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- Volume 14 (2018)
- Numéro 1
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En quoi l’histoire de l’être de Heidegger est-elle phénoménologique ?
Résumé
Dans cet article, on tente d’expliciter ce qu’il faut entendre par « histoire de l’être » chez Heidegger en termes phénoménologiques, puisqu’il n’a jamais rompu avec cette tradition, même dans la phase la plus radicale de sa pensée. On montre que l’histoire de l’être possède les trois caractéristiques fondamentales de la méthode phénoménologique : donation, intuition, et réduction, et que cela implique une compréhension conceptuelle de l’histoire en général (même la plus matérielle), puisqu’elle est gouvernée par l’histoire de la métaphysique, c’est-à-dire l’histoire des grands concepts de la tradition métaphysique. On met ensuite en évidence cette compréhension de l’histoire au moyen du débat de Heidegger avec Marx, et d’Adorno avec Heidegger : la position phénoménologique trouve son interlocuteur le plus critique dans le matérialisme historique qui fait reposer non seulement l’histoire sur les processus économiques de production, mais également le discours métaphysique (dont celui de Heidegger) sur des processus non moins matériels. C’est ainsi à la lumière de ce débat entre phénoménologie et matérialisme qu’on interprète l’histoire de l’être.
Table des matières
1Martin Heidegger appartient à l’histoire de la phénoménologie, et est considéré par la littérature comme une figure importante de ce courant. Bien entendu, c’est surtout Être et temps qui a fait l’objet d’une telle interprétation1, mais aussi bien, depuis quelques années déjà, les premiers cours de Fribourg puis de Marbourg, dont le rapport à Husserl a été plusieurs fois commenté2. Cependant, le même traitement n’a pas été autant appliqué au Heidegger du tournant, disons de l’histoire de l’être et de la métaphysique, que Heidegger a pourtant lui-même explicitement inscrit, du moins à partir des années 1950, dans un programme phénoménologique. Nous reviendrons bien sûr sur ce point crucial de Selbstinterpretation dans le cœur de l’article, mais il est difficile de ne pas marquer un certain étonnement devant une telle inscription de la phénoménologie au cœur du programme de l’histoire de l’être, et ce pour plusieurs raisons.
21) Tout d’abord, Heidegger a appliqué aux grandes doctrines philosophiques un programme de destruction, et on voit mal, excepté Hölderlin, quel auteur de la tradition a pu échapper à cette destruction. Or, curieusement, du moins dans la dernière période de l’auteur, la phénoménologie en tant que telle, considérée dans ses principes fondamentaux (nous verrons lesquels), n’est non seulement pas détruite, mais instaurée comme le lieu méthodologique d’où l’histoire de la métaphysique peut se déployer. Comment comprendre un tel « conservatisme » philosophique (si l’on peut dire) au sein d’une pensée d’une telle radicalité par ailleurs ?
32) La phénoménologie est tout de même la science de l’intuition et de la subjectivité. Intuition en tant qu’elle doit obéir, selon Husserl, au principe des principes, et subjectivité dans l’horizon du tournant transcendantal, celui de la réduction phénoménologique et de l’ego pur, c’est-à-dire la réduction de la sphère naturelle des vécus au champ de la conscience pure. Que viendraient faire ces concepts dans la pensée de l’histoire de l’être, profondément historique, désubjectivée, où l’ego ne joue aucun rôle, et de quelle intuition pourrait-il s’agir au sein d’une telle histoire très abstraite, et sans individu qui pourrait l’effectuer ?
43) Enfin, comment concilier la croyance phénoménologique dans la chose même, sans même parler de la scientificité fondamentale de sa démarche, avec le discontinuisme, voire le relativisme historique (il faudra discuter cette interprétation qui n’est pas évidente) qui implique que les représentations, les concepts et les pensées de la métaphysique, mais également toutes les autres manifestations historiques, sont relatifs à des époques de l’histoire de l’être, c’est-à-dire à des configurations historiques particulières profondément séparées les unes des autres ?
5Ces questions, que l’on pose de façon rhapsodique pour indiquer les problèmes qu’une phénoménologie de l’histoire de l’être soulève, sont profondément liées à ce qu’il faut entendre avec une telle phénoménologie (à condition, d’ailleurs, qu’une telle phénoménologie existe). Nous souhaitons développer trois moments qui correspondent selon nous aux trois principes fondamentaux de la phénoménologie, et qui sont effectivement présents dans la doctrine heideggérienne de l’histoire de l’être : 1) premier principe phénoménologique, la donation : chez Heidegger, le fait que la norme de tout discours métaphysique est le donné, le fait donc que la donation joue le rôle normatif pour les discours métaphysiques. Le problème est alors de penser à la fois un donné et une histoire, un donné historiquement situé, ce qui est l’épreuve dialectique qu’affronte continûment le second Heidegger. 2) Deuxième principe phénoménologique, le principe des principes, le fait que le donné est un donné intuitif : on défend ici l’idée selon laquelle Heidegger ne fait plus passer le donné par l’eidos, et donc par le voir, mais par l’écoute (Hören), qui vient d’un appel (Ruf, Anruf, Anspruch…) de l’être. Cette métamorphose de l’intuitionnisme husserlien provient de Sein und Zeit. 3) Troisième principe phénoménologique, la réduction, que l’on trouve chez le second Heidegger sous forme d’epokhè historicisée. Si l’on résume : donation, intuition, et réduction, tels sont les concepts phénoménologiques fondamentaux de l’histoire de l’être que l’on se propose de décrire ici.
6L’enjeu de cet article est de mesurer le coût théorique d’une telle alliance entre histoire de l’être et phénoménologie : comment penser rationnellement la provenance des époques de l’être, et donc penser dans la continuité les discontinuités fondamentales d’une telle histoire ? Comment échapper au mythe du donné à ce niveau historique, et que faire des conditions de possibilité non métaphysiques, c’est-à-dire non internes à la métaphysique, de cette métaphysique ? Le dernier moment pose ce problème à partir de l’interprétation heideggérienne du matérialisme historique et de la critique en retour que fit Adorno du discours heideggérien.
1. L’histoire de l’être comme histoire des donations de l’être
7C’est la conférence célèbre Zeit und Sein (1962) qui donne les indications les plus précieuses à ce sujet. Mais commençons par citer le séminaire de Zähringen (1973), où Heidegger reconnaît fameusement sa dette à l’endroit de Husserl en ces termes :
Avec la locution d’intuition catégoriale, Husserl parvient à penser le catégorial comme donné. Le tour de force de Husserl a justement consisté dans cette mise en présence de l’être, phénoménalement présent dans la catégorie. Par ce tour de force, j’avais enfin le sol : « être », ce n’est pas un simple concept, une pure abstraction obtenue grâce au travail de la déduction3.
8Quand Heidegger parle ici d’ « être », il opère en fait un glissement sémantique, utilisant d’abord le mot pour désigner le syncatégorème, la copule qui doit trouver, dans la VIe des Recherches logiques, un remplissement adéquat, puis l’entendant dans son sens à lui : « J’avais enfin le sol », c’est-à-dire l’idée fondamentale de ma pensée de l’être. En 1973, il la comprend au sens historique de l’histoire de l’être. Et quand bien même cette hypothèse ne serait pas la bonne, placer le mot « être » sous les auspices de la donation phénoménologique en ces termes est très éloquent. Mais comment ce que Heidegger nomme — disons depuis 1933-1934 — « être » peut-il être donné, quand on sait l’immense historicité qui l’accompagne toujours ?
