Fédéralisme Régionalisme

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Michel Vandekeere

Ceux qui font bande à part

(Volume 6 : 2005-2006 - Affiliations, engagements, identités : l'exemple wallon)
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Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on est plus de quatre

on est une bande de cons.

Bande à part, sacrebleu ! C'est ma règle et j'y tiens.

Georges Brassens

1Doit-on prendre la posture revendiquée bien haut par Brassens comme une excentricité d’esthète farouchement individualiste et comme telle, peu représentative du lot commun ? Constatant comme lui l’abondance «de processions, de monômes, de groupes, de rassemblements, de cortèges, de ligues, de cliques, de meutes, de troupes», doit-on s’attendre à ce que tout un chacun, loin de se tenir à l’écart de ses semblables, s’empresse d’adhérer, de souscrire, d’appartenir ? L’affiliation, à quelque groupe que ce soit, serait-elle la règle et l’absence d’affiliation l’exception ?

2Aussi étonnant qu’il y paraisse, cette question de base est à notre connaissance fort peu documentée empiriquement. Car si nous pouvons disposer d’une pléthore de statistiques sur les affiliations à une kyrielle de groupes en tout genre, elles ne nous renseignent en rien sur les proportions respectives des individus affiliés – ceux qui sont membres d’un ou plusieurs groupes – et des individus non affiliés – ceux qui ne sont membres d’aucun groupe.

3Il était sans doute «naturel», dans le cadre d’une enquête sur les identités et le capital social en Wallonie1, de tenter d’inventorier de manière systématique, chez un même individu, les différentes affiliations qu’il revendique. Six questions de l’enquête s’y emploient :

  • êtes-vous membre d’un syndicat ?

  • êtes-vous membre d’un parti politique ?

  • faites-vous partie d’une ou plusieurs associations de solidarité ou d’entraide ?

  • faites-vous partie d’une ou plusieurs associations sportives ou de loisir ?

  • faites-vous partie d’une ou plusieurs associations culturelles ?

  • faites-vous partie d’une ou plusieurs associations autres que celles déjà citées ?

4Et ce n’est pas tout : une septième question s’enquiert, un peu plus loin dans le questionnaire : parmi les groupes auxquels vous appartenez, quel est celui qui a le plus d’importance pour vous ?

5Il est difficile d’imaginer qu’une affiliation quelconque puisse échapper à un tel examen : si une personne interrogée selon ce canevas fait partie d’un groupe quel qu’il soit, alors il y a une forte probabilité qu’elle ait répondu «oui» à au moins une de ces sept questions. Autrement, dit une personne qui aurait répondu «non» aux sept questions pourrait, à juste titre, être caractérisée de non affiliée : quelqu’un qui a fait sienne la règle de Brassens, qui se tient à l’écart, qui fait bande à part.

6Combien sont-elles dans la population wallonne à ne revendiquer ainsi aucune affiliation ? Et surtout, qui sont-elles ? Qu’est-ce qui les caractérise ? Quel est leur profil ? Ce sont ces deux ordres de questions qui retiendront ici notre attention.

7Nous les aborderons avant tout d’un point de vue empirique, sans nous charger exagérément de considérations théoriques, soucieux avant tout de documenter le phénomène et de veiller à en identifier le plus précisément possible sa distribution dans les différents segments de la population.

8Mais ces questions ne sont évidemment pas sans résonances multiples : la non-affiliation est-elle un signe d’isolement social ? Est-elle tributaire du statut, de la fortune, du sexe, de l’âge ? S’accompagne-t-elle d’un sentiment d’exclusion, de non-appartenance ? Équivaut-elle à une position de repli ? De manière générale, quel est le sens et la portée de cette forme particulière d’abstention à l’égard du monde social ?

Combien sont-ils ?

9Le tableau 1 permet de prendre la mesure du phénomène : trois Wallons sur dix ne déclarent aucune affiliation à aucun groupe que ce soit2. Le score est calculé en attribuant un «0» à chaque réponse négative aux sept questions et un «1» à chaque réponse positive et en en faisant la somme : le score peut donc varier théoriquement de «0» (aucune affiliation déclarée) à «7» (réponse positive aux sept questions).

