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- Vol. 46 - 2023
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Paroles d'experte - Enjeux de mémoire autour des expressions culturelles et artistiques : écrire l’histoire des artistes belgo-marocains
Résumé
Les recherches liées à la contribution des minorités ethniques sur la scène artistique en Belgique ne sont pas encore légion. Ceci pose la question des enjeux de mémoire et d’archivage des expressions culturelles et artistiques des minorités, et des Belgo-Marocains en particulier. En effet, celles-ci nous permettent de comprendre les enjeux d’un contexte, car les artistes sont des caisses de résonnance des dynamiques sociales, culturelles et politiques en cours. Cet article présente un double objectif. D’une part, il a pour objet d’identifier les sources permettant de pallier cette méconnaissance de cette partie de l’histoire migratoire des Belgo-Marocains dans la littérature. D’autre part, l’idée est de partager les difficultés liées à l’archivage de ces expressions culturelles et artistiques ainsi que les alternatives méthodologiques mises en place pour retracer cette histoire, dans le contexte belge francophone en particulier.
Abstract
Research related to the contribution of ethnic minorities to the artistic scene in Belgium is not yet well documented. This brings up the issue of memory and archiving of cultural and artistic expressions of minorities, and of Belgo-Moroccans in particular. Indeed, these expressions allow us to understand the challenges of a context, as artists are the resonance boxes of the social, cultural, and political dynamics in progress. This article has a double objective. On the one hand, it aims to identify sources that can help to overcome the lack of knowledge of this part of the migratory history of the Belgo-Moroccans in the literature. On the other hand, the idea is to share the difficulties related to the archiving of these cultural and artistic expressions as well as the methodological alternatives put in place to trace this history, in the French-speaking Belgian context.
Inhoudstafel
1. Introduction
1Les recherches liées à la contribution des minorités ethniques sur la scène artistique en Belgique ne sont pas encore légion. Peu d’ouvrages ou d’articles traitent de la contribution artistique des personnes issues de l’immigration. Dans le cadre de ma recherche doctorale consacrée aux Belgo-Marocains, ce constat se confirme dans la revue de la littérature. En effet, l’un des premiers ouvrages traitant de cette communauté (Gaudier, Hermans, 1991) ne dit absolument rien de leurs expressions artistiques. Il en est de même pour l’ouvrage phare sur la présence marocaine en Belgique présentant l’état des lieux de cette communauté à l’occasion de l’anniversaire des quarante ans des accords bilatéraux entre la Belgique et le Maroc (Ouali, 2004). En effet, cet ouvrage de référence sur les trajectoires et dynamiques migratoires de l’immigration marocaine de Belgique n’aborde pas la contribution artistique des Marocains malgré un foisonnement culturel assez important, et ce, dès les années septante. Ceci pose la question des enjeux de mémoire et d’archivage des expressions culturelles et artistiques des minorités, et des Belgo-Marocains en particulier.
2À l’exception de quelques articles de vulgarisation, il n’y a pas encore de véritables travaux approfondis publiés sur les artistes issus des minorités ethniques en Belgique. Pourtant cet aspect culturel revêt une importance majeure pour la sociologie de l’immigration et de l’intégration, que ce soit en termes de changements sociaux, de transformations identitaires, mais aussi de revendications politiques. Il est paradoxal de trouver si peu d’ouvrages ou d’articles qui traitent de la contribution artistique des minorités ethniques en Belgique alors qu’elle est bien présente sur la scène culturelle belge. Comment expliquer cette absence de données et d’analyses ? Et en particulier sur les productions artistiques des jeunes issus de l’immigration ?
