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Actes de langage et jurisprudence. Illustrations de la réception de la théorie austinienne de la performativité du langage dans la pratique juridique
Table des matières
I. Introduction
1« La société idéale, donc utopique, ignore les conflits et n’a nul besoin du droit et des tribunaux, au contraire de la société raisonnable que les juristes contribuent à organiser sur terre ». En exprimant de cette manière l’idéal absolutiste d’une certaine discipline philosophique, Chaïm Perelman stigmatisait dans le chef des philosophes, ainsi que le rapportait Bruno Oppetit1, « une attitude d’incompréhension, et même de mépris, à l’égard du droit et des juristes ». A rebours mais au départ de considérations comparables, Jean Carbonnier dénonçait l’inutilité du syncrétisme du langage philosophique et du langage juridique2. Ces divers propos traduisent l’idée, probablement répandue parmi les juristes, qu’il appartient à ces derniers et à eux seuls de traiter efficacement et concrètement les questions fondamentales de la discipline juridique.
2La lecture des travaux d’Austin en matière de philosophie du langage paraît de nature à contredire ce sentiment. Dans son ouvrage How to do things with words3, le philosophe dénonce « l’illusion descriptive »4 selon laquelle la fonction de tout énoncé serait limitée à « décrire un état de choses » ou à « affirmer un fait quelconque »5/6. Au contraire, le rôle d’un énoncé consiste « parfois »7 à exécuter une action plutôt que de se borner à rendre compte de la réalité. Ainsi, lorsque, au moment de briser une bouteille sur la coque d’un navire, quelqu’un s’exclame « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth »8, il ne se contente pas de décrire l’action qu’il est occupé à accomplir : il l’accomplit. Dans ce contexte, « dire, c’est faire ». Cette énonciation, à l’inverse de l’énoncé descriptif « Le bateau se nomme le Queen Elizabeth », n’est ni vraie ni fausse ; ce qui est affirmé est considéré comme allant de soi et ne peut souffrir de discussion9. Austin propose de qualifier de « performatif »10 l’énoncé qui accomplit un acte par le simple fait d’être prononcé, pour mieux l’opposer ensuite à l’énoncé exclusivement descriptif, qu’il nomme « constatif ».
3Cette découverte de l’existence d’actions qui peuvent être accomplies par la seule force du langage entretient des liens évidents avec la pratique juridique11. D’ailleurs, lorsque l’auteur anglais relève l’existence « d’imposteurs », à savoir des énoncés qui, quoique performatifs, se présentent sous la forme usuelle des constatifs, il indique que, si les grammairiens n’ont jamais pu percer ce déguisement et si les philosophes n’y sont parvenus que de manière occasionnelle, ce sont bien, « entre tous, les hommes de loi qui devraient être informés de ce qu’il en est réellement »12. La présente contribution a donc pour objet de tenter d’illustrer la résonance toute particulière que trouve, dans le domaine du droit, la thèse austinienne. Il y a en effet dans la théorie d’Austin consacrée à la découverte de la vertu performative du langage ordinaire quelque chose d’immédiatement convaincant ou d’évident pour le juriste13. Quelques-unes des raisons qui paraissent à même d’expliquer cet attrait particulier des juristes pour la théorie des actes du langage ordinaire seront exposées dans la première partie du texte. La seconde partie s’attache à décrire, sous forme d’illustrations jurisprudentielles, comment la théorie des actes de langage peut, non sans une certaine harmonie, s’articuler à la pratique judiciaire.
II. Réception de la théorie des performatifs par les juristes14
A. Omniprésence du performatif dans le langage juridique
4Un premier élément expliquant le succès de la théorie des actes de langage auprès des juristes est qu’en raison de leur pratique quotidienne, ceux-ci semblent naturellement acquis à l’idée que « dire quelque chose » peut également consister à « faire quelque chose ». Comme l’écrit Christophe Grzegorczyk, « en droit les mots font tout ou presque »15.
5Les exemples de la force performative du langage dans le domaine juridique sont légion. On pense en premier lieu à la promesse, formulée sans contrepartie, qui, pour autant qu’elle rencontre les exigences de forme imposées par le droit civil, peut être qualifiée juridiquement d’ « engagement unilatéral de volonté », ou, aux promesses multilatérales énoncées sous condition de réciprocité, c'est-à-dire aux « contrats ». C’est bien par le langage, parlé ou écrit, qu’une partie à un contrat va s’engager, c'est-à-dire s’obliger juridiquement, à l’égard d’une autre - son cocontractant -, à faire ou à ne pas faire quelque chose. L’acte de langage comporte donc, de manière complète et parfaite, l’engagement du locuteur. S’engager à faire quelque chose, c’est toujours, en principe, le résultat d’un acte de langage.