9 La Lettre sur l’humanisme de 1947, destinée à la publication et donc en quelque sorte véritable manifeste de la pensée de l’histoire de l’être, discute un passage de l’Existentialisme est un humanisme (« précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes »4), et souligne : « Woher aber kommt und was ist le plan ? L’être et le plan sind dasselbe5. » Aussitôt, Heidegger cite un passage d’Être et temps qui utilise l’expression « es gibt das Sein »6, et fait renvoyer « es » à l’être lui-même. Comment comprendre cette difficile affirmation, qui répond à la question de la provenance et de l’essence du plan ? et que faut-il précisément entendre par « plan » ? Selon nous, il faut comprendre que l’être est non seulement donné, mais qu’il se donne en tant qu’il est sa propre norme d’apparition. Il ne faut donc pas chercher en dehors de ce qui se donne la norme de la donation : en apparaissant l’être conditionne son apparaître. C’est un anti-transcendantalisme très proche de celui du Husserl des Recherches logiques : la structure de l’apparaître ne réside pas dans l’esprit de celui à qui cela apparaît, mais dans la structure de cela même qui apparaît — ici, l’être, chez Husserl, l’objet7. Le mot « plan » peut être interprété en ce sens : le plan, c’est le milieu, la condition de l’apparaître, ce qui le rend possible ; le faire coïncider avec l’être (« dasselbe »), c’est faire de ce qui apparaît l’ « ouvert » qui rend possible l’apparaître. Ce qui rend possible l’être est l’être — reste à savoir comment l’être peut se donner à lui-même, et si cela ne fait pas tomber l’histoire de ce donné dans une abstraction à peu près totale, sans connaissance de la provenance de ce donné ni davantage des modes de perception de ce donné. Mais laissons pour le moment cette question en suspens8.
10Heidegger caractérise cette donation plus précisément et concrètement une page plus loin. En effet, il l’historicise, et désigne ses destinataires : « Dieses “es gibt” waltet als das Geschick des Seins. Dessen Geschichte kommt im Wort der wesentlichen Denker zur Sprache (ce “es gibt” règne comme le destin de l’être. [Être] dont l’histoire vient au langage par la parole des penseurs essentiels9. » D’une certaine manière, on pourrait être tenté de poursuivre le parallèle avec la doctrine de l’intuition catégoriale de la VIe Recherche logique : ce qui se donne, tout comme chez Husserl (l’état de choses), possède d’emblée une structure linguistique, ou en tout cas une articulation linguistique qui est du coup donnée. La différence est que chez Husserl cette structure est catégoriale, ce qu’elle n’est pas forcément dans l’histoire de la l’être pour Heidegger, même si elle l’est dans l’histoire de la métaphysique10. Cependant, une autre différence est plus flagrante encore : le donné est ici historicisé, ce qui implique, comme l’indique ce passage, ceux qui font l’histoire ou plus exactement qui laissent faire cette histoire. Qui sont-ils ? Heidegger, un peu plus loin, dans un geste anti-marxiste relativement transparent (il l’est d’autant plus que Marx est discuté explicitement par Heidegger dans le même texte et sur le même thème — on y revient plus bas), écarte l’hypothèse selon laquelle « avec l’homme et les affaires humaines (menschlichen Dingen) toutes sortes de choses [surviendraient] dans le cours du temps »11. C’est un anti-matérialisme, ce qui est d’ailleurs plus clair quand il écrit, quelques lignes plus loin, que l’être n’est pas « ein Produkt des Menschen » : en termes marxistes, l’être n’est pas une idéologie, une illusion des rapports matériels d’existence des hommes entre eux, mais il est bien le « plan », c’est-à-dire la norme de son propre apparaître. Il n’en demeure pas moins historique, mais historique en tant que ce sont les « penseurs », et d’ailleurs certains, qui laissent advenir cette histoire. Cette norme se situe donc (et c’est tout à fait net dans la citation que l’on vient de donner) en deçà de la réalité sociale, en deçà des pratiques concrètes voire même des pratiques scientifiques ; elle précède tout cela parce qu’elle les conditionne en tant qu’elle leur donne leur sol, c’est-à-dire le plan — quelque chose, pour parler la langue de Thomas Kuhn, d’un « paradigme »12. Un paradigme qui est donné, produit par le donné, et non pas par l’activité matérielle des hommes. « Nous sommes sur un plan où il y a principalement l’être » — cette phrase se vérifie ici pleinement.
11Il y a selon nous deux implications à ce mode de donation :
12a) l’histoire de l’être devient du même coup l’histoire des grands hommes du concept, si l’on peut dire, c’est-à-dire des grandes figures de la métaphysique (Platon, Aristote, Augustin, Thomas, etc.) ; c’est particulièrement marquant dans la troisième partie des Beiträge zur Philosophie, par exemple, où l’on assiste à une histoire de la métaphysique par noms propres, pour ainsi dire, de Platon à Nietzsche en passant par Hölderlin et Kierkegaard13. Nous y revenons dans la partie suivante de l’article.
13b) Plus marquant encore pour le problème du donné, l’histoire de l’être est aussi l’histoire des concepts eux-mêmes en tant que (comme l’indique le passage de la Lettre que l’on commente) ces penseurs traduisent ce qui vient sur eux en mots. Dans la conférence « Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik (1956-57) recueillie dans Identität und Differenz (1957), Heidegger, synthétisant les recherches des traités des années 1935-45 (dont le premier d’entre eux, les Beiträge zur Philosophie), parle de « Prägung », d’empreintes, en soulignant, précisément à propos de la donation, du « es gibt » : « Es gibt Sein nur je und je in dieser und jener geschicklichen Prägung : Phusis, logos, hen, idea, energeia, Substanzialität, Objektivität, Subjektivität, Wille, Wille zur Macht, Wille zum Willen (l’être n’est donné à chaque fois seulement dans une telle empreinte [Prägung] destinale : Phusis, logos, hen, idea, energeia, substantialité, objectivité, subjectivité, volonté, volonté de puissance, volonté de volonté)14. » Il faut donc penser, loin de Husserl, un donné certes linguistique où différents mots signifient l’être, dans des horizons de pensée très discontinus (on y revient dans le troisième moment de l’article), dans des régimes de discours ou paradigmes (si l’on peut dire) hétérogènes, où seul le donné se maintient. C’est un fort relativisme. Mais le coup de force est aussi ailleurs : l’être (c’est-à-dire également ce qui régit la technique moderne, les affaires courantes, l’économie) se donne fondamentalement dans des mots ultra-conceptuels, des mots propres à la métaphysique comme discipline et seulement à elle, propres donc à un certain type (extrêmement limité) de penseurs. Ce sont ces penseurs (et non pas les mathématiciens, les biologistes, les historiens, les économistes, etc.) qui ont la force historique de laisser être plutôt que de produire ce qu’ils désignent. Laisser-être qui, comme la conférence Zeit und Sein de 1962 l’affirme (toujours en lien avec le es gibt), implique aussi un voilement, celui de l’oubli de l’être qui est une façon de laisser se donner l’être (nous y revenons plus bas).
14Il faut alors bien comprendre : la métaphysique se déploie au sein d’époques discontinues où les concepts de la métaphysique trouvent leur contexte. Ce contexte n’est pas produit par les affaires courantes des hommes (il n’est pas un « Produkt des Menschen »15), mais il est donné, tout comme sont donnés les concepts fondamentaux de la métaphysique comme empreintes de destin. Il est encore prématuré de vouloir donner un sens clair à cet étrange maintien du principe phénoménologique de la donation dans un tel régime historique. Mais si l’on essayait en anticipant, il pourrait s’agir de configurations d’époque, d’atmosphères conceptuelles, de paradigmes (mais non produits par la communauté humaine ni par des individus particulièrement doués), dont dépend tout d’abord la pensée métaphysique, puis tous les discours qui reposent sur le discours métaphysique (notamment les discours scientifiques). Le mystère de la source du donné reste néanmoins entier — tout comme demeure énigmatique la méthodologie qui permet de faire l’histoire (et l’histoire elle-même phénoménologique) de ce donné. Avançons pour y voir plus clair.