3De nombreux travaux ont montré la difficulté, en termes identitaires, pour ces jeunes belgo-marocains de grandir dans une double culture (De Villers, 2005), dans un contexte de crise sociale et économique où leurs spécificités culturelles ne sont pas reconnues par les institutions publiques, telles que l’école ou les centres culturels par exemple. Mais il n’existe rien de spécifique aux productions artistiques des minorités issues de l’immigration, et encore moins issues de l’immigration marocaine. Ceci pourrait partiellement s’expliquer par l’absence de visibilité de l’engagement artistique des minorités dans l’espace public, mais aussi de leur reconnaissance par les politiques publiques. Alors qu’en France, on s’est assez tôt intéressé aux différentes formes d’expression culturelle et artistique des personnes issues de l’immigration maghrébine (El Yazami, 2009).
4Face à cette absence de données dans la littérature, cet article a un double objectif. D’une part, il a pour objet d’identifier les sources permettant de pallier cette méconnaissance de cette partie de l’histoire migratoire des Belgo-Marocains dans la littérature. D’autre part, l’idée est de partager les difficultés liées à l’archivage de ces expressions culturelles et artistiques ainsi que les alternatives méthodologiques mises en place pour retracer cette histoire, dans le contexte belge francophone en particulier1.
2. Récolte des données
5Pour comprendre l’héritage culturel transmis par les premières générations issues de l’immigration marocaine, j’ai été confrontée à l’absence d’archives (et en particulier de traces écrites et audiovisuelles). Et ce, malgré la profusion des productions artistiques qui a accompagné la première vague de migrants et leurs enfants. Les quelques affiches et les tracts des évènements culturels sont éparpillés dans des greniers alors que d’autres ont disparu. L’absence d’espaces de mémoire qui centralise ces documents, mais aussi l’absence de conscientisation de l’enjeu collectif de la valeur de ces archives qui sont gardées, voire jetées par les pionniers de l’immigration, ont constitué un véritable obstacle dans la récolte des données. Il a fallu faire preuve de créativité pour aller au-delà des lieux où l’on trouve les sources traditionnelles. Plusieurs techniques de collecte de données ont donc été organisées pour retrouver les traces de ces premières productions artistiques. D’une part, il fallait identifier les premiers comédiens et musiciens issus de la communauté marocaine pour les interviewer. C’est souvent dans la sphère associative que ces artistes ont démarré leur engagement. De fil en aiguille, avec la collaboration des premiers acteurs associatifs engagés au sein de la communauté marocaine, j’ai pu rencontrer une série d’artistes qui sont aujourd’hui inconnus du grand public alors qu’ils avaient rencontré un franc succès et étaient largement connus et reconnus dans les années 1970 et 1980. À côté de ces entretiens avec les artistes, j’ai également interviewé des militants associatifs de la première génération pour avoir leur regard sur l’évolution de ces productions culturelles. Ces entretiens ont permis de saisir les évolutions opérées au sein de la construction identitaire de la communauté marocaine et d’identifier les différentes phases marquant des changements culturels significatifs.
6D’autre part, j’ai consulté tous les anciens numéros de la revue « Tribune Immigrée » (Nouvelle Tribune) de 1993 à 2004 (soit onze années observées) ainsi que ceux de l’« Agenda Interculturel » publiées durant dix ans, entre novembre 1982 (no 11) et octobre 1992 (no 107) par le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle (anciennement Centre Socio-Culturel des Immigrés de Bruxelles). Ces archives, publiées sous forme d’articles, témoignent de la dynamique artistique durant les trois décennies2 (des années 1970 à 2000). L’examen de l’agenda des évènements culturels de cette époque a également permis d’inventorier une série d’artistes qui a contribué à façonner les premiers jalons de la scène culturelle au sein de la communauté marocaine de Belgique. En effet, dans ces revues, il était intéressant de répertorier les annonces d’activités artistiques qui étaient des indicateurs permettant d’identifier les artistes, mais aussi les thématiques abordées durant ces performances culturelles.
7Ces archives permettent d’utiliser des sources primaires c’est-à-dire des interviews qui ont été données dans les années 1980 et 1990 qui contiennent de précieuses informations qu’on retrouve dans les revues précitées. Elles sont ne sont pas légion, mais elles sont riches en information.