6La pertinence de la théorie austinienne pour le domaine juridique ne se limite évidemment pas à la seule matière des obligations contractuelles. Elle se reflète également dans le « dire » du législateur, dont le résultat est la norme. De même, l’effet performatif attaché au verbe du juge saute aux yeux, puisque la seule force du langage de ce dernier, coulé en forme de décision de justice, suffit par exemple à entraîner la condamnation d’un prévenu à l’emprisonnement ou encore à priver le justiciable d’un bien (sous la forme d’une saisie), voire d’un droit (déchéance des droits politiques ou de l’autorité parentale, par exemple). Le langage peut encore avoir pour fonction de conférer un statut juridique à une personne ou à une chose. Ainsi, c’est en prêtant serment, notamment de fidélité au Roi16, que le futur avocat acquiert cette qualité.
7Ces différentes illustrations permettent également d’expliquer l’intérêt plus vif que semblent porter les juristes au premier moment de la théorie d’Austin plutôt qu’à ses développements postérieurs, consacrés notamment à la découverte de la fonction illocutoire du langage17 et à la tripartition locutoire/illocutoire/perlocutoire. En effet, l’autocritique de l’auteur le conduit à s’écarter de la distinction entre l’énoncé performatif et l’énoncé constatif, au motif que « dire quelque chose », consiste finalement toujours à « faire quelque chose ». Pourtant, la dichotomie des fonctions du langage proposée initialement par Austin emporte une résonance particulière dans le monde juridique. Il y a ainsi une différence fondamentale, du point de vue des conséquences juridiques, entre « dire quelque chose » et « dire quelque chose en droit », c'est-à-dire prononcer un énoncé qui emporte un effet dans la sphère juridique18. Par conséquent, « dire quelque chose », ce n’est pas toujours « faire quelque chose en droit ». On comprend dès lors que le recours à la distinction constatif/performatif permet aisément de discriminer les énoncés assortis d’un effet juridique de ceux qui n’emportent aucune conséquence directe sur le plan du droit. Christophe Grzegorczyk justifie la plus faible réception de la théorie de l’acte « illocutoire » dans le domaine du droit par le fait que la notion de force « illocutoire » d’un énoncé - force graduable et propre à chaque acte de langage particulier - paraît, au premier abord, moins pertinente ou, en tout cas, moins explicative en droit19. En effet, si la dichotomie constatif/performatif (selon qu’un énoncé emporte ou non des conséquences juridiques) rejoint facilement l’intuition juridique, cet auteur estime qu’au contraire « dire qu’un acte peut avoir une force plus ou moins grande est inopérant en droit »20.
8Si, par exemple, au sein d’une assemblée réunie dans un estaminet pour assister à la retransmission télévisée d’une compétition sportive, l’un des spectateurs venait à s’écrier, emporté par l’euphorie collective que peut produire un tel événement, « si mon équipe gagne, j’offre une tournée générale », cette personne n’aurait vraisemblablement pas pris d’engagement qui puisse être qualifié comme tel au sens du droit civil. L’énoncé « si mon équipe gagne, j’offre une tournée générale », s’il paraît bien constituer en termes de langage ordinaire, un engagement ou une promesse valable, ne pourrait être ainsi qualifié sur le plan du droit, faute pour le locuteur d’avoir manifesté la volonté de s’obliger juridiquement à respecter son engagement. C’est notamment le défaut d’animus contrahendi, à savoir la volonté spécifique du locuteur de conférer à son engagement la force d’une obligation juridique - plus exactement, d’une obligation garantie et sanctionnée, le cas échéant, par le droit étatique, en cas de manquement -, qui prive en l’espèce l’énoncé de tout caractère contraignant au regard de ce droit21.
9A l’opposé, il est admis que, dans l’hypothèse où un employeur déclarerait à ses employés : « si nous obtenons un chiffre d’affaire de 1.000.000, je vous verserai une prime de fin d’année équivalente à celle de l’an dernier », il aura bel et bien pris, par volonté unilatérale, un engagement juridique obligatoire22. Il ne s’agira plus d’avoir simplement « dit quelque chose » mais bien d’avoir « dit quelque chose en droit ». Les paroles énoncées auront alors « fait quelque chose » : elles auront créé une obligation dans le chef de l’employeur, lequel pourra, le cas échéant, être contraint judiciairement à exécuter sa promesse23.
10Le caractère contraignant d’un engagement unilatéral de volonté est donc fonction, comme le relève Michel Coipel24, des circonstances dans lesquelles la déclaration a été formulée, lesquelles doivent permettre au juge de déterminer la portée exacte de la volonté exprimée par l’auteur de l’acte unilatéral25. A l’aune de ces circonstances qui accompagnent l’énonciation, il conviendra d’écarter toute force juridique à la promesse éthylique de l’amateur de retransmissions sportives, alors que l’on retiendra le caractère obligatoire de la promesse de rémunération.