2. L’histoire de l’être comme histoire des intuitions de l’être
15Nous ne revenons pas ici sur la longue critique, engagée depuis le milieu des années 1920 et bien entendu dans Être et temps, de l’intuitionnisme husserlien au profit d’une herméneutique du Dasein16. Cependant, nous voulons défendre ici qu’il y a quelque chose comme un retour à Husserl du second Heidegger, qui conserve de la phénoménologie — outre le principe de donation — le principe des principes. Lisons un passage de la Lettre sur l’humanisme, un peu avant ce que nous commentions à l’instant :
Or, l’éclaircie même est l’être (die Lichtung selber aber ist das Sein). C’est elle qui d’abord accorde, tout au long du destin de l’être dans la métaphysique, ce regard (Anblick) du sein duquel ce qui est présent atteint l’homme qui lui est présent, de sorte que seulement dans le percevoir (im Vernehmen), noein, l’homme peut toucher l’être (an das Sein rühren kann), thigein. Anblick erst zieht Hin-sicht auf sich (seul ce regard attire à lui la visée)17.
16Le donné implique un regard (Anblick) et donc une « visée » (Hin-sicht, mot que décompose Heidegger), au prisme de Mét. Θ10, 1051b23-24, passage que Heidegger commente depuis 1926 : all’ esti to men alèthes hè pseudos, to men thigein kai phanai alèthes (« voici ce que sont le vrai et le faux : le vrai c’est “toucher” et “dire” »). Si donc le donné a lieu dans un Vernehmen, une saisie perceptive, de quelle perception s’agit-il précisément ? quelle différence avec l’intuition husserlienne, alors que le donné est fortement historicisé chez Heidegger ?
17 Nous voudrions montrer qu’il y a en fait chez Heidegger, là encore dès le milieu des années 1920, une métamorphose de l’intuition du paradigme du voir au paradigme de l’écoute : le principe des principes change d’organe, mais il ne disparaît pas. Restons dans la continuité du premier moment de cet article, en citant un passage de la conférence « Zeit und Sein », qui reprend la réflexion sur les mots fondamentaux de la métaphysique — les Prägungen :
Quand Platon présente l’être comme idea et comme koinômia des idées ; Aristote comme energeia ; Kant comme positio ; Hegel comme concept absolu ; Nietzche comme volonté de puissance — ce ne sont pas des doctrines produites au hasard, mais bien des paroles de l’être, qui répondent à un appel parlant dans le destiner qui s’occulte lui-même, dans le « es gibt Sein » (sondern Worte des Seins als Antworten auf einen Zuspruch, der in dem sich selber verbergenden Schicken, im « es gibt Sein » spricht)18.
18L’être se donne lui-même (tout en se dissimulant : c’est l’oubli de l’être, qui est bien un mode du donné) dans des concepts philosophiques au moyen des penseurs de la tradition de la métaphysique, et il se donne en appelant, en se faisant entendre. On trouve quantité de textes où Heidegger comprend le rapport de l’être à l’homme en termes d’appel et d’écoute, comme on le sait dès Sein und Zeit19. Au lieu de les rappeler, on voudrait tâcher de comprendre clairement le sens de cette métamorphose de l’intuition phénoménologique à partir d’un texte précis qu’on trouve dans un traité des années 1930-1940, précieux parce qu’il explicite clairement comment le penseur écoute et ce qu’il écoute, mais également parce qu’il fait signe vers le problème de la réduction phénoménologique qui sera le troisième point de cet article.
19Il y a, dans les traités écrits pendant les années 1930 et 1940, tout une thématique de l’ « Anklang », de la résonance, qui est liée à la fois à l’histoire et à la technique20. Cette thématique décrit le paradigme nihiliste de l’histoire de la métaphysique, c’est-à-dire son dernier moment. Dans la conférence Der Satz der Identität de 1957, Heidegger a cette formule qui résume en fait la teneur fondamentale des considérations sur l’appel des années 1930-1940 : « Man überhört den Anspruch des Seins, der im Wesen der Technik spricht21. » Überhören est ici une modalité du Hören : c’est le « on » (Man) qui fait la sourde oreille, qui n’entend pas l’être à l’époque de la technique — c’est-à-dire l’individu en société, déterminé par les préjugés et les représentations communes propres à telle société donnée. Mais cette phrase n’est pas seulement critique sur le mode d’être du monde technique (même si elle contient à l’évidence une telle connotation). Elle veut aussi dire qu’il y a un mode de donation propre à l’époque de la technique que Heidegger appelle alors « Gestell ». C’est l’être lui-même qui se donne ainsi, et par conséquent l’homme est lui aussi « gestellt », sommé de calculer :
Tout autant que l’être, l’homme est mis en demeure, c’est-à-dire sommé (gestellt), de placer en sûreté l’étant qui lui parle, comme le fonds sur lequel portent ses plans et ses calculs, et d’étendre sans fin cette mainmise ordonnatrice22.
20Là encore, la priorité est à l’être ; mais l’appel est celui de l’histoire, lorsque le traité Das Ereignis écrit en 1941-1942 à propos de l’Anklang : « La résonance est comme résonance “de” l’Être la résonance de l’histoire de l’Être (Der Anklang ist als Anklang “des” Seyns der Anklang der Geschichte des Seyns)23. » Comment cela a-t-il précisément lieu ? et quelle écoute cet appel implique-t-il ? Plus loin, le même traité souligne :
La résonance sonne (stimmt) dans la douleur (Schmerz) de l’expérience (Erfahrung). (…) / La résonance est résonance de l’être ; sa voix silencieuse (lautlose Stimme) (…) devient perceptible. En quoi ? Dans la première expérience de l’absence de détresse. / La douleur de l’absence de détresse comme le savoir (Wissen) de la détresse. Dans cette détresse s’éclaire d’abord le caractère digne de question (Fragwürdigkeit) de l’être (der Anklang stimmt in den Schmerz der Erfahrung. (…) / Der Anklang ist Anklang des Seins ; seine lautlose Stimme (…) wird vernehmlich. Worin ? Im ersten Erfahren der Notlosigkeit. / Der Schmerz der Notlosigkeit als das Wissen der Not. In dieser Not lichtet sich zuerst die Fragwürdigkeit)24.
21Tout comme dans Être et temps, l’affairement quotidien, ici plongé dans les objets techniques, est une déréliction. Mais ce n’est plus l’angoisse qui est ici impliquée, c’est la Stimmung de la douleur (Schmerz) qui est une disponibilité pour un accueil, au sein de l’expérience (Erfahrung). Cette disponibilité est du même coup disponibilité pour l’appel silencieux de l’être, qui est la métamorphose ontologico-historique de l’appel de la conscience d’Être et temps. La tonalité de la douleur (qui est une reprise d’une thématique qui provient d’Ernst Jünger25) est désormais l’élément dans lequel l’être humain « comprend » l’appel qui lui est adressé — Heidegger soulignant que la voix silencieuse de l’appel devient « vernehmlich », compréhensible, mais aussi bien « perceptible ». L’être, le mot « être », devient alors une question, il n’est plus utilisé de façon irréfléchie. L’écoute est une disponibilité à une possibilité qui est toujours déjà là, mais qui est obscurcie par la détresse de l’époque du calcul.
22 C’est peut-être sur cet exemple-là, la façon dont l’être se donne à l’époque de la Machenschaft, que l’on doit penser la donation de l’être en général : la métaphysique oublie l’être parce que tout dans les époques successives concourt à ce qu’il soit oublié selon Heidegger (machination, ère du calcul, de l’expérience vécu, du gigantisme…) : c’est ainsi qu’il advient. Cependant, il y a deux façons d’éprouver ce donné : soit l’ « on » ne se pose aucune question sur ce que veut dire le mot « être » et l’on vit dans une adhésion non méditative à la technique, soit un ou plusieurs penseurs font de la métaphysique, c’est-à-dire qu’ils tentent de questionner ce que veut dire « être » sans toutefois poser d’ailleurs frontalement la question puisqu’il se donne comme recouvert. Ils parviennent, au moyen de quelque chose comme une réflexivité sur ce qui advient, à percevoir le donné, à saisir l’esprit du temps, pour ainsi dire, en se mettant en retrait du déferlement technique qui les saisit — ce qui implique que ces penseurs doivent tout à la fois saisir la technique moderne comme telle et s’en extraire pour la penser de façon métaphysique.