8Dans une perspective plus historique, il aurait été utile de développer une véritable recherche plus systématisée et plus fouillée des archives iconographiques et audiovisuelles afin de retrouver les cassettes VHS et audio, les photos, les affiches ainsi que les disques 33 tours pour réhabiliter cette mémoire encore trop méconnue. J’ai par exemple reçu le premier disque produit par un groupe d’artistes belgo-marocains commercialisé dans les années 1970 dont la couverture, le visuel et les textes qui y figuraient donnaient des éléments pertinents sur le rapport à leur identité, mais aussi au politique. En mobilisant d’autres techniques de récoltes de données, notamment à travers la méthode du « snowball effect », j’ai pu recueillir les témoignages des principaux pionniers en matière d’expression artistiques au sein des Belgo-Marocains. Ainsi, chaque artiste m’oriente lui-même directement vers d’autres artistes qui ont joué un rôle clé dans les années 1960 aux années 1980. Grâce à leur capital confiance, il a été possible de retrouver les traces d’acteurs qui sont aujourd’hui complètement méconnus du grand public et qui n’avaient jamais été documentés alors que leurs témoignages révélaient de précieuses données sur cette histoire migratoire.
3. Histoire et trajectoires des expressions culturelles et artistiques des Belgo-Marocains (1964 à aujourd’hui)
9Cette section a pour objectif de contextualiser historiquement les productions artistiques pour mieux comprendre les évolutions des dynamiques culturelles des Belgo-Marocains, tout en tenant compte des défis de retracer une histoire qui a été assez peu documentée. Au-delà de l’approche descriptive des premiers artistes d’origine marocaine, l’histoire des productions artistiques nous révèle avant tout les évolutions culturelles et identitaires des immigrés et de leurs descendants.
10La sociologie culturelle des premiers migrants – qui date officiellement de 1964 avec l’accord bilatéral entre la Belgique et le Maroc (Frennet-De Keyser, 2003) – était orientée vers le pays d’origine, que ce soit par l’écoute des musiques du pays ou des productions théâtrales et musicales qui évoquaient constamment l’expérience de l’exil et la nostalgie du pays natal. Pour cette période, il a été difficile de trouver des archives sur les pratiques artistiques des premières générations de l’immigration, mais leurs témoignages, tirés de certains entretiens, indiquent qu’il s’agissait plutôt d’une expression culturelle orientée vers le pays d’origine où les codes culturels et valeurs traditionnelles étaient préservés. Les chants de l’immigration portaient sur des thématiques liées à la solitude, l’amour, la nostalgie ou encore sur le mythe de l’eldorado européen. Le quotidien des foyers était plutôt accompagné des sonorités de Oum Kalthoum3 ou de Nass El Ghiwan4 plutôt que de celles des Beatles ou de Claude François. Ce n’est que plus tard, avec les secondes générations, vers la fin des années 1970, que nous assistions à des productions artistiques qui questionneront l’identité d’ici et d’ailleurs, le racisme, mais aussi les discriminations.
3.1. De l’accord bilatéral avec le Maroc à l’arrêt officiel de l’immigration en Belgique (1964 – 1974)
11L’arrivée massive des travailleurs n’a pas débuté dès la signature de la convention belgo-marocaine du 17 février 1964 relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique (Frennet-De Keyser, 2011). Leur présence était bien plus ancienne, mais c’est seulement au début des années 1970, qu’on assiste à de véritables vagues migratoires de personnes venues du Maroc. La plupart des immigrés marocains venaient de milieux ruraux pour travailler comme ouvriers, mais il y avait aussi une poignée d’étudiants militants et politisés qui venaient en Belgique pour fuir l’oppression du régime marocain (Bentaleb, 2007).