11Par conséquent, le juriste paraît d’emblée acquis à l’idée, comme l’indique Christophe Grzegorczyk, que c’est bien « le contexte pragmatique qui décide de la fonction performative de l’énoncé »26, alors que des considérations de type sémantique ou syntaxique ne peuvent suffire à expliquer le caractère performatif de certaines expressions. L’échec de la tentative d’Austin visant à mettre sur pied un test, fondé sur des critères syntaxiques ou grammaticaux27, pour distinguer l’énoncé constatif de l’énoncé performatif, n’aura par conséquent pas beaucoup étonné les juristes28. Il est en effet indispensable d’avoir égard au contexte dans lequel un énoncé a été prononcé afin d’y déceler un éventuel effet « performatif sur le plan du droit », c'est-à-dire l’existence de conséquences juridiques attachées à cet énoncé.
B. Echecs des performatifs et vices de consentement
12La notion d’« échec »29 des énoncés performatifs proposée par Austin constitue un second élément capable d’illustrer la proximité des travaux du philosophe avec certaines préoccupations d’ordre juridique.
13Parmi les causes d’échecs des énoncés performatifs, Austin dénombre en premier lieu diverses insuffisances dont toute action quelconque - aussi bien de type langagière que de toute autre nature - peut, en général, être affublée. Sont ainsi considérées comme ayant « échoué », les actions effectuées sous la contrainte ou par accident, mais également celles qui résultent d’une méprise ou encore qui sont accomplies sans que leur auteur en ait eu l’intention. Ces causes « d’échec », dont Austin30 affecte toute tentative d’action quelconque, sont biens connues des juristes sous le nom de « vices du consentement ». Ils ont pour conséquence de priver d’effet, dans la sphère du droit, l’engagement ou le contrat qui est affecté d’un de ces vices. L’article 1109 du Code civil indique en effet qu’ « il n'y a point de consentement valable si le consentement n'a été donné que par erreur, ou s'il a été extorqué par violence ou surpris par dol ». Les notions retenues par Austin de contrainte, de méprise, ou d’accident et la nécessaire intention qui doit animer celui qui s’apprête à accomplir un acte renvoient immanquablement à l’erreur, à la violence et au dol qui vicient, aux termes du Code civil, le consentement indispensable à l’existence d’un engagement juridique.
14Au-delà de ces insuffisances capables d’affliger les actions de toute nature, Austin énonce divers « échecs » propres aux actes linguistiques. Ces « conditions nécessaires au fonctionnement heureux et sans heurt d’un performatif explicite »31 dégagées par le philosophe sont de deux ordres. D’une part, l’énoncé performatif « heureux » ne peut survenir que dans le cadre d’une procédure, reconnue par convention, et dotée par cette convention d’un certain effet. En second lieu, Austin relève que « cette procédure suppose, chez ceux qui y recourent certaines pensées ou certains sentiments ». Il importe donc que les interlocuteurs aient l’intention d’adopter le comportement impliqué par l’acte de langage qui est énoncé. De plus, il convient que les interlocuteurs continuent, par la suite, de se comporter de manière conforme à ce qui a été indiqué.
15Un parallèle entre les conditions imposées par le Code civil pour qu’un engagement soit juridiquement valable et les règles qui commandent la « félicité » de l’énoncé performatif est aisé à établir. Cette « procédure conventionnelle et dotée, par convention, de certains effets », qui constitue pour Austin un préalable indispensable au succès du performatif, l’on peut en effet la trouver, du moins pour ce qui concerne le droit des contrats, sous l’article 1101 du Code civil, aux termes duquel : « le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose ». Cette disposition indique la procédure à suivre pour s’engager valablement dans les liens d’un contrat : les parties à la convention doivent échanger leur consentement sur un objet déterminé. L’article 1101 du Code civil renseigne également les effets que le droit attache à cet échange de volontés : les parties s’engagent à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose.
16L’énonciation d’un performatif « heureux » requiert ensuite, selon Austin, que les participants à la procédure conventionnelle soient animés par « certaines pensées ou certains sentiments », c'est-à-dire qu’ils aient l’intention d’adopter le comportement impliqué32. Cette exigence d’une volonté spécifique dans le chef du locuteur renvoie directement à la notion, dégagée par la doctrine juridique, d’animus contrahendi. La volonté de placer son engagement dans la sphère juridique (plus exactement, dans la sphère juridique étatique) doit ainsi animer la personne qui s’engage par convention. Ceci suppose que soit présente dans son chef l’intention de prendre un engagement par lequel son interlocuteur contractuel se voit habilité à faire, le cas échéant, appel à la force publique pour assurer le respect de la parole donnée. Austin ajoute encore qu’il convient que les participants se comportent, par la suite, d’une manière conforme à l’énoncé performatif ainsi exprimé. Sur le plan juridique, il va de soi que la personne qui s’est engagée valablement et qui ne respecte pas l’obligation ainsi contractée pourra être contrainte judiciairement à s’exécuter en nature ou, à tout le moins, par équivalent.
