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- Volume 4 (2008)
- Numéro 3: Théorie et pratique (Actes n°1)
- Du pratique au théorique : La sociologie phénoménologique d’Alfred Schütz et la question de la coupure épistémologique
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Du pratique au théorique : La sociologie phénoménologique d’Alfred Schütz et la question de la coupure épistémologique
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Annexes
Table des matières
1Selon une formule célèbre d’Alfred Schütz, les constructions des sciences sociales doivent être considérées et élaborées comme « des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale1 ». C’est la spécificité épistémologique qui découle de cette position que le présent texte voudrait tenter de ressaisir. Pour ce faire nous repartirons d’abord du projet phénoménologique qui est celui de Schütz — celui d’une phénoménologie non transcendantale du monde de la vie — puisqu’il n’est pas sans conséquences, et détermine même directement ses positions épistémologiques et méthodologiques.
Une phénoménologie de l’attitude naturelle
2Dès son premier ouvrage (le seul publié de son vivant), Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt (1932)2, Schütz montre qu’une analyse phénoménologique du monde social passe par le renoncement à la posture transcendantale. L’objectif de Schütz est de décrire la structure de la Lebenswelt, du monde-de-la-vie, en tant qu’elle est expérimentée par des hommes dans leur attitude naturelle : « par des hommes, c’est-à-dire, par des hommes qui sont nés dans ce monde socioculturel, qui doivent y définir leurs attitudes, et doivent les réaliser3 ». Pour l’homme qui vit dans l’attitude naturelle, le monde est d’emblée intersubjectif, pratique, pragmatique. En outre, Schütz indique qu’en portant son attention à la structure de la Lebenswelt telle qu’elle est expérimentée dans l’attitude naturelle, on peut laisser tomber les questions et problèmes qui restent irrésolus au niveau du transcendantal. En effet, Schütz adresse plusieurs critiques à la phénoménologie husserlienne. L’une des plus connues porte sur la constitution de l’intersubjectivité transcendantale. Pour l’essentiel, cette critique est consignée dans une conférence prononcée au Colloque de Royaumont en avril 1957 (le premier texte de Schütz traduit en français). Après une analyse serrée de la 5e Méditation cartésienne, Schütz déclare : « L’intersubjectivité n’est pas un problème de constitution à résoudre à l’intérieur de la sphère transcendantale, mais une donnée du monde de la vie4 ». Et encore : « Ce qu’on peut dire en toute certitude, c’est que seule une telle ontologie du monde de la vie, non une analyse transcendantale de constitution, permettra d’éclairer cette relation d’essence de l’intersubjectivité qui forme la base de toutes les sciences sociales5 ». En d’autres termes, Schütz tient l’expérience d’autrui pour une donnée aussi primitive que l’expérience de soi, et aussi immédiate. Il s’agit moins d’une opération cognitive qu’une foi pratique : nous croyons à l’existence d’autrui parce que nous agissons avec lui et sur lui.
3Néanmoins, selon Schütz, ce n’est nullement parce qu’un certain nombre d’analyses spécifiques à l’attitude transcendantale restent problématiques que le travail de Husserl n’a pas d’intérêt pour l’analyse de l’attitude naturelle : « toutes les analyses réalisées dans la réduction phénoménologique » demeurent « valides dans les corrélats des phénomènes examinés à l’intérieur de l’attitude naturelle6 ». En d’autres termes, la tâche que se fixe Schütz, c’est d’appliquer les découvertes de Husserl au champ d’étude du monde de la vie quotidienne. Cette idée d’une application possible des analyses husserliennes sur le terrain empirique de la sociologie se retrouve à travers toute l’œuvre de Schütz7, et cela dès son premier ouvrage. Schütz y analyse, en opérant la réduction, la conscience intime du temps (ch. 2). Son objectif est ensuite d’appliquer ces résultats au domaine de la vie sociale ordinaire. À la fin du premier chapitre (consacré aux « concepts méthodologiques de Weber »), il écrit :
Les analyses de la constitution de la conscience interne du temps seront menées à l’intérieur de la sphère « phénoménologiquement réduite » de la conscience. […] Nous n’effectuerons cependant l’analyse en régime de réduction phénoménologique que dans la mesure où l’acquisition d’une vue exacte des phénomènes de la conscience interne du temps nous est nécessaire. L’intention de ce livre est d’analyser les phénomènes de sens dans la socialité mondaine où nous avons affaire aux manifestations de l’attitude naturelle. […] Une fois que nous aurons compris de façon correcte par la description éidétique le « problème du développement intérieur du temps immanent [le problème de la temporalisation (Zeitigung)] », nous pourrons appliquer sans risque d’erreurs nos conclusions aux phénomènes de l’attitude naturelle8.