12Durant cette première phase de l’immigration, les travailleurs marocains se trouvaient dans une position de transition qui les conduisait à ne pas développer de véritables activités culturelles et cultuelles. Comme si l’identité culturelle de ces individus était mise entre parenthèses le temps de l’adaptation au pays d’accueil. D’ailleurs la convention bilatérale ne faisait aucune mention à cette dimension culturelle, mais était surtout orientée vers des considérations strictement économiques. Cette situation pourrait expliquer l’absence de sources et de traces d’expressions culturelles et artistiques. Cependant, les récits issus de nos entretiens témoignent d’ambiances festives bien qu’elles soient plutôt rares, car les familles n’étaient pas toujours complètement réunies et les célébrations autour des mariages ou des naissances n’étaient pas encore largement de mise à cette période.
13Il est donc difficile d’avoir des illustrations plus concrètes de ce rapport à l’identité culturelle, car les traces écrites sont peu nombreuses et il est difficile d’identifier les acteurs de cette toute première génération de travailleurs marocains. Il faut attendre la moitié des années 1970 pour identifier les premières productions artistiques.
3.2. Les premières productions théâtrales et musicales (1974-1984)
Un contexte difficile et politisé
14Le contexte de la fin des années 1970 et du début des années 1980 était caractérisé par une mobilisation forte pour la règlementation du séjour des travailleurs, la lutte contre le racisme et l’obtention du droit de vote (Mauzé, Vertongen, 2017). L’année 1974 marque aussi l’arrêt officiel de l’immigration (Khoojinian, 2019).
15Le racisme était principalement marqué dans des communes bruxelloises comme Schaerbeek qui a vu naitre une politique clairement anti-immigrée, sous le maïorat de Roger Nols (1970-1989). Ce dernier avait développé une politique ouvertement xénophobe et populiste allant jusqu’à refuser l’inscription des étrangers dans sa commune, à supprimer les cours de religion musulmane dans les écoles communales ou à inviter Jean-Marie Le Pen dans sa commune (de Winter, 1988). C’est dans ce contexte que sont nées les premières revendications politiques, non pas pour le pays d’origine, le Maroc, mais pour lutter contre les stigmatisations et contre les discriminations en Belgique.
16À cette même période, on assiste à la création des premières productions musicales et théâtrales et ce n’est certainement pas une coïncidence si ces pratiques ont émergé dans la commune de Schaerbeek. À travers l’identification d’acteurs associatifs ayant joué un rôle clé durant cette période, des ouvrages et des articles faisant référence à des noms d’artistes ont pu être répertoriés pour organiser des entretiens permettant de retracer l’historique des productions culturelles et artistiques.
Le rôle de l’associatif dans l’émergence des premières productions culturelles : le cas du Regroupement Démocratique Marocain (RDM)
17Même s’il existait une association sportive (l’Union Sportive Maghrébine) et de solidarité (le Fonds de Solidarité Maghrébine), la particularité et l’intérêt du « Regroupement Démocratique Marocain » (RDM) est qu’il constituait l’une des premières associations regroupant des Marocains, avec une vocation politique, sociale, mais aussi culturelle (Bentaleb, 2007). Créée en 1974, cette association a été active jusqu’en 1983. Ses activités étaient principalement orientées vers les domaines éducatif, politique et culturel. Elles ont été documentées dans les revues précitées (« Tribune Immigrée » ou « Agenda Interculturel »).
18À côté du RDM, il y a d’autres associations plutôt proches de l’ambassade et des consulats marocains actives durant cette période, telles que l’« Amicale des Travailleurs » et l’« Association des Commerçants marocains en Belgique » (ATCB). Au niveau artistique, je n’ai pas identifié de traces d’activités culturelles développées par ces associations dans les archives que j’ai pu consulter. Aussi, il n’a pas été possible d’accéder aux archives des instances diplomatiques marocaines en Belgique. Le focus a donc été mis sur les productions artistiques qui gravitaient autour du « Regroupement Démocratique Marocain », car il y avait plus de sources orales et écrites, ce qui ne veut pas dire que ce n’était que celles-ci qui existaient dans le paysage culturel belgo-marocain.