17Une parenté manifeste existe donc entre les conditions posées par Austin pour que l’énonciation d’un acte de langage performatif soit couronnée de succès et les règles imposées par le Code Napoléon pour qu’un engagement soit juridiquement valable. Il est à cet égard riche d’enseignements de constater qu’au moment où la philosophie du langage ou, à tout le moins, au moment où Austin s’attache à déterminer les conditions que doit remplir un acte de langage pour être valablement émis, il énumère - de manière assez précise - les conditions nécessaires à l’existence d’un engagement juridique reconnu par le droit civil. Cette proximité entre les règles – dégagées à l’origine par les juristes romains, puis codifiées par Napoléon - qui président à la formation d’un contrat et celles qui commandent de manière très générale la réussite ou l’échec de toute communication verbale de type performatif, met en évidence l’importance que peut avoir, pour le domaine du droit, l’étude du langage et de sa philosophie.
III. La place de l’affirmation performative dans la jurisprudence
A. L’affirmation performative
18S’il apparaît assez aisé de montrer, aux travers d’exemples issus de la pratique, la pertinence des concepts d’Austin pour la discipline juridique concrète (ce qu’on appelle le « droit positif »), il en va autrement lorsque l’on tente de dégager les enseignements qu’elles comportent pour la compréhension globale du phénomène juridique ou, plus simplement, pour la « théorie du droit ». L’ambition des développements qui suivent consiste, à cet égard, à tenter – avec l’appui des écrits de Christophe Grzegorczyk33 consacrés à la question – d’illustrer la valeur explicative, pour l’étude de la jurisprudence, de la performativité du langage.
19On le sait, après avoir renoncé à la summa divisio entre constatifs et performatifs34, Austin arrive à la conclusion que tous les actes de langage emportent des effets illocutoires35. La première distinction de l’auteur - celle qui « collait » si bien au phénomène juridique - est ainsi abandonnée par celui-ci en raison, notamment, de la découverte du caractère bipolaire du verbe « affirmer ».
20En analysant la locution « j’affirme »36 - qui devrait a priori introduire un énoncé strictement constatif -, Austin s’aperçoit qu’elle est, sous divers aspects, performative37. Avant même de constater qu’une porte est restée ouverte, l’énoncé « j’affirme que la porte est ouverte » indique comment l’énonciation « la porte est ouverte » doit être comprise : c'est-à-dire comme une affirmation et non, par exemple, comme un avertissement, une invitation ou un ordre. En fonction du contexte de son émission, l’énoncé « la porte est ouverte » peut en effet être assorti de forces illocutoires diverses : celle d’une simple affirmation (« [j’affirme que] la porte est ouverte »), d’un avertissement (« [attention] la porte est ouverte »), d’une invitation à entrer (« la porte est ouverte, [je vous invite à entrer] »), ou encore d’un ordre de fermer la porte. L’énoncé « la porte est ouverte », s’il est prononcé à la manière d’une affirmation, a donc précisément pour force illocutoire d’être une affirmation et donc de se distinguer d’un avertissement, d’une invitation ou d’un ordre. Le même énoncé peut en outre être vrai, à condition que la porte en question soit effectivement ouverte, ou faux, dans le cas contraire.
21De ces constatations, Austin38 conclut que toutes les affirmations emportent effectivement un effet illocutoire mais que les énoncés d’affirmation possèdent un trait spécifique : ils doivent être réussis, comme tout performatif, mais peuvent également, à l’instar du constatif, être vrais ou faux39. Dans la mesure où ces affirmations sont à la fois performatives mais également vraies ou fausses, le critère de distinction entre les énoncés constatifs et performatifs disparaît. Cette découverte conduit Austin à abandonner sa première intuition au profit d’une tripartition entre actes locutoires, illocutoires et perlocutoires ou, plus exactement, entre forces locutoire, illocutoire et perlocutoire des actes de langage.