23Cependant, nous savons que ce qui permet à Heidegger d’ « entendre » ce dernier moment de la métaphysique, c’est de se situer en dehors de cette métaphysique, dans un nouveau commencement qui est en retrait par rapport aux époques métaphysiques de l’histoire de l’être. Il s’agit désormais de comprendre ce pas en retrait, compréhensible seulement au sein d’un certain type de réduction, seule à même de donner lieu à une « perception » du « donné », c’est-à-dire à l’écoute elle-même.
3. L’histoire de l’être comme histoire des réductions historiques
24Dans la conférence Temps et être de 1962, Heidegger reprend à Husserl le mot grec epokhè pour l’appliquer aux « époques de la destination de l’être » :
Seinsgeschichte heißt Geschick von Sein, in welchen Schickungen sowohl das Schicken als auch das Es, das schickt, an sich halten mit der Bekundung ihrer selbst. An sich halten heißt griechisch epokhè (« histoire de l’être » veut dire destination de l’être, et dans ces destinations, aussi bien le destiner que le « Il » qui destine, font halte et retiennent leur propre manifestation. Faire halte se dit en grec « epokhè »)26.
25Ce qu’il y a de réduction dans l’epokhè ainsi historicisée, c’est l’oubli de l’être — le fait que l’être ne se donne pas frontalement, mais dans un retrait, dans un silence (nous venons de le voir) que seuls certains producteurs de concepts métaphysiques peuvent entendre — et encore sur le mode du voilement. Il s’agit alors pour ces penseurs de correspondre à ce silence, d’être capables de l’écouter en s’arrachant à l’adhésion aux pratiques techniques. C’est d’ailleurs ce qui unifie les discontinuités à l’œuvre à chaque époque de la métaphysique : ce retrait constant, par delà les discontinuités, ce recouvrement des premiers questionnements grecs par les développements successifs et discontinus à la fois de la métaphysique. Il faut selon nous comprendre l’insistance sur la discontinuité des époques de l’être dans l’horizon du regard phénoménologique qui parvient à rassembler au moyen de la « destruction » : « Seule la destruction de ces recouvrements (nur der Abbau dieser Verdeckungen) — c’est cela que signifie “Destruktion” — donne à la pensée un regard anticipant (einen vorläufigen Einblick) dans ce qui alors se dévoile comme destin de l’être27. » C’est donc au moyen d’une méthodologie unificatrice que les discontinuités apparaissent comme discontinuités. L’insistance dans Zeit und Sein sur l’Ereignis comme événement appropriant de l’être et de l’homme doit selon nous être pensé dans cet horizon méthodologique : l’Ereignis est l’événement du langage qui permet au penseur (en l’occurrence Heidegger) de parler de « dieu » pour toutes le époques, sans toutefois que ce dieu ne soit à chaque fois le même ; cela lui permet aussi bien de tracer un chemin de continuité au sein même de la discontinuité pour penser le rapport de l’energeia aristotélicienne au calcul dans la machination. Pour cela, il faut se situer en dehors (ou en deçà) de la métaphysique. Approfondissons.
26Si donc il faut penser les époques de l’être dans leurs profondes discontinuités, il faut aussi penser la possibilité d’une méthodologie (phénoménologique !) qui permet de « voir » en surplomb les discontinuités pour les identifier comme telles. C’est d’ailleurs ce qu’identifiait Alexandre Koyré, autre penseur des discontinuités, dans son introduction à « Qu’est-ce que la métaphysique ? » :
C’est de ses attitudes-là — celles de l’existence elle-même — que naissent les doctrines, les philosophies, les religions. L’attitude de Platon, l’attitude d’Aristote, l’attitude de Descartes : elles toutes — et les doctrines correspondantes — proviennent des besoins caractéristiques de l’existence humaine, et sont fondées dans ses possibilités intrinsèques. Et c’est en les ramenant à leurs fondements existentiels qu’on les explique, les justifie… et les détruit pour nous. Car l’entreprise de M. Heidegger — et c’est en cela que consistent avant tout sa valeur et son importance — est une formidable entreprise de démolition28.
27Ce texte est de 1931 : Koyré ne peut donc naturellement pas connaître l’histoire de l’être. Cependant, il voit d’emblée, même s’il interprète la solution heideggérienne de façon anthropologique, que l’entreprise du philosophe allemand revient à penser l’unité possible des discontinuités dans l’histoire intellectuelle. Ce n’est certes pas dans l’existence que Heidegger pense cette unité à partir des années 1930, mais dans l’Ereignis comme matrice extra-métaphysique et unificatrice des discontinuités.
28Dans un autre texte de 1946, sans connaître non plus les développements des années 1930 sur l’histoire de l’être, Koyré envisage néanmoins l’inscription dans l’histoire du problème de la vérité à partir de la conférence « Vom Wesen der Wahrheit » (1930). Il souligne :
C’est à l’histoire que désormais en appelle M. Heidegger. C’est dans l’histoire que se constitue la vérité ; c’est dans l’histoire que se constitue le « sens » de l’être, puisque l’histoire elle-même n’est désormais que l’histoire de cette constitution29.
29Koyré pointe fermement le risque heideggérien d’une histoire abstraite, ou purement métaphysique, dans la mesure où toute l’histoire au sens courant du terme est chez Heidegger déterminée en dernière instance par l’histoire de la métaphysique et de la production de ses concepts fondamentaux. L’historicisation heideggérienne (on y revient plus bas) serait alors une pure et simple historicisation métaphysique plaquée sur l’ensemble des activités humaines. Comme l’écrit dans la même page Koyré : « Que peut bien être pour lui l’histoire ? Peut-elle être autre chose qu’une série d’interrogations sans réponse30 ? » Auparavant dans le même article, Koyré pointait plus précisément la difficulté :
Avec le développement des sciences et du savoir scientifique le « sens » pour la philosophie et l’intérêt pour la métaphysique s’affaiblit et se perd. Pris à la lettre, toutefois, cela voudrait dire qu’il n’y a pas de progrès, mais régression constante dans la philosophie, depuis — au moins — les présocratiques (ce qui semble être l’opinion de M. Heidegger pour qui la décadence de la philosophie commence avec Platon). Mais alors à quoi pourrait servir l’histoire ? En fait, la situation est plus grave. Car bien que nous — ou le Dasein — soyons toujours et originairement en relation avec l’étant en totalité, cet étant en totalité se dissimule à notre regard31.
30Koyré pointe selon nous les caractéristiques fondamentales de la Seynsgeschichte sans même la connaître : d’une part, il s’agit d’une histoire exclusivement métaphysique où le savoir scientifique joue un rôle péjoratif de décadence — et il est indéniable que l’oubli de l’être est une forme de décadence dans la mesure où il a existé un contexte (un paradigme) dans lequel l’être n’était pas oublié ; d’autre part, la métaphysique est précisément unifiée dans ses discontinuités fondamentales par l’oubli de l’être en tant qu’il est constamment retiré — ce que Heidegger appelle, dans Zeit und Sein, epokhè. De ce point de vue, l’epokhè doit bien être pensée, à suivre les indications si puissantes de Koyré, comme la manifestation même de l’Ereignis, c’est-à-dire comme caractéristique continue des époques discontinues de l’histoire.