Les premières associations des jeunes Marocains de seconde génération
19Comme le mentionne Bentaleb (2007), le décalage entre la première et la seconde génération issue de l’immigration marocaine est de plus en plus important, notamment à la fin des années 1970. Cette distance culturelle s’explique notamment par le fait que les militants de la première génération n’ont pas saisi les nouvelles réalités et les transformations identitaires et culturelles des jeunes issus de cette seconde génération. C’est aussi ce que révèlent nos entretiens avec ces anciens « jeunes » qui aujourd’hui, ont la cinquantaine. Les tensions ont commencé à apparaitre dès le milieu des années 1970, autour notamment des questions culturelles et identitaires.
20Deux collectifs de jeunes Belgo-Marocains font leur apparition sur la scène culturelle et vont jeter les premiers jalons de la production musicale et théâtrale des personnes issues de l’immigration marocaine : Les associations Ahl El Hijra (« les gens de l’exil » »5) et Hajitkoum (« je vous raconte »6) vont être créées dans la foulée de l’émergence des associations de jeunes de la seconde génération, vers le milieu des années 1970.
21C’est dans ce cadre, que se développent les premières véritables productions artistiques des jeunes d’origine marocaine.
Le cas de Ahl El Hijra
22Ahl El Hijra est la première association de jeunes Belgo-Marocains dont les activités sont principalement orientées autour du questionnement de l’identité culturelle. Il y a très peu d’écrits sur ce collectif qui a été véritablement pionnier en matière de productions artistiques au niveau théâtral et musical. Créé en 19757 par des jeunes à Schaerbeek (rue Gaucheret), le choix de la dénomination du collectif est révélateur de l’état d’esprit qui pouvait les animer. En effet, « Ahl El Hijra » veut dire en arabe « les gens de l’exil », ce qui peut sous-entendre l’affirmation d’une appartenance à un territoire qui n’est ni d’ici, ni d’ailleurs et qui s’inscrit dès lors dans un espace de l’entre-deux.
23Le collectif Ahl El Hijra est donc le premier groupe de musiciens marocains en Belgique. Il a autoproduit le premier album de musique. Avec des sonorités provenant directement du groupe mythique marocain Nass El Ghiwane8, les musiques du groupe Ahl El Hijra ont connu un véritable succès.
24Au niveau théâtral, l’association Ahl El Hijra va également être pionnière en créant en 1979, la première pièce théâtrale jouée par des personnes issues de l’immigration marocaine. Les thématiques abordées étaient liées à l’histoire contemporaine du Maroc : de la colonisation jusqu’à la période d’immigration des années 1960 et 1970. Le théâtre est déjà à cette époque utilisé comme un support d’expression politique et de questionnements sur l’identité et l’intégration dans le pays d’accueil, en Belgique. Ces performances théâtrales vont constituer une source historique en soi, car elles disent beaucoup sur le rapport à l’identité et à la politique, durant cette période.
Le cas de Hajitkoum
25Cette différence de vision a conduit à la scission du groupe, en 1979, avec la création d’une nouvelle association dénommée « Hajitkoum » qui veut dire « Je vous raconte », une autre façon de dire « Il était une fois » en langue arabe. La rupture s’est donc principalement basée sur un discours alternatif de l’identité qui sera plutôt orienté vers le pays d’accueil plutôt que vers le pays d’origine. Dans les archives tirées des revues comme « Tribune Immigré » ou « l’Agenda Interculturel », on présente le groupe Hajitkoum comme étant un « Groupe Immigré d’Action Culturelle ». Les locaux de l’association permettaient de produire des spectacles (théâtre et musique) ou des expositions, etc. (Cetinsoy, 1983).