22Une intéressante critique de ce statut spécifique de l’acte d’affirmation dans la seconde partie de l’analyse d’Austin a été proposée par Searle40/41. Pour Searle, la théorie d’Austin comporterait une « faiblesse sérieuse » dans la mesure où elle confond deux aspects de l’acte d’affirmer42. Ce qui ferait défaut dans le raisonnement d’Austin, c’est le constat que l’affirmation est une notion ambivalente, qui peut être comprise soit comme l’action d’affirmer, soit comme l’objet de cette affirmation. Selon Searle, l’affirmation, appréciée sous son aspect « objet », est le contenu de l’acte d’affirmer et peut par conséquent, puisqu’il n’est pas lui-même un acte, être vrai ou faux. Au contraire, l’acte d’affirmer est un acte linguistique « illocutoire » qui peut échouer ou, au contraire, être couronné de succès. Une telle distinction entre, d’une part, l’affirmation-objet et, d’autre part, l’affirmation-acte permettrait de résoudre le paradoxe qui contrariait Austin, à savoir le fait qu’il existe un acte linguistique - l’affirmation - qui peut être aussi bien être vrai ou faux que réussi ou raté43.
23En distinguant ainsi l’aspect objet de l’aspect acte de tout énoncé comportant une affirmation, Searle proposait en réalité de conserver la distinction initiale entre le constatif et le performatif. Pour ce faire, il importe de se concentrer exclusivement sur l’aspect objet des actes linguistiques, c'est-à-dire sur le contenu des actes d’affirmation et non, précisément, sur les affirmations en tant qu’actions. Ainsi, l’aspect acte de l’énoncé « la porte est ouverte » consiste dans le fait qu’il s’agit d’un acte d’affirmation. Sa force illocutoire est celle d’une affirmation, et non celle d’un ordre ou d’une invitation. Au contraire, l’aspect objet de ce même énoncé consiste dans le contenu de l’affirmation « la porte est ouverte », lequel peut être correct (vrai) ou erroné (faux).
24En schématisant, l’on croit pouvoir écrire que tout acte de langage emporte un effet illocutoire. En effet, l’action linguistique d’inviter ou d’ordonner ne diffère pas, en tant qu’acte illocutoire, de l’action d’affirmer. Toutefois, au sein de chaque énoncé, il est possible de distinguer un acte et un objet. L’acte emporte la force illocutoire de l’énoncé tandis que l’objet comporte le contenu de l’acte de langage. Ainsi, l’invitation-objet ne peut être vraie ou fausse, elle constitue par conséquent un énoncé performatif, tandis que l’affirmation-objet peut, pour sa part, être vraie ou fausse et doit être classée dans la catégorie des constatifs. Si une personne en invite une autre à franchir une porte en prononçant les mots « la porte est ouverte », l’objet de son énoncé est une invitation, laquelle peut être réussie ou ratée mais pas vraie ou fausse. Au contraire l’affirmation-objet qui résulte de l’énoncé « la porte est ouverte » est nécessairement vraie ou fausse en fonction de l’état concret d’ouverture ou de fermeture de ladite porte.
25Avant d’en arriver à tenter d’illustrer l’intérêt concret que présente cette doctrine pour l’analyse du langage juridique, il convient de rappeler une autre distinction, suggérée par Searle, entre les faits bruts et les faits institutionnels44. Les faits bruts sont ceux qui résultent des interactions physiques qui nous entourent, tels qu’ils sont décrits par les sciences exactes. Au contraire, les faits institutionnels, ou faits sociaux, existent uniquement pour autant que « leur existence soit reconnue par les individus appartenant à un groupe social donné »45. Si l’on observe, par exemple, un match de rugby, sous l’angle des faits bruts, l’on ne peut que constater un ensemble d’interactions physiques qui prennent place autour d’un ballon de forme ovale. Ce n’est que si l’on déplace le point d’observation sous l’angle des faits sociaux que l’on parvient à percevoir l’existence de deux équipes, d’essais, de transformations, de points marqués, de tout ce qui fait qu’on observe bien un match de rugby et non pas un autre jeu de balle quelconque46. Les faits sociaux ont donc pour principale caractéristique de voir leur existence subordonnée à l’existence d’une reconnaissance sociale. A défaut d’une telle reconnaissance, ils cessent d’exister et ne peuvent être autre chose que des faits bruts.
26Au départ des catégories dégagées par Searle, Christophe Grzegorczyk propose de distinguer, parmi les affirmations-objets, deux nouvelles formes d’affirmations : les constatives et les performatives47. La majorité des affirmations-objets emportent en effet des conséquences uniquement dans la réalité linguistique. Ainsi en va-t-il de l’expression « la porte est ouverte », entendue comme une affirmation-objet, que Christophe Grzegorczyk range dans la catégorie des énoncés constatifs. Néanmoins, certaines affirmations-objets entraînent également des effets dans la réalité extralinguistique. Par exemple, la portée de l’affirmation « M. X a assassiné M. Y », lorsqu’elle est énoncée par une cour d’assises, n’est pas circonscrite à la sphère linguistique : elle décrète l’état de culpabilité de M. X et crée ainsi un nouveau fait social. Cette affirmation doit, à ce titre, être qualifiée de performative48.