31Mais en quoi cette réduction est-elle phénoménologique ? En quoi participe-t-elle de ce que nous appelons ici le « retour à Husserl du second Heidegger » ? En fait, la conférence de 1962 définit l’epokhè en termes franchement phénoménologiques : « Das jeweilige An-sich-halten seiner selbst zugunsten der Vernehmbarkeit der Gabe, d. h. des Seins im Hinblick auf die Ergründung des Seienden (chaque fois faire halte et se retenir en faveur de la perceptibilité de la donation, c’est-à-dire de l’être — dans le regard dirigé sur la fondation de l’étant)32 ». Ce qu’on remarque d’emblée, c’est ce vocabulaire phénoménologique pour désigner la façon dont l’être se donne tout au long de l’histoire de la métaphysique. Il semble que l’on peut comprendre qu’il faut quelque chose comme une réflexivité, une prise de distance (An-sich-halten seiner selbst !) par rapport aux phénomènes, pour en dévoiler le sens, mais une prise de distance qui implique à son tour un mode de « Vernehmbarkeit », une donation perceptive spécifique : au sein, si l’on comprend bien, d’une réduction phénoménologique assez stricte, où il faut réduire la façon dont l’étant se donne pour entendre l’être qui se trouve au fondement. Si l’on prend l’exemple de l’époque de la Machenschaft, il revient au penseur de faire halte par rapport au mode de donation de l’être comme étant calculable et expérimentable pour penser ce mode d’être, le nommer et le conceptualiser. Ultimement, c’est au penseur de l’histoire de l’être lui-même (Heidegger !) qu’il revient d’accomplir cette réduction en parvenant à conceptualiser ce qui demeure au sein des discontinuités, c’est-à-dire l’epokhè elle-même… Cependant, il faut bien remarquer que dans la phrase que nous venons de citer, Heidegger n’indique en aucun cas un sujet qui serait le penseur : c’est l’époque elle-même qui invite à cette réduction, c’est-à-dire que dans l’absence de détresse de la Machenschaft, il y a un appel de la détresse, de la réserve de l’être. Le donné donne sa norme à la réduction. Par conséquent, et c’est là la caractéristique fondamentale de la phénoménologie du second Heidegger, la réduction ne précède pas le donné mais est donnée avec le donné, au sein de l’appel comme per-ception (Vernehmen — on a vu à quel point Heidegger utilise le vocabulaire de la Vernehmbarkeit).
32L’on peut alors comprendre en quoi Heidegger se situe en dehors de la métaphysique, dans un nouveau commencement de la pensée. Il est en dehors méthodologiquement : il pratique, en quelque sorte, l’epokhè de l’epokhè, pour ainsi dire, la réduction de toutes les réductions qui ont eu lieu tout au long de l’histoire de l’être. Il ne suffit pas seulement pour la pensée de l’histoire de l’être de répondre à l’appel de l’être contemporain, mais il s’agit de répondre à tous les appels, en quelque sorte, à être attentif à tous les modes de retrait de l’être tout au long de l’histoire, ce qui implique une double réduction, réduction à la fois de l’être qui se donne à l’époque de la technique, mais aussi réduction de tous les modes de donation dans l’histoire de l’être. L’entreprise de Heidegger doit donc sortir de la métaphysique pour en faire l’histoire, à la fois depuis son époque mais également depuis toutes les autres qu’il convient de s’approprier par l’interprétation, c’est-à-dire l’écoute des grands textes de la tradition. La question demeure alors entière de savoir le type de donné à l’œuvre dans cette réduction des réductions historiques, réduction elle-même historique. Sans doute faudrait-il aller voir du côté de l’appel du poème hölderlinien comme mise à distance de la métaphysique au sein même de l’histoire de la métaphysique. Mais ce serait l’objet d’un nouvel article.
4. Une histoire immanente, et donc métaphysique, de la métaphysique. La leçon d’Adorno
33On voudrait, pour conclure cet article, soumettre Heidegger à une critique à laquelle lui-même engage dans quelques passages des textes qu’on vient de citer. Plus exactement, il s’agit de passages où il s’explique avec une histoire matérialiste, et donc avec Marx. Rappelons d’abord qu’il soulignait dans la Lettre sur l’humanisme que l’être n’est pas « ein Produkt des Menschen », que l’histoire n’est pas « les affaires humaines (menschlichen Dingen) », ou encore « toutes sortes de choses [survenant] dans le cours du temps »33. Cependant, Heidegger consacre dans la même Lettre la conception historique de Marx en ces termes qui concernent également la phénoménologie :
Ainsi ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne. Cette absence de patrie se dénonce, et cela à partir du destin de l’Être, sous les espèces de la métaphysique qui la renforce en même temps qu’elle la dissimule comme absence de patrie. C’est parce que Marx, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie. Par contre, du fait que ni Husserl, ni encore à ma connaissance Sartre, ne reconnaissent que l’historique a son essentialité dans l’Être, la phénoménologie, pas plus que l’existentialisme, ne peuvent parvenir à cette dimension, au sein de laquelle seule devient possible un dialogue fructueux avec le marxisme34.
34Laissons de côté la fort étrange et forcée (à vrai dire injustifiable) comparaison entre le concept marxiste d’aliénation (Entfremdung) et l’absence de patrie, contresens complet. Et poursuivons un peu la lecture pour tirer les enseignements fondamentaux de ce texte :
L’essence du matérialisme ne consiste pas dans l’affirmation que tout n’est que matière, mais bien plutôt dans une détermination métaphysique selon laquelle tout étant apparaît comme matériel du travail. Hegel a pensé à l’avance dans la Phénoménologie de l’esprit l’essence métaphysique et moderne du travail comme le processus s’organisant lui-même de la production inconditionnée, c’est-à-dire comme l’objectivation du réel par l’homme, expérimenté lui-même comme subjectivité. L’essence du matérialisme se cèle dans l’essence de cette technique sur laquelle, à vrai dire, on a beaucoup écrit mais peu pensé. La technique est dans son essence un destin historico-ontologique de la vérité de l’être en tant qu’elle repose dans l’oubli35.
35Dans le premier texte, Heidegger oppose à la phénoménologie l’historicisme de Marx. Mais il envisage en revanche sa propre phénoménologie de façon historique, donc dans un dialogue de fond avec Marx. Or, ce qui suit confirme qu’en fait il n’y a pas de dialogue : en effet, l’idée fondamentale de Heidegger, ici, est de dire que les objets du matérialisme marxiste sont pensés par Marx comme fondamentaux (travail, production, rapports de production, lutte des classes…), alors qu’ils reposent sur les concepts fondamentaux de la métaphysique propre à l’époque où ils sont appliqués : l’expérience moderne de la subjectivité (et donc de l’objectivité), et donc un donné destinal, celui d’une configuration de l’oubli de l’être à l’époque de la technique. Autrement dit, l’histoire fondamentale pour Heidegger est métaphysique, c’est-à-dire que les concepts fondamentaux de la métaphysique sont la base et la cause de tous les effets matériels que veulent décrire Marx puis les marxistes. De ce point de vue, Marx resterait dans l’horizon de Hegel, c’est-à-dire déterminé par les conceptions métaphysiques fondamentales de la pensée de Hegel.
36 Cette opposition à Marx est d’une très grande profondeur, et a l’immense mérite de permettre une interprétation critique de Marx, c’est-à-dire une prise en compte de Marx et du marxisme dans l’horizon de l’histoire de l’être. En quelque sorte, l’ontologie précède toujours le matérialisme — une certaine ouverture à l’être en tant qu’il se donne de telle ou telle manière est toujours préalable à la praxis, et donc à l’interprétation de la praxis. Cependant, il est peut-être encore plus profond d’opposer à Heidegger que les concepts fondamentaux de la métaphysique, dont ses propres concepts qui donnent naissance à la philosophie comme histoire de l’histoire de l’être, sont le produit d’un discours idéologique (au sens de Marx), c’est-à-dire en fait de conditions très matérielles de production dont le philosophe lui-même n’a pas forcément conscience. C’est la position d’Adorno dans le Jargon der Eigentlichkeit (1964), qu’on aimerait rapidement suivre en guise de conclusion. Il rappelle, dans la notice en guise d’avant-propos de 1967, que l’idéologie « a glissé dans la langue. Ce sont des changements sociaux et anthropologiques qui la conduisirent à ce glissement, sans que pour autant le voile soit déchiré », et Adorno de parler aussitôt de l’idéologie comme « apparence socialement nécessaire »36. C’est une définition précise de l’idéologie comme matrice de production de concepts invisible pour celui qui en est la victime, ou encore invisible à même son discours qui pourtant en déploie les effets.