10Si l’affiliation à un groupe au moins reste bien le phénomène majoritaire (70 % de la population), on concèdera sans peine que cette proportion de «non affiliés» est plus qu’anecdotique, surtout si l’on prend en compte le fait que ces personnes ne signalent aucun groupe d’appartenance important à leurs yeux, et en particulier aucun groupe informel comme la famille, ou des amis.

11Notons au passage que la majorité des personnes de l’échantillon (51,5 %) ne signalent qu’une ou deux affiliations ; seule une personne sur cinq environ signale trois affiliations ou plus et aucune n’a répondu positivement aux sept questions.

12Mais comme nous avons décidé de nous intéresser aux «non affiliés», nous ne distinguerons plus dorénavant que deux catégories : les non affiliés (score 0) et les affiliés (score de 1 ou plus).

13Il s’agit d’un critère très sélectif : en effet, non seulement les «non affiliés» ne se déclarent membres d’aucun groupe ou association, mais, de plus, ils ne reconnaissent implicitement aucun groupe important à leurs yeux : à la question «parmi les groupes auxquels vous appartenez, quel est celui qui a le plus d’importance pour vous ?», ils ne citent aucun groupe.

14Pour mettre les choses en perspective, rappelons que si, seule une minorité (31,1 %) des personnes de l’échantillon citent nommément un groupe important, la majorité (61,2 %) d’entre elles citent «la famille» comme le groupe d’appartenance le plus important.

15Parmi les personnes qui ne sont membres ni d’un syndicat, ni d’un parti politique, ni d’une association de solidarité ou d’entraide, ni d’une d’association sportive ou de loisir, ni d’une association culturelle, ni d’une autre association quelconque, on retrouve une proportion encore moindre (20,9 %) de personnes qui citent un groupe important à leurs yeux. La non-affiliation va donc de pair, tendanciellement, avec l’absence de référence à tout groupe important, y compris la famille : les non affiliés apparaissent en d’autres termes, et sous réserve d’inventaire, les plus fervents adeptes de la philosophie «bande à part»3.

Poids des différentes «non-affiliations»

16On peut évidemment s’interroger sur le poids respectif de ces différentes «non-affiliations» : autrement dit, on peut se demander quelles sont les «non-affiliations» qui contribuent le plus et le moins à définir les personnes comme «non affiliées».

17Le tableau 2 nous donne la réponse.

18La première colonne nous indique la proportion des personnes de l’échantillon qui sont membres d’un syndicat, mentionnent un groupe important, etc.

19La deuxième colonne nous indique la proportion de personnes de l’échantillon qui ne sont pas membres d’un syndicat, ne mentionnent pas de groupe important, etc.

20La troisième colonne nous indique la proportion cumulée des personnes globalement «non affiliées» (score d’affiliation = 0) par rapport aux personnes globalement «affiliées» pour chacune des non affiliations prises successivement : ainsi, parmi les personnes qui ne sont pas membres d’un syndicat, on retrouve 44,9 % de personnes «non affiliées» et 55,1 % de personnes «affiliées», parmi les personnes qui ne sont pas membres d’un syndicat ET qui ne mentionnent aucun groupe important, on retrouve 64,1 % des personnes «non affiliées» et 35,9 % de personnes «affiliées», et ainsi de suite. La dernière ligne (100 %) indique, logiquement, que les personnes qui ont répondu «non» à toutes les questions appartiennent toutes à la catégorie des «non affiliés».

21L’interprétation de ces chiffres est la suivante : une personne qui n’est pas affiliée à un syndicat est un peu moins d’une fois sur deux (44,9 %) une personne qui n’a aucune affiliation ; une personnes qui n’est pas affiliée à un syndicat et qui ne mentionne aucun groupe important est un peu moins de deux fois sur trois (64,1 %) une personne qui n’a aucune affiliation, et ainsi de suite.

22La dernière colonne indique la «contribution» spécifique de chaque affiliation à la catégorisation comme «non affilié» : ainsi le fait de ne pas être membre d’un parti politique augmente de 4,9 % la proportion des «non affiliés» par rapport aux «affiliés» parmi les personnes qui ne sont membres ni d’une association culturelle, ni d’une association de solidarité, ni d’une association sportive, ni d’un syndicat et qui ne mentionne, en outre, aucun groupe important.