27En synthèse, dans son effort visant à réconcilier les deux moments de la théorie d’Austin, Christophe Grzegorczyk estime qu’une affirmation, appréhendée en qualité d’objet, comporte ou non un effet performatif selon qu’elle crée ou non un fait social nouveau49. Par ailleurs, pour déterminer si une affirmation-objet emporte la création d’un nouveau fait social, il est possible de lui appliquer le test de vérité : si une affirmation ne peut être ni vraie ni fausse, c’est qu’elle est de nature performative. En effet, après qu’une cour d’assises a déclaré que « M. X a assassiné M. Y », il serait, par exemple, dépourvu de sens de lui demander « est-ce vrai ? ».
28De ces considérations, Christophe Grzegorczyk déduit l’existence d’affirmations-objets performatives, qu’il oppose aux affirmations-objets constatives. Il est en outre aisé de les distinguer, dans la mesure où seule la première crée un effet aussi bien dans la réalité linguistique que dans la réalité extralinguistique. Ainsi, selon cet auteur, l’affirmation performative « crée le fait social de reconnaissance qu’un état de chose a lieu ou a eu lieu, ou qu’une situation donnée se présente d’une manière définie »50.
B. Consécration de la théorie de l’affirmation performative par la jurisprudence ?
29Avant d’illustrer l’intérêt qu’offre la découverte de l’existence d’affirmations performatives pour la compréhension du phénomène jurisprudentiel, il est utile de rappeler brièvement la forme dans laquelle la décision de justice est exprimée (en droit belge pour notre propos mais la plupart des ordres juridiques européens fonctionnent de la même manière). Tout jugement comporte, conformément à l’article 780 du Code judiciaire, deux parties distinctes : les « motifs » et le « dispositif ». Les motifs comprennent la motivation du jugement, c'est-à-dire les raisons de fait et de droit qui commandent la décision51. En principe, l’exposé des motifs relate les faits qui ont été soumis à l’appréciation de la juridiction saisie et indique les règles de droit dont cette dernière entend faire application. C’est également au sein des motifs de la décision que le juge répond à l’argumentation développée par les parties.
30De prime abord, les « motifs » d’une décision de justice ne comportent donc que des affirmations strictement constatives, à l’exclusion de tout énoncé explicitement performatif. Traditionnellement, les motifs de la décision sont d’ailleurs introduits par les mots « attendu que » - bien que cette formulation tende aujourd’hui à disparaître -, ce qui permet de les distinguer aisément du dispositif qui clôt le texte de la décision. Ainsi, pourrait-on par exemple trouver, au cœur des motifs d’un jugement, les lignes suivantes : « Attendu que les époux X ont commandé à la société Y des châssis d’une longueur de 150 centimètres ; Attendu que les châssis posés par la société Y présentent une longueur de 140 centimètres ; Que les châssis posés par la société Y ne sont par conséquent pas conformes aux châssis qui ont été commandés par les époux X ».
31Les motifs précèdent donc le « dispositif » de la décision et sont énoncés pour justifier celui-ci. Le jugement s’achève par le dispositif qui comporte la décision du juge52. Comme l’enseignait le professeur Fettweis, « très schématiquement, le dispositif répond à la question quoi (l’objet), alors que les moyens [les motifs] répondent à la question pourquoi (la cause) »53.
32Au contraire des motifs, le dispositif est exprimé dans une forme explicitement performative. Précédé des termes « par ces motifs », le dispositif se présente par exemple sous la forme suivante : « Par ces motifs, le Tribunal condamne Monsieur X., à une peine de quarante mois d’emprisonnement avec sursis pendant 5 ans pour les ¾ de la peine… », ou encore, dans l’espèce qui concerne les châssis, « Par ces motifs, le Tribunal réserve à statuer sur la recevabilité et le fondement des demandes, ordonne la réouverture des débats en vue d’entendre les parties sur la tenue d’une mesure d’instruction et sur le choix de cette dernière avant de l’ordonner d’office ». C’est donc par le dispositif de sa décision que le tribunal vient à ordonner, condamner, débouter, désigner, etc. Il s’agit bien d’énoncés dont la forme est explicitement performative.