4Mais une telle application est-elle si évidente ? Peut-on aussi facilement laisser irrésolus plusieurs problèmes au niveau de l’attitude transcendantale, et appliquer ces descriptions problématiques au niveau de l’attitude naturelle ? Est-ce que l’on n’importe pas nécessairement une part de ces problèmes ?
5Pour indiquer très concrètement que cette question de l’application n’est pas aussi simple, on peut repartir d’un exemple précis. Schütz, nous l’avons indiqué, critique la tentative husserlienne d’une constitution de l’intersubjectivité transcendantale (critique de la solution husserlienne présentée dans la 5e Méditation cartésienne). Néanmoins, malgré ses critiques, et fidèle à ce qu’il ne cesse de déclarer, Schütz, dans son analyse de l’attitude naturelle — donc dans son analyse du monde social — applique pour une part ces descriptions. Il repart d’une analyse de la relation de face-à-face qu’il considère comme « la structure fondamentale de la vie quotidienne9 ». Mais est-ce là la meilleure façon de penser la socialité ? Peut-on, en d’autres termes, dériver la socialité de la relation de face-à-face ? Bref, le point de départ que se donne Schütz dans l’analyse de l’intersubjectivité — fût-elle non transcendantale — échoue à reconnaître qu’entre autrui et moi-même il y a quelque chose comme la société10.
Questions de méthode
6En renonçant à la dimension transcendantale et en développant une analyse résolument empirique, Schütz renonce par là même à une série d’outils méthodologiques mis au point par Husserl. Si le chercheur en sciences sociales — le « sociologue phénoménologue » —, comme tout scientifique selon Schütz, fait bien œuvre d’une épochè spécifique — celle-ci n’a bien entendu plus rien à voir avec celle du phénoménologue. Mais la question qui se pose est de savoir quels sont les outils méthodologiques qu’il met en œuvre et la façon dont il va distinguer l’attitude du scientifique de celle de l’acteur dans l’attitude naturelle. Selon Schütz :
Les objets de pensée construits par le chercheur en sciences sociales afin de saisir la réalité sociale, doivent être fondés sur des objets de pensée construits par le sens commun des hommes vivant quotidiennement dans le monde social. De la sorte, les constructions des sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale, dont le chercheur doit observer le comportement et l’expliquer selon les règles procédurales de sa science11.
7Bien entendu ces constructions au second degré sont d’une espèce différente que celles élaborées au premier degré. Tout l’enjeu est d’évaluer cette différence pour prétendre à une quelconque scientificité. Ces constructions au second degré sont des constructions objectives idéales typiques. Sur la base de son observation, le chercheur en sciences sociales va élaborer la construction d’un comportement typique pour tenter de dégager des invariants. Mais ces constructions ne sont pas arbitraires :
Le problème tout entier des sciences sociales et de leur catégorie est déjà posé dans la sphère préscientifique, décrite sous l’appellation de monde social vécu. Néanmoins, ce problème est alors posé dans une forme primitive. Le sociologue, comme nous le verrons, utilise des méthodes et des concepts qui sont bien différents de ceux utilisés par la personne ordinaire qui en observe simplement une autre12.
8Il convient dès lors de s’interroger sur ce que Schütz appelle constructions de premier degré (et plus largement sur ce qu’il appelle le monde de la vie quotidienne) pour y déceler cette démarche (certes encore confuse et primitive) qui deviendra dans un second temps celle du sociologue : « En un certain sens, je suis déjà un sociologue dans la vie quotidienne lorsque je ne partage pas la vie de mes contemporains mais que je réfléchis sur eux et leurs comportements13 ». C’est ce que nous ferons brièvement dans la seconde partie de cet exposé.
La réalité primordiale
9Qu’est-ce qui caractérise, selon Schütz, ce monde de la vie quotidienne et ce qu’il appelle « réalités multiples » ? Le monde de la vie quotidienne est selon Schütz la réalité primordiale — qui désigne le lieu du déploiement du sens commun, lieu des exigences pragmatiques du quotidien. Pour en donner un aperçu, on peut repartir des six traits principaux qui, selon Schütz, caractérisent son « style cognitif » (cognitive style)14 : (1) un genre de tension de conscience ; (2) une épochè ; (3) une forme prévalente de spontanéité ; (4) une forme d’expérience du moi ; (5) une forme de socialité ; (6) une perspective temporelle spécifique. Dans le cadre de cette communication, nous insisterons uniquement sur les trois premiers de ces six traits.