23Comme on le constate sans peine, cette hiérarchie épouse, assez logiquement, les pourcentages d’affiliation dans l’ensemble de l’échantillon (1ère colonne) : plus une affiliation est importante dans l’échantillon global, plus elle contribue à définir le score de «non affiliation».

24On notera, en particulier que plus de trois quart (77,4 %) des personnes qui ne sont pas affiliées à un syndicat, qui ne sont pas membres d’une association sportive et qui ne mentionnent aucun groupe important sont des personnes qui n’ont aucune affiliation.

Quels sont les corrélats d’une telle posture ?

25Une première question s’impose : cette catégorisation en deux «clans» est-elle pertinente ? Est-elle significativement liée à d’autres caractéristiques des personnes ?

26La réponses est clairement positive : le fait d’être «affilié» ou «non affilié» présente un lien statistiquement significatif avec 29 des 36 variables testées, au point qu’il est plus facile d’énumérer les caractéristiques qui ne sont pas significativement liées avec l’affiliation ou la non-affiliation que celles qui lui sont liées.

27Ainsi, le fait de déclarer ou non au moins une affiliation n’est pas significativement lié4 :

  • à l’obédience (croyant – quelle que soit la confession – ou non croyant ) ;

  • au sentiment d’être bien ou mal informé de l’actualité ;

  • au degré de connaissance des voisins ;

  • au degré de confiance dans la famille, les amis, les voisins ;

  • à l’intensité des identités belge et wallonne.

28C’est ce dernier résultat «négatif» qui nous paraît le plus parlant. L’affiliation et la non-affiliation ne sont pas liées aux identités institutionnelles. Comme on le voit au tableau 3, les proportions d’individus qui ont une identité belge et wallonne faible, forte ou autres sont grosso modo les mêmes chez les «affiliés» et les «non affiliés».

29Le sentiment d’appartenance à la Belgique et à la Wallonie n’a pas déserté les personnes «non affiliées». Il semble bien que l’on soit ici en présence de deux ordres différents d’appartenance : se tenir à l’écart des groupes et associations de toute nature n’implique pas de se sentir étranger aux communautés politiques auxquelles on appartient. Il n’y a pas nécessairement de désinvestissement des appartenances institutionnelles lorsque l’on n’est relié à aucun groupe ou association5.

30Pour le reste, on retiendra que la non-affiliation ne s’accompagne pas d’une méfiance plus grande dans la sphère interpersonnelle ni d’un repli dans la sphère domestique, pas plus qu’elle ne s’accompagne d’une déconnexion de l’actualité ; elle n’est pas non plus tributaire d’un système de croyance philosophique.

31Ce n’est pas pour autant que le sens de cette non-affiliation apparaît plus clairement : comment, en effet, rendre compte de l’ensemble des liens significatifs observés. Une manière simple de procéder consiste à passer en revue les différentes sphères concernées, en allant de la sphère privée aux différentes sphères publiques.

32Ainsi, on voit bien (tableau 4) que les personnes non affiliées sont plus nombreuses (13,5 %) à se sentir très souvent seules que les personnes affiliées (8,8 %) ; mais ce constat doit immédiatement être mis en perspective : les personnes non affiliées ne se sentent majoritairement ni plus ni moins souvent seules que les personnes affiliées. On est bien en présence d’une tendance, qui va dans le sens attendu, mais en aucun cas d’une équivalence entre non-affiliation et sentiment de solitude.

33Il en va de même pour le type de ménage : les «non affiliés» sont un peu plus nombreux que les «affiliés» à vivre seuls ou en couple sans enfants mais la différence est toute relative puisqu’elle n’excède guère les 5 %.

34À vrai dire, nous retrouvons ce résultat mitigé pour la plupart des liaisons significatives avec les variables relevant de la sphère privée ou de proximité : certes les personnes non affiliées ont tendance à manifester des traits d’isolement plus grand mais à aucune moment, on n’est en présence d’une caractéristique massivement distinctive qui viendrait donner la clé du phénomène.