33Une fois prononcée en audience publique, toute décision rendue en premier degré de juridiction est, en principe, susceptible de faire l’objet d’un appel. Pour qu’un tel recours puisse être valablement formé, l’article 18 du Code judiciaire exige – comme du reste pour toute demande formulée devant les cours et tribunaux - que son auteur dispose d’un intérêt personnel à la réformation ou à l’annulation de la décision entreprise. Toute personne qui souhaite interjeter appel d’une décision de justice doit donc justifier d’un intérêt à l’action, à savoir d’un grief résultant de la décision attaquée. Seule la partie qui subit un grief du fait d’un jugement dispose de l’intérêt requis pour introduire un recours contre celui-ci. La doctrine juridique enseigne à cet égard que « pour qu’il y ait un grief, il faut en règle qu’il y ait un dispositif défavorable et non un motif désagréable »54. En d’autres termes, il n’est, en principe, possible d’intenter un recours contre une décision judiciaire qu’à la condition que le dispositif de la décision, et donc un énoncé explicitement performatif contenu dans cette décision, soit préjudiciable à la partie appelante.
34L’idée qui sous-tend cette doctrine est, croyons-nous pouvoir affirmer, que les énoncés qui apparaissent dans les motifs de la décision ne sont en mesure de causer aucun grief aux parties à la cause puisqu’ils « ne font rien » ; leur objet se limite en principe à justifier la décision qui les contient. Ils n’emportent, en d’autres termes, aucun effet performatif. Seul le dispositif d’une décision vise à « faire quelque chose » (ordonner, condamner, désigner, etc.), et est donc susceptible de causer un tel grief.
35Dans l’exemple cité plus haut, qui concernait la longueur des châssis, le jugement constatait que les châssis posés ne sont pas conformes à ceux qui avaient été commandés. La décision se bornait néanmoins, en termes de dispositif, à ordonner la réouverture des débats en vue d’entendre les parties sur l’opportunité d’une mesure d’expertise. Aucun grief relatif à cette décision ne parait donc pouvoir être déploré dans le chef de l’entrepreneur chargé de la pose desdits châssis. Ce dernier ne devrait par conséquent, en vertu de la doctrine précitée, pas disposer d’un intérêt suffisant à la recevabilité d’un recours introduit contre la décision du premier juge.
36Cette doctrine traditionnelle a toutefois été affinée par une jurisprudence plus récente55. En effet, il est désormais admis que « toute décision judiciaire relative à une contestation est un dispositif même si elle est exprimée dans les motifs et quelle que soit la forme dans laquelle elle est exprimée »56. Dès lors doit-on considérer qu’en affirmant que « les châssis posés par la société Y ne sont pas conformes aux châssis qui ont été commandés par les époux X », le tribunal a pris une décision, exprimée sous la forme de ce qu’on appelle un « motif décisoire », qui cause un grief à l’entrepreneur puisqu’il reconnaît nécessairement la faute de celui-ci.
37En affirmant ainsi l’existence de « motifs décisoires » qui, bien que formulés au sein des motifs de la décision et dans la forme de ceux-ci, sont capables de causer un grief aux parties à la cause, la jurisprudence semble faire écho à la thèse de Christophe Grzegorczyk relative à l’existence d’affirmations performatives. En effet, cette jurisprudence reconnaît qu’une partie peut subir un grief non seulement du fait d’un énoncé inclus dans le dispositif d’une décision de justice, et par conséquent formulé de manière explicitement performative, mais même que les motifs d’une décision, bien qu’exprimés sous la forme d’énoncés strictement constatifs, peuvent se révéler tout aussi dommageables. Si l’on admet qu’un tel motif décisoire peut causer un tort à une personne, il faut reconnaître que cet énoncé est à même de « faire quelque chose » en dehors de la réalité linguistique et doit par conséquent se voir reconnaître, selon la première distinction opérée par Austin, un caractère performatif.
38Ne peut-on déceler dans cette jurisprudence la confirmation, implicite mais certaine, de l’existence d’affirmations à caractère performatif dans le « dire » des cours et tribunaux ?
39L’existence d’affirmations performatives emporte également, toujours selon Christophe Grzegorczyk, une conséquence intéressante sur le plan de la validité des énoncés performatifs. En effet, si l’affirmation performative est celle qui crée un nouveau fait social, il est possible, dès l’instant où une telle affirmation a été formulée, d’énoncer à propos de ce nouveau fait des affirmations constatives qui seront vraies si elles correspondent à la première affirmation performative, et fausses dans le cas contraire.
40Toute affirmation performative établit donc « le critère de la vérité de toutes les affirmations constatives correspondantes »57. Ainsi lorsqu’un tribunal a déclaré que « les châssis posés ne sont pas conformes à la commande », l’affirmation constative « les châssis qui ont été posés sont conformes aux châssis commandés » doit être considérée comme fausse, tandis que l’affirmation contraire est vraie.