10(1) En parlant d’un « genre de tension de conscience »15, Schütz veut signifier par là que dans le monde de la vie quotidienne, j’ai une pleine conscience, une pleine attention à la vie. C’est cette attention qui délimite le segment de monde pragmatiquement pertinent, ainsi que les éléments à sélectionner dans ma réserve d’expérience — qui désigne la sédimentation de toutes nos expériences sous forme de types. Nos anciennes expériences restent à notre disposition « comme typiques, c’est-à-dire comme porteuses d’expériences potentielles dont on s’attend à ce qu’elles soient similaires à celles du passé16 ». Lorsque les choses sont prises comme allant de soi, c’est que nous nous débrouillons avec nos connaissances acquises de la typicité du monde de la vie. La typification concerne les situations, les expériences, les objets, mais également les personnes humaines : c’est-à-dire tout aussi bien l’appréhension d’autrui que l’appréhension de l’Ego par lui-même — on parlera alors d’auto-typification. Comme le dit clairement Schütz : « La typification consiste à écarter ce qui fait l’individu [ou l’événement] unique et irremplaçable17 ». Dans ce sens, on peut dire que la typification entraîne un anonymat à des degrés divers. Et plus la construction typifiée sera anonyme, plus elle sera détachée de ce qui fait la singularité d’un événement ou d’une personne. Dans les situations où l’anonymat est total ou s’en approche, les individus deviennent interchangeables18.
11(2) Le deuxième trait — une épochè spécifique — caractérise sans doute le mieux l’originalité de la démarche de Schütz. Dans l’attitude naturelle, nous prenons le monde et ses objets tels qu’ils sont. Nous ne nous posons pas la question — ou plutôt cette question est enfouie — de savoir si ce monde existe réellement ou pas. L’homme dans la vie quotidienne vit dans une forme de naïveté. Il prend les choses comme allant de soi (taken for granted). Schütz retrouve de la sorte l’Urdoxa husserlienne, ou encore la foi perceptive merleau-pontienne. C’est en ce sens que Schütz parle d’une épochè de l’épochè : l’homme dans l’attitude naturelle utilise (comme le phénoménologue) une forme d’épochè, mais il s’agit précisément d’une mise entre parenthèses de l’épochè phénoménologique :
Nous pouvons nous risquer de suggérer que l’homme dans l’attitude naturelle utilise également une épochè spécifique, qui est bien sûr tout autre que celle du phénoménologue. Il ne suspend pas sa croyance au monde extérieur et à ses objets, mais au contraire, il suspend tout doute quant à son existence. Ce qu’il met entre parenthèses est le doute que le monde et ses objets puissent être autre qu’il ne lui apparaît. Nous proposons d’appeler cette épochè l’épochè de l’attitude naturelle19.
12Mais ce « taken for granted » n’est pas le dernier mot de Schütz. Le fait qu’il parle d’une épochè de l’épochè indique bien qu’il peut y avoir des situations où cette épochè n’est pas mise en œuvre. Nous sommes régulièrement confrontés à des motivations spéciales qui nous obligent parfois à réviser nos croyances antérieures, pour finalement faire éclater cette foi en l’attitude naturelle. En d’autres termes, la naïveté dont parle Schütz est toute relative. Si l’homme pris dans l’attitude naturelle considère le monde comme naturel, ce n’est pas parce qu’il ne sait pas que ce monde peut être remis en question, mais il ne veut tout simplement pas le savoir. Il s’agit là d’une vérité avec laquelle on ne peut vivre continuellement. Bref, pour reprendre une expression de Bruce Bégout, on peut dire que l’épochè de l’épochè est en quelque sorte une stratégie vitale. La naïveté du phénoménologue serait de croire que l’homme de l’attitude naturelle croit naïvement au monde20. Le monde n’est pas uniquement incertain depuis le point de vue théorique, philosophique ou phénoménologique, mais également dans l’attitude naturelle. Interpréter d’une telle façon la perspective de Schütz, permet peut-être d’ailleurs de nuancer certaines des critiques qui lui ont été adressées par Bourdieu21. Pour ce dernier, l’analyse phénoménologique « ne peut aller au-delà d’une description de ce qui caractérise en propre l’expérience “vécue” du monde social, c’est-à-dire l’appréhension de ce monde comme évident, comme allant de soi (taken for granted) ». La phénoménologie exclurait « la question des conditions de possibilité de cette expérience22 ». Si Schütz ne s’interroge pas vraiment sur « la signification sociale de l’épochè pratique », sa perspective tend peut-être à mettre au jour une construction plus primaire que cette signification23. En effet, dans certains passages, certes assez rares, Schütz parle de l’anxiété fondamentale ou de l’angoisse fondamentale (fundamental anxiety)24. Une telle angoisse fondamentale disparaît précisément sous l’épochè de l’épochè, bien qu’elle puisse, en droit, toujours resurgir25. Le lien social (à travers l’intersubjectivité) repose sur cette possibilité d’effectuer l’épochè de l’épochè. Les personnes incapables de retrouver cet intérêt pratique à la vie quotidienne verseront dans des comportement qui seront dits — depuis la province limitée de signification qu’est la vie quotidienne — « anormaux ».