37 Mais examinons d’abord comment Adorno qualifie le « jargon » heideggérien. Citant un passage de la Lettre sur l’humanisme qui décrit l’essence de l’homme comme étant dans le voisinage de l’être qui l’appelle37, Adorno commente : « La banalité philosophique prend naissance là où cette participation magique à l’absolu est attribuée au concept général — participation qui inflige un démenti à la conceptualité propre de celui-là (philosophische Banalität entsteht, wo dem allgemeinen Begriff jene magische Teilhabe am Absoluten zugeschrieben wird, die seine eigene Begrifflichkeit Lügen straft)38. » Adorno se trompe assurément en attribuant à Heidegger les caractéristiques d’une pensée de l’absolu — on a vu combien il fallait bien plutôt penser l’histoire de l’être en termes de discontinuités, et donc de périodes autonomes et finies. Cependant, il vise juste lorsqu’il fait d’une pensée radicalement anti-conceptuelle la pensée du « concept général », c’est-à-dire l’ « être », mais aussi bien en fait (comme nous l’avons vu) des concepts fondamentaux de l’histoire de la métaphysique. Un peu plus loin, Adorno souligne que « Heidegger suppose une harmonie préétablie entre une teneur essentielle et un murmure où l’on se sent chez soi (unterstellt prästabilierte Harmonie zwischen wesentlichem Gehalt und heimeligem Geraune) »39. Dans les termes qu’on a dégagés, parce que quelque chose d’essentiel se donne à l’homme dans l’appel, il doit y avoir chez Heidegger un lieu pour le recevoir — lieu qui est décrit dans plusieurs textes comme enraciné. Là s’impose de déceler l’idéologie derrière le discours technique, celui de l’enracinement.
38 En effet (et c’est la dimension la plus puissante de la critique adornienne), l’analyse heideggérienne de l’enracinement, qui passe par une idéalisation de la paysannerie, parce qu’elle privilégie l’abord conceptuel et ontologique, ne voit pas les conditions toutes matérielles qui déterminent le monde paysan et le conduisent à sa perte : la « société d’échange » (Tauschgesellschaft), « l’exploitation immédiate de la famille » (die unmittelbare Ausbeutung der Familie) sans laquelle les paysans feraient banqueroute, « la crise permanente des entreprises de la petite paysannerie » — et Adorno de souligner avec force :
Les subventions qui sont payées aux paysans sont le fondement d’être du supplément que les mots originaires du jargon fournissent à ce qu’ils signifient (die Zuschüsse, die ihnen gezahlt werden, sind der Seinsgrund dessen, was die urigen Jargonworte zu dem hinzuschießen, was sie bedeuten). (…) Celui qui, en raison de la forme de son travail, est forcé de rester sur place fait volontiers de nécessité vertu et cherche à se convaincre lui-même et à convaincre les autres que son assujettissement est un assujettissement à des niveaux supérieurs (seine Gebundenheit sei eine in höheren Ordnungen). Les mauvaises expériences que le paysan, menacé en permanence par son insolvabilité, fait avec des intermédiaires le renforcent dans cette opinion40.
39Ce passage est très important : il montre que la surévaluation métaphysique du monde paysan n’est en fait qu’une justification produite par des conditions économiques d’existence — l’exploitation agricole par le marché alors en pleine expansion. Le paysan est alors — dans le discours heideggérien — un « symbole » de l’ « originarité » (Ursprünglichkeit)41. Le métaphysicisme de Heidegger (si l’on peut dire) réduit l’existence paysanne à une figure éternelle, dans une « économie de marché simple », « où les institutions de l’échange n’ont pas encore tout pouvoir sur les relations entre les hommes (wo die Institutionen des Tauschs noch nicht über die Beziehungen der Menschen alle Macht haben sollen). (…) Des formes passées de la socialisation, antérieures à la division du travail, sont captées frauduleusement comme si elles étaient des formes éternelles42. » En cela, la pensée de Heidegger n’est pas historique, car elle fige, fait l’économie de l’analyse de l’évolution des formes de rationalisation de l’échange et du capitalisme. Il fige de façon métaphysique (car partant des concepts métaphysiques) l’existence sédentaire, ne voyant pas qu’elle est en fait le résultat de contraintes et d’assujettissements économiques précis dont il faut faire l’histoire. C’est en cela que le discours heideggérien est une idéologie selon Adorno : « Le jargon murmure exprès loin de tout cela, fier peut-être de son oubli de l’histoire, comme si cet oubli était déjà l’immédiateté humaine (der Jargon plätschert über all das geflissentlich hinweg; womöglich stolz auf seine historische Vergeßlichkeit, als wäre diese bereits das menschlich Unmittelbare)43. » L’histoire des concepts n’est pas l’histoire.
40 Mais l’abstraction heideggérienne attaquée par Adorno n’en reste pas là ; ce n’est pas seulement qu’elle ne voit pas combien ce qu’elle décrit repose d’abord sur des conditions matérielles d’existence, avant les concepts ; c’est aussi que, alors qu’elle se présente comme abstraite, elle est le produit de son époque et de l’histoire matérielle de cette époque :
La philosophie s’empêtre socialement d’autant plus profondément que, réfléchissant sur elle-même, elle s’éloigne avec d’autant plus d’empressement de la société et de son esprit objectif. Elle s’agrippe fermement au destin social aveugle qui, selon la terminologie de Heidegger, a jeté quelqu’un à cette place et à nulle autre. C’est ce qui était approprié au fascisme44.
41Nous ne pouvons, dans le cadre de cette étude, faire droit ou encore infirmer cette sentence d’Adorno — sinon mentionner que ce rattachement du discours heideggérien au fascisme fait l’impasse sur les sources aussi bien révolutionnaires-conservatrices (qui ne sont pas forcément fascistes45) telles que les a montrées par exemple Pierre Bourdieu46. Mais retenons la leçon : ce qu’Adorno applique à Heidegger, c’est le contraire même de la doctrine heideggérienne concernant la métaphysique : il s’agit non pas de partir des concepts eux-mêmes comme donnés, c’est-à-dire les considérer dans leur nudité et leur innocence, ou encore les considérer comme fondement (un fondement donné) d’une histoire à la fois de la métaphysique et plus largement de l’ensemble des activités humaines, mais il s’agit au contraire de remettre la métaphysique sur ses pieds, pour ainsi dire, de la penser comme une production de discours ordinaire, qui prend racine dans des rapports sociaux matériels. Parce que la réduction heideggérienne renvoie non pas à l’ego mais au donné comme tel, elle manque la véritable réflexivité qui permet, depuis la subjectivité pensante, d’objectiver l’activité philosophique (et donc métaphysique) elle-même comme provenant de conditions matérielles de production.
42 Les conséquences philosophiques ne sont pas minces, et il ne s’agit pas seulement d’un point historiographique. Prenons — pour conclure — un passage de la Lettre sur l’humanisme, où Heidegger s’en prend au concept de « valeur ». Lisons le passage :
La pensée qui s’oppose aux « valeurs » ne prétend pas que tout ce qu’on déclare « valeurs » — la « culture », l’ « art », la « science », la « dignité humaine », le « monde » et « Dieu » — soit sans valeur (wertlos sei). Bien plutôt s’agit-il de reconnaître enfin que c’est justement le fait de caractériser quelque chose comme « valeur » ne donne cours à ce qui est valorisé que comme objet de l’évaluation de l’homme (vielmehr gilt es endlich einzusehen, dass eben durch die Kennzeichnung von etwas als « Wert » das so Gewertete seiner Würde breaubt wird). (…) Toute évaluation, là même où elle évalue positivement, est une subjectivation (alles Werten ist, auch wo es positiv wertet, eine Subjektivierung)47.