26On trouve, dans les archives, la trace d’une pièce de théâtre créée par Hamadi, l’un des fondateurs de Hajitkoum, mais qui était auparavant actif à Ahl El Hijra, qui s’intitule « Une corde sanglante autour du silence », joué en février 1983. Ce collectif avait avant tout le souci de développer des activités d’expression à travers le théâtre, la musique et l’écriture ainsi qu’une formation socio-politique pour les Belgo-Marocains.
D’autres initiatives artistiques
27Il y a aussi eu un autre groupe musical qui n’a pas connu le même succès que Ahl El Hijra, mais qui a néanmoins eu un certain écho auprès de la jeunesse marocaine : Oulad El Oummal qui veut dire en arabe « les fils d’ouvriers ». Ce groupe a été créé dans le cadre des activités développées par le RDM pour faire connaitre le patrimoine musical marocain.
28Sur le plan cinématographique, à la fin de l’année 1984, le premier festival du film arabe est organisé au Botanique. Il s’agit de la première organisation d’un tel festival. À cette période, il ne s’agissait pas encore de la diffusion et de la promotion d’œuvres artistiques des immigrés, mais plutôt des productions cinématographiques en provenance des pays du monde arabo-musulman.
Une émission télévisée consacrée aux immigrés sur la chaine publique francophone (RTBF)
29En 1974, une émission culturelle Ileïkoum (« C’est à vous ») animée par Amina Khiti-Benachem adressée aux communautés immigrées arabophones est diffusée sur la première chaine publique francophone, la RTB. Ces émissions ont permis de faire connaitre les premiers groupes de musique et les premières troupes théâtrales de la communauté marocaine, telles que Ahl El Hijra ou Oulad El Oummal. Ensuite en 1991, Ileïkoum devient Sindbad, une émission avec une orientation plus généraliste dans la mesure où elle n’est plus consacrée aux seuls immigrés maghrébins, mais plus largement aux différentes communautés. Enfin en 2001, Sindbad devient 1001 cultures qui est diffusée jusqu’en 2007.
30Ces émissions ont constitué de précieuses archives pour documenter les premières expressions artistiques des Belgo-Marocains. En effet, on avait pour la première fois des données audiovisuelles qui permettaient d’illustrer ces performances artistiques, alors qu’auparavant, on ne pouvait retrouver que quelques rares photos de ces soirées culturelles, dans les revues comme « Tribune Immigrée » ou l’« Agenda Interculturel ». Par ailleurs, ces émissions ont permis de faire connaitre au grand public ces productions artistiques qui participaient dès lors à façonner l’identité culturelle des Belgo-Marocains.
3.3. Les questionnements autour de la double culture (1984-1994)
L’affirmation du sentiment d’appartenance à la citoyenneté belge
31L’année 1984 marque un tournant avec des changements législatifs importants qui ont un impact significatif dans la vie des Belgo-Marocains. En effet, dans le contexte de crise sur fond de chômage et de la montée du racisme, la loi Jean Gol est votée. Cette loi consiste à restreindre les regroupements familiaux, mais aussi à inciter les immigrés à retourner dans leur pays par le biais de primes de retour et à autoriser des communes à refuser l’inscription des étrangers sur le territoire (Van der Haegen, 1990). Mais, en contrepartie, la loi Gol va aussi simplifier l’acquisition de la nationalité belge pour les personnes issues de la deuxième génération.
32
Dès le milieu des années 1980, des associations importantes, issues de la communauté marocaine voient le jour, telles que « La Jeunesse Maghrébine » (1985), l’« Association des Jeunes Marocains de Belgique – AJM » (1984), à Molenbeek-Saint-Jean et l’association « Avicenne » (1988) à Anderlecht. La particularité de ces associations est qu’elles ont très tôt développé un discours axé sur l’appartenance citoyenne belge, en permettant à des jeunes de s’exprimer notamment à travers des ateliers d’expression artistique pour parler de leurs difficultés au quotidien telles que la discrimination à l’embauche, le racisme ou le chômage. Peu d’ouvrages retracent ces dynamiques associatives et encore moins avec un éclairage culturel et artistique, mais on trouve cependant des éléments qui permettent de retracer ces aspects qui sont de précieux indicateurs sur le rapport à l’ethnicité, qui évolue de plus en plus vers une affirmation citoyenne et un attachement plus grand vers la Belgique.