13(3) Le troisième trait est caractérisé comme suit par Schütz : « Une forme (prévalente) de spontanéité, à savoir le travail (une spontanéité significative basée sur un projet et caractérisée par l’intention de promouvoir la situation projetée par des mouvements corporels dans le monde extérieur) ». Pour notre propos, nous retiendrons simplement que Schütz oppose de façon tranchée spontanéité et réflexivité. La spontanéité désigne l’actualité de l’expérience ; la réflexivité est, quant à elle, le recul rétrospectif ou anticipatif que je prends sur mon action. Schütz distingue en outre la simple conduite (conduct) de l’action (action)26. Le terme de conduite « renvoie à toutes sortes d’expériences subjectivement significatives de la spontanéité, qu’elles soient celles de la vie intérieure ou celles qui s’engrènent dans le monde extérieur27 ». Elle n’implique pas de référence à l’intention. Elle désigne des activités liées, par exemple, « à l’habitude, à la tradition, à l’affectivité28 ». L’action, au contraire, est « définie à l’avance, c’est-à-dire fondée sur un projet pré-conçu, qu’elle soit explicite ou implicite »29.
Les structures de pertinences
14Bien évidemment, les six traits fondamentaux du monde de la vie quotidienne ne se maintiennent pas continuellement. Sans changer de « réalité », au sens que lui donne Schütz, notre vie quotidienne est constituée de changements multiples. Nous abandonnons telle action pour une autre ; nous croisons telle ou telle personne ; commençons une conversation, l’interrompons ; etc. Tout en nous maintenant dans la réalité de la vie quotidienne, nous n’en connaissons pas moins une réalité complexe et multiforme. Ainsi, par exemple, si nous considérons notre monde de la vie quotidienne comme allant de soi (cf. point 2), c’est toujours jusqu’à nouvel ordre ou jusqu’à preuve du contraire. Certaines motivations spéciales peuvent nous amener à en interroger la structure de signification et à mettre en doute certains de ses éléments. Un phénomène quelconque pourra, par exemple, résister à se laisser organiser par notre réserve d’expériences. Ou encore « un intérêt spécial conditionnera et exigera une transition de l’attitude naïve à une réflexion d’ordre supérieur30 ». Ce qui était donné comme ne posant pas question surgit alors comme problématique (qu’il s’agisse d’un problème d’ordre théorique, pratique, émotionnel). « Pour résoudre le problème, qu’il soit d’une nature pratique ou théorique, […] nous devons pénétrer ses horizons31 ». Dès qu’une solution satisfaisante a été atteinte nous quittons cette posture pour nous absorber à nouveau dans notre activité, caractérisée par une pleine attention à la vie.
15Pour rendre compte de ces modifications Schütz distingue des structures de pertinence (relevance) qu’il range sous trois catégories32. Il parle en effet de pertinence motivationnelle, thématique et interprétative. La « pertinence motivationnelle » (motivational relevancy) désigne les éléments pertinents dégagés par l’intérêt tout à la fois de la structure du monde donné d’avance et de la réserve d’expérience. Le degré de clarté par lequel cette pertinence est expérimentée dépendra tout à la fois de la structure de la réserve d’expérience actuelle et effective, ainsi que de son rapport et de sa pertinence à composer avec les éléments retenus de la structure du monde. Suivant la situation à définir ce seront des éléments différents de la réserve d’expérience qui seront concernés. Ainsi, le système des pertinences différera fortement s’il s’agit d’une situation qui résulte de mon propre choix (primat de la spontanéité), ou s’il s’agit d’une situation qui m’est imposée (primat de la réceptivité). Dans le premier cas, Schütz parle de « pertinence intrinsèque » (intrinsic relevance). Dans l’autre cas — dont les meilleurs exemples sont la maladie, le deuil, les catastrophes naturelles, les problèmes métaphysiques de la foi, etc. —, il parle de « pertinence imposée » (imposed relevance)33. Dans certain cas, qui sont les plus rares, les éléments pertinents sont tirés de notre « connaissance directe » (knowledge by acquaintance). Ce type de connaissance renvoie au petit domaine de connaissance que nous maîtrisons parfaitement. Dans la plupart des cas, néanmoins, c’est un « savoir vague », un « savoir sur » (knowledge about) qui est concerné, une connaissance qui nous permet de nous débrouiller au jour le jour sans que nous ne souhaitions ou n’ayons besoin de l’approfondir34. C’est encore le simple domaine de la croyance, voire de l’ignorance qui peut être mobilisé35.