43Il nous semble que la critique adornienne touche ici au cœur du problème : pourquoi faut-il donc que penser en termes de « valeur » conduise à un subjectivisme ? Selon Heidegger, parce que toute évaluation est le produit d’un individu, que c’est l’être humain comme individu qui produit l’évaluation. Mais c’est oublier l’essentiel (et cet oubli n’est pas innocent) : la plupart des valeurs que j’attribue aux choses qui nous entourent ou qui adviennent, ce n’est en fait pas moi qui les attribue. C’est les jugements collectifs, qui précèdent les miens, c’est l’espace social concret et ses évaluations collectives qui plaquent sur les choses des valeurs que je leur reconnais. Pour les jugements scientifiques, le problème est plus complexe (même si, depuis Thomas S. Kuhn, la dimension sociale de certains jugements scientifiques, surtout ceux qui s’élaborent en laboratoire, est de plus en plus reconnue, sans pour autant tomber dans le relativisme48).
44Mais cet oubli radical de la réalité sociale par le second Heidegger, alors même que le premier en a fait une analyse métaphysique de premier ordre (les analyse du « on » dans Être et temps), ne peut s’expliquer que si l’on considère la position profondément abstraite et in fine conceptuelle de son histoire de la métaphysique. On pourra s’étonner que nous associions phénoménologie et position à ce point conceptuelle ; mais nous avons voulu montrer que chez Heidegger l’une conduit nécessairement à l’autre. Car a) d’une part ce qui se donne historiquement, ce sont des mots fondamentaux qui sont, même si Heidegger évite le mot pour parler d’ « empreintes », des concepts, c’est-à-dire les concepts fondamentaux de la métaphysique ; b) d’autre part la conception heideggérienne de l’histoire implique que ce qui gouverne l’histoire des hommes, même la plus strictement matérielle, ce sont ces mêmes concepts. Derrière tout développement économique, social, politique en Occident (et il faudrait assurément reprocher à Heidegger l’usage qu’il fait, après Spengler, du concept d’ « Occident »49), il y a l’opérativité des grands concepts métaphysiques. Pour le dire brutalement, et à la façon d’ailleurs de la deuxième partie des Beiträge zur Philosophie, derrière le machinisme, le gigantisme architectural et le capitalisme contemporain, il y a le concept aristotélicien d’energeia, mais aussi bien le concept allemand d’Erlebnis50… Ce sont ces concepts qui produisent l’histoire moderne et contemporaine. La philosophie de Heidegger se veut ainsi une histoire, gouvernée par des paradigmes eux-mêmes produits par des horizons de sens qui sont donnés, et où ce qui se donne sont des concepts. Ce n’est pas si éloigné dans l’esprit de ce que Heidegger considérait (on l’a vu) comme l’apport fondamental de la phénoménologie de Husserl, à savoir l’intuition catégoriale où la structure catégoriale et donc conceptuelle se trouve donnée à la visée signitive dans le remplissement de l’état de choses. Heidegger a de ce point de vue raison de reconnaître sa dette à l’égard de la VIe des Recherches logiques. Ce constat implique à la fois une lecture critique de Heidegger, capable de reconnaître les positions fondamentales de sa pensée de l’être, et également d’identifier l’opposition fondamentale qui l’anime avec les diverses formes qu’a pu prendre le matérialisme historique. Cette opposition n’a peut-être rien d’une guerre à couteaux tirés, puisque Heidegger reconnaît, dans le passage qu’on citait de la Lettre sur l’humanisme, que sa pensée vise un « dialogue fructueux avec le marxisme »51.
Notes
1 On pense à l’ouvrage classique de Jean-François Courtine, Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1992.
2 Sur le premier Heidegger et la phénoménologie, voir Jean-François Courtine (dir.), Heidegger 1919-1929: De l'herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996 ; Sophie-Jan Arrien, L'inquiétude de la pensée, Paris, puf, 2014 ; Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri (dir.), Le jeune Heidegger (1909-1926). Herméneutique, phénoménologie, théologie, Paris, Vrin, 2011 ; Jean Greisch, L'Arbre de vie et l'arbre du savoir. Le chemin phénoménologique de l'herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris, Cerf, 2000. Et bien entendu, en langue anglaise, Theodore Kisiel, The Genesis of Heidegger's Being and Time, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1993.
3 GA 15, p. 388-390 ; trad. J. Beaufret, Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 462-466.
4 Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 38-39 : « L’existentialiste, au contraire, pense qu’il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ; il ne peut plus y avoir de Bien a priori, puisqu’il n’y a pas de conscience infinie et parfaite pour le penser ; il n’est écrit nulle part que le Bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir, puisque précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. Dostoïevski avait écrit : “Si Dieu n’existait pas, tout serait permis.” C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. »
5 GA 9, p. 334 (trad. Roger Munier).
6 Plus précisément, Sein und Zeit dit (Tübingen, Max Niemeyer, 196711, p. 212) : « Allerdings nur solange Dasein ist, das heißt die ontische Möglichkeit von Seinsverständnis, “gibt es” Sein. »
7 Sur l’anti-transcendantalisme husserlien, ou plus précisément sur la primauté de l’objet au sein de l’édifice théorique de Husserl, cf. Dominique Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, puf, 2012, qui conserve cette thèse même pour les textes qui succèdent au tournant transcendantal des Ideen I.
8 La réponse tardive de Sartre (en 1961, à l’occasion de la mort de Maurice Merleau-Ponty) à la critique de Heidegger fut la suivante (Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 275-276 — cité par Daniel Giovannangeli, Figures de la facticité. Réflexions phénoménologiques, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 56) : « Quand il parle de “l’ouverture à l’être”, je flaire l’aliénation. » Citation que Daniel Giovannangeli (ibid.) explicite à partir d’une autre de la Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 248 : « Toute philosophie qui subordonne l’humain à l’Autre que l’homme, qu’elle soit un idéalisme existentialiste ou marxiste, a pour fondement et pour conséquence la haine de l’homme : l’Histoire l’a prouvé dans les deux cas. Il faut choisir : l’homme est d’abord soi-même ou d’abord Autre que soi. Et si l’on choisit la seconde doctrine, on est tout simplement victime et complice de l’aliénation réelle. » Il faudra se souvenir, dans la dernière partie de cet article, de cette réponse de Sartre — qui décèle chez Heidegger une abstraction historique, au fond, qui ne fait de l’homme que le récipiendaire d’un donné, en dehors de toute histoire matérielle et donc réelle. D’où l’aliénation réelle qui en résulte.
9 GA 9, p. 335.
10 Sur l’intuition catégoriale, que nous avons déjà évoquée, puisque nous ne pouvons prendre la place d’approfondir son rôle dans l’économie des Recherches logiques, citons quelques études importantes : Bruce Bégout, La Généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, Paris, Vrin, 2000 ; Jocelyn Benoist, « Intuition catégoriale et voir comme », dans Revue philosophique de Louvain, vol. 99, n° 4, 2001, p. 593-612 ; Rudolf Bernet, « Perception, categorial intuition and truth in Husserl’s Sixth “Logical Investigation” », dans The Collegium Phaenomenologicum. The First Ten Years, Dordrecht, Kluwer, 1988 ; D. Lohmar, « Le concept husserlien d’intuition catégoriale », dans Revue philosophique de Louvain, vol. 99, n° 4, 2001, p. 652-682 ; Maria Gyemant, « Le remplissement des objets idéaux : sur la théorie du remplissement catégorial dans la VIe Recherche logique de Husserl », dans Bulletin d’analyse phénoménologique, IX, 4, 2013 ; R. Cobb-Stevens, « Being and categorial intuition », dans Review of Metaphysics, vol. 44, 1990, p. 43-66 ; Dominique Pradelle, « Qu’est-ce qu’une intuition catégoriale de nombre ? », dans Jocelyn Benoist et Jean-François Courtine (éd.), Les Recherches logiques, une œuvre de percée, Paris, puf, 2003, p. 165-180 ; A. Dewalque, B. Leclerq & D. Seron (dir.), La Théorie des catégories. Entre logique et ontologie, Liège, PULg, 2011.
