours avec des étudiants de maîtrise qui ont choisi de travailler avec le modèle comme un outil pour développer une compréhension commune et pour comprendre l’aspect systémique de leur projet d’étude. Les prochains objectifs de nos recherches nous permettront de tendre vers des protocoles plus raffinés afin que le modèle devienne un support à l’apprentissage et au développement de la pensée. Nous espérons que les explorations que nous continuons de faire avec la théorie de l’activité nous permettrons de proposer un cadre encore plus structurant pour les recherches en design. Notre positionnement vis-à-vis de cette perspective théorique se veut constructive dans le sens où le design peut gagner à profiter de ce qui a déjà été fait en sciences sociales pour bénéficier ses propres besoins.

44Enfin, la théorie de l’activité contribue à d’autres disciplines professionnalisantes, par exemple l’éducation et les soins infirmiers. Nous souhaitons élargir nos recherches futures sur la contribution de la théorie combinée avec notre perspective systémique et réflexive influencée par la pensée de design sur ces disciplines.

8. Remerciements

45Nous tenons à remercier les étudiants qui, dans le rôle de designer-chercheur, ont participé rigoureusement à documenter leurs actions et ont partagé leurs réflexions. Le travail décrit ici a été soutenu par les fonds du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada, numéro 430-2019-01110.

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Pour citer cet article

Mithra Zahedi & Virginie Tessier, «Le modèle de la théorie de l’activité pour le design : un outil à explorer pour la recherche-projet », ModACT 2023 [En ligne], ModACT 2023, URL : https://popups.uliege.be/modact2023/index.php?id=57.

A propos de : Mithra Zahedi

Université de Montréal, Canada

mithra.zahedi@umontreal.ca

A propos de : Virginie Tessier

Université de Montréal, Canada