16Tant que les éléments des différents types de connaissance mentionnés sont suffisants pour définir la situation, nous agissons, nous l’avons signalé, en prenant les choses comme allant de soi. Néanmoins, « il peut arriver que tous les éléments motivationnellement pertinents pré-connus (foreknown) dans des degrés suffisants de familiarité ne soient pas adéquats, ou qu’il s’avère que l’on ne puisse référer la situation par des synthèses de récognition à une situation antérieure typiquement semblable, similaire, etc., parce qu’elle est radicalement nouvelle36 ». Il convient, dans un tel cas, d’en savoir plus au sujet des éléments en question. Un nouveau type de pertinence intervient. L’élément pertinent n’est plus donné comme allant de soi, au contraire, il devient pertinent pour cette raison précise qu’il est questionnable. Schütz parle ici de « pertinence thématique » (thematic relevancy), « parce que l’élément pertinent devient un thème pour notre conscience connaissante37 ». Pour que nous puissions continuer à nous orienter vers d’autres choses, il faut que nous trouvions une solution au problème impliqué — que celui-ci soit, une nouvelle fois, d’ordre pratique, théorique ou émotionnel. C’est pour cette raison que le thématiquement pertinent est envisagé pour lui-même. Cependant, les contextes motivationnellement pertinents restent présents en toile de fond, en tant qu’horizon extérieur, pouvant nous indiquer à tout moment le point où nous en saurons assez et pourrons continuer notre tâche.
17Schütz distingue un troisième type de pertinence, qu’il nomme « pertinence interprétative » (interpretational relevancy). Celle-ci désigne le processus par lequel le thématiquement pertinent en vient à coïncider avec des éléments déjà typifiés dans la réserve de connaissance :
Si par des synthèses de récognition, un thème effectivement pertinent est amené à coïncidence en tant que typiquement connu, typiquement familier, typiquement semblable, avec un type qui relève en tant qu’il est habituel du stock d’expérience donné horizontalement et affiche le même degré de familiarité, alors ce type pré-connu devient interprétativement pertinent eu égard au thème actuel38.
18En d’autres termes, la pertinence interprétative est ce qui permet d’intégrer la pertinence thématique à la réserve d’expérience ; elle permet dès lors de rendre typique ce qui était thématiquement pertinent, en allant chercher dans la réserve d’expérience des éléments qui « font penser à », ou à tout le moins qui se rapprochent du thème39. Ou encore, pour utiliser plus spécifiquement le langage de la typicité : la pertinence interprétative permet de faire le lien entre la situation présente qui est d’une certaine façon « atypique », mais qui possède pourtant un style général typique au regard de ma réserve d’expérience.
19Ces différentes pertinences ne forment pas des réalités séparées. Pertinences thématique et interprétative trouvent une origine commune dans la pertinence motivationnelle. Mieux, elles forment un système et aucune d’elles ne peut être isolée — si ce n’est pour les besoins de l’analyse — comme une entité discrète. D’autre part, il convient de rappeler cette évidence, l’homme vivant « naïvement » dans son monde de la vie quotidienne, pris dans ses actions, vit également dans ses pertinences. Il ne les aperçoit donc pas. Seuls certaines postures réflexives, l’indécision ou encore le doute font apparaître « les pertinences elles-mêmes et leur différenciation en plusieurs connexions systématiques40 ».
La thèse des perspectives réciproques
20La thèse des perspectives réciproques est directement liée aux thématiques de la typicité et de la pertinence. Elle se base sur deux processus d’idéalisation : l’idéalisation de l’interchangeabilité des points de vue et l’idéalisation de la congruence des systèmes de pertinences. Selon le premier processus d’idéalisation, j’admets que si je change de place avec autrui, « de telle sorte que son “ici” devienne le mien, je serai à la même distance des choses et les considérerai avec la même typicité qu’il le fait actuellement41 ». En d’autres termes, cette idéalisation réduit la singularité tenant à la situation spatiale et biographique d’autrui. Selon le second processus, étroitement lié au précédent, j’admets jusqu’à preuve du contraire que « les différences de perspective tirant leur origine dans nos situations biographiques particulières ne sont pas pertinentes pour le but que nous poursuivons42 ». Je suppose, en d’autres termes, que « nous » interprétons les choses et les événements de la même façon.