41Cette faculté, ainsi reconnue aux énoncés performatifs « heureux », de créer un nouveau critère de vérité renvoie directement à la notion, bien connue également des juristes, de « l’autorité de la chose jugée ». Les manuels de droit judiciaire enseignent en effet que l’autorité de la chose jugée constitue la vérité judiciaire : « il s’agit d’un attribut extérieur au jugement qui s’applique tant à la décision accueillant la demande qu’à celle de débouté. L’essence même de l’autorité de la chose jugée est la sécurité devant la justice. Il s’agit de ne pas remettre en question ce qui a été jugé, ou encore de rendre incontestable la situation qui découle du jugement »58. Ainsi, lorsqu’une cour d’assises déclare, par exemple, que « M. X a assassiné M. Y », elle crée un nouveau fait social au moyen d’une affirmation performative. Il est désormais incontestable que M. X a tué M. Y et l’affirmation contraire - pour autant toutefois que l’arrêt de la cour ait été coulé en force de chose jugée - est nécessairement fausse. D’ailleurs, dès cet instant, disparaît le principe de la présomption d’innocence. Tout un chacun peut alors, sans risque de violer celle-ci, déclarer que « M. X est l’assassin de M. Y » : cette affirmation est désormais tenue pour vraie.
42Si, une fois revêtu de l’autorité de la chose jugée, tout jugement renseigne donc la vérité judiciaire, cet attribut ne couvre toutefois pas l’ensemble des énoncés que contient la décision. On enseigne en effet que « sous réserve des motifs décisoires, seul le dispositif d’une décision est doté de l’autorité de chose jugée »59. Le pouvoir de décréter la vérité judiciaire est ainsi réservé aux seuls énoncés qui présentent un caractère performatif. Ici encore, la doctrine juridique semble confirmer que seul le performatif, énoncé explicitement dans le dispositif de la décision ou apparaissant dans les motifs sous la forme d’une affirmation performative, est en mesure de créer un fait social nouveau assorti du critère de vérité correspondant.
43Ceci laisse à penser qu’en vertu de l’autorité de chose jugée que revêt toute décision judiciaire définitive, l’effet performatif d’un dispositif (ou d’un motif décisoire) consiste effectivement, comme le suggère Christophe Grzegorczyk, à énoncer un nouveau critère de vérité, lequel ne pourra, en principe, jamais plus être remis en cause par les parties60 : « le perdant (…) ne peut plus revenir sur la solution consacrée par l’acte juridictionnel »61. Après que la décision a acquis un caractère définitif, l’autorité de la chose jugée et le principe de la sécurité juridique interdisent, en principe, de remettre en question sa véracité, quand bien même elle comporterait des éléments manifestement contraires à la réalité.
IV. Conclusion
44Des développements qui précèdent, il ressort que la vertu performative des énoncés du langage, mise en lumière par Austin, de même que la notion d’affirmation performative proposée par Christophe Grzegorczyk, jouent un rôle primordial dans la vie du droit, tout particulièrement dans l’action des juges.
45Toutefois, si l’on ne retient de la théorie d’Austin qu’ « une intuition générale selon laquelle les énoncés du droit ont pour qualité distinctive de faire quelque chose avec des mots »62, l’apport à la discipline juridique paraît limité. En effet, comme le souligne Christophe Grzegorczyk, « les juristes n’ont pas besoin de la philosophie pour être conscients de la puissance créatrice du verbe du droit »63. Si la pertinence de l’intuition d’Austin pour le domaine juridique apparaît, au travers des diverses illustrations proposées, telle une évidence, c’est un exercice d’une tout autre nature que de parvenir à en dégager une théorie générale capable de proposer un nouveau paradigme enrichissant la philosophie du droit64. La tentative en ce sens de Legault65, visant à ériger le performatif en « modèle général d’intelligibilité du droit », a, par exemple, essuyé d’importantes critiques.
46Si la thèse austinienne ne semble donc pas constituer une « panacée théorique »66 à toutes les difficultés qui se présentent au juriste désireux d’étudier le langage du droit, il semble clair qu’elle offre des perspectives intéressantes. La découverte des performatifs du langage offre un éclairage théorique pertinent pour de nombreux phénomènes ou concepts connus et manipulés depuis toujours par les juristes (l’autorité de la chose jugée, la spécificité du dispositif d’une décision judiciaire, la notion d’intérêt à l’action en justice, les conditions de validité du contrat, etc.). La théorie d’Austin possède donc, à tout le moins, le mérite de proposer une assise théorique solide qui rejoint certaines intuitions, parfois séculaires, des juristes.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : David Pasteger
David Pasteger est assistant aux services de droit commercial et de théorie du droit de la faculté de droit de l'Université de Liège. Il exerce également la profession d'avocat au Barreau de Liège au sein duquel il est inscrit depuis 2006