35Il en est ainsi par exemple de la vie sociale de proximité : on a déjà vu que les affiliés ne connaissent pas plus ni moins leurs voisins que les non affiliés ; on constate en outre (tableau 6) que si les personnes non affiliées sont plus nombreuses à ne jamais discuter du quartier, de la commune, de l’actualité politique ou de l’actualité internationale avec des parents, des amis ou des connaissances, cette tendance est loin d’être massive : la majorité des affiliés comme des non affiliés discutent à l’occasion, fut-ce rarement, avec leurs parents, amis ou connaissances.

Vous arrive-t-il de discuter avec vos parents, amis ou connaissances de questions ayant trait aux nouvelles de votre quartier ?

36De même, le réseau des personnes sur lesquelles compter en cas de nécessité paraît plus souvent déficitaire chez les non affiliés mais ici aussi, les différences sont inférieures à 10 % (tableau 7).

À combien de personnes pensez-vous pouvoir vous adresser, en dehors de votre ménage, si vous deviez emprunter une petite somme d’argent (l’équivalent d’une semaine de vos revenus par exemple – ou de l’ordre de 300 euros) ?

37Les personnes non affiliées se tiennent-elles davantage en retrait de la solidarité de proximité ? Ici encore (tableau 8), les résultats vont dans le sens attendu sans pour autant fournir de résultats tranchés : oui, les non affiliés sont moins enclins que les affiliés à donner de l’aide à quelqu’un de leur entourage (75,6 % contre 85,9 %) mais ce retrait n’est que relatif et non pas distinctif : après tout 14,1 % des «affiliés» n’ont pas donné de l’aide à quelqu’un de leur entourage au cours des douze derniers mois (contre 24,4 % chez les «non affiliés»).

38Bref, si les non affiliés ont tendance à manifester plus souvent des signes d’isolement ou de retrait que les affiliés, les deux phénomènes sont loin d’être équivalents. Autrement dit, les rapports à la sphère privée et à la sphère des relations de proximité ne semblent pas fondamentalement différents chez les «affiliés» et les «non affiliés» même si on observe bien une tendance, attendue, à un désinvestissement plus fréquent chez les «non affiliés» que chez les «affiliés».

39Il en va tout autrement pour les rapports à la sphère publique : les contrastes entre affiliés et non affiliés paraissent à ce niveau beaucoup plus substantiels.

40Deux exemples : le travail bénévole et l’identification à une catégorie sociale.

41On le voit (tableau 9), le contraste entre les affiliés et les non affiliés apparaît ici plus net : les non affiliés sont deux fois moins nombreux à avoir apporté leur contribution bénévole à la collectivité (moins d’un sur cinq) que les affiliés (presque deux sur cinq) et seule une minorité des non affiliés (un sur 10) s’identifie à une catégorie sociale alors qu’ils sont trois fois plus nombreux chez les affiliés.

42Ce dernier résultat constitue même une sorte de validation supplémentaire de la dichotomie affiliés/non affiliés puisqu’il indique clairement que les non affiliés ont décidément bien du mal à se rattacher à un groupe social significatif6.

Profils des personnes «affiliées» et des personnes «non affiliées»

43Pour explorer plus avant cette piste, qui semble indiquer que l’affiliation ou la non-affiliation est une affaire de rapport à la sphère publique, nous avons choisi d’appliquer à l’analyse des données la méthode des arbres de décisions.

44La méthode s’apparente, dans sa logique, à l’analyse de régression en ce sens que l’on cherche à identifier les variables qui «prédisent» le mieux une variable cible mais elle s’en différencie par le fait que les variables prédictives et la variable prédite sont des variables catégorielles (nominales ou ordinales) et non des variables continues (des «mesures»).

45Dans le cas qui nous occupe, la variable que nous cherchons à «prédire» (parfois appelée variable dépendante) est l’appartenance à la catégorie «affiliés» ou à la catégorie «non affiliés». Comme pour une analyse de régression «classique», l’analyse en arbre de décision cherche à déterminer, parmi plusieurs autres appartenances catégorielles considérées simultanément, celles qui sont les plus étroitement associées à l’appartenance à la catégorie des «affiliés» et à l’appartenance à la catégorie des «non affiliés».