Une diversité des modes de productions artistiques
33De manière générale, la consultation des pages culturelles publiées dans l’« Agenda Interculturel » présente différentes initiatives (conférence, expositions, ateliers, projection de films, etc.) au niveau de l’interculturalité qui illustre une dynamique artistique très riche durant la décennie du milieu des années 1980 et des années 1990. D’autres évènements plus importants, rappelés dans plusieurs entretiens, furent organisés également comme le concert du célèbre groupe de musique Nass El Ghiwane (qui a inspiré les premières productions musicales de l’immigration) en novembre 1986 à l’auditoire Janson de l’Université Libre de Bruxelles, à la salle Droixhe à Liège et à la salle des fêtes d’Anvers. Cet évènement fut organisé par Jeunesse Maghrébine dans le cadre d’un festival culturel des musiques maghrébines.
34En littérature, les premiers romans font leur apparition avec Leila Houari (« Zeida de nulle part », 1985 ; « Quand tu verras la mer », 1988 ; « Et la ville, je t’en parle », 1995), et Ali Serghini (« La nuit par défaut », 1988) qui font figure de pionniers dans le domaine. Au niveau de l’art plastique, on rencontre les premières expositions d’artistes contemporains avec Moustafa Zoufri (1994), Lachmi Ghazaoui (1994), Abdelkader Nouar (1988), etc. Les premiers humoristes font également leur apparition. On pense notamment à Ben Hamidou qui a organisé son one man show aux Beaux-Arts en avril 1994.
35D’autres formes de productions artistiques vont notamment se développer à travers le Hip Hop dans les années 1980 et le début des années 1990. Les pionniers du Hip Hop en Belgique situent sa naissance en 1983, mais c’est au début des années 1990 que l’on trouve les premiers groupes phares du Hip Hop. On pense notamment à « RBC » ou « RAB » composé de jeunes d’origine marocaine. Le premier album de rap en Belgique a été lancé en 1990 par le groupe RBC.
36Comme il y a très peu d’archives (Lapiower, 1997), en interrogeant les anciens acteurs du terrain Hip Hop, on a découvert plus tard que cette discipline apparait encore plus tôt dans les quartiers populaires bruxellois, à travers le Break Dance dont Mohamed Azzafi est l’un des tout premiers danseurs Hip Hop. La traçabilité de ce mouvement culturel urbain mériterait une recherche qui soit entièrement dédiée à cette discipline artistique tant il y aurait à écrire sur le sujet. L’enjeu est tel que ces pionniers rencontrés tout au long de cette recherche exprimaient un réel besoin de reconnaissance de leur contribution à la culture belge et bruxelloise en particulier.
4. Conclusion
37Inscrire son objet de recherche dans une approche historique et descriptive est une démarche essentielle pour comprendre et saisir les expressions culturelles et artistiques des Belgo-Marocains. En effet, elles nous permettent de comprendre les enjeux d’un contexte, car les artistes sont des caisses de résonnance des dynamiques sociales, culturelles et politiques en cours.
38Cet article consacré à l’enjeu des archives de l’histoire migratoire portée par ces artistes n’a pas la prétention de faire l’anthologie des productions culturelles des Belgo-Marocains et celle-ci reste encore à être développée, notamment en procédant à une recherche plus systématique des archives qui sont éparpillées auprès des artistes. La littérature sur les Belgo-Marocains a permis de souligner l’absence de travaux approfondis sur leurs productions culturelles et artistiques. Il y avait donc tout un chantier à étudier, tout particulièrement au niveau historique. En effet, au-delà de la récolte de données, l’enjeu réside tout particulièrement dans l’identification et la classification des archives dans des espaces dédiés à cet archivage.