21La thèse des perspectives réciproques repose sur des constructions typifiées. Quand les deux formes d’idéalisation fonctionnent, c’est que les acteurs extraient avec succès un certain nombre de contingences liées à leurs situations biographiques respectives. C’est en tout cas qu’ils partagent un certain système de pertinence : ils sont d’accord sur ce qui est naturel, bon et juste43. Une action pourra, par exemple, apparaître comme rationnelle à l’acteur qui l’effectue, mais comme non rationnelle à un de ses partenaires de l’interaction ou à un observateur extérieur44. Cette thèse est donc d’une importance considérable. Elle garantit l’équilibre de nos multiples interactions. Dans ce sens, selon Schütz, l’action rationnelle « est toujours une action à l’intérieur d’un cadre (frame) indéterminé et non questionné45 ». Le cadre forme ainsi un horizon indéterminé, duquel il ressort néanmoins quelques « éléments clairement et distinctement définissables ». Ce sont à ces éléments que les gens se réfèrent — à l’intérieur du cadre en question — pour juger de la « rationalité » de leur action ou de celle d’autrui. Évidemment, la possibilité est toujours ouverte que des interactants ne possèdent pas le même cadre de référence. C’est ce qui fait dire à Schütz que « la rationalité a plusieurs degrés46 ». Si une action apparaît comme rationnelle pour l’acteur qui est en train de l’effectuer, ce n’est pas nécessairement le cas pour un partenaire de l’interaction ou un observateur extérieur.
Le modèle de l’acteur rationnel
22Comme nous l’avons déjà évoqué, le modèle de l’action qui sous-tend la construction des types repose sur une distinction nette entre spontanéité et réflexivité. L’action, selon Schütz, désigne « la conduite humaine en tant que processus en cours qui est conçu par l’acteur par avance, c’est-à-dire, qui se base sur un projet préconçu47 ». Pour effectuer une action, je dois avoir préalablement établi un projet de l’action à effectuer. J’anticipe au futur sur le mode de l’imagination. Ce qui est anticipé n’est pas l’action (actio) future, mais l’acte effectué (actum). Celui-ci est projeté sur un mode temporel spécifique : le futur antérieur. En outre, ce projet se base sur les connaissances que j’ai avant d’établir le projet : je repère dans ma réserve d’actes préalablement accomplis ce qui est « typiquement similaire » à ce que je dois réaliser, en me basant sur ce qui me semble typiquement pertinent dans l’action à effectuer. Il y a donc des contraintes de cohérence qui pèsent sur mon projet. L’action doit être réalisable et composer avec les éléments de la situation. On peut encore éclairer cette problématique en introduisant la distinction établie par Schütz entre motif-en-vue-de (in-order-to motive) et motif-parce-que (because motive)48. L’acteur qui se trouve dans le processus de l’action ne considère que son motif-en-vue-de, c’est-à-dire la finalité qu’il s’agit d’obtenir en s’engageant dans telle action plutôt qu’une autre. Le motif-en-vue-de me projette dans le futur : « La situation qu’engendrera l’action future d’abord imaginée dans le projet est le motif-en-vue-de pour accomplir l’action49 ». Le motif-parce-que est tout différent, notamment par sa structure temporelle. Il se réfère à des expériences passées et dévoile ce qui a déterminé l’acteur à agir de la sorte. Ce motif-parce-que peut être saisi rétrospectivement par l’acteur lui-même s’il devient son propre observateur.
Les réalités multiples
23À côté de ce monde de la vie quotidienne, Schütz distingue cependant d’autres réalités. Pour les définir, il parle de « régions limitées de signification » (finite provinces of meaning) — insistant sur le fait que ces réalités sont constituées par la signification de nos expériences, et non par la structure ontologique des objets50. Ces réalités sont également définies, comme le monde de la vie quotidienne, par un style cognitif spécifique. Le passage à une autre réalité s’effectuera par une modification de la tension de conscience caractérisée par un autre type d’attention à la vie. Cet autre type d’attention entraînera également un déplacement de l’accent de réalité vers une autre province. Schütz parle de ce passage ou de ce déplacement comme l’expérience d’un choc (shock) spécifique qui nous incite à faire éclater les limites de la région de sens qu’est le monde de la vie quotidienne. Ces « expériences-chocs » ou ces « sauts » sont nombreux, nous dit Schütz ; aussi nombreux qu’il y a de provinces limitées de signification. Toute la question, laissée quelque peu en suspens par Schütz lui-même, serait de savoir réellement à partir de quel type de choc il est convenu d’envisager le passage vers une autre province limitée de signification. Pour reprendre les exemples avancés par Schütz :
S’endormir en tant que choc qui nous propulse dans le monde des rêves ; la transformation intérieure que nous subissons au théâtre au lever du rideau lorsque nous rentrons dans le monde de la scène ; notre changement radical d’attitude, en face d’un tableau, nous limitons notre champ visuel au cadre du dit tableau et que nous acceptons le passage dans le monde pictural ; notre embarras se résolvant en un éclat de rire, lorsque, à l’écoute d’une plaisanterie, nous sommes, même pour peu de temps, prêts à accepter le monde fictif de celle-ci comme une réalité à côté de laquelle le monde courant fait figure de leurre ; l’enfant empoignant son jouet comme transition vers le monde ludique ; et ainsi de suite51.