46L’algorithme retenu pour cette analyse (exhaustive CHAID – Chi square Automatic Interaction Detection) présente plusieurs atouts pour l’objectif que nous poursuivons :

  • il permet d’identifier séquentiellement les variables les plus importantes pour prédire l’appartenance à la catégorie cible («affiliés» et «non affiliés») en sorte que la variable retenue en premier est la variable qui produit le contraste le plus marqué entre «affiliés» et «non affiliés» ;

  • il permet de sélectionner séquentiellement les interactions les plus significatives entre variables prédictives en sorte que à chaque niveau inférieur de l’analyse on retrouve les variables les plus pertinentes par rapport à la catégorie du niveau supérieur ;

  • il permet d’opérer les regroupements les plus pertinents d’une variable prédictive comportant plusieurs modalités.

47La méthode se caractérise par le fait qu’elle produit un arbre de décision, c’est-à-dire, en l’occurrence, qu’elle identifie pas à pas les segments de la population qui présentent les proportion les plus élevées et les plus basses de personnes «affiliées» et de personnes «non affiliées».

48Les variables prédictives retenues sont :

  • le sexe ;

  • l’âge (par tranches de 10 ans) ;

  • le statut socio-professionnel ;

  • le niveau d’instruction (en quatre classes) ;

  • le niveau de revenu (évalué par la question «Arrivez-vous à joindre les deux bouts ?») ;

  • le type de ménage ;

  • la province de résidence ;

  • l’intensité des identités belge et wallonne ;

  • la proximité avec un parti politique ;

  • la durée quotidienne de consommation télévisée (en deux catégories : inférieur ou égal à deux heure, supérieur à deux heures).

49La variable à prédire est l’appartenance à la catégorie des «affiliés» ou à la catégorie des «non affiliés».

50L’analyse produit un «découpage» de la population en différents segments organisés de manière hiérarchique, caractérisés par le plus fort contraste, à chaque niveau hiérarchique, dans les proportions respectives de personnes «affiliées» et de personnes «non affiliées».

51La variable qui émerge en premier lieu, celle qui produit le plus fort contraste entre les proportions respectives de personnes «affiliées» et de personnes «non affiliées» est le statut socio-professionnel.

52Le tableau 10 reprend, par ordre décroissant, les proportions de personnes «non affiliées» dans les différentes catégories socio- professionnelles.

53En prenant comme référence la proportion de personnes «non affiliées» dans l’ensemble de l’échantillon – qui est de 29,7 % – une dichotomie presque parfaite apparaît entre d’une part les inactifs, où la proportion des personnes «non affiliées» est supérieure à la moyenne de l’échantillon, et les actifs d’autre part, où la proportion des personnes «non affiliées» est inférieure à la moyenne.

54Parmi les inactifs, la proportion des personnes «non affiliées» est particulièrement élevée chez les étudiants (50 %), les ménagères (44,3 %), les personnes en incapacité de travail (42 %) et les retraités (39,7 %) ; les commerçants étant, parmi les personnes actives, les seuls où la proportion de personnes «non affiliées» est supérieure à la moyenne (35,9 %).

55Parmi les actifs, la proportion de personnes «non affiliées» est particulièrement basse chez les ouvriers (12,1 %), les enseignants et les fonctionnaires (14,7 %) et les employés (19,2 %). On notera en particulier que la proportion des personnes «non affiliées» est également inférieure à la moyenne de l’échantillon chez les demandeurs d’emploi (24,6 %) et qu’elle est fort proche de la moyenne chez les personnes qui exercent une profession libérale 28,6 %).

56La dernière colonne du tableau 10 (% de la catégorie dans l’ensemble de l’échantillon) permet de prendre la mesure de l’importance relative de chaque catégorie socio-professionnelle dans l’ensemble de l’échantillon.

57Les variables qui émergent en deuxième lieu, celles qui produisent le plus fort contraste entre les proportions respectives de personnes «affiliées» et de personnes «non affiliées», ne sont pas identiques pour chaque statut socio-professionnel.