11 GA 9, p. 336.
12 Selon le célébrissime concept de Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, The University of Chicago Press, 1962.
13 Cf. GA 65, p. 169-224.
14 GA 11, p. 73.
15 GA 9, p. 336 (cf. supra).
16 Sur cette critique, on consultera Laurent Villevieille, Heidegger et l’indétermination d’Être et temps, Paris, Hermann, 2013.
17 GA 9, p. 332 (trad. Roger Munier).
18 GA 14, p. 13.
19 Pour le relevé de ces textes, et pour leur interprétation, voir David Espinet, Phänomenologie des Hörens. Eine Untersuchung im Ausgang von Martin Heidegger, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009.
20 Cette thématique est inaugurée à la fois dans le cours sur les Hymnes de Hölderlin « La Germanie » et « Le Rhin » de 1934-1935 (GA 39), et surtout dans les Beiträge zur Philosophie (en particulier la deuxième section intitulée précisément « Das Anklang », GA 65, p. 107-166).
21 GA 11, p. 43.
22 Ibid.
23 GA 71, p. 77. Pour traduire « Seyn », version historicisée du « Sein » d’Être et temps, nous choisissons de mettre une majuscule au mot français. Cela ne s’entend pas, mais tout comme ne s’entend pas le « y » par rapport au « i » en allemand.
24 GA 71, p. 78.
25 Cf. Ernst Jünger, Über den Schmerz (1934), dans Betrachtungen zur Zeit, SW 7, Stuttgart, Klett-Cotta, 1980.
26 GA 14, p. 13.
27 Ibid.
28 Ce texte accompagne la publication de la traduction par Henry Corbin de la conférence « Qu’est-ce que la métaphysique » de 1929, dans Bifur, n° 8, 1931, p. 7. Pour les liens (fortement critiques) d’Alexandre Koyré à Heidegger, notamment concernant la question de la discontinuité en histoire des sciences, voir au premier chef Alexandre Koyré, « L’évolution philosophique de Martin Heidegger » (1946), dans Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1981, p. 271-304 (on commente aussitôt ce texte). Dominique Pradelle, dans un récent colloque à l’Université Laval sur « Heidegger aujourd’hui », a tenté une analyse comparative des deux théories discontinuistes, celle de Heidegger et celle de Koyré — analyse qui nous a orienté dans la présente interprétation. On espère la publication prochaine de cette conférence.
29 Alexandre Koyré, « L’évolution philosophique de Martin Heidegger », dans op. cit., p. 301.
30 Ibid.
31 Ibid., p. 291.
32 GA 14, p. 13.
33 GA 9, p. 336 (cf. supra).
34 Ibid., p. 339-340 (trad. Roger Munier) : « Was Marx in einem wesentlichen und bedeutenden Sinne von Hegel her als die Entfremdung des Menschen erkannt hat, reicht mit seinen Wurzeln in die Heimatlosigkeit des neuzeitlichen Menschen zurück. Diese wird, und zwar aus dem Geschick des Seins in der Gestalt der Metaphysik hervorgerufen, durch sie verfestigt und zugleich von ihr als Heimatlosigkeit verdeckt. Weil Marx, indem er die Entfremdung erfährt, in eine wesentliche Dimension der Geschichte hineinreicht, deshalb ist die marxistische Anschauung von der Geschichte der übrigen Historie überlegen. Weil aber weder Husserl noch, soweit ich bisher sehe, Sartre die Wesentlichkeit des Geschichtlichen im Sein erkennen, deshalb kommt weder die Phänomenologie, noch Existentialismus in diejenige Dimension, innerhalb deren erst ein produktives Gespräch mit dem Marxismus möglich wird. »
35 Ibid., p. 340 : « Das Wesen des Materialismus besteht nicht in der Behauptung, alles sei nur Stoff, vielmehr in einer metaphysischen Bestimmung, der gemäss alles Seiende als das Material der Arbeit erscheint. Das neuzeitlich-metaphysische Wesen der Arbeit ist in Hegels “Phänomenologie des Geistes” vorgedacht als der sich selbst einrichtende Vorgang der unbedingten Herstellung, das ist Vergegenständlichung des Wirklichen durch den als Subjektivität erfahrenen Menschen. Das Wesen des Materialismus verbirgt sich im Wesen der Technik, über die zwar viel geschrieben, aber wenig gedacht wird. Die Technik ist in ihrem Wesen ein seinsgeschichtliches Geschick der in der Vergessenheit ruhenden Wahrheit des Seins. »
36 Theodor W. Adorno, Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1964, p. 138-139 ; trad. E. Escoubas, Paris, Payot, 20092, p. 43.
37 GA 9, p. 342 : « Der Mensch ist nicht der Herr des Seienden. Der Mensch ist der Hirt des Seins. In diesem 'weniger' büßt der Mensch nichts ein, sondern er gewinnt, indem er in die Wahrheit des Seins gelangt. Er gewinnt die wesenhafte Armut des Hirten, dessen Würde darin beruht, vom Sein selbst in die Wahrnis seiner Wahrheit gerufen zu sein. Dieser Ruf kommt als der Wurf, dem die Geworfenheit des Da-seins entstammt. Der Mensch ist in seinem seinsgeschichtlichen Wesen das Seiende, dessen Sein als Ek-sistenz darin besteht, daß es in der Nähe des Seins wohnt. Der Mensch ist der Nachbar des Seins. »
38 Theodor W. Adorno, Jargon der Eigentlichkeit…, op. cit., p. 46 ; trad. cit., p. 91.
39 Ibid., p. 47 ; trad. cit., p. 93.
40 Ibid., p. 49 ; trad. cit., p. 95.
41 Ibid., p. 50.
42 Ibid., p. 52 ; trad. cit., p. 99.
43 Ibid., p. 55 ; trad. cit., p. 102.
44 Ibid., p. 84 ; trad. cit., p. 137 : « Philosophie verstrickt sich gesellschaftlich desto tiefer, je eifriger sie, bedacht auf sich selbst, von der Gesellschaft und ihrem objektiven Geist abstößt. Sie krallt sich fest an das blind gesellschaftliche Schicksal, das einen an diese und keine andere Stelle, nach Heideggers Terminologie: geworfen hat. Das war dem Faschismus gemäß. »
45 Sur les affinités et en même temps les différences profondes entre les différents fascismes et la Révolution conservatrice, et sur les débats historiographiques concernant la question, voir Stefan Breuer, Anatomie de la Révolution conservatrice, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 1996.
46 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988. Ce livre, qui adopte la posture marxiste/adornienne de dévoilement du discours idéologique de Heidegger, n’adopte hélas pas, au contraire d’Adorno, une approche également conceptuelle.
47 GA 9, p. 549 (trad. R. Munier).
48 Voir les analyses paradigmatiques de Bruno Latour et Steve Woolgar, Laboratory Life : The Social Construction of Scientific Facts, Beverly Hills, Sage Publications, 1979 ; ou encore Bruno Latour, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989.
49 Sur ce point, voir Marc Crépon, « La “géo-philosophie” de l’Introduction à la métaphysique », dans Jean-François Courtine (éd.), L’Introduction à la métaphysique de Heidegger, Paris, Vrin, 2007, p. 105-124.
50 Cf. GA 65, p. 107 sq.
51 GA 9, p. 339-340 (cf. supra).