24Schütz donne également l’exemple de l’expérience religieuse et de la posture théorétique du scientifique.
25Ces provinces limitées de signification sont en outre inconsistantes et incompatibles entre elles. Ce point est important puisqu’il marque l’impossibilité « de faire communiquer ces provinces entre elles en introduisant une formule de transformation52 ». Il marque aussi le fait que les constructions de premier degré peuvent être contradictoires entre elles : la « science » produite par les acteurs dans le monde de la vie quotidienne est contradictoire — et ce sera un des rôles des constructions de second degré du scientifique que de dégager et de mettre en lumière ces contradictions. Chaque province est limitée et pour ainsi dire close sur elle-même. Les expériences qui ont lieu à l’intérieur des frontières de l’une d’entre elles ne sont consistantes et compatibles qu’avec les autres expériences qui trouvent à se déployer au sein de la même province. On pourrait dire que ces provinces sont incommensurables entre elles. Chacune d’elle possède sa propre économie interne, ses propres principes, son mode propre de « fonctionnement ». Au demeurant, c’est la province où se déroule l’expérience actuelle qui possède l’accent de réalité. Et de ce point de vue, les autres provinces ont simplement « l’air fictives53 ».
Les constructions de second degré
26Pour terminer ce bref exposé, nous envisagerons brièvement quelles sont selon Schütz les principales spécificités des constructions de second degré. Celles-ci doivent prioritairement « traiter de la conduite humaine et de son interprétation par le sens commun dans la réalité sociale54 », en adoptant notamment le principe de l’interprétation subjective — que Schütz reprend à Weber. Il convient donc de se référer aux « activités » à l’intérieur du monde social et à leurs interprétations par les acteurs eux-mêmes en termes de systèmes de projets, de moyens à disposition, de motifs, de pertinences, etc. Toute la question est évidemment de savoir comment saisir « par un système de connaissances objectives des structures de significations subjectives ? N’est-ce pas là un paradoxe55 ? » La réponse de Schütz est la suivante :
Grâce à des dispositifs méthodologiques particuliers […] le chercheur en sciences sociales remplace les objets de pensée du sens commun en se référant à des événements uniques, en construisant un modèle d’une portion du monde social à l’intérieur duquel seuls les événements typifiés se produisent, événements qui se rapportent tous au problème particulier que le chercheur examine. […] Il est possible de construire un modèle d’une portion du monde social rendant compte de l’interaction typiquement humaine et d’analyser ce modèle d’interaction typique selon la signification qu’elle peut avoir pour les types personnels d’acteurs dont on présume qu’ils en sont à l’origine56.
27Bref, l’enjeu est de s’interroger sur les dispositifs méthodologiques des sciences sociales capables d’atteindre une connaissance objective et vérifiable d’une structure de signification subjective. Ces dispositifs reposent notamment sur l’attitude désintéressée du chercheur et le déplacement de son centre d’intérêt. En ce sens, selon Schütz, la différence entre les constructions de modèles d’action par le sens commun et par l’homme de science repose essentiellement sur des systèmes de pertinence divergents : « Les constructions du sens commun sont formées à partir d’un “ici” à l’intérieur du monde et qui détermine la réciprocité présupposée des perspectives57 ». Par contre, le chercheur en sciences sociales
n’a pas d’ « ici » à l’intérieur du monde social, ou, plus précisément, il considère sa position dans celui-ci et le système de pertinence qui en découle comme non pertinente pour son investigation scientifique. Sa réserve d’expérience de connaissance à disposition est le corpus de sa science, et il doit l’admettre […] à moins qu’il n’explicite pourquoi il ne peut le faire. […] Cette réserve de connaissances est structurée tout autrement que celle dont tout un chacun dispose dans sa vie quotidienne58.
28Dans les modèles d’action construits par le chercheur, l’acteur est dès lors investi d’un système de pertinences qui trouve son origine dans le problème scientifique de son « constructeur ». C’est le scientifique qui décide de l’ « ici » et du « là » de sa marionnette. C’est aussi le scientifique qui détermine la réserve d’expérience que sa marionnette est censée avoir à disposition. L’acteur « n’a ni espoirs ni craintes ; il ne connaît pas l’angoisse comme moteur principal de tous ses actes. Il n’est pas libre au sens où son agir pourrait transgresser les limites fixées à l’avance par son créateur, le chercheur59 ». Bref, l’acteur « n’endosse aucun rôle si ce n’est celui que lui attribue le metteur en scène du spectacle de marionnettes et c’est ce que nous appelons la modélisation du monde social60 ». Bien entendu, un tel modèle est d’une simplification extrême par rapport au monde social. Cela signifie notamment que le concept de rationalité « au sens strict » ne se réfère pas à « des actions à l’intérieur de l’expérience courante de la vie quotidienne dans le monde social ; [mais] c’est l’expression d’un type particulier de constructions de certaines modélisations spécifiques du monde social fait par le chercheur dans certains buts méthodologiques spécifiques61 ».