58Cependant, la proximité (perçue) par rapport à un parti politique apparaît comme le meilleur «prédicteur» de l’affiliation ou de la non-affiliation pour quatre des onze catégories de statut socio-professionnel : employé, retraité, ouvrier et commerçant (tableau 11).

59Pour ces quatre statuts socio-professionnels, la proximité avec un parti politique va systématiquement de pair avec un taux d’affiliation plus important et réciproquement, la distance avec tout parti politique accentue systématiquement le taux de non-affiliation.

60Pour les professions libérales, les enseignants et fonctionnaires, les étudiants et les demandeurs d’emploi, aucune autre variable de segmentation ne produit de différence significative dans les proportions de personnes «affiliées» et «non affiliées».

61Chez les ménagères, c’est la durée quotidienne de consommation de télévision qui est la plus liée à l’affiliation : la proportion de ménagères «non affiliées» est bien plus importante chez celles qui regardent quotidiennement la télévision plus de deux heures par jour (52,4 %) que chez celles qui la regardent moins de deux heures par jour (30,7 %).

62Chez les personnes en incapacité de travail, c’est l’âge qui est déterminant : au-dessus de 50 ans, la proportion de personnes «non affiliées» monte à 84,6 % alors qu’elle n’est que de 33,8 % chez les personnes de moins de 50 ans.

63Notons encore que chez les personnes dont le statut socio-professionnel n’a pu être déterminé, le niveau d’instruction a un impact considérable puisque les personnes qui ont un niveau d’instruction primaire sont, à 79 %, «non affiliées» alors que les personnes qui ont un niveau d’instruction supérieur au niveau primaire ne sont que 18,8 % à être «non affiliées».

64Au troisième niveau de segmentation, on observe les tendances suivantes :

  • chez les retraités qui ne se sentent proches d’aucun parti politique, la proportion la plus importante de personnes «non affiliées» se rencontre dans les provinces de Liège et du Hainaut (52,1 %) et la proportion la moins importante dans le Luxembourg (20 %), les provinces de Namur et du Brabant wallon se situant entre les deux (38,6 %) ;

  • chez les retraités qui se sentent proches d’un parti politique, c’est le sexe qui a le plus d’impact sur le taux d’affiliation et de non-affiliation : seuls un petit quart (23,8 %) des hommes retraités proches d’un parti politique sont «non affiliés» alors que quatre femmes retraitée sur dix (39,9 %) proches d’un parti politique le sont ;

  • chez les ouvriers qui ne sentent pas proches d’un parti politique, l’affiliation est fortement liée à l’âge puisque moins de 10 % (6,5 %) des moins de quarante ans sont des personnes «non affiliées» alors qu’un tiers des plus de quarante ans sont des personnes «non affiliées».

65L’ensemble de ces segmentations peut être visualisé à la figure 1.

Figure 1. Arbre de segmentation des affiliés et des non affiliés selon les variables les plus discriminantes

66Résumons-nous.

67L’affiliation ou la non-affiliation semble principalement déterminée par la position vis-à-vis du marché du travail : les actifs sont plus souvent des personnes affiliées et les inactifs sont plus souvent des personnes non affiliées. La proximité vis-à-vis d’un parti politique joue un rôle complémentaire pour une proportion non négligeable de l’échantillon ; si l’on se sent proche d’un parti, on aura tendance à être davantage affilié que si on ne se sent proche d’aucun parti. Chez les personnes en incapacité de travail, les plus de cinquante ans sont majoritairement «non affiliés», et chez les ménagères, la consommation importante de télévision va de pair avec une «non-affiliation» plus grande.

Discussion

68Le fait que la dichotomie entre «affiliés» et «non affiliés» soit aussi étroitement liée à la dichotomie actif-inactif nous amène à nous interroger sur la pertinence sociologique de la catégorie «non affilié».

69En effet, nous avons vu, lorsque que nous avons examiné le poids des différentes «non-affiliations», que l’appartenance ou non à un syndicat contribuait très fort à définir une personne comme «non affiliée». Or l’on sait qu’en Belgique, le taux d’affiliation syndicale est important, notamment chez les salariés et les fonctionnaires, et qu’il présente un aspect «fonctionnel»7. Il est donc légitime de s’interroger sur le taux d’affiliation syndicale selon le statut socio-professionnel.