39À l’approche des commémorations des soixante ans de l’immigration marocaine en Belgique, il reste encore tout un travail de mémoire sur cette partie de l’histoire des Belgo-Marocains qui doit encore être écrite. Il est aussi urgent de créer un espace de mémoire qui pourrait centraliser les archives de celle qui est considérée depuis 2021 comme étant la première communauté d’origine étrangère en Belgique. Ces documents (affiches, support VHS ou cassettes, album, et autres) se trouvent éparpillés dans des caves ou greniers de particuliers, qui souvent finissent dans des dépotoirs.
40Il y a urgence, car celle-ci repose avant tout sur des souvenirs qui restent encore à écrire. Les pionniers artistes belgo-marocains sont en train de partir tout doucement, et avec elles une histoire culturelle importante à partager pour les nouvelles générations.
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Voetnoten
1 Cet article est tiré d’un chapitre consacré à l’histoire des artistes belgo-marocains rédigé dans le cadre de ma recherche doctorale intitulée « Culture, ethnicité et politique : les expressions culturelles et artistiques des Belgo-Marocains ».
2 Pour des données historiques plus complètes, il aurait également été utile retrouver les anciens numéros du « Journal du RDM » publié entre 1977 et 1981.
3 Oum Khalthoum est une chanteuse égyptienne (1898-1975) qui avait une renommée internationale. Elle était connue pour sa voix puissante et ses chants poétiques consacrés à l’amour et à la spiritualité, qui s’inscrivent dans le registre musical du Tarab (Tazdait, 2019).
4 Surnommé les Rollings Stones de l’Afrique, le groupe Nass El Ghiwan est un collectif musical marocain populaire des années 1970, catégorisé dans le champ musical ghiwani, un style particulier traditionnel dont le nom est tiré de leur groupe (Simour, 2016).
5 D’aucuns traduisent « Ahl El Hijra » par « ceux de l’immigration ».
6 Pour être plus précis, il s’agit d’une introduction formulée avant de commencer à raconter une histoire. La traduction peut aussi être « Je vous raconte, un conte ». Il s’agit un peu de l’équivalent en français de « Il était une fois ».
7 Sur la date de création de Ahl El Hijra, il y a une divergence entre l’hypothèse de Ouali (2004) pour qui l’association est créée en 1975 et celle de Frennet-De Keyser (2011) qui suggère la date de 1977.
8 Voir note de bas de page n°4.
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Over : Fatima Zibouh
Fatima Zibouh est docteure en sciences politiques et sociales. Diplômée en sciences politiques (ULB) et titulaire d’un Master spécialisé en Droits de l’Homme (UCL/Saint-Louis), elle a travaillé durant 10 ans comme chercheuse au CEDEM - Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations (ULg) et à l’Institut d’Études Européennes (ULB). Ses domaines de recherche sont principalement liés à la sociologie de l’ethnicité, à la participation politique des personnes d’origine étrangère, au droit de vote des étrangers, aux politiques d’intégration ainsi que de manière générale aux questions liées à la gestion de la diversité culturelle dans un contexte post-migratoire. Sa thèse de doctorat porte sur les expressions culturelles et artistiques des Belgo-Marocains. Elle a entre autres publié La participation politique des élus d’origine maghrébine. Élections régionales bruxelloises et stratégies électorales (Academia-Bruylant, 2010) ; Culture, ethnicité et politique. Expression artistique des minorités ethnoculturelles (Presses Universitaires de Liège, 2015) ; Ville, Culture et Diversité (VUB Press, 2018), et Lokale, translokale en transnationale solidariteitspraktijken in het hart van Brussel (Politeia, 2019).