29Quels sont néanmoins les principes régissant la construction du modèle de l’action humaine par le chercheur ? La question est bien en effet de savoir comment assurer une certaine scientificité à ces modélisations. Et tout le problème est de savoir, encore une fois, comment traiter avec une forme d’objectivité la signification subjective de l’action humaine. Selon Schütz, il faut respecter une certaine congruence entre les objets de pensée du sens commun et les objets de pensée des sciences sociales. Et pour répondre plus précisément à cette exigence, la modélisation doit répondre à trois postulats : le postulat de consistance logique ; le postulat d’interprétation subjective et le postulat d’adéquation. Selon le postulat de consistance logique, « le système de constructions typiques dessinées par le scientifique doit établir le plus clairement et le plus distinctement possible le cadre conceptuel impliqué et doit être pleinement compatible avec les principes de la logique formelle62 ». Le chercheur assigne de la sorte « à cette conscience fictive un ensemble de motifs en-vue-de typiques correspondants aux buts des modèles d’action en cours et des motifs parce-que typiques sur lesquels se fondent les motifs en-vue-de. Les deux types de motifs sont censés être invariables dans l’esprit de l’acteur imaginaire modélisé ». Le postulat d’interprétation subjective insiste quant à lui sur l’idée que « le scientifique doit se demander comment modéliser l’esprit individuel et quels contenus typiques doivent lui être attribués afin d’expliquer les faits observés comme résultat de l’activité d’un tel esprit dans une relation compréhensible63 ». Enfin, le postulat d’adéquation affirme de façon étonnante que la modélisation du scientifique doit être compréhensible en termes d’interprétation courante de la vie quotidienne. « Le respect de ce postulat, nous dit Schütz, garantit la consistance des constructions du chercheur avec les constructions de l’expérience commune de la réalité sociale64 ».
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31Pour conclure, je terminerai par une question. La possibilité de dégager une posture épistémologique qui envisage la continuité plutôt que la rupture entre l’activité scientifique du sociologue et le sens commun apparaît très stimulante. Cependant, une telle position n’est-elle pas rendue possible parce qu’une rupture franche trouve à se déployer ailleurs ? Et plus précisément au cœur même de l’attitude naturelle, entre spontanéité et réflexivité, l’action en train de se faire et l’anticipation ou la rétrospection réflexive. On peut se demander si Schütz ne déplace pas tout simplement la rupture. Si entre l’activité réflexive de l’acteur et l’activité du scientifique il n’y a plus qu’une différence de degré, il y a par ailleurs une rupture radicale entre spontanéité et réflexivité. Mais une telle rupture au sein de l’attitude naturelle est-elle crédible ? Sur ces questions, il nous semble justement que toutes les avancées réalisées sur la spécificité d’une « logique de la pratique » par une sociologie comme celle de Pierre Bourdieu — dans le sillage direct de la phénoménologie merleau-pontienne ou encore husserlienne — devrait prendre le relais. Il faudrait en outre se tourner vers les travaux sociologiques les plus contemporains, portant notamment sur les régimes d’action. Mais c’est à Schütz que nous donnerons la parole pour terminer, dans une formule qui résume exemplairement sa position épistémologique, tout en insistant sur la procédure de création propre au chercheur en sciences sociales :
La relation entre le chercheur en sciences sociales et la marionnette qu’il a créée reflète jusqu’à un certain point un problème aussi vieux que la théologie et la métaphysique, à savoir la relation entre Dieu et ses créatures. La marionnette n’existe et n’agit que par la grâce du scientifique : elle peut agir qu’en accord avec le but que la sagesse du scientifique lui a assigné. Elle est néanmoins censée agir comme si elle n’était pas déterminée mais douée de spontanéité. Une complète harmonie a été préétablie entre la conscience déterminée plaquée sur la marionnette et l’environnement préconstitué à l’intérieur duquel elle est censée se mouvoir librement, opérer des choix rationnels et prendre des décisions. Cette harmonie n’est possible que parce que marionnette et environnement restreint sont des créations du scientifique. Et en s’en tenant aux principes qui l’ont guidé, le scientifique parvient donc à découvrir, à l’intérieur de l’univers ainsi créé, la parfaite harmonie préétablie par lui-même65.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Sébastien Laoureux
Université de Namur