70On observe bien, effectivement (tableau 12), que le taux de syndicalisation est nettement plus important chez les actifs (hormis les commerçants et les professions libérales) que chez les inactifs mais qu’il ne reproduit pas en tant que tel la hiérarchie obtenue sur base de la proportion des «non affiliés» dans chaque catégorie socio-professionnelle (cf. troisième et quatrième colonne).

71On observe d’ailleurs un taux de syndicalisation supérieur à 10 % dans toutes les catégories socio-professionnelles d’inactifs – il est même de 25,9 % chez les retraités – ce qui laisse entendre que l’affiliation syndicale représente, aux yeux de certain, une forme de lien, au-delà de son aspect fonctionnel.

72Il était néanmoins tentant de recalculer un score d’affiliation partiel, en omettant l’affiliation syndicale, pour identifier les segments de la population où cette «non-affiliation» partielle se manifestait le plus fréquemment8.

73Comme on le voit (dernière colonne du tableau 13), lorsque l’on soustrait l’affiliation syndicale, la proportion globale des personnes «non affiliées» grimpe de plus de 20 % : 53,1 % des personnes de l’échantillon se retrouvent catégorisées comme «non affiliées».

74Et cette fois, ce n’est plus le statut socio-professionnel qui produit le plus fort contraste entre segments de la population, mais le niveau d’instruction. Le pattern est on ne peut plus clair : plus le niveau d’instruction augmente, moins on trouve de personnes (partiellement) «non affiliées», avec, aux extrêmes, 72,0 % de personnes «non affiliées» chez les personnes qui disposent, au mieux, d’un niveau d’instruction primaire, et 40,8 % de personnes «non affiliées» chez les personnes qui disposent d’un diplôme de niveau supérieur.

75Au deuxième niveau de segmentation, on retrouve, pour les trois niveaux d’instruction les plus élevés (secondaire inférieur, secondaire supérieur et supérieur), l’impact du positionnement par rapport aux partis politiques : à chaque fois, la distance vis-à-vis des partis politiques accentue le taux de «non-affiliation»9. Pour le niveau d’instruction le plus faible (primaire), c’est le genre qui produit le contraste le plus important : plus de trois femmes sur quatre (77,6 %) ne déclarent aucune affiliation.

76Ces résultats complémentaires nous amènent à affiner le tableau : au-delà de la position sur le marché du travail, qui, au travers de l’affiliation syndicale, relie bon nombre de personnes actives à au moins un groupe d’affiliation, le taux de «participation sociale» – au travers d’associations ou de la référence à un groupe qui compte – est tributaire du capital scolaire des personnes et il est sensiblement influencé par leur positionnement vis-à-vis de la chose publique.

Conclusion

77L’absence totale d’affiliation à un groupe quelconque ou même de référence à un groupe «qui compte» apparaît assurément comme un phénomène composite puisqu’elle reflète, par construction, une forme de mise à l’écart de tout type de groupe : les groupes associatifs qui relèvent d’un engagement plus ou moins entièrement volontaire, les groupes de type service, que l’on rejoint parce qu’ils peuvent être utiles, et même les groupes purement électifs.

78Elle module de manière sensible les rapports des personnes à leur environnement immédiat comme on l’a vu à propos des corrélats de cette «posture» au niveau de la sphère privée et de la sphère relationnelle de proximité : elle apparaît donc bien comme un symptôme, parmi d’autres, de retrait social.

79Elle est également la résultante d’une série de déterminants, au premier rang desquels le statut socio-professionnel et le capital scolaire. Mais le positionnement vis-à-vis de la chose publique (proximité ou non vis-à-vis d’un parti politique) apparaît également décisif.

80En ce sens, la non-affiliation apparaît bel et bien comme une forme de décrochage social : une mise à distance ou une prise de distance vis-à-vis de la sphère publique plus encore que vis-à-vis de la sphère privée ou de proximité ; et les données disponibles ne permettent pas de décider dans quelle mesure il s’agit d’une situation subie ou d’une situation choisie, même si elles plaident pour un déterminisme mixte.

81L’analyse du phénomène n’aboutit certes pas à identifier une clé infaillible qui fournirait une équivalence entre cette forme d’abstention et l’une ou l’autre caractéristique isolée. Mais elle aboutit au moins à quatre démentis :

  • non, la «non-affiliation» n’est pas un phénomène marginal : elle est le lot de trois Wallons sur dix ;

  • non, la «non-affiliation» n’est pas synonyme d’isolement ou de retrait par rapport à la sociabilité de proximité, même si elle agit partiellement en ce sens ;

  • non, la «participation sociale» n’est pas, comme on le laisse parfois entendre, le territoire privilégié des personnes inactives «qui ont le temps» (retraités, ménagères) ou de personnes qui y trouveraient une occupation plus valorisante : bien au contraire, l’insertion sur le marché du travail et le capital scolaire apparaissent, actuellement, comme les ressort principaux de l’engagement dans différentes formes d’activités associatives ou volontaires ;

  • non, la distanciation vis-à-vis des partis politiques n’implique pas un investissement plus important, compensatoire, de la sphère associative : ce sont, au contraire, les personnes qui se sentent proches d’un parti politique qui sont les plus nombreuses à investir ce terrain.

82Ces résultats en creux n’épuisent pas pour autant l’explication : si l’affiliation et la non-affiliation sont manifestement déterminées socialement, elles restent partiellement tributaire l’une et l’autre de «choix» dont le sens échappe à une enquête comme celle-ci.

83Il faut bien reconnaître, au terme de cette analyse, que bon nombre de Wallons ont fait leur la règle revendiquée bien haut par Georges Brassens sans que nous puissions l’attribuer, faute de mieux, à autre chose qu’à la «sagesse» ou à l’impact de son «message».

Notes

1  Houard (J.) et Jacquemain (M.) (éds), Capital social et dynamique régionale, Bruxelles, De Boeck Université, 2006.
2  Nous utiliserons à chaque fois les résultats non pondérés de l’enquête dans la mesure où nous intéresserons spécifiquement à la prévalence des «non affilés» dans différents segment de la population : c’est donc la proportion relative qui est significative à cet égard. Dans le cas du tableau 1, où nous nous intéressons à la prévalence des «non affiliés» dans l’ensemble de l’échantillon, notons que les résultats pondérés (par l’âge) aboutissent au même chiffre : environ 30 % de la population wallonne (et pas seulement de l’échantillon) se déclare «non affiliée».
3  On pourrait dire à leur propos qu’ils sont encore plus radicaux que Georges Brassens, qui lui plaçait la limite de la c… à quatre.
4  Critère retenu : probabilité du chi carré > 0,01.
5  En fait, la force des identités belge et wallonne est essentiellement liée à l’âge : 35 % des moins de 30 ans manifestent des identités fortes, 45 % des personnes de 30 à 50 ans sont dans ce cas et 58 % des personnes de plus de 50 ans.
6  La question était formulée comme suit : Si maintenant vous pensez plus particulièrement aux catégories sociales, quelle est celle à laquelle vous appartenez et qui a le plus d’importance pour vous ?
7  Je dois cette remarque pertinente à Marc Jacquemain.
8  Nous avons reproduit l’analyse (exhaustive CHAID) avec les mêmes variables prédictives en prenant comme variable cible le score partiel de «non-affiliation» (0 = aucune affiliation sur six possibles, 1 = au moins une affiliation sur les six possibles).
9  Et l’on sait que ce n’est pas l’affiliation proprement dite à un parti politique qui pèse le plus dans le score de «non-affiliation» puisqu’elle n’est que de 10,2 % dans l’ensemble de l’échantillon : il s’agit bien ici d’un positionnement plus général de proximité ou de distance vis-à-vis des partis politiques en général.

Pour citer cet article

Michel Vandekeere, «Ceux qui font bande à part», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Volume 6 : 2005-2006 - Affiliations, engagements, identités : l'exemple wallon, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=365.

A propos de : Michel Vandekeere

Attaché à l’Observatoire de l’Enfance et de l’Aide à la Jeunesse